En ce moment, les violons sonnиrent le signal du ballet. Le roi
s'avanзa vers Mme la prйsidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R.
Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commenзa.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait prиs
d'elle, il dйvorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le
compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
Le ballet dura une heure ; il avait seize entrйes.
Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle,
chacun reconduisit sa dame а sa place ; mais le roi profita du privilиge
qu'il avait de laisser la sienne oщ il se trouvait, pour s'avancer vivement
vers la reine.
" Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la dйfйrence que vous avez
montrйe pour mes dйsirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je
vous les rapporte. "
A ces mots, il tendit а la reine les deux ferrets que lui avait remis
le cardinal.
" Comment, Sire ! s'йcria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en
donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? "
En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvиrent sur
l'йpaule de Sa Majestй.
Le roi appela le cardinal :
" Eh bien, que signifie cela, Monsieur le cardinal ? demanda le roi
d'un ton sйvиre.
-- Cela signifie, Sire, rйpondit le cardinal, que je dйsirais faire
accepter ces deux ferrets а Sa Majestй, et que n'osant les lui offrir
moi-mкme, j'ai adoptй ce moyen.
-- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante а Votre Eminence, rйpondit
Anne d'Autriche avec un sourire qui prouvait qu'elle n'йtait pas dupe de
cette ingйnieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous
coыtent aussi cher а eux seuls que les douze autres ont coыtй а Sa Majestй.
"
Puis, ayant saluй le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de
la chambre oщ elle s'йtait habillйe et oщ elle devait se dйvкtir.
L'attention que nous avons йtй obligйs de donner pendant le
commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons
introduits nous a йcartйs un instant de celui а qui Anne d'Autriche devait
le triomphe inouп qu'elle venait de remporter sur le cardinal, et qui,
confondu, ignorй, perdu dans la foule entassйe а l'une des portes, regardait
de lа cette scиne comprйhensible seulement pour quatre personnes : le roi,
la reine, Son Eminence et lui.
La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprкtait а se
retirer, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait lйgиrement l'йpaule ; il se
retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette
jeune femme avait le visage couvert d'un loup de velours noir, mais malgrй
cette prйcaution, qui, au reste, йtait bien plutфt prise pour les autres que
pour lui, il reconnut а l'instant mкme son guide ordinaire, la lйgиre et
spirituelle Mme Bonacieux.
La veille ils s'йtaient vus а peine chez le suisse Germain, oщ
d'Artagnan l'avait fait demander. La hвte qu'avait la jeune femme de porter
а la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit
que les deux amants йchangиrent а peine quelques paroles. D'Artagnan suivit
donc Mme Bonacieux, mы par un double sentiment, l'amour et la curiositй.
Pendant toute la route, et а mesure que les corridors devenaient plus
dйserts, d'Artagnan voulait arrкter la jeune femme, la saisir, la
contempler, ne fыt-ce qu'un instant ; mais, vive comme un oiseau, elle
glissait toujours entre ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt
ramenй sur sa bouche avec un petit geste impйratif plein de charme lui
rappelait qu'il йtait sous l'empire d'une puissance а laquelle il devait
aveuglйment obйir, et qui lui interdisait jusqu'а la plus lйgиre plainte ;
enfin, aprиs une minute ou deux de tours et de dйtours, Mme Bonacieux ouvrit
une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout а fait obscur.
Lа elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte
cachйe par une tapisserie dont les ouvertures rйpandirent tout а coup une
vive lumiиre, elle disparut.
D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant oщ il йtait,
mais bientфt un rayon de lumiиre qui pйnйtrait par cette chambre, l'air
chaud et parfumй qui arrivait jusqu'а lui, la conversation de deux ou trois
femmes, au langage а la fois respectueux et йlйgant, le mot de Majestй
plusieurs fois rйpйtй, lui indiquиrent clairement qu'il йtait dans un
cabinet attenant а la chambre de la reine.
Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit.
La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort йtonner les
personnes qui l'entouraient, et qui avaient au contraire l'habitude de la
voir presque toujours soucieuse. La reine rejetait ce sentiment joyeux sur
la beautй de la fкte, sur le plaisir que lui avait fait йprouver le ballet,
et comme il n'est pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou
qu'elle pleure, chacun renchйrissait sur la galanterie de MM. les йchevins
de la ville de Paris.
Quoique d'Artagnan ne connыt point la reine, il distingua sa voix des
autres voix, d'abord а un lйger accent йtranger, puis а ce sentiment de
domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il
l'entendait s'approcher et s'йloigner de cette porte ouverte, et deux ou
trois fois il vit mкme l'ombre d'un corps intercepter la lumiиre.
Enfin, tout а coup une main et un bras adorables de forme et de
blancheur passиrent а travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'йtait
sa rйcompense : il se jeta а genoux, saisit cette main et appuya
respectueusement ses lиvres ; puis cette main se retira laissant dans les
siennes un objet qu'il reconnut pour кtre une bague ; aussitфt la porte se
referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus complиte obscuritй.
D'Artagnan mit la bague а son doigt et attendit de nouveau ; il йtait
йvident que tout n'йtait pas fini encore.
Aprиs la rйcompense de son dйvouement venait la rйcompense de son
amour. D'ailleurs, le ballet йtait dansй, mais la soirйe йtait а peine
commencйe : on soupait а trois heures, et l'horloge Saint-Jean, depuis
quelque temps dйjа, avait sonnй deux heures trois quarts.
En effet, peu а peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ;
puis on l'entendit s'йloigner ; puis la porte du cabinet oщ йtait d'Artagnan
se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y йlanзa.
" Vous, enfin ! s'йcria d'Artagnan.
-- Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les lиvres du
jeune homme : silence ! et allez-vous-en par oщ vous кtes venu.
-- Mais oщ et quand vous reverrai-je ? s'йcria d'Artagnan.
-- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez,
partez ! "
Et а ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d'Artagnan
hors du cabinet.
D'Artagnan obйit comme un enfant, sans rйsistance et sans objection
aucune, ce qui prouve qu'il йtait bien rйellement amoureux.



    CHAPITRE XXIII. LE RENDEZ-VOUS





D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fыt plus de trois
heures du matin, et qu'il eыt les plus mйchants quartiers de Paris а
traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On sait qu'il y a un dieu
pour les ivrognes et les amoureux.
Il trouva la porte de son allйe entrouverte, monta son escalier, et
frappa doucement et d'une faзon convenue entre lui et son laquais. Planchet,
qu'il avait renvoyй deux heures auparavant de l'Hфtel de Ville en lui
recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte.
" Quelqu'un a-t-il apportй une lettre pour moi ? demanda vivement
d'Artagnan.
-- Personne n'a apportй de lettre, Monsieur, rйpondit Planchet ; mais
il y en a une qui est venue toute seule.
-- Que veux-tu dire, imbйcile ?
-- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre
appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eыt point quittй, j'ai
trouvй une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre chambre а
coucher.
-- Et oщ est cette lettre ?
-- Je l'ai laissйe oщ elle йtait, Monsieur. Il n'est pas naturel que
les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenкtre йtait ouverte encore,
ou seulement entrebвillйe, je ne dis pas ; mais non, tout йtait
hermйtiquement fermй. Monsieur, prenez garde, car il y a trиs certainement
quelque magie lа-dessous. "
Pendant ce temps, le jeune homme s'йlanзait dans la chambre et ouvrait
la lettre ; elle йtait de Mme Bonacieux, et conзue en ces termes :
" On a de vifs remerciements а vous faire et а vous transmettre.
Trouvez-vous ce soir vers dix heures а Saint-Cloud, en face du pavillon qui
s'йlиve а l'angle de la maison de M. d'Estrйes.
" C. B. "
En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et
s'йtreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants.
C'йtait le premier billet qu'il recevait, c'йtait le premier
rendez-vous qui lui йtait accordй. Son coeur, gonflй par l'ivresse de la
joie, se sentait prкt а dйfaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on
appelait l'amour.
" Eh bien, Monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maоtre rougir et
pвlir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais devinй juste et que
c'est quelque mйchante affaire ?
-- Tu te trompes, Planchet, rйpondit d'Artagnan, et la preuve, c'est
que voici un йcu pour que tu boives а ma santй.
-- Je remercie Monsieur de l'йcu qu'il me donne, et je lui promets de
suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les
lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermйes...
-- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
-- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet.
-- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes !
-- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ?
-- Oui, va.
-- Que toutes les bйnйdictions du Ciel tombent sur Monsieur, mais il
n'en est pas moins vrai que cette lettre... "
Et Planchet se retira en secouant la tкte avec un air de doute que
n'йtait point parvenue а effacer entiиrement la libйralitй de d'Artagnan.
Restй seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et
rebaisa vingt fois ces lignes tracйes par la main de sa belle maоtresse.
Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rкves d'or.
A sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au second
appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyй des inquiйtudes de la
veille.
" Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journйe peut-кtre
; tu es donc libre jusqu'а sept heures du soir ; mais, а sept heures du
soir, tiens-toi prкt avec deux chevaux.
