voulut nommer personne, et prйtendit que c'йtait au duc seul qu'il pouvait
se faire connaоtre. Tous deux insistaient pour passer l'un avant l'autre.
Patrick, qui savait que Lord de Winter йtait en affaires de service et
en relations d'amitiй avec le duc, donna la prйfйrence а celui qui venait en
son nom. L'autre fut forcй d'attendre, et il fut facile de voir combien il
maudissait ce retard.
Le valet de chambre fit traverser а Felton une grande salle dans
laquelle attendaient les dйputйs de La Rochelle conduits par le prince de
Soubise, et l'introduisit dans un cabinet oщ Buckingham, sortant du bain,
achevait sa toilette, а laquelle, cette fois comme toujours, il accordait
une attention extraordinaire.
" Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de Winter.
-- De la part de Lord de Winter ! rйpйta Buckingham, faites entrer. "
Felton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un canapй une riche
robe de chambre brochйe d'or, pour endosser un pourpoint de velours bleu
tout brodй de perles.
" Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui-mкme ? demanda Buckingham, je
l'attendais ce matin.
-- Il m'a chargй de dire а Votre Grвce, rйpondit Felton, qu'il
regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu'il en йtait empкchй par
la garde qu'il est obligй de faire au chвteau.
-- Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonniиre.
-- C'est justement de cette prisonniиre que je voulais parler а Votre
Grвce, reprit Felton.
-- Eh bien, parlez.
-- Ce que j'ai а vous dire ne peut кtre entendu que de vous, Milord.
-- Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous а portйe de
la sonnette ; je vous appellerai tout а l'heure. "
Patrick sortit.
" Nous sommes seuls, Monsieur, dit Buckingham, parlez.
-- Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a йcrit l'autre jour
pour vous prier de signer un ordre d'embarquement relatif а une jeune femme
nommйe Charlotte Backson.
-- Oui, Monsieur, et je lui ai rйpondu de m'apporter ou de m'envoyer
cet ordre et que je le signerais.
-- Le voici, Milord.
-- Donnez " , dit le duc.
Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un coup
d'oeil rapide. Alors, s'apercevant que c'йtait bien celui qui lui йtait
annoncй, il le posa sur la table, prit une plume et s'apprкta а signer.
" Pardon, Milord, dit Felton arrкtant le duc, mais Votre Grвce
sait-elle que le nom de Charlotte Backson n'est pas le vйritable nom de
cette jeune femme ?
-- Oui, Monsieur, je le sais, rйpondit le duc en trempant la plume dans
l'encrier.
-- Alors, Votre Grвce connaоt son vйritable nom ? demanda Felton d'une
voix brиve.
-- Je le connais. "
Le duc approcha la plume du papier.
" Et, connaissant ce vйritable nom, reprit Felton, Monseigneur signera
tout de mкme ?
-- Sans doute, dit Buckingham, et plutфt deux fois qu'une.
-- Je ne puis croire, continua Felton d'une voix qui devenait de plus
en plus brиve et saccadйe, que Sa Grвce sache qu'il s'agit de Lady de
Winter...
-- Je le sais parfaitement, quoique je sois йtonnй que vous le sachiez,
vous !
-- Et Votre Grвce signera cet ordre sans remords ? "
Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.
" Ah за, Monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me faites lа
d'йtranges questions, et que je suis bien simple d'y rйpondre ?
-- Rйpondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est plus grave que
vous ne le croyez peut-кtre. "
Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part de Lord de
Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.
" Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que Milady de
Winter est une grande coupable, et que c'est presque lui faire grвce que de
borner sa peine а l'extradition. "
Le duc posa sa plume sur le papier.
" Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Felton en faisant un pas
vers le duc.
-- Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi ?
-- Parce que vous descendrez en vous-mкme, et que vous rendrez justice
а Milady.
-- On lui rendra justice en l'envoyant а Tyburn, dit Buckingham ;
Milady est une infвme.
-- Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et je vous
demande sa libertй.
-- Ah за, dit Buckingham, кtes-vous fou de me parler ainsi ?
-- Milord, excusez-moi ! je parle comme je puis ; je me contiens.
Cependant, Milord, songez а ce que vous allez faire, et craignez
d'outrepasser la mesure !
-- Plaоt-il ?... Dieu me pardonne ! s'йcria Buckingham, mais je crois
qu'il me menace !
-- Non, Milord, je prie encore, et je vous dis : une goutte d'eau
suffit pour faire dйborder le vase plein, une faute lйgиre peut attirer le
chвtiment sur la tкte йpargnйe malgrй tant de crimes.
-- Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d'ici et vous
rendre aux arrкts sur-le-champ.
-- Vous allez m'йcouter jusqu'au bout, Milord. Vous avez sйduit cette
jeune fille, vous l'avez outragйe, souillйe ; rйparez vos crimes envers
elle, laissez-la partir librement, et je n'exigerai pas autre chose de vous
.
-- Vous n'exigerez pas ? dit Buckingham regardant Felton avec
йtonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois mots qu'il venait
de prononcer.
-- Milord, continua Felton s'exaltant а mesure qu'il parlait, Milord,
prenez garde, toute l'Angleterre est lasse de vos iniquitйs ; Milord, vous
avez abusй de la puissance royale que vous avez presque usurpйe ; Milord,
vous кtes en horreur aux hommes et а Dieu ; Dieu vous punira plus tard,
mais, moi, je vous punirai aujourd'hui.
-- Ah ! ceci est trop fort ! " cria Buckingham en faisant un pas vers
la porte.
Felton lui barra le passage.
" Je vous le demande humblement, dit-il, signez l'ordre de mise en
libertй de Lady de Winter ; songez que c'est la femme que vous avez
dйshonorйe.
-- Retirez-vous, Monsieur, dit Buckingham, ou j'appelle et vous fais
mettre aux fers.
-- Vous n'appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc et la
sonnette placйe sur un guйridon incrustй d'argent ; prenez garde, Milord,
vous voilа entre les mains de Dieu.
-- Dans les mains du diable, vous voulez dire, s'йcria Buckingham en
йlevant la voix pour attirer du monde, sans cependant appeler directement.
-- Signez, Milord, signez la libertй de Lady de Winter, dit Felton en
poussant un papier vers le duc.
-- De force ! vous moquez-vous ? holа, Patrick !
-- Signez, Milord !
-- Jamais !
-- Jamais !
-- A moi " , cria le duc, et en mкme temps il sauta sur son йpйe.
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait tout
ouvert et cachй dans son pourpoint le couteau dont s'йtait frappйe Milady ;
d'un bond il fut sur le duc.
En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant :
" Milord, une lettre de France !
-- De France ! " s'йcria Buckingham, oubliant tout en pensant de qui
lui venait cette lettre.
Felton profita du moment et lui enfonзa dans le flanc le couteau
jusqu'au manche.
" Ah ! traоtre ! cria Buckingham, tu m'as tuй...
-- Au meurtre ! " hurla Patrick.
Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant la porte
libre, s'йlanзa dans la chambre voisine, qui йtait celle oщ attendaient,
comme nous l'avons dit, les dйputйs de La Rochelle, la traversa tout en
courant et se prйcipita vers l'escalier ; mais, sur la premiиre marche, il
rencontra Lord de Winter, qui, le voyant pвle, йgarй, livide, tachй de sang
а la main et а la figure, lui sauta au cou en s'йcriant :
" Je le savais, je l'avais devinй et j'arrive trop tard d'une minute !
Oh ! malheureux que je suis ! "
Felton ne fit aucune rйsistance ; Lord de Winter le remit aux mains des
gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres, sur une petite
terrasse dominant la mer, et il s'йlanзa dans le cabinet de Buckingham.
Au cri poussй par le duc, а l'appel de Patrick, l'homme que Felton
avait rencontrй dans l'antichambre se prйcipita dans le cabinet.
Il trouva le duc couchй sur un sofa, serrant sa blessure dans sa main
crispйe.
" La Porte, dit le duc d'une voix mourante, La Porte, viens-tu de sa
part ?
-- Oui, Monseigneur, rйpondit le fidиle serviteur d'Anne d'Autriche,
mais trop tard peut-кtre.
-- Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne laissez
entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu'elle me fait dire ! mon Dieu,
je me meurs ! "
Et le duc s'йvanouit.
Cependant, Lord de Winter, les dйputйs, les chefs de l'expйdition, les
officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption dans sa chambre
; partout des cris de dйsespoir retentissaient. La nouvelle qui emplissait
le palais de plaintes et de gйmissements en dйborda bientфt partout et se
rйpandit par la ville.
Un coup de canon annonзa qu'il venait de se passer quelque chose de
nouveau et d'inattendu.
Lord de Winter s'arrachait les cheveux.
" Trop tard d'une minute ! s'йcriait-il, trop tard d'une minute ! Oh !
mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! "
En effet, on йtait venu lui dire а sept heures du matin qu'une йchelle
de corde flottait а une des fenкtres du chвteau ; il avait couru aussitфt а
la chambre de Milady, avait trouvй la chambre vide et la fenкtre ouverte,
les barreaux sciйs, il s'йtait rappelй la recommandation verbale que lui
avait fait transmettre d'Artagnan par son messager, il avait tremblй pour le
duc, et, courant а l'йcurie, sans prendre le temps de faire seller son
cheval, avait sautй sur le premier venu, йtait accouru ventre а terre, et
sautant а bas dans la cour, avait montй prйcipitamment l'escalier, et, sur
le premier degrй, avait, comme nous l'avons dit, rencontrй Felton.
Cependant le duc n'йtait pas mort : il revint а lui, rouvrit les yeux,
et l'espoir rentra dans tous les coeurs.
" Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.
" Ah ! c'est vous, de Winter ! vous m'avez envoyй ce matin un singulier
fou, voyez l'йtat dans lequel il m'a mis !
-- Oh ! Milord ! s'йcria le baron, je ne m'en consolerai jamais.
-- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant
la main, je ne connais pas d'homme qui mйrite d'кtre regrettй pendant toute
la vie d'un autre homme ; mais laisse-nous, je t'en prie. "
Le baron sortit en sanglotant.
Il ne resta dans le cabinet que le duc blessй, La Porte et Patrick.
On cherchait un mйdecin, qu'on ne pouvait trouver.
" Vous vivrez, Milord, vous vivrez, rйpйtait, а genoux devant le sofa
du duc, le messager d'Anne d'Autriche.
-- Que m'йcrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout ruisselant de
sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait, d'atroces douleurs, que
m'йcrivait-elle ? Lis-moi sa lettre.
-- Oh ! Milord ! fit La Porte.
-- Obйis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps а perdre ?
"
La Porte rompit le cachet et plaзa le parchemin sous les yeux du duc ;
mais Buckingham essaya vainement de distinguer l'йcriture.
" Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus ; lis donc ! car bientфt
peut- кtre je n'entendrai plus, et je mourrai sans savoir ce qu'elle m'a
йcrit. "
La Porte ne fit plus de difficultй, et lut :
" Milord,
" Par ce que j'ai, depuis que je vous connais, souffert par vous et
pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos, d'interrompre
les grands armements que vous faites contre la France et de cesser une
guerre dont on dit tout haut que la religion est la cause visible, et tout
bas que votre amour pour moi est la cause cachйe. Cette guerre peut non
seulement amener pour la France et pour l'Angleterre de grandes
catastrophes, mais encore pour vous, Milord, des malheurs dont je ne me
consolerais pas.
" Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera chиre du moment
oщ je ne serai pas obligйe de voir en vous un ennemi.
" Votre affectionnйe,
" ANNE "
Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour йcouter cette lecture
; puis, lorsqu'elle fut finie, comme s'il eыt trouvй dans cette lettre un
amer dйsappointement :
" N'avez-vous donc pas autre chose а me dire de vive voix, La Porte ?
demanda-t-il.
-- Si fait, Monseigneur : la reine m'avait chargй de vous dire de
veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous assassiner.
-- Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impatience.
-- Elle m'avait encore chargй de vous dire qu'elle vous aimait
toujours.
-- Ah ! fit Buckingham, Dieu soit louй ! ma mort ne sera donc pas pour
elle la mort d'un йtranger !... "
La Porte fondit en larmes.
" Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret oщ йtaient les ferrets
de diamants. "
Patrick apporta l'objet demandй, que La Porte reconnut pour avoir
appartenu а la reine.
" Maintenant le sachet de satin blanc, oщ son chiffre est brodй en
perles. "
Patrick obйit encore.
" Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que j'eusse а
elle, ce coffret d'argent, et ces deux lettres. Vous les rendrez а Sa
Majestй ; et pour dernier souvenir... (il chercha autour de lui quelque
objet prйcieux)... vous y joindrez... "
Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort ne
rencontrиrent que le couteau tombй des mains de Felton, et fumant encore du
sang vermeil йtendu sur la lame.
" Et vous y joindrez ce couteau " , dit le duc en serrant la main de La
Porte.
Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y laissa
tomber le couteau en faisant signe а La Porte qu'il ne pouvait plus parler ;
puis, dans une derniиre convulsion, que cette fois il n'avait plus la force
de combattre, il glissa du sofa sur le parquet.
Patrick poussa un grand cri.
Buckingham voulut sourire une derniиre fois ; mais la mort arrкta sa
pensйe, qui resta gravйe sur son front comme un dernier baiser d'amour.
En ce moment le mйdecin du duc arriva tout effarй ; il йtait dйjа а
bord du vaisseau amiral, on avait йtй obligй d'aller le chercher lа.
Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne,
et la laissa retomber.
" Tout est inutile, dit-il, il est mort.
-- Mort, mort ! " s'йcria Patrick.
A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut que
consternation et que tumulte.
Aussitфt que Lord de Winter vit Buckingham expirй, il courut а Felton,
que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais.
" Misйrable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de Buckingham,
avait retrouvй ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l'abandonner ;
misйrable ! qu'as-tu fait ?
-- Je me suis vengй, dit-il.
-- Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument а cette femme
maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier crime.
-- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et
j'ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j'ai tuй M. de Buckingham parce
qu'il a refusй deux fois а vous-mкme de me nommer capitaine : je l'ai puni
de son injustice, voilа tout. "
De Winter, stupйfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne
savait que penser d'une pareille insensibilitй.
Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A
chaque bruit qu'il entendait, le naпf puritain croyait reconnaоtre les pas
et la voix de Milady venant se jeter dans ses bras pour s'accuser et se
perdre avec lui.
Tout а coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la mer,
que de la terrasse oщ il se trouvait on dominait tout entiиre ; avec ce
regard d'aigle du marin, il avait reconnu, lа oщ un autre n'aurait vu qu'un
goйland se balanзant sur les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers
les cфtes de France.
Il pвlit, porta la main а son coeur, qui se brisait, et comprit toute
la trahison.
" Une derniиre grвce, Milord ! dit-il au baron.
-- Laquelle ? demanda celui-ci.
-- Quelle heure est-il ? "
Le baron tira sa montre.
" Neuf heures moins dix minutes " , dit-il.
Milady avait avancй son dйpart d'une heure et demie ; dиs qu'elle avait
entendu le coup de canon qui annonзait le fatal йvйnement, elle avait donnй
l'ordre de lever l'ancre.
La barque voguait sous un ciel bleu а une grande distance de la cфte.
" Dieu l'a voulu " , dit Felton avec la rйsignation du fanatique, mais
cependant sans pouvoir dйtacher les yeux de cet esquif а bord duquel il
croyait sans doute distinguer le blanc fantфme de celle а qui sa vie allait
кtre sacrifiйe.
De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout.
" Sois puni seul d'abord, misйrable, dit Lord de Winter а Felton, qui
se laissait entraоner les yeux tournйs vers la mer ; mais je te jure, sur la
mйmoire de mon frиre que j'aimais tant, que ta complice n'est pas sauvйe. "
Felton baissa la tкte sans prononcer une syllabe.
Quant а de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se rendit au
port.


    CHAPITRE LX. EN FRANCE



La premiиre crainte du roi d'Angleterre, Charles Ier, en apprenant
cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle ne dйcourageвt les Rochelois ;
il essaya, dit Richelieu dans ses Mйmoires, de la leur cacher le plus
longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et
prenant soigneusement garde qu'aucun vaisseau ne sortоt jusqu'а ce que
l'armйe que Buckingham apprкtait fыt partie, se chargeant, а dйfaut de
Buckingham, de surveiller lui-mкme le dйpart.
Il poussa mкme la sйvйritй de cet ordre jusqu'а retenir en Angleterre
l'ambassadeur de Danemark, qui avait pris congй, et l'ambassadeur ordinaire
de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des
Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces- Unies.
Mais comme il ne songea а donner cet ordre que cinq heures aprиs
l'йvйnement, c'est-а-dire а deux heures de l'aprиs-midi, deux navires
йtaient dйjа sortis du port : l'un emmenant, comme nous le savons, Milady,
laquelle, se doutant dйjа de l'йvйnement, fut encore confirmйe dans cette
croyance en voyant le pavillon noir se dйployer au mвt du vaisseau amiral.
Quant au second bвtiment, nous dirons plus tard qui il portait et
comment il partit.
Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle ;
seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours, mais peut-кtre encore
un peu plus au camp qu'ailleurs, rйsolut d'aller incognito passer les fкtes
de saint Louis а Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire prйparer
une escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l'ennui du
roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congй а son royal
lieutenant, lequel promit d'кtre de retour vers le 15 septembre.
M. de Trйville, prйvenu par Son Eminence, fit son porte-manteau, et
comme, sans en savoir la cause, il savait le vif dйsir et mкme l'impйrieux
besoin que ses amis avaient de revenir а Paris, il va sans dire qu'il les
dйsigna pour faire partie de l'escorte.
Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure aprиs M. de
Trйville, car ils furent les premiers а qui il la communiqua. Ce fut alors
que d'Artagnan apprйcia la faveur que lui avait accordйe le cardinal en le
faisant enfin passer aux mousquetaires ; sans cette circonstance, il йtait
forcй de rester au camp tandis que ses compagnons partaient.
On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris avait
pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant au
couvent de Bйthune avec Milady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous
l'avons dit, Aramis avait йcrit immйdiatement а Marie Michon, cette lingиre
de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu'elle obtоnt que la
reine donnвt l'autorisation а Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se
retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La rйponse ne s'йtait pas fait
attendre, et, huit ou dix jours aprиs, Aramis avait reзu cette lettre :
" Mon cher cousin,
" Voici l'autorisation de ma soeur а retirer notre petite servante du
couvent de Bйthune, dont vous pensez que l'air est mauvais pour elle. Ma
soeur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort
cette petite fille, а laquelle elle se rйserve d'кtre utile plus tard.
" Je vous embrasse.
" MARIE MICHON. "
A cette lettre йtait jointe une autorisation ainsi conзue :
" La supйrieure du couvent de Bйthune remettra aux mains de la personne
qui lui remettra ce billet la novice qui йtait entrйe dans son couvent sous
ma recommandation et sous mon patronage.
" Au Louvre, le 10 aoыt 1628.
" ANNE. "
On comprend combien ces relations de parentй entre Aramis et une
lingиre qui appelait la reine sa soeur avaient йgayй la verve des jeunes
gens ; mais Aramis, aprиs avoir rougi deux ou trois fois jusqu'au blanc des
yeux aux grosses plaisanteries de Porthos, avait priй ses amis de ne plus
revenir sur ce sujet, dйclarant que s'il lui en йtait dit encore un seul
mot, il n'emploierait plus sa cousine comme intermйdiaire dans ces sortes
d'affaires.
Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre
mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient : l'ordre de tirer
Mme Bonacieux du couvent des carmйlites de Bйthune. Il est vrai que cet
ordre ne leur servirait pas а grand-chose tant qu'ils seraient au camp de La
Rochelle, c'est-а-dire а l'autre bout de la France ; aussi d'Artagnan
allait-il demander un congй а M. de Trйville, en lui confiant tout bonnement
l'importance de son dйpart, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi
qu'а ses trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une
escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient partie de l'escorte.
La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et
l'on partit le 16 au matin.
Le cardinal reconduisit Sa Majestй de Surgиres а Mauzй, et lа, le roi
et son ministre prirent congй l'un de l'autre avec de grandes dйmonstrations
d'amitiй.
Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le
plus vite qu'il lui йtait possible, car il dйsirait кtre arrivй а Paris pour
le 23, s'arrкtait de temps en temps pour voler la pie, passe-temps dont le
goыt lui avait autrefois йtй inspirй par de Luynes, et pour lequel il avait
toujours conservй une grande prйdilection. Sur les vingt mousquetaires,
seize, lorsque la chose arrivait, se rйjouissaient fort de ce bon temps ;
mais quatre maugrйaient de leur mieux. D'Artagnan surtout avait des
bourdonnements perpйtuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi
:
" Une trиs grande dame m'a appris que cela veut dire que l'on parle de
vous quelque part. "
Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M.
de Trйville, et lui permit de distribuer des congйs pour quatre jours, а la
condition que pas un des favorisйs ne paraоtrait dans un lieu public, sous
peine de la Bastille.
Les quatre premiers congйs accordйs, comme on le pense bien, furent а
nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de Trйville six jours au
lieu de quatre et fit mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils
partirent le 24, а cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de
Trйville postdata le congй du 25 au matin.
" Eh, mon Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait
jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l'embarras pour une
chose bien simple : en deux jours, et en crevant deux ou trois chevaux (peu
m'importe : j'ai de l'argent), je suis а Bйthune, je remets la lettre de la
reine а la supйrieure, et je ramиne le cher trйsor que je vais chercher, non
pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais а Paris, oщ il sera mieux cachй,
surtout tant que M. le cardinal sera а La Rochelle. Puis, une fois de retour
de la campagne, Eh bien, moitiй par la protection de sa cousine, moitiй en
faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons
de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous йpuisez pas de
fatigue inutilement ; moi et Planchet, c'est tout ce qu'il faut pour une
expйdition aussi simple. "
A ceci Athos rйpondit tranquillement :
" Nous aussi, nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore bu tout а
fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l'ont pas tout а fait
mangй. Nous crиverons donc aussi bien quatre chevaux qu'un. Mais songez,
d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson
au jeune homme, songez que Bйthune est une ville oщ le cardinal a donnй
rendez-vous а une femme qui, partout oщ elle va, mиne le malheur aprиs elle.
Si vous n'aviez affaire qu'а quatre hommes, d'Artagnan, je vous laisserais
aller seul ; vous avez affaire а cette femme, allons-y quatre, et plaise а
Dieu qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant !
-- Vous m'йpouvantez, Athos, s'йcria d'Artagnan ; que craignez-vous
donc, mon Dieu ?
-- Tout ! " rйpondit Athos.
D'Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui
d'Athos, portaient l'empreinte d'une inquiйtude profonde, et l'on continua
la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole.
Le 25 au soir, comme ils entraient а Arras, et comme d'Artagnan venait
de mettre pied а terre а l'auberge de la Herse d'Or pour boire un verre de
vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, oщ il venait de relayer,
prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Au
moment oщ il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le
manteau dont il йtait enveloppй, quoiqu'on fыt au mois d'aoыt, et enleva son
chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment oщ il avait dйjа
quittй sa tкte, et l'enfonзa vivement sur ses yeux.
D'Artagnan, qui avait les yeux fixйs sur cet homme, devint fort pвle et
laissa tomber son verre.
" Qu'avez-vous, Monsieur ? dit Planchet... Oh ! lа, accourez,
Messieurs, voilа mon maоtre qui se trouve mal ! "
Les trois amis accoururent et trouvиrent d'Artagnan qui, au lieu de se
trouver mal, courait а son cheval. Ils l'arrкtиrent sur le seuil de la
porte.
" Eh bien, oщ diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos.
-- C'est lui ! s'йcria d'Artagnan, pвle de colиre et la sueur sur le
front, c'est lui ! laissez-moi le rejoindre !
-- Mais qui, lui ? demanda Athos.
-- Lui, cet homme !
-- Quel homme ?
-- Cet homme maudit, mon mauvais gйnie, que j'ai toujours vu lorsque
j'йtais menacй de quelque malheur : celui qui accompagnait l'horrible femme
lorsque je la rencontrai pour la premiиre fois, celui que je cherchais quand
j'ai provoquй Athos, celui que j'ai vu le matin du jour oщ Mme Bonacieux a
йtй enlevйe ! l'homme de Meung enfin ! je l'ai vu, c'est lui ! Je l'ai
reconnu quand le vent a entrouvert son manteau.
-- Diable ! dit Athos rкveur.
-- En selle, Messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le
rattraperons.
-- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du cфtй opposй а celui oщ nous
allons ; qu'il a un cheval frais et que nos chevaux sont fatiguйs ; que par
consйquent nous crиverons nos chevaux sans mкme avoir la chance de le
rejoindre. Laissons l'homme, d'Artagnan, sauvons la femme.
-- Eh ! Monsieur ! s'йcria un garзon d'йcurie courant aprиs l'inconnu,
eh ! Monsieur, voilа un papier qui s'est йchappй de votre chapeau ! Eh !
Monsieur ! eh !
-- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier !
-- Ma foi, Monsieur, avec grand plaisir ! Le voici ! "
Le garзon d'йcurie, enchantй de la bonne journйe qu'il avait faite,
rentra dans la cour de l'hфtel : d'Artagnan dйplia le papier.
" Eh bien ? demandиrent ses amis en l'entourant.
-- Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan.
-- Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village.
-- " Armentiиres " , lut Porthos. Armentiиres, je ne connais pas cela !
-- Et ce nom de ville ou de village est йcrit de sa main ! s'йcria
Athos.
-- Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d'Artagnan,
peut-кtre n'ai-je pas perdu ma derniиre pistole. A cheval, mes amis, а
cheval ! "
Et les quatre compagnons s'йlancиrent au galop sur la route de Bйthune.


    CHAPITRE LXI. LE COUVENT DES CARMELITES DE BETHUNE



Les grands criminels portent avec eux une espиce de prйdestination qui
leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait йchapper а tous les
dangers, jusqu'au moment que la Providence, lassйe, a marquй pour l'йcueil
de leur fortune impie.
Il en йtait ainsi de Milady : elle passa au travers des croiseurs des
deux nations, et arriva а Boulogne sans aucun accident.
En dйbarquant а Portsmouth, Milady йtait une Anglaise que les
persйcutions de la France chassaient de La Rochelle ; dйbarquйe а Boulogne,
aprиs deux jours de traversйe, elle se fit passer pour une Franзaise que les
Anglais inquiйtaient а Portsmouth, dans la haine qu'ils avaient conзue
contre la France.
Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa beautй, sa
grande mine et la gйnйrositй avec laquelle elle rйpandait les pistoles.
Affranchie des formalitйs d'usage par le sourire affable et les maniиres
galantes d'un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta
а Boulogne que le temps de mettre а la poste une lettre ainsi conзue :
" A Son Eminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp
devant La Rochelle.
" Monseigneur, que Votre Eminence se rassure ; Sa Grвce le duc de
Buckingham ne partira point pour la France.
" Boulogne, 25 au soir.
" MILADY DE ***.
" P.--S. Selon les dйsirs de Votre Eminence, je me rends au couvent des
carmйlites de Bйthune oщ j'attendrai ses ordres. "
Effectivement, le mкme soir, Milady se mit en route ; la nuit la prit :
elle s'arrкta et coucha dans une auberge ; puis, le lendemain, а cinq heures
du matin, elle partit, et trois heures aprиs, elle entra а Bйthune.
Elle se fit indiquer le couvent des carmйlites, et y entra aussitфt.
La supйrieure vint au-devant d'elle ; Milady lui montra l'ordre du
cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir а dйjeuner.
Tout le passй s'йtait dйjа effacй aux yeux de cette femme, et, le
regard fixй vers l'avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui
rйservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement servi, sans que son nom
fыt mкlй en rien а toute cette sanglante affaire. Les passions toujours
nouvelles qui la consumaient donnaient а sa vie l'apparence de ces nuages
qui volent dans le ciel, reflйtant tantфt l'azur, tantфt le feu, tantфt le
noir opaque de la tempкte, et qui ne laissent d'autres traces sur la terre
que la dйvastation et la mort.
Aprиs le dйjeuner, l'abbesse vint lui faire sa visite ; il y a peu de
distraction au cloоtre, et la bonne supйrieure avait hвte de faire
connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.
Milady voulait plaire а l'abbesse ; or, c'йtait chose facile а cette
femme si rйellement supйrieure ; elle essaya d'кtre aimable : elle fut
charmante et sйduisit la bonne supйrieure par sa conversation si variйe et
par les grвces rйpandues dans toute sa personne.
L'abbesse, qui йtait une fille de noblesse, aimait surtout les
histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu'aux extrйmitйs du
royaume et qui, surtout, ont tant de peine а franchir les murs des couvents,
au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde.
Milady, au contraire, йtait fort au courant de toutes les intrigues
aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait
constamment vйcu, elle se mit donc а entretenir la bonne abbesse des
pratiques mondaines de la cour de France, mкlйes aux dйvotions outrйes du
roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la
cour, que l'abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha lйgиrement les
amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on parlвt un
peu.
Mais l'abbesse se contenta d'йcouter et de sourire, le tout sans
rйpondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de rйcit l'amusait fort,
elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal.
Mais elle йtait fort embarrassйe ; elle ignorait si l'abbesse йtait
royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu prudent ; mais
l'abbesse, de son cфtй, se tint dans une rйserve plus prudente encore, se
contentant de faire une profonde inclination de tкte toutes les fois que la
voyageuse prononзait le nom de Son Eminence.
Milady commenзa а croire qu'elle s'ennuierait fort dans le couvent ;
elle rйsolut donc de risquer quelque chose pour savoir de suite а quoi s'en
tenir. Voulant voir jusqu'oщ irait la discrйtion de cette bonne abbesse,
elle se mit а dire un mal, trиs dissimulй d'abord, puis trиs circonstanciй
du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d'Aiguillon, avec
Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.
L'abbesse йcouta plus attentivement, s'anima peu а peu et sourit.
" Bon, dit Milady, elle prend goыt а mon discours ; si elle est
cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins. "
Alors elle passa aux persйcutions exercйes par le cardinal sur ses
ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni dйsapprouver.
Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse йtait plutфt
royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchйrissant de plus en plus.
" Je suis fort ignorante de toutes ces matiиres-lа, dit enfin
l'abbesse, mais tout йloignйes que nous sommes de la cour, tout en dehors
des intйrкts du monde oщ nous nous trouvons placйes, nous avons des exemples
fort tristes de ce que vous nous racontez lа ; et l'une de nos pensionnaires
a bien souffert des vengeances et des persйcutions de M. le cardinal.
-- Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme,
je la plains alors.
-- Et vous avez raison, car elle est bien а plaindre : prison, menaces,
mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, aprиs tout, reprit
l'abbesse, M. le cardinal avait peut-кtre des motifs plausibles pour agir
ainsi, et quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il ne faut pas toujours juger les
gens sur la mine. "
" Bon ! dit Milady а elle-mкme, qui sait ! je vais peut-кtre dйcouvrir
quelque chose ici, je suis en veine. "
Et elle s'appliqua а donner а son visage une expression de candeur
parfaite.
" Hйlas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu'il ne faut pas
croire aux physionomies ; mais а quoi croira-t-on cependant, si ce n'est au
plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant а moi, je serai trompйe toute ma vie
peut-кtre ; mais je me fierai toujours а une personne dont le visage
m'inspirera de la sympathie.
-- Vous seriez donc tentйe de croire, dit l'abbesse, que cette jeune
femme est innocente ?
-- M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a
certaines vertus qu'il poursuit plus sйvиrement que certains forfaits.
-- Permettez-moi, Madame, de vous exprimer ma surprise, dit l'abbesse.
-- Et sur quoi ? demanda Milady avec naпvetй.
-- Mais sur le langage que vous tenez.
-- Que trouvez-vous d'йtonnant а ce langage ? demanda en souriant
Milady.
-- Vous кtes l'amie du cardinal, puisqu'il vous envoie ici, et
cependant...
-- Et cependant j'en dis du mal, reprit Milady, achevant la pensйe de
la supйrieure.
-- Au moins n'en dites-vous pas de bien.
-- C'est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa
victime.
-- Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande а moi
?...
-- Est un ordre а moi de me tenir dans une espиce de prison dont il me
fera tirer par quelques-uns de ses satellites.
-- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ?
-- Oщ irais-je ? Croyez-vous qu'il y ait un endroit de la terre oщ ne
puisse atteindre le cardinal, s'il veut se donner la peine de tendre la main
? Si j'йtais un homme, а la rigueur cela serait possible encore ; mais une
femme, que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que
vous avez ici a-t-elle essayй de fuir, elle ?
-- Non, c'est vrai ; mais elle, c'est autre chose, je la crois retenue
en France par quelque amour.
-- Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas tout
а fait malheureuse.
-- Ainsi, dit l'abbesse en regardant Milady avec un intйrкt croissant,
c'est encore une pauvre persйcutйe que je vois ?
-- Hйlas, oui " , dit Milady.
L'abbesse regarda un instant Milady avec inquiйtude, comme si une
nouvelle pensйe surgissait dans son esprit.
" Vous n'кtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant.
-- Moi, s'йcria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j'atteste le Dieu
qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.
-- Alors, Madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous ; la maison
oщ vous кtes ne sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu'il
faudra pour vous faire chйrir la captivitй. Il y a plus, vous trouverez ici
cette jeune femme persйcutйe sans doute par suite de quelque intrigue de
cour. Elle est aimable, gracieuse.
-- Comment la nommez-vous ?
-- Elle m'a йtй recommandйe par quelqu'un de trиs haut placй, sous le
nom de Ketty. Je n'ai pas cherchй а savoir son autre nom.
-- Ketty ! s'йcria Milady ; quoi ! vous кtes sыre ?...
-- Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui, Madame, la connaоtriez-vous ? "
Milady sourit а elle-mкme et а l'idйe qui lui йtait venue que cette
jeune femme pouvait кtre son ancienne camйriиre. Il se mкlait au souvenir de
cette jeune fille un souvenir de colиre, et un dйsir de vengeance avait
bouleversй les traits de Milady, qui reprirent au reste presque aussitфt
l'expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur
avait momentanйment fait perdre.
" Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens
dйjа une si grande sympathie ? demanda Milady.
-- Mais, ce soir, dit l'abbesse, dans la journйe mкme. Mais vous
voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit vous-mкme ; ce matin vous vous
кtes levйe а cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et
dormez, а l'heure du dоner nous vous rйveillerons. "
Quoique Milady eыt trиs bien pu se passer de sommeil, soutenue qu'elle
йtait par toutes les excitations qu'une aventure nouvelle faisait йprouver а
son coeur avide d'intrigues, elle n'en accepta pas moins l'offre de la
supйrieure : depuis douze ou quinze jours elle avait passй par tant
d'йmotions diverses que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la
fatigue, son вme avait besoin de repos.
Elle prit donc congй de l'abbesse et se coucha, doucement bercйe par
les idйes de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement ramenйe le nom
de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitйe que lui avait
faite le cardinal, si elle rйussissait dans son entreprise. Elle avait
rйussi, elle pourrait donc se venger de d'Artagnan.
Une seule chose йpouvantait Milady, c'йtait le souvenir de son mari, le
comte de La Fиre, qu'elle avait cru mort ou du moins expatriй, et qu'elle
retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d'Artagnan.
Mais aussi, s'il йtait l'ami de d'Artagnan, il avait dы lui prкter
assistance dans toutes les menйes а l'aide desquelles la reine avait dйjouй
les projets de Son Eminence ; s'il йtait l'ami de d'Artagnan, il йtait
l'ennemi du cardinal ; et sans doute elle parviendrait а l'envelopper dans
la vengeance aux replis de laquelle elle comptait йtouffer le jeune
mousquetaire.
Toutes ces espйrances йtaient de douces pensйes pour Milady ; aussi,
bercйe par elles, s'endormit-elle bientфt.
Elle fut rйveillйe par une voix douce qui retentit au pied de son lit.
Elle ouvrit les yeux, et vit l'abbesse accompagnйe d'une jeune femme aux
cheveux blonds, au teint dйlicat, qui fixait sur elle un regard plein d'une
bienveillante curiositй.
La figure de cette jeune femme lui йtait complиtement inconnue ; toutes
deux s'examinиrent avec une scrupuleuse attention, tout en йchangeant les
compliments d'usage : toutes deux йtaient fort belles, mais de beautйs tout
а fait diffйrentes. Cependant Milady sourit en reconnaissant qu'elle
l'emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en faзons
aristocratiques. Il est vrai que l'habit de novice que portait la jeune
femme n'йtait pas trиs avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.
L'abbesse les prйsenta l'une а l'autre ; puis, lorsque cette formalitй
fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient а l'йglise, elle laissa les deux
jeunes femmes seules.
La novice, voyant Milady couchйe, voulait suivre la supйrieure, mais
Milady la retint.
" Comment, Madame, lui dit-elle, а peine vous ai-je aperзue et vous
voulez dйjа me priver de votre prйsence, sur laquelle je comptais cependant
un peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai а passer ici ?
-- Non, Madame, rйpondit la novice, seulement je craignais d'avoir mal
choisi mon temps : vous dormiez, vous кtes fatiguйe.
-- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un
bon rйveil. Ce rйveil, vous me l'avez donnй ; laissez-moi en jouir tout а
mon aise. "
Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui йtait prиs de
son lit.
La novice s'assit.
" Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilа six mois que je
suis ici, sans l'ombre d'une distraction, vous arrivez, votre prйsence
allait кtre pour moi une compagnie charmante, et voilа que, selon toute
probabilitй, d'un moment а l'autre je vais quitter le couvent !
-- Comment ! dit Milady, vous sortez bientфt ?
-- Du moins je l'espиre, dit la novice avec une expression de joie
qu'elle ne cherchait pas le moins du monde а dйguiser.
-- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du
cardinal, continua Milady ; c'eыt йtй un motif de plus de sympathie entre
nous.
-- Ce que m'a dit notre bonne mиre est donc la vйritй, que vous йtiez
aussi une victime de ce mйchant cardinal ?
-- Chut ! dit Milady, mкme ici ne parlons pas ainsi de lui ; tous mes
malheurs viennent d'avoir dit а peu prиs ce que vous venez de dire, devant
une femme que je croyais mon amie et qui m'a trahie. Et vous кtes aussi,
vous, la victime d'une trahison ?
-- Non, dit la novice, mais de mon dйvouement а une femme que j'aimais,
pour qui j'eusse donnй ma vie, pour qui je la donnerais encore.
-- Et qui vous a abandonnйe, c'est cela !
-- J'ai йtй assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou trois
jours j'ai acquis la preuve du contraire, et j'en remercie Dieu ; il
m'aurait coыtй de croire qu'elle m'avait oubliйe. Mais vous, Madame,
continua la novice, il me semble que vous кtes libre, et que si vous vouliez
fuir, il ne tiendrait qu'а vous.
-- Oщ voulez-vous que j'aille, sans amis, sans argent, dans une partie
de la France que je ne connais pas, oщ je ne suis jamais venue ?...
-- Oh ! s'йcria la novice, quant а des amis, vous en aurez partout oщ
vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous кtes si belle !
-- Cela n'empкche pas, reprit Milady en adoucissant son sourire de
maniиre а lui donner une expression angйlique, que je suis seule et
persйcutйe.
-- Ecoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel,
voyez- vous ; il vient toujours un moment oщ le bien que l'on a fait plaide
votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-кtre est-ce un bonheur pour vous,
tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m'ayez rencontrйe : car,
si je sors d'ici, Eh bien, j'aurai quelques amis puissants, qui, aprиs
s'кtre mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour