on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste lа а mordre
les йtoiles...
Mais sa faim de lumiиre йtait telle qu'il monta.



    XVI



II monta, en corrigeant mieux les remous, grвce aux repиres
qu'offraient les йtoiles. Leur aimant pвle l'attirait. Il avait peinй si
longtemps, а la poursuite d'une lumiиre, qu'il n'aurait plus lвchй la plus
confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tournй jusqu'а la mort,
autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des
champs de lumiиre.
Il s'йlevait peu а peu, en spirale, dans le puits qui s'йtait ouvert,
et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, а mesure qu'il
montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de
plus en plus pures et blanches. Fabien йmergea.
Sa surprise fut extrкme: la clartй йtait telle qu'elle l'йblouissait.
Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les
nuages, la nuit, pussent йblouir. Mais la pleine lune et toutes les
constellations les changeaient en vagues rayonnantes.
L'avion avait gagnй d'un seul coup, а la seconde mкme oщ il йmergeait,
un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme
une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux rйservйes. Il йtait
pris dans une part de ciel inconnue et cachйe comme la baie des оles
bienheureuses. La tempкte, au-dessous de lui, formait un autre monde de
trois mille mиtres d'йpaisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau,
d'йclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de
neige.
Fabien pensait avoir gagnй des limbes йtranges, car tout devenait
lumineux, ses mains, ses vкtements, ses ailes. Car la lumiиre ne descendait
pas des astres, mais elle se dйgageait, au-dessous de lui, autour de lui, de
ces provisions blanches.
Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils
recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des
tours. Il circulait un lait de lumiиre, dans lequel baignait l'йquipage.
Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.
-- Зa va mieux! criait-il.
Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les
sourires. "Je suis tout а fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes
perdus."
Pourtant, mille bras obscurs l'avaient lвchй. On avait dйnouй ses
liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi
les fleurs.
"Trop beau", pensait Fabien. Il errait parmi des йtoiles accumulйes
avec la densitй d'un trйsor, dans un monde oщ rien d'autre, absolument rien
d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'йtait vivant. Pareils а ces
voleurs des villes fabuleuses, murйs dans la chambre aux trйsors dont ils ne
sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacйes, ils errent, infiniment
riches, mais condamnйs.



    XVII



Un des radiotйlйgraphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie,
fit un geste brusque, et tous ceux qui veillaient, impuissants, dans le
poste, se ramassиrent autour de cet homme, et se penchиrent.
Ils se penchaient sur un papier vierge et durement йclairй. La main de
l'opйrateur hйsitait encore, et le crayon se balanзait. La main de
l'opйrateur tenait encore les lettres prisonniиres, mais dйjа les doigts
tremblaient.
-- Orages?
Le radio fit "oui" de la tкte. Leur grйsillement l'empкchait de
comprendre.
Puis il nota quelques signes indйchiffrables. Puis des mots. Puis on
put rйtablir le texte:
"Bloquйs а trois mille huit au-dessus de la tempкte. Naviguons plein
Ouest vers l'intйrieur, car йtions dйrivйs en mer. Au-dessous de nous tout
est bouchй. Nous ignorons si survolons toujours la mer. Communiquez si
tempкte s'йtend а l'intйrieur."
On dut, а cause des orages, pour transmettre ce tйlйgramme а Buenos
Aires, faire la chaоne de poste en poste. Le message avanзait dans la nuit,
comme un feu qu'on allume de tour en tour.
Buenos Aires fit rйpondre:
-- Tempкte gйnйrale а l'intйrieur. Combien vous reste-t-il d'essence?
-- Une demi-heure.
Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu'а Buenos Aires.
L'йquipage йtait condamnй а s'enfoncer, avant trente minutes, dans un
cyclone qui le dresserait jusqu'au sol.



