du dehors, lorsque deux courriers sont en vol? Riviиre pensait aux
tйlйgrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au
malheur qui, pendant des secondes presque йternelles, reste un secret dans
le visage du pиre. Onde d'abord sans force, si loin du cri jetй, si calme.
Et, chaque fois, il entendait son faible йcho dans cette sonnerie discrиte.
Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent
comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un
plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.
-- Restez. J'y vais.
Riviиre dйcrocha l'йcouteur, reзut le bourdonnement du monde.
-- Ici, Riviиre.
Un faible tumulte, puis une voix:
-- Je vous passe le poste radio.
Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre
voix:
-- Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les tйlйgrammes.
Riviиre les notait et hochait la tкte:
-- Bien... Bien...
Rien d'important. Des messages rйguliers de service. Rio de Janeiro
demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de
matйriel. C'йtaient les bruits familiers de la maison.
-- Et les courriers?
-- Le temps est orageux Nous n'entendons pas les avions.
-- Bien.
Riviиre songea que la nuit ici йtait pure, les йtoiles luisantes, mais
les radiotйlйgraphistes dйcouvraient en elle le souffle de lointains orages.
-- A tout а l'heure.
Riviиre se levait, le secrйtaire l'aborda:
-- Les notes de service, pour la signature, Monsieur...
-- Bien...
Riviиre se dйcouvrait une grande amitiй pour cet homme, que chargeait
aussi le poids de la nuit. "Un camarade de combat, pensait Riviиre. Il ne
saura sans doute jamais combien cette veille nous unit."



    IX



Comme, une liasse de papiers dans les mains, il rejoignait son bureau
personnel, Riviиre ressentit cette vive douleur au cфtй droit qui, depuis
quelques semaines, le tourmentait.
"Зa ne va pas..."
II s'appuya une seconde contre le mur:
"C'est ridicule."
Puis il atteignit son fauteuil.
Il se sentit, une fois de plus, ligotй comme un vieux lion, et une
grande tristesse l'envahit.
"Tant de travail pour aboutir а зa! J'ai cinquante ans; cinquante ans
j'ai rempli ma vie, je me suis formй, j'ai luttй, j'ai changй le cours des
йvйnements et voilа maintenant ce qui m'occupe et me remplit, et passe le
monde en importance... C'est ridicule."
II attendit, essuya un peu de sueur, et, quand il fut dйlivrй,
travailla.
Il compulsait lentement les notes.
"Nous avons constatй а Buenos Aires, au cours du dйmontage du moteur
301... nous infligerons une sanction grave au responsable."
II signa.
"Nous dйplacerons par mesure disciplinaire le chef d'aйroplace Richard
qui..."
II signa.
Puis comme cette douleur au cфtй, engourdie, mais prйsente en lui et
nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l'obligeait а penser а soi, il fut
presque amer.
"Suis-je juste ou injuste? Je l'ignore. Si je frappe, les pannes
diminuent. Le responsable, ce n'est pas l'homme, c'est comme une puissance
obscure que l'on ne touche jamais, si l'on ne touche pas tout le monde. Si
j'йtais trиs juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort."
II lui vint une certaine lassitude d'avoir tracй si durement cette
route. Il pensa que la pitiй est bonne. Il feuilletait toujours les notes,
absorbй dans son rкve.
"...quant а Roblet, а partir d'aujourd'hui, il ne fait plus partie de
notre personnel."
II revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir:
-- Un exemple, que voulez-vous, c'est un exemple.
-- Mais Monsieur... mais Monsieur... Une fois, une seule, pensez donc!
et j'ai travaillй toute ma vie!
-- Il faut un exemple.
-- Mais Monsieur! ... Regardez, Monsieur!
Alors ce portefeuille usй et cette vieille feuille de journal oщ Roblet
jeune pose debout prиs d'un avion.
Riviиre voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire naпve.
-- Зa date de 1910, Monsieur... C'est moi qui ai fait le montage, ici,
du premier avion d'Argentine! L'aviation depuis 1910... Monsieur, зa fait
vingt ans! Alors, comment pouvez-vous dire... Et les jeunes, Monsieur, comme
ils vont rire а l'atelier!... Ah! Ils vont bien rire!
-- Зa, зa m'est йgal.
-- Et mes enfants, Monsieur, j'ai des enfants!
-- Je vous ai dit: je vous offre une place de man uvre.
-- Ma dignitй, Monsieur, ma dignitй! Voyons, Monsieur. vingt ans
d'aviation, un vieil ouvrier comme moi...
-- De man uvre.
-- Je refuse. Monsieur, je refuse!
Et les vieilles mains tremblaient, et Riviиre dйtournait les yeux de
cette peau frippйe, йpaisse et belle.
-- De man uvre.
-- Non, Monsieur, non... je veux vous dire encore...
-- Vous pouvez vous retirer.
Riviиre pensa: "Ce n'est pas lui que j'ai congйdiй ainsi, brutalement,
c'est le mal dont il n'йtait pas responsable, peut-кtre, mais qui passait
par lui."
"Parce que les йvйnements, on les commande, pensait Riviиre, et ils
obйissent, et on crйe. Et les hommes sont de pauvres choses, et on les crйe
aussi. Ou bien on les йcarte lorsque le mal passe par eux."
"Je vais vous dire encore..." Que voulait-il dire, ce pauvre vieux?
Qu'on lui arrachait ses vieilles joies? Qu'il aimait le son des outils sur
l'acier des avions, qu'on privait sa vie d'une grande poйsie, et puis...
qu'il faut vivre?
"Je suis trиs las", pensait Riviиre. La fiиvre montait en lui,
caressante. Il tapotait la feuille et pensait: "J'aimais bien le visage de
ce vieux compagnon..." Et Riviиre revoyait ces mains. Il pensait а ce faible
mouvement qu'elles йbaucheraient pour se joindre. Il suffirait de dire: "Зa
va. Зa va, Restez." Riviиre rкvait au ruissellement de joie qui descendrait
dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient, qu'allaient dire, non
ce visage, mais ces vieilles mains d'ouvrier, lui parut la chose la plus
belle du monde. "Je vais dйchirer cette note?" Et la famille du vieux, et
cette rentrйe le soir, et ce modeste orgueil:
"Alors, on te garde?
-- Voyons! Voyons! C'est moi qui ai fait le montage du premier avion
d'Argentine!"
Et les jeunes qui ne riraient plus, ce prestige reconquis par
l'ancien...
"Je dйchire?"
Le tйlйphone sonnait, Riviиre le dйcrocha.
Un temps long, puis cette rйsonance, cette profondeur qu'apportaient le
vent, l'espace aux voix humaines. Enfin on parla:
-- Ici le terrain. Qui est lа?
-- Riviиre.
-- Monsieur le Directeur, le 650 est en piste.
-- Bien.
-- Enfin, tout est prкt, mais nous avons dы, en derniиre heure, refaire
le circuit йlectrique, les connexions йtaient dйfectueuses.
-- Bien. Qui a montй le circuit?
-- Nous vйrifierons. Si vous le permettez, nous prendrons des
sanctions: une panne de lumiиre de bord, зa peut кtre grave!
-- Bien sыr.
Riviиre pensait: "Si l'on n'arrache pas le mal, quand on le rencontre,
oщ qu'il soit, il y a des pannes de lumiиre: c'est un crime de le manquer
quand par hasard il dйcouvre ses instruments: Roblet partira."
Le secrйtaire, qui n'a rien vu, tape toujours.
-- C'est?
-- La comptabilitй de quinzaine.
-- Pourquoi pas prкte?
-- Je...
-- On verra зa.
"C'est curieux comme les йvйnements prennent le dessus, comme se rйvиle
une grande force obscure, la mкme qui soulиve les forкts vierges, qui croоt,
qui force, qui sourd de partout autour des grandes uvres." Riviиre pensait
а ces temples que de petites lianes font crouler.
"Une grande uvre..."
II pensa encore pour se rassurer: "Tous ces hommes, je les aime, mais
ce n'est pas eux que je combats. C'est ce qui passe par eux..."
Son c ur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.
"Je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Je ne sais pas l'exacte
valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas
exactement ce que vaut la joie d'un homme. Ni une main qui tremble. Ni la
pitiй, ni la douceur..."
II rкva:
"La vie se contredit tant, on se dйbrouille comme on peut avec la
vie... Mais durer, mais crйer, йchanger son corps pйrissable..."
Riviиre rйflйchit, puis sonna.
-- Tйlйphonez au pilote du courrier d'Europe. Qu'il vienne me voir
avant de partir.
Il pensait:
"II ne faut pas que ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si je ne
secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inquiйtera."



    X



La femme du pilote, rйveillйe par le tйlйphone, regarda son mari et
pensa:
-- Je le laisse dormir encore un peu.
Elle admirait cette poitrine nue, bien carйnйe, elle pensait а un beau
navire.
Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien
n'agitвt son sommeil, elle effaзait du doigt ce pli, cette ombre, cette
houle, elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer.
Elle se leva, ouvrit la fenкtre, et reзut le vent dans le visage. Cette
chambre dominait Buenos Aires. Une maison voisine, oщ l'on dansait,
rйpandait quelques mйlodies, qu'apportait le vent, car c'йtait l'heure des
plaisirs et du repos. Cette ville serrait les hommes dans ses cent mille
forteresses; tout йtait calme et sыr; mais il semblait а cette femme que
l'on allait crier: "Aux armes!" et qu'un seul homme, le sien, se dresserait.
Il reposait encore, mais son repos йtait le repos redoutable des rйserves
qui vont donner. Cette ville endormie ne le protйgeait pas: ses lumiиres lui
sembleraient vaines, lorsqu'il se lиverait, jeune dieu, de leur poussiиre.
Elle regardait ces bras solides qui, dans une heure, porteraient le sort du
courrier d'Europe, responsables de quelque chose de grand, comme du sort
d'une ville. Et elle fut troublйe. Cet homme, au milieu de ces millions
d'hommes, йtait prйparй seul pour cet йtrange sacrifice. Elle en eut du
chagrin. Il йchappait aussi а sa douceur. Elle l'avait nourri, veillй et
caressй, non pour elle-mкme, mais pour cette nuit qui allait le prendre.
Pour des luttes, pour des angoisses, pour des victoires, dont elle ne
connaоtrait rien. Ces mains tendres n'йtaient qu'apprivoisйes, et leurs
vrais travaux йtaient obscurs. Elle connaissait les sourires de cet homme,
ses prйcautions d'amant, mais non, dans l'orage, ses divines colиres. Elle
le chargeait de tendres liens: de musique, d'amour, de fleurs; mais, а
l'heure de chaque dйpart, ces liens, sans qu'il en parыt souffrir,
tombaient.
Il ouvrit les yeux.
-- Quelle heure est-il?
-- Minuit.
-- Quel temps fait-il?
-- Je ne sais pas...
Il se leva. Il marchait lentement vers la fenкtre en s'йtirant.
-- Je n'aurai pas trиs froid. Quelle est la direction du vent?
-- Comment veux-tu que je sache...
Il se pencha:
-- Sud. C'est trиs bien. Зa tient au moins jusqu'au Brйsil.
Il remarqua la lune et se connut riche. Puis ses yeux descendirent sur
la ville.
Il ne la jugea ni douce, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait dйjа
s'йcouler le sable vain de ses lumiиres.
-- A quoi penses-tu?
Il pensait а la brume possible du cфtй de Porto Allиgre.
-- J'ai ma tactique. Je sais par oщ faire le tour. Il s'inclinait
toujours. Il respirait profondйment, comme avant de se jeter, nu, dans la
mer.
-- Tu n'es mкme pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu?
Huit, dix jours. Il ne savait pas. Triste, non; pourquoi? Ces plaines,
ces villes, ces montagnes... Il partait libre, lui semblait-il, а leur
conquкte. Il pensait aussi qu'avant une heure il possйderait et rejetterait
Buenos Aires.
Il sourit:
-- Cette ville... j'en serai si vite loin. C'est beau de partir la
nuit. On tire sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard
on renverse le paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer.
Elle pensait а tout ce qu'il faut rejeter pour conquйrir.
-- Tu n'aimes pas ta maison?
-- J'aime ma maison...
Mais dйjа sa femme le savait en marche. Ces larges йpaules pesaient
dйjа contre le ciel.
Elle le lui montra.
-- Tu as beau temps, ta route est pavйe d'йtoiles. II rit:
-- Oui.
Elle posa la main sur cette йpaule et s'йmut de la sentir tiиde: cette
chair йtait donc menacйe?...
-- Tu es trиs fort, mais sois prudent!
-- Prudent, bien sыr...
Il rit encore.
Il s'habillait. Pour cette fкte, il choisissait les йtoffes les plus
rudes, les cuirs les plus lourds, il s'habillait comme un paysan. Plus il
devenait lourd, plus elle l'admirait. Elle-mкme bouclait cette ceinture,
tirait ces bottes.
-- Ces bottes me gкnent.
-- Voilа les autres.
-- Cherche-moi un cordon pour ma lampe de secours. Elle le regardait.
Elle rйparait elle-mкme le dernier dйfaut dans l'armure: tout s'ajustait
bien.
-- Tu es trиs beau.
Elle l'aperзut qui se peignait soigneusement.
-- C'est pour les йtoiles?
-- C'est pour ne pas me sentir vieux.
-- Je suis jalouse...
Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vкtements.
Puis il la souleva а bras tendus, comme on soulиve une petite fille, et,
riant toujours, la coucha:
-- Dors!
Et fermant la porte derriиre lui, il fit dans la rue, au milieu de
l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conquкte.
Elle restait lа. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette
douceur, qui n'йtaient pour lui qu'un fond de mer.



    XI



Riviиre le reзoit:
-- Vous m'avez fait une blague, а votre dernier courrier. Vous m'avez
fait demi-tour quand les mйtйos йtaient bonnes: vous pouviez passer. Vous
avez eu peur?
Le pilote surpris se tait. Il frotte l'une contre l'autre, lentement,
ses mains. Puis il redresse la tкte, et regarde Riviиre bien en face:
-- Oui.


Riviиre a pitiй, au fond de lui-mкme, de ce garзon si courageux qui a
eu peur. Le pilote tente de s'excuser.
-- Je ne voyais plus rien. Bien sыr, plus loin... peut-кtre... la
T.S.F, disait... Mais ma lampe de bord a faibli, et je ne voyais plus mes
mains. J'ai voulu allumer ma lampe de position pour au moins voir l'aile: je
n'ai rien vu. Je me sentais au fond d'un grand trou dont il йtait difficile
de remonter. Alors mon moteur s'est mis а vibrer...
-- Non.
-- Non?
-- Non. Nous l'avons examinй depuis. Il est parfait. Mais on croit
toujours qu'un moteur vibre quand on a peur.
-- Qui n'aurait pas eu peur! Les montagnes me dominaient. Quand j'ai
voulu prendre de l'altitude, j'ai rencontrй de forts remous. Vous savez
quand on ne voit rien... les remous... Au lieu de monter, j'ai perdu cent
mиtres. Je ne voyais mкme plus le gyroscope, mкme plus les manomиtres. Il me
semblait que mon moteur baissait de rйgime, qu'il chauffait, que la pression
d'huile tombait... Tout зa dans l'ombre, comme une maladie. J'ai йtй bien
content de revoir une ville йclairйe.
-- Vous avez trop d'imagination. Allez.
Et le pilote sort.
Riviиre s'enfonce dans son fauteuil et passe la main dans ses cheveux
gris.
"C'est le plus courageux de mes hommes. Ce qu'il a rйussi ce soir-lа
est trиs beau, mais je le sauve de la peur..."
Puis, comme une tentation de faiblesse lui revenait:
"Pour se faire aimer, il suffit de plaindre. Je ne plains guиre ou je
le cache. J'aimerais bien pourtant m'entourer de l'amitiй et de la douceur
humaines. Un mйdecin, dans son mйtier, les rencontre. Mais ce sont les
йvйnements que je sers. Il faut que je forge les hommes pour qu'il servent.
Comme je la sens bien cette loi obscure, le soir, dans mon bureau, devant
les feuilles de route. Si je me laisse aller, si je laisse les йvйnements
bien rйglйs suivre leur cours, alors, mystйrieux, naissent les incidents.
Comme si ma volontй seule empкchait l'avion de se rompre en vol, ou la
tempкte de retarder le courrier en marche. Je suis surpris, parfois, de mon
pouvoir."
II rйflйchit encore:
"C'est peut-кtre clair. Ainsi la lutte perpйtuelle du jardinier sur sa
pelouse. Le poids de sa simple main repousse dans la terre, qui la prйpare
йternellement, la forкt primitive."
II pense au pilote:
"Je le sauve de la peur. Ce n'est pas lui que j'attaquais, c'est, а
travers lui, cette rйsistance qui paralyse les hommes devant l'inconnu. Si
je l'йcoute, si je le plains, si je prends au sйrieux son aventure, il
croira revenir d'un pays de mystиre, et c'est du mystиre seul que l'on a
peur. Il faut qu'il n'y ait plus de mystиre. Il faut que des hommes soient
descendus dans ce puits sombre, et en remontent, et disent qu'ils n'ont rien
rencontrй. Il faut que cet homme descende au c ur le plus intime de la nuit,
dans son йpaisseur, et sans mкme cette petite lampe de mineur, qui n'йclaire
que les mains ou l'aile, mais йcarte d'une largeur d'йpaules l'inconnu."


Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternitй liait, au fond
d'eux-mкmes. Riviиre et ses pilotes. C'йtaient des hommes du mкme bord, qui
йprouvaient le mкme dйsir de vaincre. Mais Riviиre se souvient des autres
batailles qu'il a livrйes pour la conquкte de la nuit.
On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplorйe,
ce territoire sombre. Lancer un йquipage, а deux cents kilomиtres а l'heure,
vers les orages et les brumes et les obstacles matйriels que la nuit
contient sans les montrer, leur paraissait une aventure tolйrable pour
l'aviation militaire: on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on
revient au mкme terrain. Mais les services rйguliers йchoueraient la nuit.
"C'est pour nous, avait rйpliquй Riviиre, une question de vie ou de mort,
puisque nous perdons, chaque nuit, l'avance gagnйe, pendant le jour, sur les
chemins de fer et les navires."
Riviиre avait йcoutй, avec ennui, parler de bilans, d'assurances, et
surtout d'opinion publique: "L'opinion publique, ripostait-il... on la
gouverne!" II pensait: "Que de temps perdu! Il y a quelque chose... quelque
chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et
crйe, pour vivre, ses propres lois. C'est irrйsistible." Riviиre ne savait
pas quand ni comment l'aviation commerciale aborderait les vols de nuit,
mais il fallait prйparer cette solution inйvitable.
Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il
avait йcoutй, avec un йtrange sentiment de force, tant d'objections. Elles
lui semblaient vaines, condamnйes d'avance par la vie. Et il sentait sa
propre force ramassйe en lui comme un poids: "Mes raisons pиsent, je
vaincrai, pensait Riviиre. C'est la pente naturelle des йvйnements." Quand
on lui rйclamait des solutions parfaites, qui йcarteraient tous les risques:
"C'est l'expйrience qui dйgagera les lois, rйpondait-il, la connaissance des
lois ne prйcиde jamais l'expйrience."
Aprиs une longue annйe de lutte, Riviиre l'avait emportй. Les uns
disaient: "а cause de sa foi", les autres: "а cause de sa tйnacitй, de sa
puissance d'ours en marche", mais, selon lui, plus simplement, parce qu'il
pesait dans la bonne direction.
Mais quelles prйcautions au dйbut! Les avions ne partaient qu'une heure
avant le jour, n'atterrissaient qu'une heure aprиs le coucher du soleil.
Quand Riviиre se jugea plus sыr de son expйrience, alors seulement il osa
pousser les courriers dans les profondeurs de la nuit. A peine suivi,
presque dйsavouй, il menait maintenant une lutte solitaire.


Riviиre sonne pour connaоtre les derniers messages des avions en vol.



    XII



Cependant, le courrier de Patagonie abordait l'orage, et Fabien
renonзait а le contourner. Il l'estimait trop йtendu, car la ligne d'йclairs
s'enfonзait vers l'intйrieur du pays et rйvйlait des forteresses de nuages.
Il tenterait de passer par-dessous, et, si l'affaire se prйsentait mal, se
rйsoudrait au demi-tour.
Il lut son altitude: mille sept cents mиtres. Il pesa des paumes sur
les commandes pour commencer а la rйduire. Le moteur vibra trиs fort et
l'avion trembla. Fabien corrigea, au jugй, l'angle de descente, puis, sur la
carte, vйrifia la hauteur des collines: cinq cents mиtres. Pour se conserver
une marge, il naviguerait vers sept cents.
Il sacrifiait son altitude comme on joue une fortune.
Un remous fit plonger l'avion, qui trembla plus fort. Fabien se sentit
menacй par d'invisibles йboulements. Il rкva qu'il faisait demi-tour et
retrouvait cent mille йtoiles, mais il ne vira pas d'un degrй.
Fabien calculait ses chances: il s'agissait d'un orage local,
probablement, puisque Trelew, la prochaine escale, signalait un ciel trois
quarts couvert. Il s'agissait de vivre vingt minutes а peine dans ce bйton
noir. Et pourtant le pilote s'inquiйtait. Penchй а gauche contre la masse du
vent, il essayait d'interprйter les lueurs confuses qui, par les nuits les
plus йpaisses, circulent encore. Mais ce n'йtait mкme plus des lueurs. A
peine des changements de densitй, dans l'йpaisseur des ombres, ou une
fatigue des yeux.
Il dйplia un papier du radio:
"Oщ sommes-nous?"
Fabien eыt donnй cher pour le savoir. Il rйpondit: "Je ne sais pas.
Nous traversons, а la boussole, un orage."
II se pencha encore. Il йtait gкnй par la flamme de l'йchappement,
accrochйe au moteur comme un bouquet de feu, si pвle que le clair de lune
l'eыt йteinte, mais qui, dans ce nйant, absorbait le monde visible. Il la
regarda. Elle йtait tressйe drue par le vent comme la flamme d'une torche.


Chaque trente secondes, pour vйrifier le gyroscope et le compas, Fabien
plongeait sa tкte dans la carlingue. Il n'osait plus allumer les faibles
lampes rouges, qui l'йblouissaient pour longtemps, mais tous les instruments
aux chiffres de radium versaient une clartй pвle d'astres. Lа, au milieu
d'aiguilles et de chiffres, le pilote йprouvait une sйcuritй trompeuse:
celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot. La nuit, et tout ce
qu'elle portait de rocs, d'йpaves, de collines, coulait aussi contre l'avion
avec la mкme йtonnante fatalitй.
"Oщ sommes-nous?" lui rйpйtait l'opйrateur. Fabien йmergeait de
nouveau, et reprenait, appuyй а gauche, sa veille terrible. Il ne savait
plus combien de temps, combien d'efforts le dйlivreraient de ses liens
sombres. Il doutait presque d'en кtre jamais dйlivrй, car il jouait sa vie
sur ce petit papier, sale et chiffonnй, qu'il avait dйpliй et lu mille fois,
pour bien nourrir son espйrance: "Trelew: ciel trois quarts couvert, vent
Ouest faible." Si Trelew йtait trois quarts couvert, on apercevrait ses
lumiиres dans la dйchirure des nuages. A moins que...
La pвle clartй promise plus loin l'engageait а poursuivre; pourtant,
comme il doutait, il griffonna pour le radio: "J'ignore si je pourrai
passer. Sachez-moi s'il fait toujours beau en arriиre."
La rйponse le consterna:
"Commodore signale: Retour ici impossible. Tempкte." II commenзait а
deviner l'offensive insolite qui, de la Cordillиre des Andes, se rabattait
vers la mer. Avant qu'il eыt pu les atteindre, le cyclone raflerait les
villes.


"Demandez le temps de San Antonio.
-- San Antonio a rйpondu: "Vent Ouest se lиve et tempкte а l'Ouest.
Ciel quatre quarts couvert." San Antonio entend trиs mal а cause des
parasites. J'entends mal aussi. Je crois кtre obligй de remonter bientфt
l'antenne а cause des dйcharges. Ferez-vous demi-tour? Quels sont vos
projets?
-- Foutez-moi la paix. Demandez le temps de Bahia Blanca."


"Bahia Blanca a rйpondu: "prйvoyons avant vingt minutes violent orage
Ouest sur Bahia Blanca."
-- Demandez le temps de Trelew.
-- Trelew a rйpondu: "Ouragan trente mиtres seconde Ouest et rafales de
pluie."
-- Communiquez а Buenos Aires: "Sommes bouchйs de tous les cфtйs,
tempкte se dйveloppe sur mille kilomиtres, ne voyons plus rien. Que
devons-nous faire?"
Pour le pilote, cette nuit йtait sans rivage puisqu'elle ne conduisait
ni vers un port (ils semblaient tous inaccessibles), ni vers l'aube:
l'essence manquerait dans une heure quarante. Puisque l'on serait obligй,
tфt ou tard, de couler en aveugle, dans cette йpaisseur.
S'il avait pu gagner le jour...
Fabien pensait а l'aube comme а une plage de sable dorй oщ l'on se
serait йchouй aprиs cette nuit dure. Sous l'avion menacй serait nй le rivage
des plaines. La terre tranquille aurait portй ses fermes endormies et ses
troupeaux et ses collines. Toutes les йpaves qui roulaient dans l'ombre
seraient devenues innoffensives. S'il pouvait, comme il nagerait vers le
jour!
Il pensa qu'il йtait cernй. Tout se rйsoudrait, bien ou mal, dans cette
йpaisseur.
C'est vrai. Il a cru quelquefois, quand montait le jour, entrer en
convalescence.
Mais а quoi bon fixer les yeux sur l'Est, oщ vivait le soleil: il y
avait entre eux une telle profondeur de nuit qu'on ne la remonterait pas.



    XIII



-- Le courrier d'Asuncion marche bien. Nous l'aurons vers deux heures.
Nous prйvoyons par contre un retard important du courrier de Patagonie qui
paraоt en difficultй.
-- Bien, Monsieur Riviиre.
-- Il est possible que nous ne l'attendions pas pour faire dйcoller
l'avion d'Europe: dиs l'arrivйe d'Asuncion, vous nous demanderez des
instructions. Tenez-vous prкt.
Riviиre relisait maintenant les tйlйgrammes de protection des escales
Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune: "Ciel pur,
pleine lune, vent nul." Les montagnes du Brйsil, bien dйcoupйes sur le
rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous d'argent de la mer,
leur chevelure serrйe de forкts noires. Ces forкts sur lesquelles pleuvent,
inlassablement, sans les colorer, les rayons de lune. Et noires aussi comme
des йpaves, en mer, les оles. Et cette lune, sur toute la route,
inйpuisable: une fontaine de lumiиre.
Si Riviиre ordonnait le dйpart, l'йquipage du courrier d'Europe
entrerait dans un monde stable qui, pour toute la nuit, luisait doucement.
Un monde oщ rien ne menaзait l'йquilibre des masses d'ombres et de lumiиre.
Oщ ne s'infiltrait mкme pas la caresse de ces vents purs, qui, s'ils
fraоchissent, peuvent gвter en quelques heures un ciel entier.
Mais Riviиre hйsitait, en face de ce rayonnement, comme un prospecteur
en face de champs d'or interdits. Les йvйnements, dans le Sud, donnaient
tort а Riviиre, seul dйfenseur des vols de nuit. Ses adversaires tireraient
d'un dйsastre en Patagonie une position morale si forte, que peut-кtre la
foi de Riviиre resterait dйsormais impuissante; car la foi de Riviиre
n'йtait pas йbranlйe: une fissure dans son uvre avait permis le drame, mais
le drame montrait la fissure, il ne prouvait rien d'autre. "Peut-кtre des
postes d'observation sont-ils nйcessaires а l'Ouest... On verra зa." II
pensait encore: "J'ai les mкmes raisons solides d'insister, et une cause de
moins d'accident possible: celle qui s'est montrйe." Les йchecs fortifient
les forts. Malheureusement, contre les hommes on joue un jeu, oщ compte si
peu le -vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on
marque des points misйrables. Et l'on se trouve ligotй par une apparence de
dйfaite.
Riviиre sonna.


-- Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F.?
-- Non.
--Appelez-moi l'escale au tйlйphone.
Cinq minutes plus tard, il s'informait:
-- Pourquoi ne nous passez-vous rien?
-- Nous n'entendons pas le courrier.
-- Il se tait?
-- Nous ne savons pas. Trop d'orages. Mкme s'il manipulait nous
n'entendrions pas.
-- Trelew entend-il?
-- Nous n'entendons pas Trelew.
-- Tйlйphonez.
-- Nous avons essayй: la ligne est coupйe.
-- Quel temps chez vous?
-- Menaзant. Des йclairs а l'Ouest et au Sud. Trиs lourd.
-- Du vent?
-- Faible encore, mais pour dix minutes. Les йclairs se rapprochent
vite.
Un silence.
-- Bahia Blanca? Vous йcoutez? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes.
Et Riviиre feuilleta les tйlйgrammes des escales Sud. Toutes
signalaient le mкme silence de l'avion. Quelques-unes ne rйpondaient plus а
Buenos Aires, et, sur la carte, s'agrandissait la tache des provinces
muettes, oщ les petites villes subissaient dйjа le cyclone, toutes portes
closes, et chaque maison de leurs rues sans lumiиre aussi retranchйe du
monde et perdue dans la nuit qu'un navire. L'aube seule les dйlivrerait.
Pourtant Riviиre, inclinй sur la carte, conservait encore l'espoir de
dйcouvrir un refuge de ciel pur, car il avait demandй, par tйlйgrammes,
l'йtat du ciel а la police de plus de trente villes de province, et les
rйponses commenзaient а lui parvenir. Sur deux mille kilomиtres les postes
radio avaient ordre, si l'un d'eux accrochait un appel de l'avion, d'avertir
dans les trente secondes Buenos Aires, qui lui communiquerait, pour la faire
transmettre а Fabien, la position du refuge.
Les secrйtaires, convoquйs pour une heure du matin, avaient regagnй
leurs bureaux. Ils apprenaient lа, mystйrieusement, que, peut-кtre, on
suspendrait les vols de nuit, et que le courrier d'Europe lui-mкme ne
dйcollerait plus qu'au jour. Ils parlaient а voix basse de Fabien, du
cyclone, de Riviиre surtout. Ils le devinaient lа, tout proche, йcrasй peu а
peu par ce dйmenti naturel.
Mais toutes les voix s'йteignirent: Riviиre, а sa porte, venait
d'apparaоtre, serrй dans son manteau, le chapeau toujours sur les yeux,
йternel voyageur. Il fit un pas tranquille vers le chef de bureau:
-- Il est une heure dix, les papiers du courrier d'Europe sont-ils en
rиgle?
-- Je... j'ai cru...
-- Vous n'avez pas а croire, mais а exйcuter.
II fit demi-tour, lentement, vers une fenкtre ouverte, les mains
croisйes derriиre le dos.
Un secrйtaire le rejoignit:
-- Monsieur le Directeur, nous obtiendrons peu de rйponses. On nous
signale que, dans l'intйrieur, beaucoup de lignes tйlйgraphiques sont dйjа
dйtruites...
-- Bien.
Riviиre, immobile, regardait la nuit.


Ainsi, chaque message menaзait le courrier. Chaque ville, quand elle
pouvait rйpondre, avant la destruction des lignes, signalait la marche du
cyclone, comme celle d'une invasion. "Зa vient de l'intйrieur, de la
Cordillиre. Зa balaie toute la route, vers la mer..."
Riviиre jugeait les йtoiles trop luisantes, l'air trop humide. Quelle
nuit йtrange! Elle se gвtait brusquement par plaques, comme la chair d'un
fruit lumineux. Les йtoiles au grand complet dominaient encore Buenos Aires,
mais ce n'йtait lа qu'une oasis, et d'un instant. Un port, d'ailleurs, hors
du rayon d'action de l'йquipage. Nuit menaзante qu'un vent mauvais touchait
et pourrissait. Nuit difficile а vaincre.
Un avion, quelque part, йtait en pйril dans ses profondeurs: on
s'agitait, impuissant, sur le bord.



    XIV



La femme de Fabien tйlйphona.
La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de
Patagonie: "II dйcolle de Trelew..." Puis se rendormait. Un peu plus tard:
"II doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumiиres..." Alors elle
se levait, йcartait les rideaux, et jugeait le ciel: "Tous ces nuages le
gкnent..." Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune
femme se recouchait, rassurйe par cette lune et ces йtoiles, ces milliers de
prйsences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: "II ne
doit plus кtre bien loin, il doit voir Buenos Aires..." Alors elle se levait
encore, et lui prйparait un repas, un cafй bien chaud: "II fait si froid,
lа-haut..." Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de
neige: "Tu n'as pas froid? -- Mais non! -- Rйchauffe-toi quand mкme..." Vers
une heure et quart tout йtait prкt. Alors elle tйlйphonait.
Cette nuit, comme les autres, elle s'informa:
-- Fabien a-t-il atterri?
Le secrйtaire qui l'йcoutait se troubla un peu:
-- Qui parle?
-- Simone Fabien.
-- Ah! une minute...
Le secrйtaire, n'osant rien dire, passa l'йcouteur au chef de bureau.
-- Qui est lа?
-- Simone Fabien.
-- Ah!... que dйsirez-vous, Madame?
-- Mon mari a-t-il atterri?
Il y eut un silence qui dut paraоtre inexplicable, puis on rйpondit
simplement:
-- Non.
-- Il a du retard?
-- Oui...
Il y eut un nouveau silence.
-- Oui... du retard.
-- Ah!...
C'йtait un "Ah!" de chair blessйe. Un retard ce n'est rien... ce n'est
rien... mais quand il se prolonge...
-- Ah!... Et а quelle heure sera-t-il ici?
-- A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.
Elle se heurtait maintenant а un mur. Elle n'obtenait que l'йcho mкme
de ses questions.
-- Je vous en prie, rйpondez-moi! Oщ se trouve-t-il?...
-- Oщ il se trouve? Attendez...
Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, lа,
derriиre ce mur.
On se dйcida:
-- Il a dйcollй de Commodoro а dix-neuf heures trente.
-- Et depuis?
-- Depuis?... Trиs retardй... Trиs retardй par le mauvais temps...
-- Ah! Le mauvais temps...
Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune йtalйe lа, oisive,
sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux
heures а peine pour se rendre de Commodoro а Trelew.
-- Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des
messages! Mais que dit-il?...
-- Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil... vous
comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas.
-- Un temps pareil!
-- Alors, c'est convenu, Madame, nous vous tйlйphonons dиs que nous
savons quelque chose.
-- Ah! vous ne savez rien...
-- Au revoir, Madame...
-- Non! non! Je veux parler au Directeur!
-- Monsieur le Directeur est trиs occupй, Madame, il est en
confйrence...
-- Ah! зa m'est йgal! Зa m'est bien йgal! Je veux lui parler!
Le chef de bureau s'йpongea:
-- Une minute...
Il poussa la porte de Riviиre:
-- C'est Madame Fabien qui veut vous parler. "Voilа, pensa Riviиre,
voilа ce que je craignais." Les йlйments affectifs du drame commenзaient а
se montrer. Il pensa d'abord les rйcuser: les mиres et les femmes n'entrent
pas dans les salles d'opйration. On fait taire l'йmotion aussi sur les
navires en danger. Elle n'aide pas а sauver les hommes. Il accepta pourtant:
-- Branchez sur mon bureau.
Il йcouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il
sut qu'il ne pourrait pas lui rйpondre. Ce serait stйrile, infiniment, pour
tous les deux, de s'affronter.
-- Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si frйquent, dans notre
mйtier, d'attendre longtemps des nouvelles.
Il йtait parvenu а cette frontiиre oщ se pose, non le problиme d'une
petite dйtresse particuliиre, mais celui-lа mкme de l'action. En face de
Riviиre se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie.
Riviиre ne pouvait qu'йcouter, que plaindre cette petite voix, ce chant
tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel
n'admettent le partage: ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi
au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une
clartй de lampe sur la table du soir, d'une chair qui rйclamait sa chair,
d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien
et elle avait raison. Et lui aussi, Riviиre, avait raison, mais il ne
pouvait rien opposer а la vйritй de cette femme. Il dйcouvrait sa propre
vйritй, а la lumiиre d'une humble lampe domestique, inexprimable et
inhumaine.
-- Madame...
Elle n'йcoutait plus. Elle йtait retombйe, presque а ses pieds, lui
semblait-il, ayant usй ses faibles poings contre le mur.


Un ingйnieur avait dit un jour а Riviиre, comme ils se penchaient sur
un blessй, auprиs d'un pont en construction:
"Ce pont vaut-il le prix d'un visage йcrasй?" Pas un des paysans, а qui
cette route йtait ouverte, n'eыt acceptй, pour s'йpargner un dйtour par le
pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bвtit des
ponts. L'ingйnieur avait ajoutй: "L'intйrкt gйnйral est formй des intйrкts
particuliers: il ne justifie rien de plus." -- "Et pourtant, lui avait
rйpondu plus tard Riviиre, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons
toujours comme si quelque chose dйpassait, en valeur, la vie humaine... Mais
quoi?"
Et Riviиre, songeant а l'йquipage, eut le c ur serrй. L'action, mкme
celle de construire un pont, brise des bonheurs; Riviиre ne pouvait plus ne
pas se demander "au nom de quoi?"
"Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-кtre disparaоtre, auraient pu
vivre heureux." II voyait des visages penchйs dans le sanctuaire d'or des
lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tirйs?" Au nom de quoi les
a-t-il arrachйs au bonheur individuel? La premiиre loi n'est-elle pas de
protйger ces bonheurs-lа? Mais lui-mкme les brise. Et pourtant un jour,
fatalement, s'йvanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La
vieillesse et la mort les dйtruisent, plus impitoyables que lui-mкme. Il
existe peut-кtre quelque chose d'autre а sauver et de plus durable;
peut-кtre est-ce а sauver cette part-lа de l'homme que Riviиre travaille?
Sinon l'action ne se justifie pas.


"Aimer, aimer seulement, quelle impasse!" Riviиre eut l'obscur
sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait
aussi d'une tendresse, mais si diffйrente des autres. Une phrase lui revint:
"II s'agit de les rendre йternels..." Oщ avait-il lu cela? "Ce que vous
poursuivez en vous-mкme meurt." II revit un temple au dieu du soleil des
anciens Incas du Pйrou. Ces pierres droites sur la montagne. Que
resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids
de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? "Au nom de
quelle duretй, ou de quel йtrange amour, le conducteur de peuples
d'autrefois, contraignant ses foules а tirer ce temple sur la montagne, leur
imposa-t-il donc de dresser leur йternitй?" Riviиre revit encore en songe
les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque а
musique. "Cette sorte de bonheur, ce harnais...", pensa-t-il. Le conducteur
de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-кtre pas pitiй de la souffrance de
l'homme, eut pitiй, immensйment, de sa mort. Non de sa mort individuelle,
mais pitiй de l'espиce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple
dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le dйsert.



    XV



Ce papier pliй en quatre le sauverait peut-кtre: Fabien le dйpliait,
les dents serrйes.
"Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis mкme plus
manipuler, je reзois des йtincelles dans les doigts."
Fabien, irritй, voulut rйpondre, mais quand ses mains lвchиrent les
commandes pour йcrire, une sorte de houle puissante pйnйtra son corps: les
remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de mйtal, et le basculaient. Il
y renonзa.
Ses mains, de nouveau, se fermиrent sur la houle, et la rйduisirent.
Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de
l'orage, Fabien lui casserait la figure а l'arrivйe. Il fallait, а tout
prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, а plus de quinze cents
kilomиtres, on pouvait leur lancer une corde dans cet abоme. A dйfaut d'une
tremblante lumiиre, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eыt
prouvй la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule,
venue d'un monde qui dйjа n'existait plus. Le pilote йleva et balanзa le
poing dans sa lumiиre rouge, pour faire comprendre а l'autre, en arriиre,
cette tragique vйritй, mais l'autre, penchй sur l'espace dйvastй, aux villes
ensevelies, aux lumiиres mortes, ne la connut pas.
Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent criйs.
Il pensait: "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si
l'on me dit de marcher plein Sud..." Elles existaient quelque part ces
terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades,
lа-bas, les connaissaient, instruits comme des savants, penchйs sur des
cartes, tout-puissants, а l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que
savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, а la
vitesse d'un йboulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux
hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas.
On ordonnerait а Fabien: "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap
au deux cent quarante. Mais il йtait seul.
Il lui parut que la matiиre aussi se rйvoltait. Le moteur, а chaque
plongйe, vibrait si fort que toute la masse de l'avion йtait prise d'un
tremblement comme de colиre. Fabien usait ses forces а dominer l'avion, la
tкte enfoncйe dans la carlingue, face а l'horizon gyroscopique, car, au
dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu
dans une ombre oщ tout se mкlait, une ombre d'origine des mondes. Mais les
aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite,
devenaient difficiles а suivre. Dйjа le pilote, qu'elles trompaient, se
dйbattait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu а peu dans cette ombre.
Il lut sa hauteur: "Cinq cents mиtres". C'йtait le niveau des collines. Il
Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi
que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eыt йcrasй, йtaient comme
arrachйes de leur support, dйboulonnйes, et commenзaient а tourner, ivres,
autour de lui. Et commenзaient, autour de lui, une sorte de danse profonde
et qui le serrait de plus en plus.
Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe
oщ. Et, pour йviter au moins les collines, il lвcha son unique fusйe
йclairante. La fusйe s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y
йteignit: c'йtait la mer.
Il pensa trиs vite: "Perdu. Quarante degrйs de correction, j'ai dйrivй
quand mкme. C'est un cyclone. Oщ est la terre?" Il virait plein Ouest. Il
pensa: "Sans fusйe maintenant, je me tue." Cela devait arriver un jour. Et
son camarade, lа, derriиre... "II a remontй l'antenne, sыrement." Mais le
pilote ne lui en voulait plus. Si lui-mкme ouvrait simplement les mains,
leur vie s'en йcoulerait aussitфt, comme une poussiиre vaine. Il tenait dans
ses mains le c ur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains
l'effrayиrent.
Dans ces remous en coups de bйlier, pour amortir les secousses du
volant, sinon elles eussent sciй les cвbles de commandes, il s'йtait
cramponnй а lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici
qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les
doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il йtait obйi. Quelque
chose d'йtranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et mobiles.
Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la
pensйe atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant
aux seules douleurs des йpaules: "II m'йchappera. Mes mains s'ouvriront..."
Mais s'effraya de s'кtre permis de tels mots, car il crut sentir ses mains,
cette fois, obйir а l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans
l'ombre, pour le livrer.
Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalitй
extйrieure. Mais il y a une fatalitй intйrieure: vient une minute oщ l'on se
dйcouvre vulnйrable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.
Et c'est а cette minute que luirent sur sa tкte, dans une dйchirure de
la tempкte, comme un appвt mortel au fond d'une nasse, quelques йtoiles.
Il jugea bien que c'йtait un piиge: on voit trois йtoiles dans un trou,