-- Allons ! dit Planchet, il paraоt que nous allons encore nous faire
traverser la peau en plusieurs endroits.
-- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
-- Eh bien, que disais-je ? s'йcria Planchet. Lа, j'en йtais sыr ;,
maudite lettre !
-- Mais rassure-toi donc, imbйcile, il s'agit tout simplement d'une
partie de plaisir.
-- Oui ! comme les voyages d'agrйment de l'autre jour, oщ il pleuvait
des balles et oщ il poussait des chausse-trapes.
-- Au reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet, reprit d'Artagnan,
j'irai sans vous ; j'aime mieux voyager seul que d'avoir un compagnon qui
tremble.
-- Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cependant
qu'il m'avait vu а l'oeuvre.
-- Oui, mais j'ai cru que tu avais usй tout ton courage d'une seule
fois.
-- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement
je prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut qu'il m'en reste
longtemps.
-- Crois-tu en avoir encore une certaine somme а dйpenser ce soir ?
-- Je l'espиre :
-- Eh bien, je compte sur toi.
-- A l'heure dite, je serai prкt ; seulement je croyais que Monsieur
n'avait qu'un cheval а l'йcurie des gardes.
-- Peut-кtre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir
il y en aura quatre.
-- Il paraоt que notre voyage йtait un voyage de remonte ?
-- Justement " , dit d'Artagnan.
Et ayant fait а Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit.
M. Bonacieux йtait sur sa porte. L'intention de d'Artagnan йtait de
passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si
doux et si bйnin, que force fut а son locataire non seulement de le lui
rendre, mais encore de lier conversation avec lui.
Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari
dont la femme vous a donnй un rendez-vous le soir mкme а Saint-Cloud, en
face du pavillon de M. d'Estrйes ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus
aimable qu'il put prendre.
La conversation tomba tout naturellement sur l'incarcйration du pauvre
homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eыt entendu sa conversation
avec l'inconnu de Meung, raconta а son jeune locataire les persйcutions de
ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son
rйcit du titre de bourreau du cardinal et s'йtendit longuement sur la
Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les
instruments de torture.
D'Artagnan l'йcouta avec une complaisance exemplaire ; puis, lorsqu'il
eut fini :
" Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait enlevйe ? car
je n'oublie pas que c'est а cette circonstance fвcheuse que je dois le
bonheur d'avoir fait votre connaissance.
-- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardйs de me le dire, et ma
femme de son cфtй m'a jurй ses grands dieux qu'elle ne le savait pas. Mais
vous-mкme, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'кtes-vous
devenu tous ces jours passйs ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce
n'est pas sur le pavй de Paris, je pense, que vous avez ramassй toute la
poussiиre que Planchet йpoussetait hier sur vos bottes.
-- Vous avez raison, mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous
avons fait un petit voyage.
-- Loin d'ici ?
-- Oh ! mon Dieu non, а une quarantaine de lieues seulement ; nous
avons йtй conduire M. Athos aux eaux de Forges, oщ mes amis sont restйs.
-- Et vous кtes revenu, vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux en
donnant а sa physionomie son air le plus malin. Un beau garзon comme vous
n'obtient pas de longs congйs de sa maоtresse, et nous йtions impatiemment
attendu а Paris, n'est-ce pas ?
-- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant
mieux, mon cher Monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien vous
cacher. Oui, j'йtais attendu, et bien impatiemment, je vous en rйponds. "
Un lйger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si lйger, que
d'Artagnan ne s'en aperзut pas.
" Et nous allons кtre rйcompensй de notre diligence ? continua le
mercier avec une lйgиre altйration dans la voix, altйration que d'Artagnan
ne remarqua pas plus qu'il n'avait fait du nuage momentanй qui, un instant
auparavant, avait assombri la figure du digne homme.
-- Ah ! faites donc le bon apфtre ! dit en riant d'Artagnan.
-- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement pour
savoir si nous rentrons tard.
-- Pourquoi cette question, mon cher hфte ? demanda d'Artagnan ; est-
ce que vous comptez m'attendre ?
-- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a йtй commis
chez moi, je m'effraie chaque fois que j'entends ouvrir une porte, et
surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne suis point homme d'йpйe, moi
!
-- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre а une heure, а deux ou
trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas
encore. "
Cette fois, Bonacieux devint si pвle, que d'Artagnan ne put faire
autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait.
" Rien, rйpondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seulement, je
suis sujet а des faiblesses qui me prennent tout а coup, et je viens de me
sentir passer un frisson. Ne faites pas attention а cela, vous qui n'avez а
vous occuper que d'кtre heureux.
-- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis.
-- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : а ce soir.
-- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-кtre l'attendez-vous
avec autant d'impatience que moi. Peut-кtre, ce soir, Mme Bonacieux
visitera-t-elle le domicile conjugal.
-- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rйpondit gravement le mari ;
elle est retenue au Louvre par son service.
-- Tant pis pour vous, mon cher hфte, tant pis ; quand je suis heureux,
moi, je voudrais que tout le monde le fыt ; mais il paraоt que ce n'est pas
possible. "
Et le jeune homme s'йloigna en riant aux йclats de la plaisanterie que
lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
" Amusez-vous bien ! " rйpondit Bonacieux d'un air sйpulcral.
Mais d'Artagnan йtait dйjа trop loin pour l'entendre, et l'eыt-il
entendu, dans la disposition d'esprit oщ il йtait, il ne l'eыt certes pas
remarquй.
Il se dirigea vers l'hфtel de M. de Trйville ; sa visite de la veille
avait йtй, on se le rappelle, trиs courte et trиs peu explicative.
Il trouva M. de Trйville dans la joie de son вme. Le roi et la reine
avaient йtй charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait йtй
parfaitement maussade.
A une heure du matin, il s'йtait retirй sous prйtexte qu'il йtait
indisposй. Quant а Leurs Majestйs, elles n'йtaient rentrйes au Louvre qu'а
six heures du matin.
" Maintenant, dit M. de Trйville en baissant la voix et en interrogeant
du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils йtaient bien
seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est йvident que
votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le
triomphe de la reine et dans l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de
bien vous tenir.
-- Qu'ai-je а craindre, rйpondit d'Artagnan, tant que j'aurai le
bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestйs ?
-- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme а oublier une
mystification tant qu'il n'aura pas rйglй ses comptes avec le mystificateur,
et le mystificateur m'a bien l'air d'кtre certain Gascon de ma connaissance.
-- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancй que vous et sache que
c'est moi qui ai йtй а Londres ?
-- Diable ! vous avez йtй а Londres. Est-ce de Londres que vous avez
rapportй ce beau diamant qui brille а votre doigt ? Prenez garde, mon cher
d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le prйsent d'un ennemi ; n'y
a-t-il pas lа-dessus certain vers latin... Attendez donc...
-- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer
la premiиre rиgle du rudiment dans la tкte, et qui, par ignorance, avait
fait le dйsespoir de son prйcepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir
un.
-- Il y en a un certainement, dit M. de Trйville, qui avait une teinte
de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc...
Ah ! m'y voici :
... timeo Danaos et dona ferentes.
" Ce qui veut dire : Dйfiez-vous de l'ennemi qui vous fait des
prйsents. "
-- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il
vient de la reine.
-- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Trйville. Effectivement, c'est un
vйritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la
reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ?
-- Elle me l'a remis elle-mкme.
-- Oщ cela ?
-- Dans le cabinet attenant а la chambre oщ elle a changй de toilette.
-- Comment ?
-- En me donnant sa main а baiser.
-- Vous avez baisй la main de la reine ! s'йcria M. de Trйville en
regardant d'Artagnan.
-- Sa Majestй m'a fait l'honneur de m'accorder cette grвce !
-- Et cela en prйsence de tйmoins ? Imprudente, trois fois imprudente !
-- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit
d'Artagnan. Et il raconta а M. de Trйville comment les choses s'йtaient
passйes.
" Oh ! les femmes, les femmes ! s'йcria le vieux soldat, je les
reconnais bien а leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le
mystйrieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voilа tout ; vous
rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaоtriez pas ; elle vous
rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous кtes.
-- Non, mais grвce а ce diamant... , reprit le jeune homme.
-- Ecoutez, dit M. de Trйville, voulez-vous que je vous donne un
conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ?
-- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan.
-- Eh bien, allez chez le premier orfиvre venu et vendez-lui ce diamant
pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en trouverez
toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont pas de nom, jeune
homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut trahir celui qui la
porte.
-- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais,
dit d'Artagnan.
-- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un
cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'йcrin de sa mиre.
-- Vous croyez donc que j'ai quelque chose а craindre ? demanda
d'Artagnan.
-- C'est-а-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine dont
la mиche est allumйe doit se regarder comme en sыretй en comparaison de
vous.
-- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de Trйville
commenзait а inquiйter : diable, que faut-il faire ?
-- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal
a la mйmoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque
tour.
-- Mais lequel ?
-- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas а son service toutes les
ruses du dйmon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrкte.
-- Comment ! on oserait arrкter un homme au service de Sa Majestй ?
-- Pardieu ! on s'est bien gкnй pour Athos ! En tout cas, jeune homme,
croyez-en un homme qui est depuis trente ans а la cour : ne vous endormez
pas dans votre sйcuritй, ou vous кtes perdu. Bien au contraire, et c'est moi
qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l'on vous cherche querelle,
йvitez-la, fыt-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous
attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous
traversez un pont, tвtez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque
sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on bвtit, regardez en
l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la tкte ; si vous rentrez
tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armй,
si toutefois vous кtes sыr de votre laquais. Dйfiez-vous de tout le monde,
de votre ami, de votre frиre, de votre maоtresse, de votre maоtresse
surtout. "
D'Artagnan rougit.
" De ma maоtresse, rйpйta-t-il machinalement ; et pourquoi plutфt
d'elle que d'un autre ?
-- C'est que la maоtresse est un des moyens favoris du cardinal, il
n'en a pas de plus expйditif : une femme vous vend pour dix pistoles, tйmoin
Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? "
D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnй Mme Bonacieux pour
le soir mкme ; mais nous devons dire, а la louange de notre hйros, que la
mauvaise opinion que M. de Trйville avait des femmes en gйnйral ne lui
inspira pas le moindre petit soupзon contre sa jolie hфtesse.
" Mais, а propos, reprit M. de Trйville, que sont devenus vos trois
compagnons ?
-- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques
nouvelles.
-- Aucune, Monsieur.
-- Eh bien, je les ai laissйs sur ma route : Porthos а Chantilly, avec
un duel sur les bras ; Aramis а Crиvecoeur, avec une balle dans l'йpaule ;
et Athos а Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps.
-- Voyez-vous ! dit M. de Trйville ; et comment vous кtes-vous йchappй,
vous ?
-- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup d'йpйe dans la
poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de
Calais, comme un papillon а une tapisserie.
-- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de
Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idйe.
-- Dites, Monsieur.
-- A votre place, je ferais une chose.
-- Laquelle ?
-- Tandis que Son Eminence me ferait chercher а Paris, je reprendrais,
moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m'en irais
savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils mйritent bien
cette petite attention de votre part.
-- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai.
-- Demain ! et pourquoi pas ce soir ?
-- Ce soir, Monsieur, je suis retenu а Paris par une affaire
indispensable.
-- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde,
je vous le rйpиte : c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous
sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
-- Impossible ! Monsieur.
-- Vous avez donc donnй votre parole ?
-- Oui, Monsieur.
-- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous n'кtes pas
tuй cette nuit, vous partirez demain.
-- Je vous le promets.
-- Avez-vous besoin d'argent ?
-- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le
pense.
-- Mais vos compagnons ?
-- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de
Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
-- Vous reverrai-je avant votre dйpart ?
-- Non, pas que je pense, Monsieur, а moins qu'il n'y ait du nouveau.
-- Allons, bon voyage !
-- Merci, Monsieur. "
Et d'Artagnan prit congй de M. de Trйville, touchй plus que jamais de
sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.
Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun
d'eux n'йtait rentrй. Leurs laquais aussi йtaient absents, et l'on n'avait
des nouvelles ni des uns, ni des autres.
Il se serait bien informй d'eux а leurs maоtresses, mais il ne
connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant а Athos, il n'en
avait pas.
En passant devant l'hфtel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans
l'йcurie : trois chevaux йtaient dйjа rentrйs sur quatre. Planchet, tout
йbahi, йtait en train de les йtriller, et avait dйjа fini avec deux d'entre
eux.
" Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis
aise de vous voir !
-- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme.
-- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hфte ?
-- Moi ? pas le moins du monde.
-- Oh ! que vous faites bien, Monsieur.
-- Mais d'oщ vient cette question ?
-- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans
vous йcouter ; Monsieur, sa figure a changй deux ou trois fois de couleur.
-- Bah !
-- Monsieur n'a pas remarquй cela, prйoccupй qu'il йtait de la lettre
qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que l'йtrange faзon dont
cette lettre йtait parvenue а la maison avait mis sur mes gardes, je n'ai
pas perdu un mouvement de sa physionomie.
-- Et tu l'as trouvйe... ?
-- Traоtreuse, Monsieur.
-- Vraiment !
-- De plus, aussitфt que Monsieur l'a eu quittй et qu'il a disparu au
coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermй sa porte et s'est
mis а courir par la rue opposйe.
-- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraоt fort louche,
et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que la chose ne
nous ait йtй catйgoriquement expliquйe.
-- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra.
-- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est йcrit !
-- Monsieur ne renonce donc pas а sa promenade de ce soir ?
-- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai а M. Bonacieux, et
plus j'irai au rendez-vous que m'a donnй cette lettre qui t'inquiиte tant.
-- Alors, si c'est la rйsolution de Monsieur...
-- Inйbranlable, mon ami ; ainsi donc, а neuf heures, tiens-toi prкt
ici, а l'hфtel ; je viendrai te prendre. "
Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer
son maоtre а son projet, poussa un profond soupir, et se mit а йtriller le
troisiиme cheval.
Quant а d'Artagnan, comme c'йtait au fond un garзon plein de prudence,
au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla dоner chez ce prкtre gascon qui,
au moment de la dйtresse des quatre amis, leur avait donnй un dйjeuner de
chocolat.



    CHAPITRE XXIV. LE PAVILLON





A neuf heures, d'Artagnan йtait а l'hфtel des Gardes ; il trouva
Planchet sous les armes. Le quatriиme cheval йtait arrivй.
Planchet йtait armй de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan
avait son йpйe et passa deux pistolets а sa ceinture, puis tous deux
enfourchиrent chacun un cheval et s'йloignиrent sans bruit. Il faisait nuit
close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit а la suite de son
maоtre, et marcha par-derriиre а dix pas.
D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la Confйrence et
suivit alors le chemin, bien plus beau alors qu'aujourd'hui, qui mиne а
Saint-Cloud.
Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la
distance qu'il s'йtait imposйe ; mais dиs que le chemin commenзa а devenir
plus dйsert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement : si bien que,
lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement
marcher cфte а cфte avec son maоtre. En effet, nous ne devons pas dissimuler
que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis
sombres lui causaient une vive inquiйtude. D'Artagnan s'aperзut qu'il se
passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire.
" Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ?
-- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les йglises ?
-- Pourquoi cela, Planchet ?
-- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles-
lа.
-- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ?
-- Peur d'кtre entendu, oui, Monsieur.
-- Peur d'кtre entendu ! Notre conversation est cependant morale, mon
cher Planchet, et nul n'y trouverait а redire.
-- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant а son idйe mиre, que ce
M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de dйplaisant
dans le jeu de ses lиvres !
-- Qui diable te fait penser а Bonacieux ?
-- Monsieur, l'on pense а ce que l'on peut et non pas а ce que l'on
veut.
-- Parce que tu es un poltron, Planchet.
-- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la
prudence est une vertu.
-- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ?
-- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille lа-bas ?
Si nous baissions la tкte ?
-- En vйritй, murmura d'Artagnan, а qui les recommandations de M. de
Trйville revenaient en mйmoire ; en vйritй, cet animal finirait par me faire
peur. "
Et il mit son cheval au trot.
Planchet suivit le mouvement de son maоtre, exactement comme s'il eыt
йtй son ombre, et se retrouva trottant prиs de lui.
" Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ?
demanda-t-il.
-- Non, Planchet, car tu es arrivй, toi.
-- Comment, je suis arrivй ? et Monsieur ?
-- Moi, je vais encore а quelques pas.
-- Et Monsieur me laisse seul ici ?
-- Tu as peur, Planchet ?
-- Non, mais je fais seulement observer а Monsieur que la nuit sera
trиs froide, que les fraоcheurs donnent des rhumatismes, et qu'un laquais
qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maоtre alerte
comme Monsieur.
-- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces
cabarets que tu vois lа-bas, et tu m'attendras demain matin а six heures
devant la porte.
-- Monsieur, j'ai bu et mangй respectueusement l'йcu que vous m'avez
donnй ce matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traоtre sou dans le cas
oщ j'aurais froid.
-- Voici une demi-pistole. A demain. "
D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet
et s'йloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau.
" Dieu que j'ai froid ! " s'йcria Planchet dиs qu'il eut perdu son
maоtre de vue ; -- et pressй qu'il йtait de se rйchauffer, il se hвta
d'aller frapper а la porte d'une maison parйe de tous les attributs d'un
cabaret de banlieue.
Cependant d'Artagnan, qui s'йtait jetй dans un petit chemin de
traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de
suivre la grande rue, il tourna derriиre le chвteau, gagna une espиce de
ruelle fort йcartйe, et se trouva bientфt en face du pavillon indiquй. Il
йtait situй dans un lieu tout а fait dйsert. Un grand mur, а l'angle duquel
йtait ce pavillon, rйgnait d'un cфtй de cette ruelle, et de l'autre une haie
dйfendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s'йlevait une
maigre cabane.
Il йtait arrivй au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit
d'annoncer sa prйsence par aucun signal, il attendit.
Nul bruit ne se faisait entendre, on eыt dit qu'on йtait а cent lieues
de la capitale. D'Artagnan s'adossa а la haie aprиs avoir jetй un coup
d'oeil derriиre lui. Par-delа cette haie, ce jardin et cette cabane, un
brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensitй oщ dort Paris,
vide, bйant, immensitй oщ brillaient quelques points lumineux, йtoiles
funиbres de cet enfer.
Mais pour d'Artagnan tous les aspects revкtaient une forme heureuse,
toutes les idйes avaient un sourire, toutes les tйnиbres йtaient diaphanes.
L'heure du rendez-vous allait sonner.
En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
Il y avait quelque chose de lugubre а cette voix de bronze qui se
lamentait ainsi au milieu de la nuit.
Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait
harmonieusement au coeur du jeune homme.
Ses yeux йtaient fixйs sur le petit pavillon situй а l'angle de la rue
et dont toutes les fenкtres йtaient fermйes par des volets, exceptй une
seule du premier йtage.
A travers cette fenкtre brillait une lumiиre douce qui argentait le
feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'йlevaient formant groupe
en dehors du parc. Evidemment derriиre cette petite fenкtre, si
gracieusement йclairйe, la jolie Mme Bonacieux l'attendait.
Bercй par cette douce idйe, d'Artagnan attendit de son cфtй une demi-
heure sans impatience aucune, les yeux fixйs sur ce charmant petit sйjour
dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorйes,
attestant l'йlйgance du reste de l'appartement.
Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprоt pourquoi, un frisson courut
dans ses veines. Peut-кtre aussi le froid commenзait-il а le gagner et
prenait-il pour une impression morale une sensation tout а fait physique.
Puis l'idйe lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous йtait
pour onze heures seulement.
Il s'approcha de la fenкtre, se plaзa dans un rayon de lumiиre, tira sa
lettre de sa poche et la relut ; il ne s'йtait point trompй : le rendez-vous
йtait bien pour dix heures.
Il alla reprendre son poste, commenзant а кtre assez inquiet de ce
silence et de cette solitude.
Onze heures sonnиrent.
D'Artagnan commenзa а craindre vйritablement qu'il ne fыt arrivй
quelque chose а Mme Bonacieux.
Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ;
mais personne ne lui rйpondit : pas mкme l'йcho.
Alors il pensa avec un certain dйpit que peut-кtre la jeune femme
s'йtait endormie en l'attendant.
Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur йtait
nouvellement crйpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.
En ce moment il avisa les arbres, dont la lumiиre continuait d'argenter
les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur le chemin, il pensa
que du milieu de ses branches son regard pourrait pйnйtrer dans le pavillon.
L'arbre йtait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans а peine, et
par consйquent se souvenait de son mйtier d'йcolier. En un instant il fut au
milieu des branches, et par les vitres transparentes ses yeux plongиrent
dans l'intйrieur du pavillon.
Chose йtrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds а
la racine des cheveux, cette douce lumiиre, cette calme lampe йclairait une
scиne de dйsordre йpouvantable ; une des vitres de la fenкtre йtait cassйe,
la porte de la chambre avait йtй enfoncйe et, а demi brisйe, pendait а ses
gonds ; une table qui avait dы кtre couverte d'un йlйgant souper gisait а
terre ; les flacons en йclats, les fruits йcrasйs jonchaient le parquet ;
tout tйmoignait dans cette chambre d'une lutte violente et dйsespйrйe ;
d'Artagnan crut mкme reconnaоtre au milieu de ce pкle- mкle йtrange des
lambeaux de vкtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les
rideaux.
Il se hвta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de
coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence.
La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit.
D'Artagnan s'aperзut alors, chose qu'il n'avait pas remarquйe d'abord, car
rien ne le poussait а cet examen, que le sol, battu ici, trouй lа,
prйsentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En
outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient
creusй dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dйpassait pas la
hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.
Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva prиs du mur un
gant de femme dйchirй. Cependant ce gant, par tous les points oщ il n'avait
pas touchй la terre boueuse, йtait d'une fraоcheur irrйprochable. C'йtait un
de ces gants parfumйs comme les amants aiment а les arracher d'une jolie
main.
A mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus
abondante et plus glacйe perlait sur son front, son coeur йtait serrй par
une horrible angoisse, sa respiration йtait haletante ; et cependant il se
disait, pour se rassurer, que ce pavillon n'avait peut-кtre rien de commun
avec Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait donnй rendez-vous devant
ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu кtre retenue а Paris
par son service, par la jalousie de son mari peut- кtre.
Mais tous ces raisonnements йtaient battus en brиche, dйtruits,
renversйs par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions,
s'empare de tout notre кtre et nous crie, par tout ce qui est destinй chez
nous а entendre, qu'un grand malheur plane sur nous.
Alors d'Artagnan devint presque insensй : il courut sur la grande
route, prit le mкme chemin qu'il avait dйjа fait, s'avanзa jusqu'au bac, et
interrogea le passeur.
Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la
riviиre а une femme enveloppйe d'une mante noire, qui paraissait avoir le
plus grand intйrкt а ne pas кtre reconnue ; mais, justement а cause des
prйcautions qu'elle prenait, le passeur avait prкtй une attention plus
grande, et il avait reconnu que la femme йtait jeune et jolie.
Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies
femmes qui venaient а Saint-Cloud et qui avaient intйrкt а ne pas кtre vues,
et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que ce ne fыt Mme
Bonacieux qu'avait remarquйe le passeur.
D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur
pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne
s'йtait pas trompй, que le rendez-vous йtait bien а Saint-Cloud et non
ailleurs, devant le pavillon de M. d'Estrйes et non dans une autre rue.
Tout concourait а prouver а d'Artagnan que ses pressentiments ne le
trompaient point et qu'un grand malheur йtait arrivй.
Il reprit le chemin du chвteau tout courant ; il lui semblait qu'en son
absence quelque chose de nouveau s'йtait peut-кtre passй au pavillon et que
des renseignements l'attendaient lа.
La ruelle йtait toujours dйserte, et la mкme lueur calme et douce
s'йpanchait de la fenкtre.
D'Artagnan songea alors а cette masure muette et aveugle mais qui sans
doute avait vu et qui peut-кtre pouvait parler.
La porte de clфture йtait fermйe, mais il sauta par-dessus la haie, et
malgrй les aboiements du chien а la chaоne, il s'approcha de la cabane.
Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne rйpondit.
Un silence de mort rйgnait dans la cabane comme dans le pavillon ;
cependant, comme cette cabane йtait sa derniиre ressource, il s'obstina.
Bientфt il lui sembla entendre un lйger bruit intйrieur, bruit
craintif, et qui semblait trembler lui-mкme d'кtre entendu.
Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein
d'inquiйtude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix йtait de
nature а rassurer de plus peureux. Enfin un vieux volet vermoulu s'ouvrit,
ou plutфt s'entrebвilla, et se referma dиs que la lueur d'une misйrable
lampe qui brыlait dans un coin eut йclairй le baudrier, la poignйe de l'йpйe
et le pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eыt йtй
le mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tкte de
vieillard.
" Au nom du Ciel ! dit-il, йcoutez-moi : j'attendais quelqu'un qui ne
vient pas, je meurs d'inquiйtude. Serait-il arrivй quelque malheur aux
environs ? Parlez. "
La fenкtre se rouvrit lentement, et la mкme figure apparut de nouveau :
seulement elle йtait plus pвle encore que la premiиre fois.

D'Artagnan raconta naпvement son histoire, aux noms prиs ; il dit
comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce pavillon, et
comment, ne la voyant pas venir, il йtait montй sur le tilleul et, а la
lueur de la lampe, il avait vu le dйsordre de la chambre.
Le vieillard l'йcouta attentivement, tout en faisant signe que c'йtait
bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tкte d'un air qui
n'annonзait rien de bon.
" Que voulez-vous dire ? s'йcria d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons,
expliquez-vous.
-- Oh ! Monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si je
vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait rien de
bon.
-- Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d'Artagnan. En ce cas, au
nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce que
vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos
paroles ne sortira de mon coeur. "
Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de
d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'йcouter et qu'il lui dit а voix basse :
" Il йtait neuf heures а peu prиs, j'avais entendu quelque bruit dans
la rue et je dйsirais savoir ce que ce pouvait кtre, lorsqu'en m'approchant
de ma porte je m'aperзus qu'on cherchait а entrer. Comme je suis pauvre et
que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes а
quelques pas de lа. Dans l'ombre йtait un carrosse avec des chevaux attelйs
et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient йvidemment aux
trois hommes qui йtaient vкtus en cavaliers.
" -- Ah, mes bons Messieurs ! m'йcriai-je, que demandez-vous ?
" -- Tu dois avoir une йchelle ? me dit celui qui paraissait le chef de
l'escorte.
" -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits.
" -- Donne-nous-la, et rentre chez toi, voilа un йcu pour le
dйrangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot
de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu