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roman
Traduit du russe
par Michel Pйtris
(c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
Edition Champ Libre, Paris, 1972
OCR: Oleg Volkov, 1999
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Au tournant, dans la profondeur
de la trouйe de la forкt,
Le futur qui m'attend
me sert de serment.
On ne l'entraоnera pas dans une discussion
Et on ne l'amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forкt
distendu, а la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu'au sommet!
Issa, fils de paysan.
De cette hauteur, la forкt йtait comme une luxuriante йcume mouchetйe.
Comme une immense йponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiиre. Comme un masque informe posй sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le
prйcipice. Il lui sembla que ses talons йtaient tout d'un coup devenus
humides, comme s'il les avait rйellement plongйs dans le tiиde brouillard
lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux
qu'il avait ramassйs, les disposa soigneusement а cфtй de lui, puis choisit
le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et
silencieux, endormi et indiffйrent qui avalait pour toujours. L'йtincelle
blanche s'йteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce que racontait la cuisiniиre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide а la
population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le
chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la Pйnйtration du gйnie ; si
l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espйrances
pouvaient se rйaliser au moins une fois dans la vie, alors, а la septiиme
pierre, les buissons s'йcarteraient avec fracas derriиre lui et dans la
clairiиre, sur l'herbe foulйe, blanchie par la rosйe, paraоtrait le
Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise а passepoil mauve,
respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne
regarderait rien, ni la forкt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il
se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler а chaque fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air chargй d'acide carbonique
et de nicotine s'йchapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande
ouverte.
Derriиre, les buissons s'йcartиrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'йtait pas le Directeur, mais la personne familiиre de
Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha
lentement et s'arrкta а deux enjambйes de Perets, abaissant vers lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupзonnait quelque chose, quelque
chose de trиs important, et ce savoir ou ce soupзon immobilisait les traits
de son visage allongй, visage pйtrifiй d'un homme qui apportait ici, sur
l'а-pic, une йtrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne
encore au monde ne la connaissait, mais il йtait manifeste que tout йtait
radicalement changй, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait
maintenant plus de sens et que chacun devrait dйsormais donner tout ce dont
il йtait capable.
- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard
circulaire autour de lui.
- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
- Tiens donc. Des sandales? Trи-иs bien. Mais а qui sont ces sandales?
Il s'approcha de l'а-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitфt.
- Quelqu'un est assis au bord de l'а-pic, commenta-t-il, avec des
sandales posйes а cфtй de lui. La question qui se pose inйvitablement est
alors : а qui sont les sandales et oщ se trouve leur propriйtaire?
- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
- Les vфtres? Donc, vous кtes pieds nus. Pourquoi?
- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai dйcidй а l'avenir de rester
pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux йcartйs :
- Elle est lа-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais зa ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins
elle est rйellement lа-bas, et зa c'est une autre question que nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas espйrer l'atteindre avec une pierre, mкme si vous aviez l'adresse
nйcessaire et si vous vouliez rйellement cela et cela seul : je parle du
coup au but... Mais nous allons йclaircir tout зa.
Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et
poursuivit :
- Donc, vous йtiez lа hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit la deuxiиme fois que vous veniez au bord de l'а-pic, alors que
les autres employйs de l'Administration, pour ne rien dire des spйcialistes
surnumйraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas du dйfi ni de la mйchancetй, il ne faut pas y attacher
d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher
d'importance а l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance dйfиque sur la
forкt. L'ignorance dйfиque toujours sur quelque chose.
- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forкt. Vous l'aimez? Rйpondez!
- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son
bloc-notes :
- Ne vous oubliez pas! Vous savez trиs bien qui je suis. J'appartiens
au groupe de l'Eradication, et votre rйponse, ou plus exactement votre
contre-question, est donc absolument dйpourvue de sens. Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forкt est dйterminйe par la fonction
que je remplis, mais qu'est-ce qui dйtermine la vфtre? cela je ne le
comprends pas trиs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas idйe d'кtre aussi
йtranger : rester assis au bord de l'а-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je
remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-кtre, il y a des circonstances
attйnuantes, et en fin de compte vous n'avez rien а craindre, n'est-ce pas
Perets?
- Non, dit Perets. C'est-а-dire йvidement, oui.
- Vous voyez. Le naturel disparaоt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A qui est cette main, demandons-nous? Oщ lance-t-elle une pierre? Ou
peut-кtre а qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous
rester assis au bord de l'а-pic? Est-ce innй chez vous ou bien vous
кtes-vous spйcialement entraоnй? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au
bord de l'а-pic. Et je n'ose mкme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraоner. La tкte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'а-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forкt. Montrez-moi s'il vous plaоt votre laissez-passer, Perets.
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On
m'en a donnй, on lui en a donnй, on leur en a donnй, on en a donnй а
beaucoup d'autres encore, et а vous on ne veut pas vous en donner.
Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dйcharnй de Domarochinier
s'йchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
- Sans doute parce que je suis йtranger, suggйra Perets. C'est
certainement la raison.
- Et je ne suis pas le seul а m'intйresser а vous, poursuivit
Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a
aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-кtre vous
lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien
qu'а vous voir.
Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
- Mais йloignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse
Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitйs!
- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y
va?
- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez rйpondu а aucune de mes
questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous кtes vraiment... (Il
jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les йpaules et le glissa sous
son bras.) C'est йtrange. Pas la moindre impression, sans mкme parler
d'information.
- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a а rйpondre? dit Perets. Je devais
simplement кtre ici pour parler au Directeur.
Domarochinier se figea littйralement sur place, comme engluй dans les
buissons, et profйra d'une voix altйrйe :
- C'est donc pour зa que vous кtes...
- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous
aviez raison.
- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez кtre tout а
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je
n'йtais pas lа et je ne vous ai pas vu.
Ils passиrent devant un banc, grimpиrent quelques marches usйes,
prirent l'allйe couverte d'un fin sable rouge et pйnйtrиrent sur le
territoire de l'Administration.
- La pleine clartй ne peut exister qu'а un certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir а quoi il peut prйtendre. J'ai prйtendu
а la clartй а mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai йpuisй. Et lа oщ se
terminent les droits commencent les devoirs...
Ils dйpassиrent des cottages de dix appartements aux fenкtres garnies
de rideaux de tulle, longиrent le garage, traversиrent le terrain de sport,
passиrent encore devant les entrepфts, puis devant l'hфtel sur le seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une pвleur maladive, les yeux exorbitйs et
fixes, une serviette а la main. Ils suivirent une longue palissade derriиre
laquelle ronflaient des moteurs, pressиrent le pas, car ils n'avaient plus
beaucoup de temps, puis se mirent а courir. Il йtait cependant tard quand
ils arrivиrent а la cantine, et toutes les places йtaient prises, а
l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oщ restaient
deux places, la troisiиme йtant occupйe par le chauffeur Touzik qui, les
voyant en train de piйtiner, indйcis, sur le pas de la porte, leur fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
Tout le monde buvait du kйfir et Perets en prit aussi. La nappe rкche
de la table йtait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets
йtendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siиge, il y
eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
- Faites attention avec vos pieds, dit-il.