    XVIII



Et Riviиre mйdite. Il ne conserve plus d'espoir: cet йquipage sombrera
quelque part dans la nuit.
Riviиre se souvient d'une vision qui avait frappй son enfance: on
vidait un йtang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant
que cette masse d'ombre se soit йcoulйe de sur la terre, avant que remontent
au jour ces sables, ces plaines, ces blйs. De simples paysans dйcouvriront
peut-кtre deux enfants au coude pliй sur le visage, et paraissant dormir,
йchouйs sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyйs.
Riviиre pense aux trйsors ensevelis dans les profondeurs de la nuit
comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour
avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. La nuit est
riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas
encore de couleurs.
Peu а peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouillйs,
les "luzernes fraоches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et
les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants
sembleront dormir. Et quelque chose aura coulй du monde visible dans
l'autre.
Riviиre connaоt la femme de Fabien inquiиte et tendre: cet amour а
peine lui fut prкtй, comme un jouet а un enfant pauvre.
Riviиre pense а la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes
encore sa destinйe dans les commandes. Cette main qui a caressй. Cette main
qui s'est posйe sur une poitrine et y a levй le tumulte, comme une main
divine. Cette main qui s'est posйe sur un visage et qui a changй ce visage.
Cette main qui йtait miraculeuse.
Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus
bas, c'est l'йternitй. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite
seul. Il tient encore le monde dans les mains et contre sa poitrine le
balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et
promиne, desespйrй, d'une йtoile а l'autre, l'inutile trйsor, qu'il faudra
bien rendre...
Riviиre pense qu'un poste radio l'йcoute encore. Seule relie encore
Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte.
Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formй le dйsespoir.



    XIX



Robineau le tira de sa solitude:
-- Monsieur le Directeur, j'ai pensй... on pourrait peut-кtre
essayer...
Il n'avait rien а proposer, mais tйmoignait de sa bonne volontй. Il
aurait tant aimй trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle
d'un rйbus. Il trouvait toujours des solutions que Riviиre n'йcoutait
jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions- II y
a des forces en marche: il faut les crйer et les solutions suivent." Aussi
Robineau bornait-il son rфle а crйer une force en marche dans la corporation
des mйcaniciens. Une humble force en marche, qui prйservait de la rouille
les moyeux d'hйlice.
Mais les йvйnements de cette nuit-ci trouvaient Robineau dйsarmй. Son
titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un йquipage
fantфme, qui vraiment ne se dйbattait plus pour une prime d'exactitude, mais
pour йchapper а une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la
mort.
Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi.
La femme de Fabien se fit annoncer. Poussйe par l'inquiйtude, elle
attendait, dans le bureau des secrйtaires, que Riviиre la reзыt. Les
secrйtaires, а la dйrobйe, levaient les yeux vers son visage. Elle en
йprouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle: tout
ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils
marchaient sur un corps, ces dossiers oщ la vie humaine, la souffrance
humaine ne laissaient qu'un rйsidu de chiffres durs. Elle cherchait des
signes qui lui eussent parlй de Fabien. Chez elle tout montrait cette
absence: le lit entrouvert, le cafй servi, un bouquet de fleurs... Elle ne
dйcouvrait aucun signe. Tout s'opposait а la pitiй, а l'amitiй, au souvenir.
La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'йlevait la voix devant
elle, fut le juron d'un employй, qui rйclamait un bordereau. "...Le
bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous expйdions а Santos." Elle leva les
yeux sur cet homme, avec une expression d'йtonnement infini. Puis sur le mur
oщ s'йtalait une carte. Ses lиvres tremblaient un peu, а peine.
Elle devinait, avec gкne, qu'elle exprimait ici une vйritй ennemie,
regrettait presque d'кtre venue, eыt voulu se cacher, et se retenait, de
peur qu'on la remarquвt trop, de tousser, de pleurer. Elle se dйcouvrait
insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa vйritй йtait si forte que les
regards fugitifs remontaient, а la dйrobйe, inlassablement, la lire dans son
visage. Cette femme йtait trиs belle. Elle rйvйlait aux hommes le monde
sacrй du bonheur. Elle rйvйlait а quelle matiиre auguste on touche, sans le
savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle rйvйlait
quelle paix, sans le savoir, on peut dйtruire.
Riviиre la reзut.
Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son cafй servi, sa
chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible
tremblement de lиvres la reprit. Elle aussi dйcouvrait sa propre vйritй,
dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour
presque sauvage, tant il йtait fervent, de dйvouement, lui semblait prendre
ici un visage importun, йgoпste. Elle eыt voulu fuir:
-- Je vous dйrange...
-- Madame, lui dit Riviиre, vous ne me dйrangez pas. Malheureusement,
Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre.
Elle eut un faible haussement d'йpaules, dont Riviиre comprit le sens:
"A quoi bon cette lampe, ce dоner servi, ces fleurs que je vais
retrouver..." Une jeune mиre avait confessй un jour а Riviиre: "La mort de
mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui
sont dures, ses vкtements que je retrouve, et, si je me rйveille la nuit,
cette tendresse qui me monte quand mкme au c ur, dйsormais inutile, comme
mon lait..." Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain а
peine, dans chaque acte dйsormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait
lentement sa maison. Riviиre taisait une pitiй profonde.
-- Madame...
La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa
propre puissance.
Riviиre s'assit, un peu lourd.
"Mais elle m'aide а dйcouvrir ce que je cherchais..." II tapotait
distraitement les tйlйgrammes de protection des escales Nord. Il songeait:
"Nous ne demandons pas а кtre йternels, mais а ne pas voir les actes et
les choses tout а coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre
alors..."
Ses regards tombиrent sur les tйlйgrammes:
"Et voilа par oщ, chez nous, s'introduit la mort: ces messages qui
n'ont plus de sens..."
II regarda Robineau. Ce garзon mйdiocre, maintenant inutile, n'avait
plus de sens. Riviиre lui dit presque durement:
-- Faut-il vous donner, moi-mкme, du travail?
Puis Riviиre poussa la porte qui donnait sur la salle des secrйtaires,
et la disparition de Fabien le frappa, йvidente, а des signes que Madame
Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait
dйjа, au tableau mural, dans la colonne du matйriel indisponible. Les
secrйtaires qui prйparaient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il
serait retardй, travaillaient mal. Du terrain on demandait par tйlйphone des
instructions pour les йquipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les
fonctions de vie йtaient ralenties. "La mort, la voilа!" pensa Riviиre. Son
uvre йtait semblable а un voilier en panne, sans vent, sur la mer. Il
entendit la voix de Robineau:
-- Monsieur le Directeur... ils йtaient mariйs depuis six semaines...
-- Allez travailler.
Riviиre regardait toujours les secrйtaires et, au-delа des secrйtaires,
les man uvres, les mйcaniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aidй
dans son uvre, avec une foi de bвtisseurs. Il pensa aux petites villes
d'autrefois qui entendaient parler des "Iles" et se construisaient un
navire. Pour le charger de leur espйrance. Pour que les hommes pussent voir
leur espйrance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tirйs hors
d'eux-mкmes, tous dйlivrйs par un navire. "Le but peut-кtre ne justifie
rien, mais l'action dйlivre de la mort. Ces hommes duraient par leur
navire."
Et Riviиre luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux
tйlйgrammes leur plein sens, leur inquiйtude aux йquipes de veille et aux
pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette uvre, comme le
vent ranime un voilier, en mer.



    XX



Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais а mille kilomиtres de lа,
vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message:
"Descendons. Entrons dans les nuages..."
Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de
Trelew:
"...rien voir..."
Les ondes courtes sont ainsi. On les capte lа, mais ici on demeure
sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet йquipage, dont la position est
inconnue, se manifeste dйjа aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et
sur les feuilles blanches des postes radio ce sont dйjа des fantфmes qui
йcrivent.
L'essence est-elle йpuisйe, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa
derniиre carte: retrouver le sol sans l'emboutir?
La voix de Buenos Aires ordonne а Treiew: "Demandez-le-lui."


Le poste d'йcoute T.S.F, ressemble а un laboratoire: nickels, cuivre et
manomиtres, rйseau de conducteurs. Les opйrateurs de veille, en blouse
blanche, silencieux, semblent courbйs sur une simple expйrience.
De leurs doigts dйlicats ils touchent les instruments, ils explorent le
ciel magnйtique, sourciers qui cherchent la veine d'or.
-- On ne rйpond pas?
-- On ne rйpond pas.
Ils vont peut-кtre accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si
l'avion et ses feux de bord remontent parmi les йtoiles, ils vont peut-кtre
entendre chanter cette йtoile...
Les secondes s'йcoulent. Elles s'йcoulent vraiment comme du sang. Le
vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voilа que le
temps qui s'йcoule semble dйtruire. Comme, en vingt siиcles, il touche un
temple, fait son chemin dans le granit et rйpand le temple en poussiиre,
voilа que des siиcles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent
un йquipage.
Chaque seconde emporte quelque chose. Cette voix de Fabien, ce rire de
Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus
lourd, qui s'йtablit sur cet йquipage comme le poids d'une mer.
Alors quelqu'un remarque:
-- Une heure quarante. Derniиre limite de l'essence: il est impossible
qu'ils volent encore.
Et la paix se fait.
Quelque chose d'amer et de fade remonte aux lиvres comme aux fins de
voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose
d'un peu йc urant. Et parmi tous ces nickels et ces artиres de cuivre, on
ressent la tristesse mкme qui rиgne sur les usines ruinйes. Tout ce matйriel
semble pesant, inutile, dйsaffectй: un poids de branches mortes.
Il n'y a plus qu'а attendre le jour.
Dans quelques heures йmergera au jour l'Argentine entiиre, et ces
hommes demeurent lа, comme sur une grиve, en face du filet que l'on tire,
que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir.


Riviиre, dans son bureau, йprouve cette dйtente que seuls permettent
les grands dйsastres, quand la fatalitй dйlivre l'homme. Il a fait alerter
la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre.
Mais l'ordre doit rйgner mкme dans la maison des morts. Riviиre fait
signe а Robineau:
-- Tйlйgramme pour les escales Nord: "Prйvoyons retard important du
courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe,
bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant."
II se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de
quelque chose, c'йtait grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier:
-- Robineau.
-- Monsieur Riviиre?
-- Vous rйdigerez une note. Interdiction aux pilotes de dйpasser
dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs.
-- Bien, monsieur Riviиre.
Riviиre se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude:
-- Allez, Robineau. Allez, mon vieux...
Et Robineau s'effraie de cette йgalitй devant des ombres.



    XXI



Robineau errait maintenant, avec mйlancolie, dans les bureaux. La vie
de la Compagnie s'йtait arrкtйe, puisque ce courrier, prйvu pour deux
heures, serait dйcommandй, et ne partirait plus qu'au jour. Les employйs aux
visages fermes veillaient encore, mais cette veille йtait inutile. On
recevait encore, avec un rythme rйgulier, les messages de protection des
escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine lune" et leurs "vent
nul" йveillaient l'image d'un royaume stйrile. Un dйsert de lune et de
pierres. Comme Robineau feuilletait, sans savoir d'ailleurs pourquoi, un
dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aperзut celui-ci, debout en
face de lui, et qui attendait, avec un respect insolent, qu'il le lui
rendоt, l'air de dire: "Quand vous voudrez bien, n'est-ce pas? c'est а
moi..." Cette attitude d'un infйrieur choqua l'inspecteur, mais aucune
rйplique ne lui vint, et, irritй, il tendit le dossier. Le chef de bureau
retourna s'asseoir avec une grande noblesse. "J'aurais dы l'envoyer
promener", pensa Robineau. Alors, par contenance, il fit quelques pas en
songeant au drame. Ce drame entraоnerait la disgrвce d'une politique, et
Robineau pleurait un double deuil.
Puis lui vint l'image d'un Riviиre enfermй, lа, dans son bureau, et qui
lui avait dit: "Mon vieux..." Jamais homme n'avait, а ce point, manquй
d'appui. Robineau йprouva pour lui une grande pitiй. Il remuait dans sa tкte
quelques phrases obscurйment destinйes а plaindre, а soulager. Un sentiment
qu'il jugeait trиs beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne rйpondit
pas. Il n'osa frapper plus fort, dans ce silence, et poussa la porte.
Riviиre йtait lа. Robineau entrait chez Riviиre, pour la premiиre fois
presque de plain-pied, un peu en ami, un peu dans son idйe comme le sergent
qui rejoint, sous les balles, le gйnйral blessй, et l'accompagne dans la
dйroute, et devient son frиre dans l'exil. "Je suis avec vous, quoi qu'il
arrive", semblait vouloir dire Robineau.
Riviиre se taisait et, la tкte penchйe, regardait ses mains. Et
Robineau, debout devant lui, n'osait plus parler. Le lion, mкme abattu,
l'intimidait. Robineau prйparait des mots de plus en plus ivres de
dйvouement, mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait cette
tкte inclinйe de trois quarts, ces cheveux gris, ces lиvres serrйes sur
quelle amertume! Enfin il se dйcida:
-- Monsieur le Directeur...
Riviиre leva la tкte et le regarda. Riviиre sortait d'un songe si
profond, si lointain, que peut-кtre il n'avait pas remarquй encore la
prйsence de Robineau. Et nul ne sut jamais quel songe il fit, ni ce qu'il
йprouva, ni quel deuil s'йtait fait dans son c ur. Riviиre regarda Robineau,
longtemps, comme le tйmoin vivant de quelque chose. Robineau fut gкnй. Plus
Riviиre regardait Robineau, plus se dessinait sur les lиvres de celui-lа une
incomprйhensible ironie. Plus Riviиre regardait Robineau et plus Robineau
rougissait. Et plus Robineau semblait, а Riviиre, кtre venu pour tйmoigner
ici, avec une bonne volontй touchante, et malheureusement spontanйe, de la
sottise des hommes.
Le dйsarroi envahit Robineau. Ni le sergent, ni le gйnйral, ni les
balles n'avaient plus cours. Il se passait quelque chose d'inexplicable.
Riviиre le regardait toujours. Alors, Robineau, malgrй soi, rectifia un peu
son attitude, sortit la main de sa poche gauche. Riviиre le regardait
toujours. Alors, enfin, Robineau, avec une gкne infinie, sans savoir
pourquoi, prononзa:
-- Je suis venu prendre vos ordres.
Riviиre tira sa montre, et simplement:
-- Il est deux heures. Le courrier d'Asuncion atterrira а deux heures
dix. Faites dйcoller le courrier d'Europe а deux heures et quart.
Et Robineau propagea l'йtonnante nouvelle: on ne suspendait pas les
vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau:
-- Vous m'apporterez ce dossier pour que je le contrфle. Et, quand le
chef de bureau fut devant lui:
-- Attendez.
Et le chef de bureau attendit.



    XXII



Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. Riviиre, mкme aux
pires heures, avait suivi, de tйlйgramme en tйlйgramme, sa marche heureuse.
C'йtait pour lui, au milieu de ce dйsarroi, la revanche de sa foi, la
preuve. Ce vol heureux annonзait, par ses tйlйgrammes, mille autres vols
aussi heureux. "On n'a pas de cyclones toutes les nuits." Riviиre pensait
aussi: "Une fois la route tracйe, on ne peut pas ne plus poursuivre."
Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin
riche de fleurs, de maisons basses et d'eaux lentes, l'avion glissait en
marge d'un cyclone qui ne lui brouillait pas une йtoile. Neuf passagers
roulйs dans leurs couvertures de voyage s'appuyaient du front а leur
fenкtre, comme а une vitrine pleine de bijoux, car les petites villes
d'Argentine йgrenaient dйjа, dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus pвle
des villes d'йtoiles. Le pilote, а l'avant, soutenait de ses mains sa
prйcieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de
lune, comme un chevrier. Buenos Aires, dйjа, emplissait l'horizon de son feu
rosй, et bientфt luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un trйsor fabuleux.
Le radio, de ses doigts, lвchait les derniers tйlйgrammes, comme les notes
finales d'une sonate qu'il eыt tapotйe, joyeux, dans le ciel, et dont
Riviиre comprenait le chant, puis il remonta l'antenne, puis il s'йtira un
peu, bвilla et sourit: on arrivait.
Le pilote, ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe,
adossй contre son avion, les mains dans les poches.
-- C'est toi qui continues?
-- Oui.
-- La Patagonie est lа?
-- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau?
-- Il fait trиs beau. Fabien a disparu?
Ils en parlиrent peu. Une grande fraternitй les dispensait des phrases.
On transbordait dans l'avion d'Europe les sacs de transit d'Asuncion,
et le pilote, toujours immobile, la tкte renversйe, la nuque contre la
carlingue, regardait les йtoiles. Il sentait naоtre en lui un pouvoir
immense, et un plaisir puissant lui vint.
-- Chargй? fit une voix. Alors, contact.
Le pilote ne bougea pas. On mettait son moteur en marche. Le pilote
allait sentir dans ses йpaules, appuyйes а l'avion, cet avion vivre. Le
pilote se rassurait, enfin, aprиs tant de fausses nouvelles: partira...
partira pas... partira!
Sa bouche s'entrouvrit, et ses dents brillиrent sous la lune comme
celles d'un jeune fauve.
-- Attention, la nuit, hein!
Il n'entendit pas le conseil de son camarade. Les mains dans les
poches, la tкte renversйe, face а des nuages, des montagnes, des fleuves et
des mers, voici qu'il commenзait un rire silencieux. Un faible rire, mais
qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier
tressaillir... Un faible rire, mais bien plus fort que ces nuages, ces
montagnes, ces fleuves et ces mers.
-- Qu'est-ce qui te prend?
-- Cet imbйcile de Riviиre qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur!



    XXIII



Dans une minute, il franchira Buenos Aires, et Riviиre, qui reprend sa
lutte, veut l'entendre. L'entendre naоtre, gronder et s'йvanouir, comme le
pas formidable d'une armйe en marche dans les йtoiles.
Riviиre, les bras croisйs, passe parmi les secrйtaires. Devant une
fenкtre, il s'arrкte, йcoute et songe.
S'il avait suspendu un seul dйpart, la cause des vols de nuit йtait
perdue. Mais, devanзant les faibles, qui demain le dйsavoueront, Riviиre,
dans la nuit, a lвchй cet autre йquipage.
Victoire... dйfaite... ces mots n'ont point de sens. La vie est
au-dessous de ces images, et dйjа prйpare de nouvelles images. Une victoire
affaiblit un peuple, une dйfaite en rйveille un autre. La dйfaite qu'a subie
Riviиre est peut-кtre un engagement qui rapproche la vraie victoire.
L'йvйnement en marche compte seul.
Dans cinq minutes les postes de T.S.F, auront alertй les escales. Sur
quinze mille kilomиtres le frйmissement de la vie aura rйsolu tous les
problиmes.
Dйjа un chant d'orgue monte: l'avion.
Et Riviиre, а pas lents, retourne а son travail, parmi les secrйtaires
que courbe son regard dur. Riviиre-le-Grand, Riviиre-le-Victorieux, qui
porte sa lourde victoire.