transmettras?
Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
Kim prit un balai et poussa les dйbris dans un coin.
- Un imbйcile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte
tout encore une fois. Зa les dйmolira, cet amour...
Sous la fenкtre, l'irritante pйtarade de la moto s'йleva а nouveau,
puis tout redevint silencieux а l'exception des coups sourds du mouton
derriиre le mur.
- Que faisais-tu ce matin au bord de l'а-pic, Perets? demanda Kim.
- Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique lа-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forкt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai
parfois mкme l'impression que toi aussi tu mens.
- Le Directeur, йnonзa pensivement Kim. C'est peut-кtre une idйe. Tu es
quelqu'un de courageux...
- De toute faзon je n'en vais demain. Touzik m'emmиnera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus lа.
- Je ne m'attendais pas а зa, poursuivit Kim sans йcouter. Trиs
courageux... On pourrait peut-кtre t'envoyer lа-bas, que tu te rendes
compte?

    II


Perets s'йveilla au contact de doigts froids sur son йpaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperзut au-dessus de lui un homme en sous-vкtements. Il
n'y avait pas de lumiиre dans la piиce, mais l'homme йtait йclairй par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitйs.
- Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
- Il faut йvacuer, rйpondit l'homme, а voix basse lui aussi.
"Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
- Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
- L'hфtel est complet. Vous devez йvacuer les lieux.
Perets fit le tour de la piиce d'un regard dйsemparй. Tout йtait comme
avant, comme avant les trois autres lits йtaient vides.
- Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a а
voir. De toute faзon, il faut changer votre literie pour la donner а
nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-mкme, vous n'avez pas reзu
l'йducation adйquate...
Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut
pour se donner de l'assurance. Il йtait dans un йtat tel qu'un simple
contact eыt suffi pour qu'il se mette а hurler, а glapir, а entrer en
transes, а briser la fenкtre pour appeler au secours.
- Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tкte
de Perets.
- Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
- C'est l'heure.
- Seigneur! vous n'avez pas toute votre tкte а vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit а passer
de toute faзon.
Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la
housse de l'oreiller. Le commandant, comme figй sur place, suivait ses
mouvements de ses yeux exorbitйs. Ses lиvres tremblaient.
- Rйparations, lвcha-t-il enfin. Il est temps de faire des rйparations.
La tapisserie est toute dйchirйe, le plafond fissurй, le planchйiage а
refaire...
Sa voix s'affermit :
- Donc, vous devez de toute faзon йvacuer. Les rйparations vont
commencer incessamment.
- Les rйparations?
- Les rйparations. Vous avez vu l'йtat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
- Maintenant? Tout de suite?
- Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus
longtemps. Le plafond est complиtement fissurй. Il n'y a qu'а voir.
Perets se sentit soudain glacй. Il abandonna la housse et saisit son
pantalon.
- Quelle heure est-il? demanda-t-il.
- Minuit passй, rйpondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
- Et oщ vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon,
en йquilibre sur un pied. Vous n'avez qu'а me mettre ailleurs, dans une
autre chambre...
- Tout est complet. Et lа oщ ce n'est pas complet, c'est en
rйparations.
- Chez le veilleur, alors...
- C'est complet.
Perets fixa tristement la lune.
- Dans le dйbarras, alors. Dans le dйbarras, dans la lingerie, dans le
poste d'йlectricitй. Il ne me reste plus que six heures а dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver а me loger chez vous, d'une maniиre ou d'une
autre...
Le commandant s'agita soudain а travers la piиce. Il courait d'un lit а
l'autre, nu-pieds, blкme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrкta
et profйra d'une voix geignarde :
- Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisй, j'ai fait deux instituts,
je ne suis pas un quelconque indigиne... Je comprends tout! Mais c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura а l'oreille :) Votre visa est arrivй а expiration. Il y a dйjа
vingtsept minutes qu'il est expirй, et vous кtes toujours lа! Vous ne devez
pas кtre lа. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de
Perets.) Je me suis rйveillй en nage а minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai йtй. Je ne me
souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
Perets s'habilla а la hвte. Il comprenait mal. Le commandant n'arrкtait
pas de courir entre les lits, piйtinait les carrйs de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait а la fenкtre et murmurait :
"Mon Dieu, enfin..."
- Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
Le commandant eut un claquement de mвchoires.
- En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut кtre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
- Et maintenant oщ vais-je aller?
Le commandant ne rйpondit pas. Il attendait, trйpignant d'impatience
Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux.
Il s'arrкta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, йcouta un
moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeillй : "...
Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus) Compris? Tu rйponds..." Perets s'assit sur sa valise et
йtendit son manteau sur ses genoux.
- Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derriиre lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'йvacuer complиtement le
territoire de l'hфtel.
Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chaussйe. Le commandant
piйtina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma
femme... sans excиs d'aucune sorte... les consйquences... impossible..."
Puis il partit en frфlant le mur, silhouette blanche dans ses
sous-vкtements. Perets vit les fenкtres noires des cottages, les fenкtres
noires de l'Administration, les fenкtres noires de l'hфtel. Nulle part il
n'y avait de lumiиre, les ampoules des rues elles-mкmes йtaient йteintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et mйchante.
Et soudain il dйcouvrit qu'il йtait seul. Personne auprиs de lui.
Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis
souvent aperзu. Et pourtant je suis seul, comme s'ils йtaient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme affligй de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
collй а moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouй du piano а quatre
mains et avons parlй, et j'йtais le seul avec qui il osait parler, avec qui
il se sentait un homme а part entiиre, et pas le pиre de sept enfants. Et
Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une йnorme liasse de
dйnonciations. Quatre-vingt-douze dйnonciations me concernant, toutes
йcrites de la mкme main et signйes de noms diffйrents. Comme quoi je volais
а la poste la cire а cacheter de l'Etat, j'avais amenй dans ma valise une
maоtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces dйnonciations, en avait jetй
certaines au panier et avait mis les autres de cфtй en marmonnant : "Зa,
c'est а creuser." Et c'йtait inattendu et effrayant, insensй et
repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il
dйtournait aussitфt...
Perets se leva, prit sa valise et partit а l'aventure, lа oщ le
mиnerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part.
Il tituba, йternua de poussiиre et sans doute tomba а plusieurs reprises. La
valise йtait incroyablement lourde, comme impossible а diriger. Elle se
frottait а la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et
resurgissait des tйnиbres pour venir battre le genou. Dans une sombre allйe
du parc oщ ne brillait aucune lumiиre et oщ seules les statues aussi
incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'йtait dйtachйe
et Perets, en dйsespoir de cause, l'abandonna. L'heure du dйsespoir йtait
venue. Aveuglй par les larmes, Perets se fraya un chemin а travers les haies
sиches et bardйes de piquants poussiйreux, franchit quelques marches, tomba
lourdement sur le dos et, а bout de forces, tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber а genoux au bord de l'а-pic.
Mais la forкt demeurait indiffйrente. Si indiffйrente qu'elle ne se
laissait mкme pas voir. Sous l'а-pic, tout йtait sombre et ce n'йtait qu'а
l'horizon que l'on voyait apparaоtre quelque chose de gris et d'informe,
vaste et stratifiй qui luisait mollement sous la lune.
- Rйveille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-кtre tu ne comprends pas ce que зa veut
dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps а... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas
qui tu es. Et mкme ceux qui sont absolument persuadйs de le savoir ne le
savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux espйrer que tu es telle que
toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et
comprйhensive, attentive et peut-кtre mкme reconnaissante. Nous avons perdu
tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons
qu'йriger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais
toi, tu es diffйrente, et c'est pourquoi je suis venu а toi de loin, sans
mкme croire а ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de
moi? Non, je vais te dire la vйritй. J'ai peur de ne pas avoir non plus
besoin de toi. Nous nous sommes aperзus, mais nous ne sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en кtre ainsi. Peut-кtre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu
ne peux йvidemment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-кtre
pas la peine d'кtre distinguй. J'ai peut-кtre moi-mкme imaginй les qualitйs
humaines qui devaient te plaire, mais te plaire а toi telle que je t'ai
imaginйe et non а toi telle que tu es...
Des flocons de lumiиre blancs et brillants se levиrent а l'horizon,
s'йtendirent et tout d'un coup, а droite sous la falaise, sons le rocher en
surplomb, des faisceaux de projecteurs se dйchaоnиrent pour fouiller le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
а l'horizon s'йtirиrent, se gonflиrent, devinrent des nuages blanchвtres et
s'йteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'йteignirent
aussi.
- Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je
les connais aussi trиs mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous
les excиs, du plus extrкme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
fйrocitй comme dans la pitiй, dans le dйchaоnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la comprйhension. Ils ont toujours remplacй la
comprйhension par des succйdanйs - foi, athйisme, indiffйrence, mйpris. Ce
qui est toujours apparu кtre le plus simple. Plus simple de croire que de
comprendre. Plus simple d'кtre dйsabusй que de comprendre. Entre autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne
peux pas t'aider, tout est trop rйsistant, trop en place. Ici je suis trop
visiblement dйplacй, йtranger. Mais je trouverai le point d'application des
forces, ne t'inquiиte pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller
irrйversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus йconomique, et sur tout le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
Perets se leva et s'avanзa tout droit а travers les buissons, dans le
parc, dans l'allйe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
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