-- Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais lвche, avare et
imbйcile, mais je ne vous savais pas infвme !
-- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en colиre, et
qui reculait devant le courroux conjugal ; Madame, que dites-vous donc ?
-- Je dis que vous кtes un misйrable ! continua Mme Bonacieux, qui vit
qu'elle reprenait quelque influence sur son mari. Ah ! vous faites de la
politique, vous ! et de la politique cardinaliste encore ! Ah ! vous vous
vendez, corps et вme, au dйmon pour de l'argent.
-- Non, mais au cardinal.
-- C'est la mкme chose ! s'йcria la jeune femme. Qui dit Richelieu, dit
Satan.
-- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre !
-- Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre
lвchetй.
-- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons !
-- Je vous l'ai dit : que vous partiez а l'instant mкme, Monsieur, que
vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne vous charger, et
а cette condition j'oublie tout, je pardonne, et il y a plus -- elle lui
tendit la main
-- je vous rends mon amitiй. "
Bonacieux йtait poltron et avare ; mais il aimait sa femme : il fut
attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune а une
femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hйsitait :
" Allons, кtes-vous dйcidй ? dit-elle.
-- Mais, ma chиre amie, rйflйchissez donc un peu а ce que vous exigez
de moi ; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut-кtre la commission
dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers.
-- Qu'importe, si vous les йvitez !
-- Tenez, Madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, dйcidйment, je
refuse : les intrigues me font peur. J'ai vu la Bastille, moi. Brrrrou !
c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule.
On m'a menacй de la torture. Savez-vous ce que c'est que la torture ? Des
coins de bois qu'on vous enfonce entre les jambes jusqu'а ce que les os
йclatent ! Non, dйcidйment, je n'irai pas. Et morbleu ! que n'y allez- vous
vous-mкme ? car, en vйritй, je crois que je me suis trompй sur votre compte
jusqu'а prйsent : je crois que vous кtes un homme, et des plus enragйs
encore !
-- Et vous, vous кtes une femme, une misйrable femme, stupide et
abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne partez pas а l'instant
mкme, je vous fais arrкter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre а
cette Bastille que vous craignez tant. "
Bonacieux tomba dans une rйflexion profonde ; il pesa mыrement les deux
colиres dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine : celle du
cardinal l'emporta йnormйment.
" Faites-moi arrкter de la part de la reine, dit-il, et moi je me
rйclamerai de Son Eminence. "
Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu'elle avait йtй trop loin, et elle
fut йpouvantйe de s'кtre si fort avancйe. Elle contempla un instant avec
effroi cette figure stupide, d'une rйsolution invincible, comme celle des
sots qui ont peur.
" Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-кtre, au bout du compte, avez-vous
raison : un homme en sait plus long que les femmes en politique, et vous
surtout, Monsieur Bonacieux, qui avez causй avec le cardinal. Et cependant,
il est bien dur, ajouta-t-elle, que mon mari, un homme sur l'affection
duquel je croyais pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne
satisfasse point а ma fantaisie.
-- C'est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bonacieux
triomphant, et je m'en dйfie.
-- J'y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; c'est bien,
n'en parlons plus.
-- Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire а Londres,
reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que Rochefort lui avait
recommandй d'essayer de surprendre les secrets de sa femme.
-- Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu'une
dйfiance instinctive repoussait maintenant en arriиre : il s'agissait d'une
bagatelle comme en dйsirent les femmes, d'une emplette sur laquelle il y
avait beaucoup а gagner. "
Mais plus la jeune femme se dйfendait, plus au contraire Bonacieux
pensa que le secret qu'elle refusait de lui confier йtait important. Il
rйsolut donc de courir а l'instant mкme chez le comte de Rochefort, et de
lui dire que la reine cherchait un messager pour l'envoyer а Londres.
" Pardon, si je vous quitte, ma chиre Madame Bonacieux, dit-il ; mais,
ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris rendez-vous avec un
de mes amis ; je reviens а l'instant mкme, et si vous voulez m'attendre
seulement une demi-minute, aussitфt que j'en aurai fini avec cet ami, je
reviens vous prendre, et, comme il commence а se faire tard, je vous
reconduis au Louvre.
-- Merci, Monsieur, rйpondit Mme Bonacieux : vous n'кtes point assez
brave pour m'кtre d'une utilitй quelconque, et je m'en retournerai bien au
Louvre toute seule.
-- Comme il vous plaira, Madame Bonacieux, reprit l'ex-mercier. Vous
reverrai-je bientфt ?
-- Sans doute ; la semaine prochaine, je l'espиre, mon service me
laissera quelque libertй, et j'en profiterai pour revenir mettre de l'ordre
dans nos affaires, qui doivent кtre quelque peu dйrangйes.
-- C'est bien ; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas ?
-- Moi ! pas le moins du monde.
-- A bientфt, alors ?
-- A bientфt. "
Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'йloigna rapidement.
" Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari eut refermй la porte de
la rue, et qu'elle se trouva seule, il ne manquait plus а cet imbйcile que
d'кtre cardinaliste ! Et moi qui avais rйpondu а la reine, moi qui avais
promis а ma pauvre maоtresse... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre
pour quelqu'une de ces misйrables dont fourmille le palais, et qu'on a
placйes prиs d'elle pour l'espionner ! Ah ! Monsieur Bonacieux ! je ne vous
ai jamais beaucoup aimй ; maintenant, c'est bien pis : je vous hais ! et,
sur ma parole, vous me le paierez ! "
Au moment oщ elle disait ces mots, un coup frappй au plafond lui fit
lever la tкte, et une voix, qui parvint а elle а travers le plancher, lui
cria :
" Chиre Madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l'allйe, et je
vais descendre prиs de vous. "



    CHAPITRE XVIII. L'AMANT ET LE MARI





" Ah ! Madame, dit d'Artagnan en entrant par la porte que lui ouvrait
la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez lа un triste mari.
-- Vous avez donc entendu notre conversation ? demanda vivement Mme
Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiйtude.
-- Tout entiиre.
-- Mais comment cela ? mon Dieu !
-- Par un procйdй а moi connu, et par lequel j'ai entendu aussi la
conversation plus animйe que vous avez eue avec les sbires du cardinal.
-- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions ?
-- Mille choses : d'abord, que votre mari est un niais et un sot,
heureusement ; puis, que vous йtiez embarrassйe, ce dont j'ai йtй fort aise,
et que cela me donne une occasion de me mettre а votre service, et Dieu sait
si je suis prкt а me jeter dans le feu pour vous ; enfin que la reine a
besoin qu'un homme brave, intelligent et dйvouй fasse pour elle un voyage а
Londres. J'ai au moins deux des trois qualitйs qu'il vous faut, et me voilа.
"
Mme Bonacieux ne rйpondit pas, mais son coeur battait de joie, et une
secrиte espйrance brilla а ses yeux.
" Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens а
vous confier cette mission ?
-- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-il faire ?
-- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune femme, dois-je vous confier
un pareil secret, Monsieur ? Vous кtes presque un enfant !
-- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous rйponde de moi.
-- J'avoue que cela me rassurerait fort.
-- Connaissez-vous Athos ?
-- Non.
-- Porthos ?
-- Non.
-- Aramis ?
-- Non. Quels sont ces Messieurs ?
-- Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Trйville, leur
capitaine ?
-- Oh ! oui, celui-lа, je le connais, non pas personnellement, mais
pour en avoir entendu plus d'une fois parler а la reine comme d'un brave et
loyal gentilhomme.
-- Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal,
n'est-ce pas ?
-- Oh ! non, certainement.
-- Eh bien, rйvйlez-lui votre secret, et demandez-lui, si important, si
prйcieux, si terrible qu'il soit, si vous pouvez me le confier.
-- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le rйvйler ainsi.
-- Vous l'alliez bien confier а M. Bonacieux, dit d'Artagnan avec
dйpit.
-- Comme on confie une lettre au creux d'un arbre, а l'aile d'un
pigeon, au collier d'un chien.
-- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
-- Vous le dites.
-- Je suis un galant homme !
-- Je le crois.
-- Je suis brave !
-- Oh ! cela, j'en suis sыre.
-- Alors, mettez-moi donc а l'йpreuve. "
Mme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une derniиre
hйsitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux, une telle
persuasion dans sa voix, qu'elle se sentit entraоnйe а se fier а lui.
D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances oщ il faut risquer
le tout pour le tout. La reine йtait aussi bien perdue par une trop grande
retenue que par une trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment
involontaire qu'elle йprouvait pour ce jeune protecteur la dйcida а parler.
" Ecoutez, lui dit-elle, je me rends а vos protestations et je cиde а
vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu qui nous entend, que si vous
me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant
de ma mort.
-- Et moi, je vous jure devant Dieu, Madame, dit d'Artagnan, que si je
suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai avant
de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un. "
Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard lui
avait dйjа rйvйlй une partie en face de la Samaritaine. Ce fut leur mutuelle
dйclaration d'amour.
D'Artagnan rayonnait de joie et d'orgueil. Ce secret qu'il possйdait,
cette femme qu'il aimait, la confiance et l'amour, faisaient de lui un
gйant.
" Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
-- Comment ! vous partez ! s'йcria Mme Bonacieux, et votre rйgiment,
votre capitaine ?
-- Sur mon вme, vous m'aviez fait oublier tout cela, chиre Constance !
oui, vous avez raison, il me faut un congй.
-- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur.
-- Oh ! celui-lа, s'йcria d'Artagnan aprиs un moment de rйflexion, je
le surmonterai, soyez tranquille.
-- Comment cela ?
-- J'irai trouver ce soir mкme M. de Trйville, que je chargerai de
demander pour moi cette faveur а son beau-frиre, M. des Essarts.
-- Maintenant, autre chose.
-- Quoi ? demanda d'Artagnan, voyant que Mme Bonacieux hйsitait а
continuer.
-- Vous n'avez peut-кtre pas d'argent ?
-- Peut-кtre est de trop, dit d'Artagnan en souriant.
-- Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et en tirant de
cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si amoureusement
son mari, prenez ce sac.
-- Celui du cardinal ! s'йcria en йclatant de rire d'Artagnan qui,
comme on s'en souvient, grвce а ses carreaux enlevйs, n'avait pas perdu une
syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
-- Celui du cardinal, rйpondit Mme Bonacieux ; vous voyez qu'il se
prйsente sous un aspect assez respectable.
-- Pardieu ! s'йcria d'Artagnan, ce sera une chose doublement
divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son Eminence !
-- Vous кtes un aimable et charmant jeune homme, dit Mme Bonacieux.
Croyez que Sa Majestй ne sera point ingrate.
-- Oh ! je suis dйjа grandement rйcompensй ! s'йcria d'Artagnan. Je
vous aime, vous me permettez de vous le dire ; c'est dйjа plus de bonheur
que je n'en osais espйrer.
-- Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
-- Quoi ?
-- On parle dans la rue.
-- C'est la voix...
-- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue ! "
D'Artagnan courut а la porte et poussa le verrou.
" Il n'entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai
parti, vous lui ouvrirez.
-- Mais je devrais кtre partie aussi, moi. Et la disparition de cet
argent, comment la justifier si je suis lа ?
-- Vous avez raison, il faut sortir.
-- Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons.
-- Alors il faut monter chez moi.
-- Ah ! s'йcria Mme Bonacieux, vous me dites cela d'un ton qui me fait
peur. "
Mme Bonacieux prononзa ces paroles avec une larme dans les yeux.
D'Artagnan vit cette larme, et, troublй, attendri, il se jeta а ses genoux.
" Chez moi, dit-il, vous serez en sыretй comme dans un temple, je vous
en donne ma parole de gentilhomme.
-- Partons, dit-elle, je me fie а vous, mon ami. "
D'Artagnan rouvrit avec prйcaution le verrou, et tous deux, lйgers
comme des ombres, se glissиrent par la porte intйrieure dans l'allйe,
montиrent sans bruit l'escalier et rentrиrent dans la chambre de d'Artagnan.
Une fois chez lui, pour plus de sыretй, le jeune homme barricada la
porte ; ils s'approchиrent tous deux de la fenкtre, et par une fente du
volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme en manteau.
A la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit, et, tirant son йpйe
а demi, s'йlanзa vers la porte.
C'йtait l'homme de Meung.
" Qu'allez-vous faire ? s'йcria Mme Bonacieux ; vous nous perdez.
-- Mais j'ai jurй de tuer cet homme ! dit d'Artagnan.
-- Votre vie est vouйe en ce moment et ne vous appartient pas. Au nom
de la reine, je vous dйfends de vous jeter dans aucun pйril йtranger а celui
du voyage.
-- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien ?
-- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive йmotion ; en mon nom, je
vous en prie. Mais йcoutons, il me semble qu'ils parlent de moi. "
D'Artagnan se rapprocha de la fenкtre et prкta l'oreille.
M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l'appartement vide, il
йtait revenu а l'homme au manteau qu'un instant il avait laissй seul.
" Elle est partie, dit-il, elle sera retournйe au Louvre.
-- Vous кtes sыr, rйpondit l'йtranger, qu'elle ne s'est pas doutйe dans
quelles intentions vous кtes sorti ?
-- Non, rйpondit Bonacieux avec suffisance ; c'est une femme trop
superficielle.
-- Le cadet aux gardes est-il chez lui ?
-- Je ne le crois pas ; comme vous le voyez, son volet est fermй, et
l'on ne voit aucune lumiиre briller а travers les fentes.
-- C'est йgal, il faudrait s'en assurer.
-- Comment cela ?
-- En allant frapper а sa porte.
-- Je demanderai а son valet.
-- Allez. "
Bonacieux rentra chez lui, passa par la mкme porte qui venait de donner
passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de d'Artagnan et frappa.
Personne ne rйpondit. Porthos, pour faire plus grande figure, avait
empruntй ce soir-lа Planchet. Quant а d'Artagnan, il n'avait garde de donner
signe d'existence.
Au moment oщ le doigt de Bonacieux rйsonna sur la porte, les deux
jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs.
" Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux.
-- N'importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus en sыretй
que sur le seuil d'une porte.
-- Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux, nous n'allons plus rien
entendre.
-- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux. "
D'Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa
chambre une autre oreille de Denys, йtendit un tapis а terre, se mit а
genoux, et fit signe а Mme Bonacieux de se pencher, comme il le faisait,
vers l'ouverture.
" Vous кtes sыr qu'il n'y a personne ? dit l'inconnu.
-- J'en rйponds, dit Bonacieux.
-- Et vous pensez que votre femme ?...
-- Est retournйe au Louvre.
-- Sans parler а aucune personne qu'а vous ?
-- J'en suis sыr.
-- C'est un point important, comprenez-vous ?
-- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportйe a donc une valeur... ?
-- Trиs grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
-- Alors le cardinal sera content de moi ?
-- Je n'en doute pas.
-- Le grand cardinal !
-- Vous кtes sыr que, dans sa conversation avec vous, votre femme n'a
pas prononcй de noms propres ?
-- Je ne crois pas.
-- Elle n'a nommй ni Mme de Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni Mme de
Vernet ?
-- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer а Londres pour
servir les intйrкts d'une personne illustre. "
" Le traоtre ! murmura Mme Bonacieux.
-- Silence ! " dit d'Artagnan en lui prenant une main qu'elle lui
abandonna sans y penser.
" N'importe, continua l'homme au manteau, vous кtes un niais de n'avoir
pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre а prйsent ; l'Etat
qu'on menace йtait sauvй, et vous...
-- Et moi ?
-- Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse...
-- Il vous l'a dit ?
-- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise.
-- Soyez tranquille, reprit Bonacieux ; ma femme m'adore, et il est
encore temps. "
" Le niais ! murmura Mme Bonacieux.
-- Silence ! " dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
" Comment est-il encore temps ? reprit l'homme au manteau.
-- Je retourne au Louvre, je demande Mme Bonacieux, je dis que j'ai
rйflйchi, je renoue l'affaire, j'obtiens la lettre, et je cours chez le
cardinal.
-- Eh bien, allez vite ; je reviendrai bientфt savoir le rйsultat de
votre dйmarche. "
L'inconnu sortit.
" L'infвme ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette йpithиte а son
mari.
-- Silence ! " rйpйta d'Artagnan en lui serrant la main plus fortement
encore.
Un hurlement terrible interrompit alors les rйflexions de d'Artagnan et
de Mme Bonacieux. C'йtait son mari, qui s'йtait aperзu de la disparition de
son sac et qui criait au voleur.
" Oh ! mon Dieu ! s'йcria Mme Bonacieux, il va ameuter tout le
quartier. "
Bonacieux cria longtemps ; mais comme de pareils cris, attendu leur
frйquence, n'attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs, et que
d'ailleurs la maison du mercier йtait depuis quelque temps assez mal famйe,
voyant que personne ne venait, il sortit en continuant de crier, et l'on
entendit sa voix qui s'йloignait dans la direction de la rue du Bac.
" Et maintenant qu'il est parti, а votre tour de vous йloigner, dit Mme
Bonacieux ; du courage, mais surtout de la prudence, et songez que vous vous
devez а la reine.
-- A elle et а vous ! s'йcria d'Artagnan. Soyez tranquille, belle
Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance ; mais reviendrai- je
aussi digne de votre amour ? "
La jeune femme ne rйpondit que par la vive rougeur qui colora ses
joues. Quelques instants aprиs, d'Artagnan sortit а son tour, enveloppй, lui
aussi, d'un grand manteau que retroussait cavaliиrement le fourreau d'une
longue йpйe.
Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d'amour dont la
femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer ; mais lorsqu'il eut disparu
а l'angle de la rue, elle tomba а genoux, et joignant les mains :
" O mon Dieu ! s'йcria-t-elle, protйgez la reine, protйgez-moi ! "



    CHAPITRE XIX. PLAN DE CAMPAGNE





D'Artagnan se rendit droit chez M. de Trйville. Il avait rйflйchi que,
dans quelques minutes, le cardinal serait averti par ce damnй inconnu, qui
paraissait кtre son agent, et il pensait avec raison qu'il n'y avait pas un
instant а perdre.
Le coeur du jeune homme dйbordait de joie. Une occasion oщ il y avait а
la fois gloire а acquйrir et argent а gagner se prйsentait а lui, et, comme
premier encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce
hasard faisait donc presque du premier coup, pour lui plus qu'il n'eыt osй
demander а la Providence.
M. de Trйville йtait dans son salon avec sa cour habituelle de
gentilshommes. D'Artagnan, que l'on connaissait comme un familier de la
maison, alla droit а son cabinet et le fit prйvenir qu'il l'attendait pour
chose d'importance.
D'Artagnan йtait lа depuis cinq minutes а peine, lorsque M. de Trйville
entra. Au premier coup d'oeil et а la joie qui se peignait sur son visage,
le digne capitaine comprit qu'il se passait effectivement quelque chose de
nouveau.
Tout le long de la route, d'Artagnan s'йtait demandй s'il se confierait
а M. de Trйville, ou si seulement il lui demanderait de lui accorder carte
blanche pour une affaire secrиte. Mais M. de Trйville avait toujours йtй si
parfait pour lui, il йtait si fort dйvouй au roi et а la reine, il haпssait
si cordialement le cardinal, que le jeune homme rйsolut de tout lui dire.
" Vous m'avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. de Trйville.
-- Oui, Monsieur, dit d'Artagnan, et vous me pardonnerez, je l'espиre,
de vous avoir dйrangй, quand vous saurez de quelle chose importante il est
question.
-- Dites alors, je vous йcoute.
-- Il ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la voix,
que de l'honneur et peut-кtre de la vie de la reine.
-- Que dites-vous lа ? demanda M. de Trйville en regardant tout autour
de lui s'ils йtaient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur
d'Artagnan.
-- Je dis, Monsieur, que le hasard m'a rendu maоtre d'un secret...
-- Que vous garderez, j'espиre, jeune homme, sur votre vie.
-- Mais que je dois vous confier, а vous, Monsieur, car vous seul
pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa Majestй.
-- Ce secret est-il а vous ?
-- Non, Monsieur, c'est celui de la reine.
-- Etes-vous autorisй par Sa Majestй а me le confier ?
-- Non, Monsieur, car au contraire le plus profond mystиre m'est
recommandй.
-- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-а-vis de moi ?
-- Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que j'ai
peur que vous ne me refusiez la grвce que je viens vous demander, si vous ne
savez pas dans quel but je vous la demande.
-- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous dйsirez.
-- Je dйsire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un congй de
quinze jours.
-- Quand cela ?
-- Cette nuit mкme.
-- Vous quittez Paris ?
-- Je vais en mission.
-- Pouvez-vous me dire oщ ?
-- A Londres.
-- Quelqu'un a-t-il intйrкt а ce que vous n'arriviez pas а votre but ?
-- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour m'empкcher de
rйussir.
-- Et vous partez seul ?
-- Je pars seul.
-- En ce cas, vous ne passerez pas Bondy ; c'est moi qui vous le dis,
foi de Trйville.
-- Comment cela ?
-- On vous fera assassiner.
-- Je serai mort en faisant mon devoir.
-- Mais votre mission ne sera pas remplie.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan.
-- Croyez-moi, continua Trйville, dans les entreprises de ce genre, il
faut кtre quatre pour arriver un.
-- Ah ! vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan ; mais vous
connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puis disposer
d'eux.
-- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir ?
-- Nous nous sommes jurй, une fois pour toutes, confiance aveugle et
dйvouement а toute йpreuve ; d'ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez
toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus incrйdules que vous.
-- Je puis leur envoyer а chacun un congй de quinze jours, voilа tout :
а Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour aller aux eaux de
Forges ! а Porthos et а Aramis, pour suivre leur ami, qu'ils ne veulent pas
abandonner dans une si douloureuse position. L'envoi de leur congй sera la
preuve que j'autorise leur voyage.
-- Merci, Monsieur, et vous кtes cent fois bon.
-- Allez donc les trouver а l'instant mкme, et que tout s'exйcute cette
nuit. Ah ! et d'abord йcrivez-moi votre requкte а M. des Essarts. Peut- кtre
aviez-vous un espion а vos trousses, et votre visite, qui dans ce cas est
dйjа connue du cardinal, sera lйgitimйe ainsi. "
D'Artagnan formula cette demande, et M. de Trйville, en la recevant de
ses mains, assura qu'avant deux heures du matin les quatre congйs seraient
au domicile respectif des voyageurs.
" Ayez la bontй d'envoyer le mien chez Athos, dit d'Artagnan. Je
craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque mauvaise rencontre.
-- Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! A propos ! " dit M. de
Trйville en le rappelant.
D'Artagnan revint sur ses pas.
" Avez-vous de l'argent ? "
D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche.
" Assez ? demanda M. de Trйville.
-- Trois cents pistoles.
-- C'est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. "
D'Artagnan salua M. de Trйville, qui lui tendit la main ; d'Artagnan la
lui serra avec un respect mкlй de reconnaissance. Depuis qu'il йtait arrivй
а Paris, il n'avait eu qu'а se louer de cet excellent homme, qu'il avait
toujours trouvй digne, loyal et grand.
Sa premiиre visite fut pour Aramis ; il n'йtait pas revenu chez son ami
depuis la fameuse soirйe oщ il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a plus : а
peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et а chaque fois qu'il l'avait
revu, il avait cru remarquer une profonde tristesse empreinte sur son
visage.
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rкveur ; d'Artagnan lui fit
quelques questions sur cette mйlancolie profonde ; Aramis s'excusa sur un
commentaire du dix-huitiиme chapitre de saint Augustin qu'il йtait forcй
d'йcrire en latin pour la semaine suivante, et qui le prйoccupait beaucoup.
Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de
M. de Trйville entra porteur d'un paquet cachetй.
" Qu'est-ce lа ? demanda Aramis.
-- Le congй que Monsieur a demandй, rйpondit le laquais.
-- Moi, je n'ai pas demandй de congй.
-- Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami, voici une
demi-pistole pour votre peine ; vous direz а M. de Trйville que M. Aramis le
remercie bien sincиrement. Allez. "
Le laquais salua jusqu'а terre et sortit.
" Que signifie cela ? demanda Aramis.
-- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez-
moi.
-- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir... "
Aramis s'arrкta.
" Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas ? continua d'Artagnan.
-- Qui ? reprit Aramis.
-- La femme qui йtait ici, la femme au mouchoir brodй.
-- Qui vous a dit qu'il y avait une femme ici ? rйpliqua Aramis en
devenant pвle comme la mort.
-- Je l'ai vue.
-- Et vous savez qui elle est ?
-- Je crois m'en douter, du moins.
-- Ecoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses, savez-vous
ce qu'est devenue cette femme ?
-- Je prйsume qu'elle est retournйe а Tours.
-- A Tours ? oui, c'est bien cela ; vous la connaissez. Mais comment
est-elle retournйe а Tours sans me rien dire ?
-- Parce qu'elle a craint d'кtre arrкtйe.
-- Comment ne m'a-t-elle pas йcrit ?
-- Parce qu'elle craint de vous compromettre.
-- D'Artagnan, vous me rendez la vie ! s'йcria Aramis. Je me croyais
mйprisй, trahi. J'йtais si heureux de la revoir ! Je ne pouvais croire
qu'elle risquвt sa libertй pour moi, et cependant pour quelle cause
serait-elle revenue а Paris ?
-- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre.
-- Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.
-- Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j'imiterai la
retenue de la niиce du docteur. "
Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu'il avait fait certain
soir а ses amis.
" Eh bien, donc, puisqu'elle a quittй Paris et que vous en кtes sыr,
d'Artagnan, rien ne m'y arrкte plus, et je suis prкt а vous suivre. Vous
dites que nous allons ?...
-- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous invite
mкme а vous hвter, car nous avons dйjа perdu beaucoup de temps. A propos,
prйvenez Bazin.
-- Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.
-- Peut-кtre. En tout cas, il est bon qu'il nous suive pour le moment
chez Athos. "
Aramis appela Bazin, et aprиs lui avoir ordonnй de le venir joindre
chez Athos :
" Partons donc " , dit-il en prenant son manteau, son йpйe et ses trois
pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s'il
n'y trouverait pas quelque pistole йgarйe. Puis, quand il se fut bien assurй
que cette recherche йtait superflue, il suivit d'Artagnan en se demandant
comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sыt aussi bien que lui
quelle йtait la femme а laquelle il avait donnй l'hospitalitй, et sыt mieux
que lui ce qu'elle йtait devenue.
Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de d'Artagnan,
et le regardant fixement :
" Vous n'avez parlй de cette femme а personne ? dit-il.
-- A personne au monde.
-- Pas mкme а Athos et а Porthos ?
-- Je ne leur en ai pas soufflй le moindre mot.
-- A la bonne heure. "
Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin avec
d'Artagnan, et tous deux arrivиrent bien tфt chez Athos.
Ils le trouvиrent tenant son congй d'une main et la lettre de M. de
Trйville de l'autre.
" Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient ce congй et cette lettre
que je viens de recevoir ? " dit Athos йtonnй.
" Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santй l'exige absolument,
que vous vous reposiez quinze jours.
Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous
conviendront, et rйtablissez-vous promptement.
Votre affectionnй
Trйville "
" Eh bien, ce congй et cette lettre signifient qu'il faut me suivre,
Athos.
-- Aux eaux de Forges ?
-- Lа ou ailleurs.
-- Pour le service du roi ?
-- Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs
Majestйs ? "
En ce moment, Porthos entra.
" Pardieu, dit-il, voici une chose йtrange : depuis quand, dans les
mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congйs sans qu'ils les demandent ?
-- Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des amis qui les demandent pour
eux.
-- Ah ! ah ! dit Porthos, il paraоt qu'il y a du nouveau ici ?
-- Oui, nous partons, dit Aramis.
-- Pour quel pays ? demanda Porthos.
-- Ma foi, je n'en sais trop rien, dit Athos ; demande cela а
d'Artagnan.
-- Pour Londres, Messieurs, dit d'Artagnan.
-- Pour Londres ! s'йcria Porthos ; et qu'allons-nous faire а Londres ?
-- Voilа ce que je ne puis vous dire, Messieurs, et il faut vous fier а
moi.
-- Mais pour aller а Londres, ajouta Porthos, il faut de l'argent, et
je n'en ai pas.
-- Ni moi, dit Aramis.
-- Ni moi, dit Athos.
-- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trйsor de sa poche et
en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents pistoles ;
prenons-en chacun soixante-quinze ; c'est autant qu'il en faut pour aller а
Londres et pour en revenir. D'ailleurs, soyez tranquilles, nous n'y
arriverons pas tous, а Londres.
-- Et pourquoi cela ?
-- Parce que, selon toute probabilitй, il y en aura quelques-uns
d'entre nous qui resteront en route.
-- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?
-- Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
-- Ah за, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit Porthos,
je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?
-- Tu en seras bien plus avancй ! dit Athos.
-- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos.
-- Le roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous
dit tout bonnement : " Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres
; allez vous battre " , et vous y allez. Pourquoi ? vous ne vous en
inquiйtez mкme pas.
-- D'Artagnan a raison, dit Athos, voilа nos trois congйs qui viennent
de M. de Trйville, et voilа trois cents pistoles qui viennent je ne sais
d'oщ. Allons nous faire tuer oщ l'on nous dit d'aller. La vie vaut-elle la
peine de faire autant de questions ? D'Artagnan, je suis prкt а te suivre.
-- Et moi aussi, dit Porthos.
-- Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas fвchй de
quitter Paris. J'ai besoin de distractions.
-- Eh bien, vous en aurez, des distractions, Messieurs, soyez
tranquilles, dit d'Artagnan.
-- Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.
-- Tout de suite, rйpondit d'Artagnan, il n'y a pas une minute а
perdre.
-- Holа ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin ! criиrent les quatre
jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les
chevaux de l'hфtel. "
En effet, chaque mousquetaire laissait а l'hфtel gйnйral comme а une
caserne son cheval et celui de son laquais.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hвte.
" Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. Oщ allons-
nous d'abord ?
-- A Calais, dit d'Artagnan ; c'est la ligne la plus directe pour
arriver а Londres.
-- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.
-- Parle.
-- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d'Artagnan nous
donnera а chacun ses instructions, je partirai en avant par la route de
Boulogne pour йclairer le chemin ; Athos partira deux heures aprиs par celle
d'Amiens ; Aramis nous suivra par celle de Noyon ; quant а d'Artagnan, il
partira par celle qu'il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que
Planchet nous suivra en d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes.
-- Messieurs, dit Athos, mon avis est qu'il ne convient pas de mettre
en rien des laquais dans une pareille affaire : un secret peut par hasard
кtre trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des
laquais.
-- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en ce que
j'ignore moi-mкme quelles instructions je puis vous donner. Je suis porteur
d'une lettre, voilа tout. Je n'ai pas et ne puis faire trois copies de cette
lettre, puisqu'elle est scellйe ; il faut donc, а mon avis, voyager de
compagnie. Cette lettre est lа, dans cette poche. Et il montra la poche oщ
йtait la lettre. Si je suis tuй, l'un de vous la prendra et vous continuerez
la route ; s'il est tuй, ce sera le tour d'un autre, et ainsi de suite ;
pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut.
-- Bravo, d'Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut кtre
consйquent, d'ailleurs : je vais prendre les eaux, vous m'accompagnerez ; au
lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer ; je suis libre. On
veut nous arrкter, je montre la lettre de M. de Trйville, et vous montrez
vos congйs ; on nous attaque, nous nous dйfendons ; on nous juge, nous
soutenons mordicus que nous n'avions d'autre intention que de nous tremper
un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop bon marchй de quatre
hommes isolйs, tandis que quatre hommes rйunis font une troupe. Nous
armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons ; si l'on envoie
une armйe contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l'a
dit d'Artagnan, portera la lettre.
-- Bien dit, s'йcria Aramis ; tu ne parles pas souvent, Athos, mais
quand tu parles, c'est comme saint Jean Bouche d'or. J'adopte le plan
d'Athos. Et toi, Porthos ?
-- Moi aussi, dit Porthos, s'il convient а d'Artagnan. D'Artagnan,
porteur de la lettre, est naturellement le chef de l'entreprise ; qu'il
dйcide, et nous exйcuterons.
-- Eh bien, dit d'Artagnan, je dйcide que nous adoptions le plan
d'Athos et que nous partions dans une demi-heure.
-- Adoptй ! " reprirent en choeur les trois mousquetaires.
Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze
pistoles et fit ses prйparatifs pour partir а l'heure convenue.



    CHAPITRE XX. VOYAGE





A deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent de Paris par
la barriиre Saint-Denis ; tant qu'il fit nuit, ils restиrent muets ; malgrй
eux, ils subissaient l'influence de l'obscuritй et voyaient des embыches
partout.
Aux premiers rayons du jour, leurs langues se dйliиrent ; avec le
soleil, la gaietй revint : c'йtait comme а la veille d'un combat, le coeur
battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie qu'on allait peut-кtre
quitter йtait, au bout du compte, une bonne chose.
L'aspect de la caravane, au reste, йtait des plus formidables : les
chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude de
l'escadron qui fait marcher rйguliиrement ces nobles compagnons du soldat,
eussent trahi le plus strict incognito.
Les valets suivaient, armйs jusqu'aux dents.
Tout alla bien jusqu'а Chantilly, oщ l'on arriva vers les huit heures
du matin. Il fallait dйjeuner. On descendit devant une auberge que
recommandait une enseigne reprйsentant Saint Martin donnant la moitiй de son
manteau а un pauvre . On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les
chevaux et de se tenir prкts а repartir immйdiatement.
On entra dans la salle commune, et l'on se mit а table. Un gentilhomme,
qui venait d'arriver par la route de Dammartin, йtait assis а cette mкme
table et dйjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps
; les voyageurs rйpondirent : il but а leur santй ; les voyageurs lui
rendirent sa politesse.
Mais au moment oщ Mousqueton venait annoncer que les chevaux йtaient
prкts et oщ l'on se levait de table, l'йtranger proposa а Porthos la santй
du cardinal. Porthos rйpondit qu'il ne demandait pas mieux, si l'йtranger а
son tour voulait boire а la santй du roi. L'йtranger s'йcria qu'il ne
connaissait d'autre roi que Son Eminence. Porthos l'appela ivrogne ;
l'йtranger tira son йpйe.
" Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n'importe, il n'y a plus а
reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que
vous pourrez. "
Et tous trois remontиrent а cheval et repartirent а toute bride, tandis
que Porthos promettait а son adversaire de le perforer de tous les coups
connus dans l'escrime.
" Et d'un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.
-- Mais pourquoi cet homme s'est-il attaquй а Porthos plutфt qu'а tout
autre ? demanda Aramis.
-- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l'a pris pour
le chef, dit d'Artagnan.
-- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne йtait un puits de sagesse
" , murmura Athos.
Et les voyageurs continuиrent leur route.
A Beauvais, on s'arrкta deux heures, tant pour faire souffler les
chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos
n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.
A une lieue de Beauvais, а un endroit oщ le chemin se trouvait resserrй
entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que
la route йtait dйpavйe en cet endroit, avaient l'air d'y travailler en y
creusant des trous et en pratiquant des orniиres boueuses.
Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les
apostropha durement. Athos voulut le retenir, il йtait trop tard. Les
ouvriers se mirent а railler les voyageurs, et firent perdre par leur
insolence la tкte mкme au froid Athos qui poussa son cheval contre l'un
d'eux.
Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossй et y prit un mousquet
cachй ; il en rйsulta que nos sept voyageurs furent littйralement passйs par
les armes. Aramis reзut une balle qui lui traversa l'йpaule, et Mousqueton
une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas
des reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu'il fыt
griиvement blessй, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il
crut кtre plus dangereusement blessй qu'il ne l'йtait.
" C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brыlons pas une amorce, et en
route. "
Aramis, tout blessй qu'il йtait, saisit la criniиre de son cheval, qui
l'emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait rejoints, et
galopait tout seul а son rang.
" Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
-- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan ; le mien a йtй emportй
par une balle. C'est bien heureux, ma foi, que la lettre que je porte n'ait
pas йtй dedans.
-- Ah за, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit
Aramis.
-- Si Porthos йtait sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant,
dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne se sera dйgrisй. "
Et l'on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent
si fatiguйs, qu'il йtait а craindre qu'ils ne refusassent bientфt le
service.
Les voyageurs avaient pris la traverse, espйrant de cette faзon кtre
moins inquiйtйs, mais, а Crиve-coeur, Aramis dйclara qu'il ne pouvait aller
plus loin. En effet, il avait fallu tout le courage qu'il cachait sous sa
forme йlйgante et sous ses faзons polies pour arriver jusque-lа. A tout
moment il pвlissait, et l'on йtait obligй de le soutenir sur son cheval ; on
le descendit а la porte d'un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste,
dans une escarmouche, йtait plus embarrassant qu'utile, et l'on repartit
dans l'espйrance d'aller coucher а Amiens.
" Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouvиrent en route, rйduits а
deux maоtres et а Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe,
et je vous rйponds qu'ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l'йpйe
d'ici а Calais. J'en jure...
-- Ne jurons pas, dit d'Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y
consentent. "
Et les voyageurs enfoncиrent leurs йperons dans le ventre de leurs
chevaux, qui, vigoureusement stimulйs, retrouvиrent des forces. On arriva а
Amiens а minuit, et l'on descendit а l'auberge du Lis d'Or .
L'hфtelier avait l'air du plus honnкte homme de la terre, il reзut les
voyageurs son bougeoir d'une main et son bonnet de coton de l'autre ; il
voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre,
malheureusement chacune de ces chambres йtait а l'extrйmitй de l'hфtel.
D'Artagnan et Athos refusиrent ; l'hфte rйpondit qu'il n'y en avait
cependant pas d'autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs
dйclarиrent qu'ils coucheraient dans la chambre commune, chacun sur un
matelas qu'on leur jetterait а terre. L'hфte insista, les voyageurs tinrent
bon ; il fallut faire ce qu'ils voulurent.
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en
dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils demandиrent qui йtait lа,
reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.
En effet, c'йtaient Planchet et Grimaud.
" Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si ces
Messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ; de cette
faзon-lа, ils seront sыrs qu'on n'arrivera pas jusqu'а eux.
-- Et sur quoi coucheras-tu ? dit d'Artagnan.-- Voici mon lit " ,
rйpondit Planchet.
Et il montra une botte de paille.
" Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison : la figure de l'hфte ne me
convient pas, elle est trop gracieuse.
-- Ni а moi non plus " , dit Athos.
Planchet monta par la fenкtre, s'installa en travers de la porte,
tandis que Grimaud allait s'enfermer dans l'йcurie, rйpondant qu'а cinq
heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prкts.
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du
matin d'ouvrir la porte ;, mais comme Planchet se rйveilla en sursaut et
cria : -- Qui va lа ? -- on rйpondit qu'on se trompait, et on s'йloigna.
A quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les йcuries.
Grimaud avait voulu rйveiller les garзons d'йcurie, et les garзons d'йcurie
le battaient. Quand on ouvrit la fenкtre, on vit le pauvre garзon sans
connaissance, la tкte fendue d'un coup de manche а fourche.
Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ; les
chevaux йtaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagй sans