- Je ne l'ai pas fait exprиs, dit Perets. Je ne savais pas.
- Et moi, je le savais? rйpliqua Touzik. Il y en a quatre lа-dessous,
tвche de pas faire l'idiot.
- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
- On sait зa, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lа, nous
non plus.
- Mais j'ai le foie malade, commenзa а s'inquiйter Domarochinier. Voilа
un certificat.
Il fit apparaоtre une feuille de cahier froissйe marquйe d'un sceau
triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'йtait effectivement un
certificat, couvert d'une йcriture illisible de mйdecin. Perets ne put
dйchiffrer qu'un mot : "antabus".
- Et il y a aussi ceux de l'annйe derniиre, et ceux de
l'avant-derniиre, mais ils sont dans le coffre.
Le chauffeur Touzik dйdaigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kйfir, porta son index repliй а son nez, renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profйra d'une voix raffermie :
- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forкt? Des arbres. (Il s'essuya
les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils
sautent. Tu comprends?
- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
- Eh bien! voilа. Il y en a un lа, immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence а se tordre, а se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un
craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mиtres. Il m'a
bousillй la cabine. Puis il redevient immobile.
- Pourquoi? demanda Perets.
- Parce que зa s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se
versant un verre de kйfir.
- Hier on a reзu un lot de nouvelles scies йlectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lиvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mкme que ce ne sont pas des scies, mais de vйritables machines а
scier. Nos machines а scier de l'Eradication.
Alentour, tout le monde buvait du kйfir. Dans des verres а facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses а cafй, dans des cornets de
papier, ou simplement а la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenйs
sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats
mйdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, а l'estomac ou au duodйnum.
Pour cette annйe et pour les annйes prйcйdentes.
- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est
dйglinguйe, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore а
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux йchecs avec
lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imbйciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais а mourir! Vous lui parlerez pour moi,
hein?
- B-Bon, fit Perets d'une voix hйsitante. J'essaierai.
- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il йtait avec moi
а l'armйe ; j'йtais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en
portant la main а la hauteur du couvre-chef.
- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kйfir а la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lа qu'elles sont, tu comprends? Nues.
- C'est votre kйfir, Touz, qui vous donne des visions, plaзa
Domarochinier.
- Je les ai vues de mes propres yeux, rйpliqua Touzik en portant le
verre а ses lиvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
- Mystique toi-mкme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la
manche.
- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont lа,
йtendues... Et puis aprиs? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester
lа, et puis c'est tout.
Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent а la
surface comme nous sortons d'une piиce enfumйe pour nous mettre au balcon
par une nuit de lune, et exposer lа, les yeux clos, notre visage а la
fraоcheur. C'est peut-кtre ce qu'elles font. Elles viennent а la surface, et
elles restent lа. A se reposer. A йchanger des sourires et des paroles
indolentes...
- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement
Domarochinier. Tu es dйjа allй dans la forкt? Tu n'y as jamais mis les
pieds, et tu en parles.
- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forкt? J'ai un
laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaоt, Touz.
- Je n'ai pas vu moi-mкme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant а
Perets. Mais j'y crois tout а fait. Parce que les autres en parlent. Mкme
Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forкt. Il la connaissait
comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lа-bas, dans
sa forкt.
- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
- Quoi, "si"? Un homme part en hйlicoptиre, et de trois ans on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dйcиs dans les journaux, le repas de
funйrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cassй sa pipe, c'est
йvident.
- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniиre absolument catйgorique.
Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kйfir au
comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui
murmurer а l'oreille, le regard fuyant :
- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont йtй
donnйs... Je me considиre en droit de vous en informer parce que vous кtes
йtranger...
- Quels ordres?
- Le considйrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de
s'йcarter.
Puis il reprit а voix haute :
- Le kйfir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le rйfectoire s'emplit
de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levиrent avec des bruits de
chaises et gagnиrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait а tous ceux qui passaient а proximitй :
"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu йtrange, mais nous
sommes en train de parler..."
Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
- Est-ce que le manager parlait sйrieusement en disant qu'il ne me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intйrкt а vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, зa l'avancerait а quoi? Oщ
vous voyez de la plaisanterie lа-dedans?
Perets se mordit la lиvre.
- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien а faire ici. Mon
visa touche а sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilа tout.
- En gйnйral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois
rйprimandes. On vous donne un autobus spйcial, on rйveille un chauffeur au
milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires...
Comment зa se passe avec les gars d'ici? Premiиre rйprimande : le type est
rйtrogradй. Deuxiиme rйprimande : on l'envoie dans la forкt expier ses
pйchйs. Et а la troisiиme : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
а celui-lа. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitфt les
gratifications, et on me met а la charrette а merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule,
vu? Lа, je quitte la charrette а merde et je pars а la station biologique
pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont lа-bas. Mais si je ne veux pas
aller а la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape pour la troisiиme fois sur la gueule. Lа, c'est terminй. Je suis
licenciй pour actes de voyoutisme et expulsй dans les vingt-quatre heures.
Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaзant :
- Vous faites de la dйsinformation, Touz, de la dйsinformation.
D'abord, il doit s'йcouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi,
toutes les fautes sont considйrйes comme un seul et mкme dйlit, et le
perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration
elle-mкme donne suite а l'affaire. Deuxiиmement, а la deuxiиme faute, le
coupable est sans retard envoyй dans la forкt sous la surveillance d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitй de s'aviser de commettre une
troisiиme infraction. Ne l'йcoutez pas, Perets, il ne comprend rien а ces
problиmes.
Touzik avala une gorgйe de kйfir, fit une grimace et cacarda :
- C'est vrai. Lа, peut-кtre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faзon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme зa, sans raison.
- Mais vous кtes pas obligй de lui taper sur la... sur la gueule, dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dйchirer
son costume.
- Non, je ne peux pas, dit Perets.
- Mauvais, зa, dit Touzik. Зa ira mal pour vous, alors, PAN Perets.
Alors, voilа ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmиnerai.
- Vraiment? demanda Perets, joyeux.
- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversй ma soupe!"
Domarochinier prit la parole :
- L'homme doit кtre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous
voulez.
- C'est toujours comme зa chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout а
l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement кtre
simple et clair?
Touzik renifla son index repliй et profйra :
- L'homme doit кtre sobre. Tu crois pas?
- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trиs simple,
et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas lа que
vous pourrez m'attraper, Touz.
- Ce qui m'йtonne dans la forкt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brыlants, tu comprends? Je peux pas supporter зa. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, зa fume, зa sent le
chou. J'ai mкme essayй de goыter, mais зa n'a pas de goыt, зa manque de
sel... Non, la forкt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrкte pas d'amener du matйriel, et il disparaоt,
comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaоt
encore...
Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours йtrangиre. Familiиre, ressemblante,
mais fondamentalement йtrangиre. Le plus difficile est de se faire а cette
idйe, qu'elle est а la fois йtrangиre et, familiиre. Qu'elle est l'йmanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dйtachйe de nous
et ne veut pas nous connaоtre. C'est sans doute ainsi que le pithйcanthrope
aurait pu penser а nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lа-bas, mais avec
quelque chose de sйrieux, et en deux mois nous aurons fait de tout зa une
surface bйtonnйe, sиche et lisse.
- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bйtonnйe avec ton propre pиre. Pour la clartй.
Le mugissement profond d'une sirиne se fit entendre. Les carreaux des
fenкtres tremblиrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiиres se mirent а clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir
surgit une inscription en lettres йnormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva а la hвte, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
Touzik acquiesзa :
- C'est l'heure. L'heure juste.
Il фta sa veste fourrйe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tкte posйe sur la veste.
- Donc, demain sept heures? dit Perets.
- Quoi? rйpondit Touzik d'une voix ensommeillйe.
- Je viendrai demain а sept heures.
- Oщ зa? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez
un divan...
- Au garage, dit Perets. A votre voiture.
- Ah!... Venez, venez, on verra lа-bas. C'est pas facile comme affaire.
Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit а ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait
deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets
gagna la sortie.
Il franchit sur une planchette une йnorme flaque qui s'йtalait dans
l'arriиre-cour, contourna un tumulus de boоtes de conserves vides, se glissa
а travers une fente de la palissade de planches et pйnйtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrйe de service. Les couloirs йtaient sombres et
froids, sentaient la poussiиre, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y
avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait а travers les portes
revкtues de moleskine. Perets gagna le premier йtage par un йtroit escalier
dйpourvu de rampe et arriva а une porte surmontйe d'une inscription oщ
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte
se dйtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
йbranlй en dйcouvrant qu'il йtait arrivй dans son bureau. C'est-а-dire,
йvidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table йtait maintenant а cфtй de la porte,
prиs du mur dйcorй de carreaux de faпence, comme toujours а moitiй
recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que prиs de la fenкtre
aux vitres fraоchement lavйes se trouvait la table de Kim, lequel Kim йtait
dйjа au travail : assis, un peu voыtй, il considйrait une rиgle а calcul.
- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dйconcertй.
- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tкte. Tu as un lavabo lа.
Зa va кtre trиs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava а
l'eau chaude et а l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une
pвte а dйgraisser spйciale, les frotta avec de la filasse et avec des
brosses de diverses duretйs. Puis il mit en marche le sйchoir йlectrique et
tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du
courant d'air chaud.
- A quatre heures du matin, on a fait savoir а tout le monde que nous
serions transfйrйs au premier йtage, dit Kim. Oщ йtais-tu? Chez Alevtina?
- Non, j'йtais au bord de l'а-pic, dit Perets en prenant place а sa
table.
La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer
la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets фta la housse de la
"mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla а la fenкtre et
l'ouvrit.
On ne voyait pas la forкt, mais elle йtait prйsente. Elle йtait
toujours prйsente, mкme si on ne pouvait la voir que du bord de l'а-pic.
Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle йtait cachйe par les bвtiments crиme des ateliers de
mйcanique et par les trois йtages du garage rйservй aux vйhicules personnels
des employйs. Elle йtait cachйe par les йtables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sйcheuse йtait
perpйtuellement cassйe. Elle йtait cachйe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et ses pavillons, son manиge et ses baigneuses de plвtre couvertes
d'inscriptions au crayon. Elle йtait cachйe par les cottages et leurs
vйrandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de tйlйvision.
Et de lа, de la fenкtre du premier йtage, on ne voyait pas la forкt а cause
du haut mur de briques non achevй mais dйjа trиs haut que l'on йtait en
train d'йdifier autour du bвtiment bas du groupe de la Pйnйtration du gйnie.
La forкt n'йtait visible que du bord de l'а-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forкt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensй а elle, qui ne la craignait pas et n'en rкvait pas, mкme cet homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais а la forкt, que j'en parlais, que
j'en rкvais, mais je ne soupзonnais mкme pas qu'elle pыt exister en rйalitй.
Et ce n'est pas en allant pour la premiиre fois au bord de l'а-pic que j'ai
acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte а
l'entrйe l'inscription : "Administration des affaires de la forкt". J'йtais
devant cette pancarte, ma valise а la main, couvert de poussiиre, dessйchй
par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux
trembler, car je savais maintenant que la forкt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'йtait que le jeu d'une imagination dйbile, un pвle
mensonge souffreteux. La forкt est, et cette immense bвtisse maussade a la
charge de sa destinйe...
- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forкt?
Je m'en vais demain.
- Tu veux rйellement y aller? demanda Kim distraitement.
Les marais verts et brыlants, les arbres craintifs et nerveux, les
ondines а la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitй
mystйrieuse des profondeurs, les aborigиnes йnigmatiques et circonspects,
les villages dйsertйs...
- Je ne sais pas, dit Perets.
- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensй а la forкt. Qui s'en sont toujours moquйs йperdument. Mais elle
est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forкt est dangereuse parce
qu'elle te trahira.
- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
- Qu'as-tu besoin de vйritйs amиres? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu
dans la forкt? Pleurer sur un rкve qui s'est transformй en destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce
qui est en ce qui devrait кtre?
- Et pourquoi suis-je venu ici?
- Pour кtre sыr. Tu ne comprends pas а quel point c'est important :
кtre sыr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la
forкt des mиtres cubes de bois. Ou pour trouver la bactйrie de la vie. Ou
pour йcrire une thиse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forкt, mais а toutes fins utiles : зa servira un jour ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idйe suprкme, c'est de faire de la forкt un parc
luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour
ensuite tondre ce parc. Annйe aprиs annйe. Ne pas le laisser redevenir
forкt.
- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien а faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit а sa table,
trouva une prise hвtivement installйe et brancha la "mercedes".
- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent
soixante-six zйro onze...
La "mercedes" se mit а cogner et а tressauter. Perets attendit qu'elle
soit calmйe, et lut en bйgayant la rйponse.
- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les
touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
- Un zйro zйro sept, dicta mйcaniquement Perets.
Puis il se reprit et dit :
- Mais elle ment. Зa devrait faire cent vingt.
- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zйro zйro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrйe de dix zйro sept...
- Tout de suite, dit Perets.
Le verrou claqua а nouveau derriиre la coulisse et le Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une
voix agrйable un AVE MARIA, puis profйra :
- C'est tout de mкme un vйritable prodige, cette forкt, messieurs! Et
dire que nous parlons d'elle ou йcrivons sur elle d'une maniиre aussi
criminellement insuffisante! Et pourtant elle mйrite qu'on йcrive sur elle.
Elle ennoblit, elle йveille les sentiments les plus йlevйs. Elle contribue
au progrиs. Elle est elle-mкme comme le symbole du progrиs. Et nous ne
parvenons pas а empкcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiйes. En fait, il n'y a pas de propagande de la forкt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forкt!
- Sept cent quatre-vingts multipliй par quatre cent trente-deux, dit
Kim.
Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci йtait forte et bien posйe : on
n'entendit plus la "mercedes".
- "Les arbres cachent la forкt"... "Etre perdu dans la forкt"... "Les
brigands de la forкt"... Voilа ce que nous devons combattre! Voilа ce que
nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne
luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposй circonstanciй et
judicieux sur la forкt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
- C'est que je n'ai jamais йtй lа-bas, dit Perets.
- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais allй, mais j'ai fait une
confйrence et а en juger par les йchos que j'ai reзus, c'йtait une
confйrence trиs utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non йtй
dans la forкt, la question est de dйpouiller les faits de leur gangue de
mysticisme et de superstition, de mettre а nu la substance en arrachant les
oripeaux dont elle a йtй affublйe par les esprits mesquins et
militaristes...
- Deux fois huit divisй par quarante-neuf moins sept fois sept, dit
Kim.
La "mercedes" se mit а l'oeuvre. Le Proconsul haussa а nouveau la voix.
- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le
faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les thиses et vous les
dйvelopperez а la lumiиre des derniиres acquisitions de la linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thиse?
- C'est "Les particularitйs du style et de la rythmique de la prose
fйminine de la basse йpoque Heian, sur la base du " Makura-no sфshi "." Je
crains que...
- Sen-sa-tion-nel! C'est prйcisйment ce qu'il nous faut. Vous
soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondriиres, mais de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une
science hautement йvoluйe. Pas d'indigиnes, pas de sauvages, mais une
antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux idйaux йlevйs, des hommes
modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel,
MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est trиs bien que vous connaissiez la
forкt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma
confйrence йtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse.
Comme matйriau de base, j'ai utilisй les protocoles des rйunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forкt...
- Je ne suis pas explorateur de la forкt, tenta de plaider Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forкt.
Le Proconsul hocha distraitement la tкte et nota rapidement quelque
chose sur sa manchette.
- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amиre vйritй. Malheureusement,
cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche
euristique de la personnalitй... Vous pouvez aussi parler de cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rйgler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content,
Perets, que vous preniez enfin part а notre travail. Il y a longtemps que je
vous suis de trиs prиs... Voilа, je vous ai inscrit pour la semaine
prochaine.
Perets arrкta la "mercedes".
- Je ne serai pas lа la semaine prochaine. Mon visa vient а expiration,
et je pars. Demain.
- Nous arrangerons зa d'une maniиre ou d'une autre. J'irai voir le
Directeur, il est lui-mкme membre du club, il comprendra. Considйrez que
vous avez une semaine de plus.
- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda
droit dans les yeux :
- Il faut! Vous le savez trиs bien, Perets, il faut! Au revoir. Il
porta deux doigts а la hauteur de sa tempe et s'йloigna en agitant sa
serviette.
- Une vйritable toile d'araignйe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lа...
- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
- Mais je ne peux plus rester ici!
- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipliй par quatre cent
trente-deux...
"De toute faзon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les
touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au
ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux йchecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du thй et de la confiture avec vous, je ne veux plus
chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous,
dйbrouiller vos discussions et maintenant faire des confйrences que de toute
faзon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mкmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute faзon, vous ne
comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une
nйcessitй..."
Au-dehors, derriиre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des
briques qui se dйversaient. Sur le mur йtaient assis cфte а cфte quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenкtre
mкme le vrombissement et la pйtarade d'un moteur de moto.
- Quelqu'un qui vient de la forкt, commenta Kim. Dйpкche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la piиce.
Il portait une combinaison dont le capuchon dйboutonnй ballottait sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'йmetteur. Des bottes jusqu'а la ceinture,
la combinaison йtait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pвle
et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une
longueur dйmesurйe qui traоnait par terre. La liane continuait а se
tortiller, et Perets eut l'impression d'кtre en prйsence d'un tentacule
projetй par la forкt elle-mкme, qui, bientфt se tendrait et qui entraоnerait
l'homme sur le chemin inverse, а travers les couloirs de l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rйfectoire, les ateliers,
l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussiйreuse, а travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dйbut de la corniche, vers les portes,
mais il passerait а cфtй des portes et serait entraоnй plus bas, vers
l'а-pic...
L'homme portait des lunettes de moto, son visage йtait couvert d'une
йpaisse couche de poussiиre, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoпan Stoпanov, de la station biologique. Il tenait а la main un gros sac
en papier. Il fit quelques pas sur le sol revкtu d'une mosaпque qui
reprйsentait une femme sous la douche et s'arrкta devant Kim, tenant le sac
en papier cachй derriиre son dos et faisant d'йtranges mouvements avec sa
tкte, comme s'il avait eu des dйmangeaisons dans le cou.
- Kim, dit-il, c'est moi.
Kim ne rйpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dйchirait le
papier.
- Kimouchka, reprit Stoпan d'une voix implorante, je t'en supplie.
- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
- C'est la derniиre fois, dit Stoпan. La derniиre des derniиres.
Il eut un nouveau mouvement de tкte et Perets aperзut sur son cou
maigre а la peau rasйe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
rosвtre, fine, aiguл, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une
sorte d'aviditй.
- Tu n'as qu'а dire que c'est а cause de Stoпan, un point c'est tout.
Si on t'invite au cinйma, dis que tu as un travail urgent а terminer ce
soir. Si c'est pour le thй, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si
on t'invite а boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniиre des
derniиres des derniиres!
- Qu'est-ce que tu as а rentrer la tкte dans les йpaules comme зa?
demanda mйchamment Kim. Allons, tourne-toi.
- Зa te reprend? demanda Stoпan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu
n'as qu'а transmettre, tout le reste est sans importance.
Penchй par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Stoпan,
pressait et massait, les coudes йcartйs, en grinзant des dents d'un air
dйgoыtй et marmonnant des jurons. La tиte baissйe, le cou offert, Stoпan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apportй quelque chose que tu
pourras... Pour la derniиre fois...
Il dйplia le papier et montra а Perets un petit bouquet de fleurs
sauvages d'un vert vйnйneux.
- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
- Mais arrкte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque,
chiffe!
- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Stoпan. Pour la
derniиre fois, la derniиre des derniиres.
Les pousses rosйs sur sa combinaison commenзaient а se faner, se
ridaient et tombaient а terre, sur le visage de brique de la femme sous la
douche.
- C'est fini, dit Kim. Dйcampe!
Il se dйtacha de Stoпan et jeta dans le seau а ordures une chose
sanglante, а demi vivante, qui continuait а se tordre.
- Je lиve le camp, dit Stoпan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore
fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien а faire lа-bas.
- Comment, rien? s'йcria Stoпan. Quentin fond а vue d'oeil. Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit elle est revenue trempйe, blanche, glacйe. Un garde a voulu s'y
frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traоne comme un perdu. Et tout le lotissement expйrimental est envahi
par l'herbe.
- Et alors? demanda Kim.
- Quentin a pleurй toute la matinйe...
- Tout зa je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce
que Perets a а faire lа-dedans.
- Comment зa, ce qu'il a а faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y
a-t-il а part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas
faire appel а Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mкme!
Kim frappa la table de sa main :
- Зa suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas а bout.
- C'est fini, se hвta de dire Stoпan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
roman
Traduit du russe
par Michel Pйtris
(c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
Edition Champ Libre, Paris, 1972
OCR: Oleg Volkov, 1999
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Au tournant, dans la profondeur
de la trouйe de la forкt,
Le futur qui m'attend
me sert de serment.
On ne l'entraоnera pas dans une discussion
Et on ne l'amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forкt
distendu, а la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu'au sommet!
Issa, fils de paysan.
De cette hauteur, la forкt йtait comme une luxuriante йcume mouchetйe.
Comme une immense йponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiиre. Comme un masque informe posй sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le
prйcipice. Il lui sembla que ses talons йtaient tout d'un coup devenus
humides, comme s'il les avait rйellement plongйs dans le tiиde brouillard
lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux
qu'il avait ramassйs, les disposa soigneusement а cфtй de lui, puis choisit
le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et
silencieux, endormi et indiffйrent qui avalait pour toujours. L'йtincelle
blanche s'йteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce que racontait la cuisiniиre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide а la
population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le
chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la Pйnйtration du gйnie ; si
l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espйrances
pouvaient se rйaliser au moins une fois dans la vie, alors, а la septiиme
pierre, les buissons s'йcarteraient avec fracas derriиre lui et dans la
clairiиre, sur l'herbe foulйe, blanchie par la rosйe, paraоtrait le
Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise а passepoil mauve,
respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne
regarderait rien, ni la forкt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il
se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler а chaque fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air chargй d'acide carbonique
et de nicotine s'йchapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande
ouverte.
Derriиre, les buissons s'йcartиrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'йtait pas le Directeur, mais la personne familiиre de
Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha
lentement et s'arrкta а deux enjambйes de Perets, abaissant vers lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupзonnait quelque chose, quelque
chose de trиs important, et ce savoir ou ce soupзon immobilisait les traits
de son visage allongй, visage pйtrifiй d'un homme qui apportait ici, sur
l'а-pic, une йtrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne
encore au monde ne la connaissait, mais il йtait manifeste que tout йtait
radicalement changй, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait
maintenant plus de sens et que chacun devrait dйsormais donner tout ce dont
il йtait capable.
- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard
circulaire autour de lui.
- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
- Tiens donc. Des sandales? Trи-иs bien. Mais а qui sont ces sandales?
Il s'approcha de l'а-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitфt.
- Quelqu'un est assis au bord de l'а-pic, commenta-t-il, avec des
sandales posйes а cфtй de lui. La question qui se pose inйvitablement est
alors : а qui sont les sandales et oщ se trouve leur propriйtaire?
- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
- Les vфtres? Donc, vous кtes pieds nus. Pourquoi?
- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai dйcidй а l'avenir de rester
pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux йcartйs :
- Elle est lа-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais зa ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins
elle est rйellement lа-bas, et зa c'est une autre question que nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas espйrer l'atteindre avec une pierre, mкme si vous aviez l'adresse
nйcessaire et si vous vouliez rйellement cela et cela seul : je parle du
coup au but... Mais nous allons йclaircir tout зa.
Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et
poursuivit :
- Donc, vous йtiez lа hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit la deuxiиme fois que vous veniez au bord de l'а-pic, alors que
les autres employйs de l'Administration, pour ne rien dire des spйcialistes
surnumйraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas du dйfi ni de la mйchancetй, il ne faut pas y attacher
d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher
d'importance а l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance dйfиque sur la
forкt. L'ignorance dйfиque toujours sur quelque chose.
- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forкt. Vous l'aimez? Rйpondez!
- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son
bloc-notes :
- Ne vous oubliez pas! Vous savez trиs bien qui je suis. J'appartiens
au groupe de l'Eradication, et votre rйponse, ou plus exactement votre
contre-question, est donc absolument dйpourvue de sens. Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forкt est dйterminйe par la fonction
que je remplis, mais qu'est-ce qui dйtermine la vфtre? cela je ne le
comprends pas trиs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas idйe d'кtre aussi
йtranger : rester assis au bord de l'а-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je
remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-кtre, il y a des circonstances
attйnuantes, et en fin de compte vous n'avez rien а craindre, n'est-ce pas
Perets?
- Non, dit Perets. C'est-а-dire йvidement, oui.
- Vous voyez. Le naturel disparaоt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A qui est cette main, demandons-nous? Oщ lance-t-elle une pierre? Ou
peut-кtre а qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous
rester assis au bord de l'а-pic? Est-ce innй chez vous ou bien vous
кtes-vous spйcialement entraоnй? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au
bord de l'а-pic. Et je n'ose mкme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraоner. La tкte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'а-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forкt. Montrez-moi s'il vous plaоt votre laissez-passer, Perets.
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On
m'en a donnй, on lui en a donnй, on leur en a donnй, on en a donnй а
beaucoup d'autres encore, et а vous on ne veut pas vous en donner.
Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dйcharnй de Domarochinier
s'йchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
- Sans doute parce que je suis йtranger, suggйra Perets. C'est
certainement la raison.
- Et je ne suis pas le seul а m'intйresser а vous, poursuivit
Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a
aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-кtre vous
lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien
qu'а vous voir.
Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
- Mais йloignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse
Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitйs!
- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y
va?
- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez rйpondu а aucune de mes
questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous кtes vraiment... (Il
jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les йpaules et le glissa sous
son bras.) C'est йtrange. Pas la moindre impression, sans mкme parler
d'information.
- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a а rйpondre? dit Perets. Je devais
simplement кtre ici pour parler au Directeur.
Domarochinier se figea littйralement sur place, comme engluй dans les
buissons, et profйra d'une voix altйrйe :
- C'est donc pour зa que vous кtes...
- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous
aviez raison.
- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez кtre tout а
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je
n'йtais pas lа et je ne vous ai pas vu.
Ils passиrent devant un banc, grimpиrent quelques marches usйes,
prirent l'allйe couverte d'un fin sable rouge et pйnйtrиrent sur le
territoire de l'Administration.
- La pleine clartй ne peut exister qu'а un certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir а quoi il peut prйtendre. J'ai prйtendu
а la clartй а mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai йpuisй. Et lа oщ se
terminent les droits commencent les devoirs...
Ils dйpassиrent des cottages de dix appartements aux fenкtres garnies
de rideaux de tulle, longиrent le garage, traversиrent le terrain de sport,
passиrent encore devant les entrepфts, puis devant l'hфtel sur le seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une pвleur maladive, les yeux exorbitйs et
fixes, une serviette а la main. Ils suivirent une longue palissade derriиre
laquelle ronflaient des moteurs, pressиrent le pas, car ils n'avaient plus
beaucoup de temps, puis se mirent а courir. Il йtait cependant tard quand
ils arrivиrent а la cantine, et toutes les places йtaient prises, а
l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oщ restaient
deux places, la troisiиme йtant occupйe par le chauffeur Touzik qui, les
voyant en train de piйtiner, indйcis, sur le pas de la porte, leur fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
Tout le monde buvait du kйfir et Perets en prit aussi. La nappe rкche
de la table йtait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets
йtendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siиge, il y
eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
- Faites attention avec vos pieds, dit-il.
- Je ne l'ai pas fait exprиs, dit Perets. Je ne savais pas.
- Et moi, je le savais? rйpliqua Touzik. Il y en a quatre lа-dessous,
tвche de pas faire l'idiot.
- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
- On sait зa, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lа, nous
non plus.
- Mais j'ai le foie malade, commenзa а s'inquiйter Domarochinier. Voilа
un certificat.
Il fit apparaоtre une feuille de cahier froissйe marquйe d'un sceau
triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'йtait effectivement un
certificat, couvert d'une йcriture illisible de mйdecin. Perets ne put
dйchiffrer qu'un mot : "antabus".
- Et il y a aussi ceux de l'annйe derniиre, et ceux de
l'avant-derniиre, mais ils sont dans le coffre.
Le chauffeur Touzik dйdaigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kйfir, porta son index repliй а son nez, renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profйra d'une voix raffermie :
- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forкt? Des arbres. (Il s'essuya
les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils
sautent. Tu comprends?
- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
- Eh bien! voilа. Il y en a un lа, immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence а se tordre, а se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un
craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mиtres. Il m'a
bousillй la cabine. Puis il redevient immobile.
- Pourquoi? demanda Perets.
- Parce que зa s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se
versant un verre de kйfir.
- Hier on a reзu un lot de nouvelles scies йlectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lиvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mкme que ce ne sont pas des scies, mais de vйritables machines а
scier. Nos machines а scier de l'Eradication.
Alentour, tout le monde buvait du kйfir. Dans des verres а facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses а cafй, dans des cornets de
papier, ou simplement а la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenйs
sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats
mйdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, а l'estomac ou au duodйnum.
Pour cette annйe et pour les annйes prйcйdentes.
- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est
dйglinguйe, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore а
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux йchecs avec
lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imbйciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais а mourir! Vous lui parlerez pour moi,
hein?
- B-Bon, fit Perets d'une voix hйsitante. J'essaierai.
- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il йtait avec moi
а l'armйe ; j'йtais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en
portant la main а la hauteur du couvre-chef.
- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kйfir а la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lа qu'elles sont, tu comprends? Nues.
- C'est votre kйfir, Touz, qui vous donne des visions, plaзa
Domarochinier.
- Je les ai vues de mes propres yeux, rйpliqua Touzik en portant le
verre а ses lиvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
- Mystique toi-mкme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la
manche.
- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont lа,
йtendues... Et puis aprиs? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester
lа, et puis c'est tout.
Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent а la
surface comme nous sortons d'une piиce enfumйe pour nous mettre au balcon
par une nuit de lune, et exposer lа, les yeux clos, notre visage а la
fraоcheur. C'est peut-кtre ce qu'elles font. Elles viennent а la surface, et
elles restent lа. A se reposer. A йchanger des sourires et des paroles
indolentes...
- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement
Domarochinier. Tu es dйjа allй dans la forкt? Tu n'y as jamais mis les
pieds, et tu en parles.
- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forкt? J'ai un
laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaоt, Touz.
- Je n'ai pas vu moi-mкme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant а
Perets. Mais j'y crois tout а fait. Parce que les autres en parlent. Mкme
Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forкt. Il la connaissait
comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lа-bas, dans
sa forкt.
- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
- Quoi, "si"? Un homme part en hйlicoptиre, et de trois ans on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dйcиs dans les journaux, le repas de
funйrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cassй sa pipe, c'est
йvident.
- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniиre absolument catйgorique.
Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kйfir au
comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui
murmurer а l'oreille, le regard fuyant :
- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont йtй
donnйs... Je me considиre en droit de vous en informer parce que vous кtes
йtranger...
- Quels ordres?
- Le considйrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de
s'йcarter.
Puis il reprit а voix haute :
- Le kйfir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le rйfectoire s'emplit
de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levиrent avec des bruits de
chaises et gagnиrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait а tous ceux qui passaient а proximitй :
"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu йtrange, mais nous
sommes en train de parler..."
Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
- Est-ce que le manager parlait sйrieusement en disant qu'il ne me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intйrкt а vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, зa l'avancerait а quoi? Oщ
vous voyez de la plaisanterie lа-dedans?
Perets se mordit la lиvre.
- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien а faire ici. Mon
visa touche а sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilа tout.
- En gйnйral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois
rйprimandes. On vous donne un autobus spйcial, on rйveille un chauffeur au
milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires...
Comment зa se passe avec les gars d'ici? Premiиre rйprimande : le type est
rйtrogradй. Deuxiиme rйprimande : on l'envoie dans la forкt expier ses
pйchйs. Et а la troisiиme : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
а celui-lа. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitфt les
gratifications, et on me met а la charrette а merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule,
vu? Lа, je quitte la charrette а merde et je pars а la station biologique
pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont lа-bas. Mais si je ne veux pas
aller а la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape pour la troisiиme fois sur la gueule. Lа, c'est terminй. Je suis
licenciй pour actes de voyoutisme et expulsй dans les vingt-quatre heures.
Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaзant :
- Vous faites de la dйsinformation, Touz, de la dйsinformation.
D'abord, il doit s'йcouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi,
toutes les fautes sont considйrйes comme un seul et mкme dйlit, et le
perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration
elle-mкme donne suite а l'affaire. Deuxiиmement, а la deuxiиme faute, le
coupable est sans retard envoyй dans la forкt sous la surveillance d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitй de s'aviser de commettre une
troisiиme infraction. Ne l'йcoutez pas, Perets, il ne comprend rien а ces
problиmes.
Touzik avala une gorgйe de kйfir, fit une grimace et cacarda :
- C'est vrai. Lа, peut-кtre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faзon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme зa, sans raison.
- Mais vous кtes pas obligй de lui taper sur la... sur la gueule, dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dйchirer
son costume.
- Non, je ne peux pas, dit Perets.
- Mauvais, зa, dit Touzik. Зa ira mal pour vous, alors, PAN Perets.
Alors, voilа ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmиnerai.
- Vraiment? demanda Perets, joyeux.
- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversй ma soupe!"
Domarochinier prit la parole :
- L'homme doit кtre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous
voulez.
- C'est toujours comme зa chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout а
l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement кtre
simple et clair?
Touzik renifla son index repliй et profйra :
- L'homme doit кtre sobre. Tu crois pas?
- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trиs simple,
et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas lа que
vous pourrez m'attraper, Touz.
- Ce qui m'йtonne dans la forкt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brыlants, tu comprends? Je peux pas supporter зa. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, зa fume, зa sent le
chou. J'ai mкme essayй de goыter, mais зa n'a pas de goыt, зa manque de
sel... Non, la forкt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrкte pas d'amener du matйriel, et il disparaоt,
comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaоt
encore...
Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours йtrangиre. Familiиre, ressemblante,
mais fondamentalement йtrangиre. Le plus difficile est de se faire а cette
idйe, qu'elle est а la fois йtrangиre et, familiиre. Qu'elle est l'йmanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dйtachйe de nous
et ne veut pas nous connaоtre. C'est sans doute ainsi que le pithйcanthrope
aurait pu penser а nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lа-bas, mais avec
quelque chose de sйrieux, et en deux mois nous aurons fait de tout зa une
surface bйtonnйe, sиche et lisse.
- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bйtonnйe avec ton propre pиre. Pour la clartй.
Le mugissement profond d'une sirиne se fit entendre. Les carreaux des
fenкtres tremblиrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiиres se mirent а clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir
surgit une inscription en lettres йnormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva а la hвte, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
Touzik acquiesзa :
- C'est l'heure. L'heure juste.
Il фta sa veste fourrйe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tкte posйe sur la veste.
- Donc, demain sept heures? dit Perets.
- Quoi? rйpondit Touzik d'une voix ensommeillйe.
- Je viendrai demain а sept heures.
- Oщ зa? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez
un divan...
- Au garage, dit Perets. A votre voiture.
- Ah!... Venez, venez, on verra lа-bas. C'est pas facile comme affaire.
Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit а ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait
deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets
gagna la sortie.
Il franchit sur une planchette une йnorme flaque qui s'йtalait dans
l'arriиre-cour, contourna un tumulus de boоtes de conserves vides, se glissa
а travers une fente de la palissade de planches et pйnйtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrйe de service. Les couloirs йtaient sombres et
froids, sentaient la poussiиre, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y
avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait а travers les portes
revкtues de moleskine. Perets gagna le premier йtage par un йtroit escalier
dйpourvu de rampe et arriva а une porte surmontйe d'une inscription oщ
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte
se dйtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
йbranlй en dйcouvrant qu'il йtait arrivй dans son bureau. C'est-а-dire,
йvidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table йtait maintenant а cфtй de la porte,
prиs du mur dйcorй de carreaux de faпence, comme toujours а moitiй
recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que prиs de la fenкtre
aux vitres fraоchement lavйes se trouvait la table de Kim, lequel Kim йtait
dйjа au travail : assis, un peu voыtй, il considйrait une rиgle а calcul.
- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dйconcertй.
- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tкte. Tu as un lavabo lа.
Зa va кtre trиs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava а
l'eau chaude et а l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une
pвte а dйgraisser spйciale, les frotta avec de la filasse et avec des
brosses de diverses duretйs. Puis il mit en marche le sйchoir йlectrique et
tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du
courant d'air chaud.
- A quatre heures du matin, on a fait savoir а tout le monde que nous
serions transfйrйs au premier йtage, dit Kim. Oщ йtais-tu? Chez Alevtina?
- Non, j'йtais au bord de l'а-pic, dit Perets en prenant place а sa
table.
La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer
la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets фta la housse de la
"mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla а la fenкtre et
l'ouvrit.
On ne voyait pas la forкt, mais elle йtait prйsente. Elle йtait
toujours prйsente, mкme si on ne pouvait la voir que du bord de l'а-pic.
Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle йtait cachйe par les bвtiments crиme des ateliers de
mйcanique et par les trois йtages du garage rйservй aux vйhicules personnels
des employйs. Elle йtait cachйe par les йtables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sйcheuse йtait
perpйtuellement cassйe. Elle йtait cachйe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et ses pavillons, son manиge et ses baigneuses de plвtre couvertes
d'inscriptions au crayon. Elle йtait cachйe par les cottages et leurs
vйrandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de tйlйvision.
Et de lа, de la fenкtre du premier йtage, on ne voyait pas la forкt а cause
du haut mur de briques non achevй mais dйjа trиs haut que l'on йtait en
train d'йdifier autour du bвtiment bas du groupe de la Pйnйtration du gйnie.
La forкt n'йtait visible que du bord de l'а-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forкt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensй а elle, qui ne la craignait pas et n'en rкvait pas, mкme cet homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais а la forкt, que j'en parlais, que
j'en rкvais, mais je ne soupзonnais mкme pas qu'elle pыt exister en rйalitй.
Et ce n'est pas en allant pour la premiиre fois au bord de l'а-pic que j'ai
acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte а
l'entrйe l'inscription : "Administration des affaires de la forкt". J'йtais
devant cette pancarte, ma valise а la main, couvert de poussiиre, dessйchй
par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux
trembler, car je savais maintenant que la forкt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'йtait que le jeu d'une imagination dйbile, un pвle
mensonge souffreteux. La forкt est, et cette immense bвtisse maussade a la
charge de sa destinйe...
- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forкt?
Je m'en vais demain.
- Tu veux rйellement y aller? demanda Kim distraitement.
Les marais verts et brыlants, les arbres craintifs et nerveux, les
ondines а la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitй
mystйrieuse des profondeurs, les aborigиnes йnigmatiques et circonspects,
les villages dйsertйs...
- Je ne sais pas, dit Perets.
- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensй а la forкt. Qui s'en sont toujours moquйs йperdument. Mais elle
est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forкt est dangereuse parce
qu'elle te trahira.
- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
- Qu'as-tu besoin de vйritйs amиres? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu
dans la forкt? Pleurer sur un rкve qui s'est transformй en destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce
qui est en ce qui devrait кtre?
- Et pourquoi suis-je venu ici?
- Pour кtre sыr. Tu ne comprends pas а quel point c'est important :
кtre sыr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la
forкt des mиtres cubes de bois. Ou pour trouver la bactйrie de la vie. Ou
pour йcrire une thиse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forкt, mais а toutes fins utiles : зa servira un jour ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idйe suprкme, c'est de faire de la forкt un parc
luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour
ensuite tondre ce parc. Annйe aprиs annйe. Ne pas le laisser redevenir
forкt.
- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien а faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit а sa table,
trouva une prise hвtivement installйe et brancha la "mercedes".
- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent
soixante-six zйro onze...
La "mercedes" se mit а cogner et а tressauter. Perets attendit qu'elle
soit calmйe, et lut en bйgayant la rйponse.
- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les
touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
- Un zйro zйro sept, dicta mйcaniquement Perets.
Puis il se reprit et dit :
- Mais elle ment. Зa devrait faire cent vingt.
- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zйro zйro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrйe de dix zйro sept...
- Tout de suite, dit Perets.
Le verrou claqua а nouveau derriиre la coulisse et le Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une
voix agrйable un AVE MARIA, puis profйra :
- C'est tout de mкme un vйritable prodige, cette forкt, messieurs! Et
dire que nous parlons d'elle ou йcrivons sur elle d'une maniиre aussi
criminellement insuffisante! Et pourtant elle mйrite qu'on йcrive sur elle.
Elle ennoblit, elle йveille les sentiments les plus йlevйs. Elle contribue
au progrиs. Elle est elle-mкme comme le symbole du progrиs. Et nous ne
parvenons pas а empкcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiйes. En fait, il n'y a pas de propagande de la forкt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forкt!
- Sept cent quatre-vingts multipliй par quatre cent trente-deux, dit
Kim.
Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci йtait forte et bien posйe : on
n'entendit plus la "mercedes".
- "Les arbres cachent la forкt"... "Etre perdu dans la forкt"... "Les
brigands de la forкt"... Voilа ce que nous devons combattre! Voilа ce que
nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne
luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposй circonstanciй et
judicieux sur la forкt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
- C'est que je n'ai jamais йtй lа-bas, dit Perets.
- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais allй, mais j'ai fait une
confйrence et а en juger par les йchos que j'ai reзus, c'йtait une
confйrence trиs utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non йtй
dans la forкt, la question est de dйpouiller les faits de leur gangue de
mysticisme et de superstition, de mettre а nu la substance en arrachant les
oripeaux dont elle a йtй affublйe par les esprits mesquins et
militaristes...
- Deux fois huit divisй par quarante-neuf moins sept fois sept, dit
Kim.
La "mercedes" se mit а l'oeuvre. Le Proconsul haussa а nouveau la voix.
- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le
faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les thиses et vous les
dйvelopperez а la lumiиre des derniиres acquisitions de la linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thиse?
- C'est "Les particularitйs du style et de la rythmique de la prose
fйminine de la basse йpoque Heian, sur la base du " Makura-no sфshi "." Je
crains que...
- Sen-sa-tion-nel! C'est prйcisйment ce qu'il nous faut. Vous
soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondriиres, mais de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une
science hautement йvoluйe. Pas d'indigиnes, pas de sauvages, mais une
antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux idйaux йlevйs, des hommes
modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel,
MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est trиs bien que vous connaissiez la
forкt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma
confйrence йtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse.
Comme matйriau de base, j'ai utilisй les protocoles des rйunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forкt...
- Je ne suis pas explorateur de la forкt, tenta de plaider Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forкt.
Le Proconsul hocha distraitement la tкte et nota rapidement quelque
chose sur sa manchette.
- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amиre vйritй. Malheureusement,
cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche
euristique de la personnalitй... Vous pouvez aussi parler de cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rйgler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content,
Perets, que vous preniez enfin part а notre travail. Il y a longtemps que je
vous suis de trиs prиs... Voilа, je vous ai inscrit pour la semaine
prochaine.
Perets arrкta la "mercedes".
- Je ne serai pas lа la semaine prochaine. Mon visa vient а expiration,
et je pars. Demain.
- Nous arrangerons зa d'une maniиre ou d'une autre. J'irai voir le
Directeur, il est lui-mкme membre du club, il comprendra. Considйrez que
vous avez une semaine de plus.
- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda
droit dans les yeux :
- Il faut! Vous le savez trиs bien, Perets, il faut! Au revoir. Il
porta deux doigts а la hauteur de sa tempe et s'йloigna en agitant sa
serviette.
- Une vйritable toile d'araignйe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lа...
- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
- Mais je ne peux plus rester ici!
- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipliй par quatre cent
trente-deux...
"De toute faзon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les
touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au
ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux йchecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du thй et de la confiture avec vous, je ne veux plus
chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous,
dйbrouiller vos discussions et maintenant faire des confйrences que de toute
faзon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mкmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute faзon, vous ne
comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une
nйcessitй..."
Au-dehors, derriиre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des
briques qui se dйversaient. Sur le mur йtaient assis cфte а cфte quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenкtre
mкme le vrombissement et la pйtarade d'un moteur de moto.
- Quelqu'un qui vient de la forкt, commenta Kim. Dйpкche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la piиce.
Il portait une combinaison dont le capuchon dйboutonnй ballottait sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'йmetteur. Des bottes jusqu'а la ceinture,
la combinaison йtait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pвle
et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une
longueur dйmesurйe qui traоnait par terre. La liane continuait а se
tortiller, et Perets eut l'impression d'кtre en prйsence d'un tentacule
projetй par la forкt elle-mкme, qui, bientфt se tendrait et qui entraоnerait
l'homme sur le chemin inverse, а travers les couloirs de l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rйfectoire, les ateliers,
l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussiйreuse, а travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dйbut de la corniche, vers les portes,
mais il passerait а cфtй des portes et serait entraоnй plus bas, vers
l'а-pic...
L'homme portait des lunettes de moto, son visage йtait couvert d'une
йpaisse couche de poussiиre, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoпan Stoпanov, de la station biologique. Il tenait а la main un gros sac
en papier. Il fit quelques pas sur le sol revкtu d'une mosaпque qui
reprйsentait une femme sous la douche et s'arrкta devant Kim, tenant le sac
en papier cachй derriиre son dos et faisant d'йtranges mouvements avec sa
tкte, comme s'il avait eu des dйmangeaisons dans le cou.
- Kim, dit-il, c'est moi.
Kim ne rйpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dйchirait le
papier.
- Kimouchka, reprit Stoпan d'une voix implorante, je t'en supplie.
- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
- C'est la derniиre fois, dit Stoпan. La derniиre des derniиres.
Il eut un nouveau mouvement de tкte et Perets aperзut sur son cou
maigre а la peau rasйe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
rosвtre, fine, aiguл, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une
sorte d'aviditй.
- Tu n'as qu'а dire que c'est а cause de Stoпan, un point c'est tout.
Si on t'invite au cinйma, dis que tu as un travail urgent а terminer ce
soir. Si c'est pour le thй, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si
on t'invite а boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniиre des
derniиres des derniиres!
- Qu'est-ce que tu as а rentrer la tкte dans les йpaules comme зa?
demanda mйchamment Kim. Allons, tourne-toi.
- Зa te reprend? demanda Stoпan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu
n'as qu'а transmettre, tout le reste est sans importance.
Penchй par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Stoпan,
pressait et massait, les coudes йcartйs, en grinзant des dents d'un air
dйgoыtй et marmonnant des jurons. La tиte baissйe, le cou offert, Stoпan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apportй quelque chose que tu
pourras... Pour la derniиre fois...
Il dйplia le papier et montra а Perets un petit bouquet de fleurs
sauvages d'un vert vйnйneux.
- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
- Mais arrкte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque,
chiffe!
- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Stoпan. Pour la
derniиre fois, la derniиre des derniиres.
Les pousses rosйs sur sa combinaison commenзaient а se faner, se
ridaient et tombaient а terre, sur le visage de brique de la femme sous la
douche.
- C'est fini, dit Kim. Dйcampe!
Il se dйtacha de Stoпan et jeta dans le seau а ordures une chose
sanglante, а demi vivante, qui continuait а se tordre.
- Je lиve le camp, dit Stoпan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore
fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien а faire lа-bas.
- Comment, rien? s'йcria Stoпan. Quentin fond а vue d'oeil. Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit elle est revenue trempйe, blanche, glacйe. Un garde a voulu s'y
frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traоne comme un perdu. Et tout le lotissement expйrimental est envahi
par l'herbe.
- Et alors? demanda Kim.
- Quentin a pleurй toute la matinйe...
- Tout зa je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce
que Perets a а faire lа-dedans.
- Comment зa, ce qu'il a а faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y
a-t-il а part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas
faire appel а Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mкme!
Kim frappa la table de sa main :
- Зa suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas а bout.
- C'est fini, se hвta de dire Stoпan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu