maоtre pendant cinq ou six heures la veille, aurait pu continuer la route ;
mais, par une erreur inconcevable, le chirurgien vйtйrinaire qu'on avait
envoyй chercher, а ce qu'il paraоt, pour saigner le cheval de l'hфte, avait
saignй celui de Mousqueton.
Cela commenзait а devenir inquiйtant : tous ces accidents successifs
йtaient peut-кtre le rйsultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien
кtre le fruit d'un complot. Athos et d'Artagnan sortirent, tandis que
Planchet allait s'informer s'il n'y avait pas trois chevaux а vendre dans
les environs. A la porte йtaient deux chevaux tout йquipйs, frais et
vigoureux. Cela faisait bien l'affaire. Il demanda oщ йtaient les maоtres ;
on lui dit que les maоtres avaient passй la nuit dans l'auberge et rйglaient
leur compte а cette heure avec le maоtre.
Athos descendit pour payer la dйpense, tandis que d'Artagnan et
Planchet se tenaient sur la porte de la rue ; l'hфtelier йtait dans une
chambre basse et reculйe, on pria Athos d'y passer.
Athos entra sans dйfiance et tira deux pistoles pour payer : l'hфte
йtait seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs йtait entrouvert.
Il prit l'argent que lui prйsenta Athos, le tourna et le retourna dans ses
mains, et tout а coup, s'йcriant que la piиce йtait fausse, il dйclara qu'il
allait le faire arrкter, lui et son compagnon, comme faux-monnayeurs.
" Drфle ! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper les
oreilles ! "
Au mкme moment, quatre hommes armйs jusqu'aux dents entrиrent par les
portes latйrales et se jetиrent sur Athos.
" Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons ; au
large, d'Artagnan ! pique, pique ! " et il lвcha deux coups de pistolet.
D'Artagnan et Planchet ne se le firent pas rйpйter а deux fois, ils
dйtachиrent les deux chevaux qui attendaient а la porte, sautиrent dessus,
leur enfoncиrent leurs йperons dans le ventre et partirent au triple galop.
" Sais-tu ce qu'est devenu Athos ? demanda d'Artagnan а Planchet en
courant.
-- Ah ! Monsieur, dit Planchet, j'en ai vu tomber deux а ses deux
coups, et il m'a semblй, а travers la porte vitrйe, qu'il ferraillait avec
les autres.
-- Brave Athos ! murmura d'Artagnan. Et quand on pense qu'il faut
l'abandonner ! Au reste, autant nous attend peut-кtre а deux pas d'ici. En
avant, Planchet, en avant ! tu es un brave homme.
-- Je vous l'ai dit, Monsieur, rйpondit Planchet, les Picards, зa se
reconnaоt а l'user ; d'ailleurs je suis ici dans mon pays, зa m'excite. "
Et tous deux, piquant de plus belle, arrivиrent а Saint-Omer d'une
seule traite. A Saint-Omer, ils firent souffler les chevaux la bride passйe
а leurs bras, de peur d'accident, et mangиrent un morceau sur le pouce tout
debout dans la rue ; aprиs quoi ils repartirent.
A cent pas des portes de Calais, le cheval de d'Artagnan s'abattit, et
il n'y eut pas moyen de le faire se relever : le sang lui sortait par le nez
et par les yeux ; restait celui de Planchet, mais celui-lа s'йtait arrкtй,
et il n'y eut plus moyen de le faire repartir.
Heureusement, comme nous l'avons dit, ils йtaient а cent pas de la
ville ; ils laissиrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au
port. Planchet fit remarquer а son maоtre un gentilhomme qui arrivait avec
son valet et qui ne les prйcйdait que d'une cinquantaine de pas.
Ils s'approchиrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait fort
affairй. Il avait ses bottes couvertes de poussiиre, et s'informait s'il ne
pourrait point passer а l'instant mкme en Angleterre.
" Rien ne serait plus facile, rйpondit le patron d'un bвtiment prкt а
mettre а la voile ; mais, ce matin, est arrivй l'ordre de ne laisser partir
personne sans une permission expresse de M. le cardinal.
-- J'ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier de sa
poche ; la voici.
-- Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et
donnez-moi la prйfйrence.
-- Oщ trouverai-je le gouverneur ?
-- A sa campagne.
-- Et cette campagne est situйe ?
-- A un quart de lieue de la ville ; tenez, vous la voyez d'ici, au
pied de cette petite йminence, ce toit en ardoises.
-- Trиs bien ! " dit le gentilhomme.
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du
gouverneur.
D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme а cinq cents pas de
distance.
Une fois hors de la ville, d'Artagnan pressa le pas et rejoignit le
gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
" Monsieur, lui dit d'Artagnan, vous me paraissez fort pressй ?
-- On ne peut plus pressй, Monsieur.
-- J'en suis dйsespйrй, dit d'Artagnan, car, comme je suis trиs pressй
aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.
-- Lequel ?
-- De me laisser passer le premier.
-- Impossible, dit le gentilhomme, j'ai fait soixante lieues en
quarante- quatre heures, et il faut que demain а midi je sois а Londres.
-- J'ai fait le mкme chemin en quarante heures, et il faut que demain а
dix heures du matin je sois а Londres.
-- Dйsespйrй, Monsieur ; mais je suis arrivй le premier et je ne
passerai pas le second.
-- Dйsespйrй, Monsieur ; mais je suis arrivй le second, et je passerai
le premier.
-- Service du roi ! dit le gentilhomme.
-- Service de moi ! dit d'Artagnan.
-- Mais c'est une mauvaise querelle que vous me cherchez lа, ce me
semble.
-- Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?
-- Que dйsirez-vous ?
-- Vous voulez le savoir ?
-- Certainement.
-- Eh bien, je veux l'ordre dont vous кtes porteur, attendu que je n'en
ai pas, moi, et qu'il m'en faut un.
-- Vous plaisantez, je prйsume.
-- Je ne plaisante jamais.
-- Laissez-moi passer !
-- Vous ne passerez pas.
-- Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tкte. Holа, Lubin !
mes pistolets.
-- Planchet, dit d'Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du
maоtre. "
Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme il
йtait fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le
genou sur la poitrine.
" Faites votre affaire, Monsieur, dit Planchet ; moi, j'ai fait la
mienne. "
Voyant cela, le gentilhomme tira son йpйe et fondit sur d'Artagnan ;
mais il avait affaire а forte partie.
En trois secondes d'Artagnan lui fournit trois coups d'йpйe en disant а
chaque coup :
" Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. "
Au troisiиme coup, le gentilhomme tomba comme une masse.
D'Artagnan le crut mort, ou tout au moins йvanoui, et s'approcha pour
lui prendre l'ordre ; mais au moment oщ il йtendait le bras afin de le
fouiller, le blessй qui n'avait pas lвchй son йpйe, lui porta un coup de
pointe dans la poitrine en disant :
" Un pour vous.
-- Et un pour moi ! au dernier les bons ! " s'йcria d'Artagnan furieux,
en le clouant par terre d'un quatriиme coup d'йpйe dans le ventre.
Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s'йvanouit.
D'Artagnan fouilla dans la poche oщ il l'avait vu remettre l'ordre de
passage, et le prit. Il йtait au nom du comte de Wardes.
Puis, jetant un dernier coup d'oeil sur le beau jeune homme, qui avait
vingt-cinq ans а peine et qu'il laissait lа, gisant, privй de sentiment et
peut-кtre mort, il poussa un soupir sur cette йtrange destinйe qui porte les
hommes а se dйtruire les uns les autres pour les intйrкts de gens qui leur
sont йtrangers et qui souvent ne savent pas mкme qu'ils existent.
Mais il fut bientфt tirй de ces rйflexions par Lubin, qui poussait des
hurlements et criait de toutes ses forces au secours.
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses
forces.
" Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera pas,
j'en suis bien sыr ; mais aussitфt que je le lвcherai, il va se remettre а
crier. Je le reconnais pour un Normand, et les Normands sont entкtйs. "
En effet, tout comprimй qu'il йtait, Lubin essayait encore de filer des
sons.
" Attends ! " dit d'Artagnan.
Et prenant son mouchoir, il le bвillonna.
" Maintenant, dit Planchet, lions-le а un arbre. "
La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes prиs
de son domestique ; et comme la nuit commenзait а tomber et que le garrottй
et le blessй йtaient tous deux а quelques pas dans le bois, il йtait йvident
qu'ils devaient rester jusqu'au lendemain.
" Et maintenant, dit d'Artagnan, chez le gouverneur !
-- Mais vous кtes blessй, ce me semble ? dit Planchet.
-- Ce n'est rien, occupons-nous du plus pressй ; puis nous reviendrons
а ma blessure, qui, au reste, ne me paraоt pas trиs dangereuse. "
Et tous deux s'acheminиrent а grands pas vers la campagne du digne
fonctionnaire.
On annonзa M. le comte de Wardes.
D'Artagnan fut introduit.
" Vous avez un ordre signй du cardinal ? dit le gouverneur.
-- Oui, Monsieur, rйpondit d'Artagnan, le voici.
-- Ah ! ah ! il est en rиgle et bien recommandй, dit le gouverneur.
-- C'est tout simple, rйpondit d'Artagnan, je suis de ses plus fidиles.
-- Il paraоt que Son Eminence veut empкcher quelqu'un de parvenir en
Angleterre.
-- Oui, un certain d'Artagnan, un gentilhomme bйarnais qui est parti de
Paris avec trois de ses amis dans l'intention de gagner Londres.
-- Le connaissez-vous personnellement ? demanda le gouverneur.
-- Qui cela ?
-- Ce d'Artagnan ?
-- A merveille.
-- Donnez-moi son signalement alors.
-- Rien de plus facile. "
Et d'Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.
" Est-il accompagnй ? demanda le gouverneur.
-- Oui, d'un valet nommй Lubin.
-- On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son Eminence
peut кtre tranquille, ils seront reconduits а Paris sous bonne escorte.
-- Et ce faisant, Monsieur le gouverneur, dit d'Artagnan, vous aurez
bien mйritй du cardinal.
-- Vous le reverrez а votre retour, Monsieur le comte ?
-- Sans aucun doute.
-- Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
-- Je n'y manquerai pas. "
Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer et
le remit а d'Artagnan.
D'Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le
gouverneur, le remercia et partit.
Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et faisant un
long dйtour, ils йvitиrent le bois et rentrиrent par une autre porte.
Le bвtiment йtait toujours prкt а partir, le patron attendait sur le
port.
" Eh bien ? dit-il en apercevant d'Artagnan.
-- Voici ma passe visйe, dit celui-ci.
-- Et cet autre gentilhomme ?
-- Il ne partira pas aujourd'hui, dit d'Artagnan, mais soyez
tranquille, je paierai le passage pour nous deux.
-- En ce cas, partons, dit le patron.
-- Partons ! " rйpйta d'Artagnan.
Et il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq minutes aprиs, ils
йtaient а bord.
Il йtait temps : а une demi-lieue en mer, d'Artagnan vit briller une
lumiиre et entendit une dйtonation.
C'йtait le coup de canon qui annonзait la fermeture du port.
Il йtait temps de s'occuper de sa blessure ; heureusement, comme
l'avait pensй d'Artagnan, elle n'йtait pas des plus dangereuses : la pointe
de l'йpйe avait rencontrй une cфte et avait glissй le long de l'os ; de
plus, la chemise s'йtait collйe aussitфt а la plaie, et а peine avait-elle
rйpandu quelques gouttes de sang.
D'Artagnan йtait brisй de fatigue : on lui йtendit un matelas sur le
pont, il se jeta dessus et s'endormit.
Le lendemain, au point du jour, il se trouva а trois ou quatre lieues
seulement des cфtes d'Angleterre ; la brise avait йtй faible toute la nuit,
et l'on avait peu marchй.
A dix heures, le bвtiment jetait l'ancre dans le port de Douvres.
A dix heures et demie, d'Artagnan mettait le pied sur la terre
d'Angleterre, en s'йcriant :
" Enfin, m'y voilа ! "
Mais ce n'йtait pas tout : il fallait gagner Londres. En Angleterre, la
poste йtait assez bien servie. D'Artagnan et Planchet prirent chacun un
bidet, un postillon courut devant eux ; en quatre heures ils arrivиrent aux
portes de la capitale.
D'Artagnan ne connaissait pas Londres, d'Artagnan ne savait pas un mot
d'anglais ; mais il йcrivit le nom de Buckingham sur un papier, et chacun
lui indiqua l'hфtel du duc.
Le duc йtait а la chasse а Windsor, avec le roi.
D'Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui,
l'ayant accompagnй dans tous ses voyages, parlait parfaitement franзais ; il
lui dit qu'il arrivait de Paris pour affaire de vie et de mort, et qu'il
fallait qu'il parlвt а son maоtre а l'instant mкme.
La confiance avec laquelle parlait d'Artagnan convainquit Patrice ;
c'йtait le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller deux chevaux et se
chargea de conduire le jeune garde. Quant а Planchet, on l'avait descendu de
sa monture, raide comme un jonc : le pauvre garзon йtait au bout de ses
forces ; d'Artagnan semblait de fer.
On arriva au chвteau ; lа on se renseigna : le roi et Buckingham
chassaient а l'oiseau dans des marais situйs а deux ou trois lieues de lа.
En vingt minutes on fut au lieu indiquй. Bientфt Patrice entendit la
voix de son maоtre, qui appelait son faucon.
" Qui faut-il que j'annonce а Milord duc ? demanda Patrice.
-- Le jeune homme qui, un soir, lui a cherchй une querelle sur le Pont-
Neuf, en face de la Samaritaine.
-- Singuliиre recommandation !
-- Vous verrez qu'elle en vaut bien une autre. "
Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annonзa dans
les termes que nous avons dits qu'un messager l'attendait.
Buckingham reconnut d'Artagnan а l'instant mкme, et se doutant que
quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle,
il ne prit que le temps de demander oщ йtait celui qui la lui apportait ; et
ayant reconnu de loin l'uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et
vint droit а d'Artagnan. Patrice, par discrйtion, se tint а l'йcart.
" Il n'est point arrivй malheur а la reine ? s'йcria Buckingham,
rйpandant toute sa pensйe et tout son amour dans cette interrogation.
-- Je ne crois pas ; cependant je crois qu'elle court quelque grand
pйril dont Votre Grвce seule peut la tirer.
-- Moi ? s'йcria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez heureux pour lui
кtre bon а quelque chose ! Parlez ! parlez !
-- Prenez cette lettre, dit d'Artagnan.
-- Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?
-- De Sa Majestй, а ce que je pense.
-- De Sa Majestй ! " dit Buckingham, pвlissant si fort que d'Artagnan
crut qu'il allait se trouver mal.
Et il brisa le cachet.
" Quelle est cette dйchirure ? dit-il en montrant а d'Artagnan un
endroit oщ elle йtait percйe а jour.
-- Ah ! ah ! dit d'Artagnan, je n'avais pas vu cela ; c'est l'йpйe du
comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.
-- Vous кtes blessй ? demanda Buckingham en rompant le cachet.
-- Oh ! rien ! dit d'Artagnan, une йgratignure.
-- Juste Ciel ! qu'ai-je lu ! s'йcria le duc. Patrice, reste ici, ou
plutфt rejoins le roi partout oщ il sera, et dis а Sa Majestй que je la
supplie bien humblement de m'excuser, mais qu'une affaire de la plus haute
importance me rappelle а Londres. Venez, Monsieur, venez. "
Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.



    CHAPITRE XXI. LA COMTESSE DE WINTER





Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par
d'Artagnan non pas de tout ce qui s'йtait passй, mais de ce que d'Artagnan
savait. En rapprochant ce qu'il avait entendu sortir de la bouche du jeune
homme de ses souvenirs а lui, il put donc se faire une idйe assez exacte
d'une position de la gravitй de laquelle, au reste, la lettre de la reine,
si courte et si peu explicite qu'elle fыt, lui donnait la mesure. Mais ce
qui l'йtonnait surtout, c'est que le cardinal, intйressй comme il l'йtait а
ce que le jeune homme ne mоt pas le pied en Angleterre, ne fыt point parvenu
а l'arrкter en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de cet
йtonnement, que d'Artagnan lui raconta les prйcautions prises, et comment,
grвce au dйvouement de ses trois amis qu'il avait йparpillйs tout sanglants
sur la route, il йtait arrivй а en кtre quitte pour le coup d'йpйe qui avait
traversй le billet de la reine, et qu'il avait rendu а M. de Wardes en si
terrible monnaie. Tout en йcoutant ce rйcit, fait avec la plus grande
simplicitй, le duc regardait de temps en temps le jeune homme d'un air
йtonnй, comme s'il n'eыt pas pu comprendre que tant de prudence, de courage
et de dйvouement s'alliвt avec un visage qui n'indiquait pas encore vingt
ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils furent
aux portes de Londres. D'Artagnan avait cru qu'en arrivant dans la ville le
duc allait ralentir l'allure du sien, mais il n'en fut pas ainsi : il
continua sa route а fond de train, s'inquiйtant peu de renverser ceux qui
йtaient sur son chemin. En effet, en traversant la Citй, deux ou trois
accidents de ce genre arrivиrent ; mais Buckingham ne dйtourna pas mкme la
tкte pour regarder ce qu'йtaient devenus ceux qu'il avait culbutйs.
D'Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort а des
malйdictions.
En entrant dans la cour de l'hфtel, Buckingham sauta а bas de son
cheval, et, sans s'inquiйter de ce qu'il deviendrait, il lui jeta la bride
sur le cou et s'йlanзa vers le perron. D'Artagnan en fit autant, avec un peu
plus d'inquiйtude, cependant, pour ces nobles animaux dont il avait pu
apprйcier le mйrite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre
valets s'йtaient dйjа йlancйs des cuisines et des йcuries, et s'emparaient
aussitфt de leurs montures.
Le duc marchait si rapidement, que d'Artagnan avait peine а le suivre.
Il traversa successivement plusieurs salons d'une йlйgance dont les plus
grands seigneurs de France n'avaient pas mкme l'idйe, et il parvint enfin
dans une chambre а coucher qui йtait а la fois un miracle de goыt et de
richesse. Dans l'alcфve de cette chambre йtait une porte, prise dans la
tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clef d'or qu'il portait
suspendue а son cou par une chaоne du mкme mйtal. Par discrйtion, d'Artagnan
йtait restй en arriиre ; mais au moment oщ Buckingham franchissait le seuil
de cette porte, il se retourna, et voyant l'hйsitation du jeune homme :
" Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d'кtre admis en la
prйsence de Sa Majestй, dites-lui ce que vous avez vu. "
Encouragй par cette invitation, d'Artagnan suivit le duc, qui referma
la porte derriиre lui.
Tous deux se trouvиrent alors dans une petite chapelle toute tapissйe
de soie de Perse et brochйe d'or, ardemment йclairйe par un grand nombre de
bougies. Au-dessus d'une espиce d'autel, et au-dessous d'un dais de velours
bleu surmontй de plumes blanches et rouges, йtait un portrait de grandeur
naturelle reprйsentant Anne d'Autriche, si parfaitement ressemblant, que
d'Artagnan poussa un cri de surprise : on eыt cru que la reine allait
parler.
Sur l'autel, et au-dessous du portrait, йtait le coffret qui renfermait
les ferrets de diamants.
Le duc s'approcha de l'autel, s'agenouilla comme eыt pu faire un prкtre
devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.
" Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros noeud de ruban bleu
tout йtincelant de diamants ; tenez, voici ces prйcieux ferrets avec
lesquels j'avais fait le serment d'кtre enterrй. La reine me les avait
donnйs, la reine me les reprend : sa volontй, comme celle de Dieu, soit
faite en toutes choses. "
Puis il se mit а baiser les uns aprиs les autres ces ferrets dont il
fallait se sйparer. Tout а coup, il poussa un cri terrible.
" Qu'y a-t-il ? demanda d'Artagnan avec inquiйtude, et que vous
arrive-t-il, Milord ?
-- Il y a que tout est perdu, s'йcria Buckingham en devenant pвle comme
un trйpassй ; deux de ces ferrets manquent, il n'y en a plus que dix.
-- Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu'on les lui ait volйs ?
-- On me les a volйs, reprit le duc, et c'est le cardinal qui a fait le
coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont йtй coupйs avec des
ciseaux.
-- Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol... Peut-кtre la
personne les a-t-elle encore entre les mains.
-- Attendez, attendez ! s'йcria le duc. La seule fois que j'ai mis ces
ferrets, c'йtait au bal du roi, il y a huit jours, а Windsor. La comtesse de
Winter, avec laquelle j'йtais brouillй, s'est rapprochйe de moi а ce bal. Ce
raccommodement, c'йtait une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je
ne l'ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.
-- Mais il en a donc dans le monde entier ! s'йcria d'Artagnan.
-- Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colиre ; oui,
c'est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu ce bal ?
-- Lundi prochain.
-- Lundi prochain ! cinq jours encore, c'est plus de temps qu'il ne
nous en faut. Patrice ! s'йcria le duc en ouvrant la porte de la chapelle,
Patrice ! "
Son valet de chambre de confiance parut.
" Mon joaillier et mon secrйtaire ! "
Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui
prouvaient l'habitude qu'il avait contractйe d'obйir aveuglйment et sans
rйplique.
Mais, quoique ce fыt le joaillier qui eыt йtй appelй le premier, ce fut
le secrйtaire qui parut d'abord. C'йtait tout simple, il habitait l'hфtel.
Il trouva Buckingham assis devant une table dans sa chambre а coucher, et
йcrivant quelques ordres de sa propre main.
" Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas chez
le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de l'exйcution de ces
ordres. Je dйsire qu'ils soient promulguйs а l'instant mкme.
-- Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m'interroge sur les motifs
qui ont pu porter Votre Grвce а une mesure si extraordinaire, que
rйpondrai-je ?
-- Que tel a йtй mon bon plaisir, et que je n'ai de compte а rendre а
personne de ma volontй.
-- Sera-ce la rйponse qu'il devra transmettre а Sa Majestй, reprit en
souriant le secrйtaire, si par hasard Sa Majestй avait la curiositй de
savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande-
Bretagne ?
-- Vous avez raison, Monsieur, rйpondit Buckingham ; il dirait en ce
cas au roi que j'ai dйcidй la guerre, et que cette mesure est mon premier
acte d'hostilitй contre la France. "
Le secrйtaire s'inclina et sortit.
" Nous voilа tranquilles de ce cфtй, dit Buckingham en se retournant
vers d'Artagnan. Si les ferrets ne sont point dйjа partis pour la France,
ils n'y arriveront qu'aprиs vous.
-- Comment cela ?
-- Je viens de mettre un embargo sur tous les bвtiments qui se trouvent
а cette heure dans les ports de Sa Majestй, et, а moins de permission
particuliиre, pas un seul n'osera lever l'ancre. "
D'Artagnan regarda avec stupйfaction cet homme qui mettait le pouvoir
illimitй dont il йtait revкtu par la confiance d'un roi au service de ses
amours. Buckingham vit, а l'expression du visage du jeune homme, ce qui se
passait dans sa pensйe, et il sourit.
" Oui, dit-il, oui, c'est qu'Anne d'Autriche est ma vйritable reine ;
sur un mot d'elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais
mon Dieu. Elle m'a demandй de ne point envoyer aux protestants de La
Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l'ai fait. Je manquais а
ma parole, mais qu'importe ! j'obйissais а son dйsir ; n'ai-je point йtй
grandement payй de mon obйissance, dites ? car c'est а cette obйissance que
je dois son portrait. "
D'Artagnan admira а quels fils fragiles et inconnus sont parfois
suspendues les destinйes d'un peuple et la vie des hommes.
Il en йtait au plus profond de ses rйflexions, lorsque l'orfиvre entra
: c'йtait un Irlandais des plus habiles dans son art, et qui avouait lui-
mкme qu'il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
" Monsieur O'Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle,
voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu'ils valent la piиce. "
L'orfиvre jeta un seul coup d'oeil sur la faзon йlйgante dont ils
йtaient montйs, calcula l'un dans l'autre la valeur des diamants, et sans
hйsitation aucune :
" Quinze cents pistoles la piиce, Milord, rйpondit-il.
-- Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-lа ?
Vous voyez qu'il en manque deux.
-- Huit jours, Milord.
-- Je les paierai trois mille pistoles la piиce, il me les faut
aprиs-demain.
-- Milord les aura.
-- Vous кtes un homme prйcieux, Monsieur O'Reilly, mais ce n'est pas le
tout : ces ferrets ne peuvent кtre confiйs а personne, il faut qu'ils soient
faits dans ce palais.
-- Impossible, Milord, il n'y a que moi qui puisse les exйcuter pour
qu'on ne voie pas la diffйrence entre les nouveaux et les anciens.
-- Aussi, mon cher Monsieur O'Reilly, vous кtes mon prisonnier, et vous
voudriez sortir а cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas ;
prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos garзons dont vous aurez
besoin, et dйsignez-moi les ustensiles qu'ils doivent apporter. "
L'orfиvre connaissait le duc, il savait que toute observation йtait
inutile, il en prit donc а l'instant mкme son parti.
" Il me sera permis de prйvenir ma femme ? demanda-t-il.
-- Oh ! il vous sera mкme permis de la voir, mon cher Monsieur O'Reilly
: votre captivitй sera douce, soyez tranquille ; et comme tout dйrangement
vaut un dйdommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de
mille pistoles pour vous faire oublier l'ennui que je vous cause. "
D'Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre,
qui remuait а pleines mains les hommes et les millions.
Quant а l'orfиvre, il йcrivit а sa femme en lui envoyant le bon de
mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en йchange son plus
habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et
le titre, et une liste des outils qui lui йtaient nйcessaires.
Buckingham conduisit l'orfиvre dans la chambre qui lui йtait destinйe,
et qui, au bout d'une demi-heure, fut transformйe en atelier. Puis il mit
une sentinelle а chaque porte, avec dйfense de laisser entrer qui que ce
fыt, а l'exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter
qu'il йtait absolument dйfendu а l'orfиvre O'Reilly et а son aide de sortir
sous quelque prйtexte que ce fыt. Ce point rйglй, le duc revint а
d'Artagnan.
" Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l'Angleterre est а nous deux ; que
voulez-vous, que dйsirez-vous ?
-- Un lit, rйpondit d'Artagnan ; c'est, pour le moment, je l'avoue, la
chose dont j'ai le plus besoin. "
Buckingham donna а d'Artagnan une chambre qui touchait а la sienne. Il
voulait garder le jeune homme sous sa main, non pas qu'il se dйfiвt de lui,
mais pour avoir quelqu'un а qui parler constamment de la reine.
Une heure aprиs fut promulguйe dans Londres l'ordonnance de ne laisser
sortir des ports aucun bвtiment chargй pour la France, pas mкme le paquebot
des lettres. Aux yeux de tous, c'йtait une dйclaration de guerre entre les
deux royaumes.
Le surlendemain, а onze heures, les deux ferrets en diamants йtaient
achevйs, mais si exactement imitйs, mais si parfaitement pareils, que
Buckingham ne put reconnaоtre les nouveaux des anciens, et que les plus
exercйs en pareille matiиre y auraient йtй trompйs comme lui.
Aussitфt il fit appeler d'Artagnan.
" Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous кtes venu
chercher, et soyez mon tйmoin que tout ce que la puissance humaine pouvait
faire, je l'ai fait.
-- Soyez tranquille, Milord : je dirai ce que j'ai vu ; mais Votre
Grвce me remet les ferrets sans la boоte ?
-- La boоte vous embarrasserait. D'ailleurs la boоte m'est d'autant
plus prйcieuse, qu'elle me reste seule. Vous direz que je la garde.
-- Je ferai votre commission mot а mot, Milord.
-- Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune
homme, comment m'acquitterai-je jamais envers vous ? "
D'Artagnan rougit jusqu'au blanc des yeux. Il vit que le duc cherchait
un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idйe que le sang de
ses compagnons et le sien lui allait кtre payй par de l'or anglais lui
rйpugnait йtrangement.
" Entendons-nous, Milord, rйpondit d'Artagnan, et pesons bien les faits
d'avance, afin qu'il n'y ait point de mйprise. Je suis au service du roi et
de la reine de France, et fais partie de la compagnie des gardes de M. des
Essarts, lequel, ainsi que son beau-frиre M. de Trйville, est tout
particuliиrement attachй а Leurs Majestйs. J'ai donc tout fait pour la reine
et rien pour Votre Grвce. Il y a plus, c'est que peut-кtre n'eussй-je rien
fait de tout cela, s'il ne se fыt agi d'кtre agrйable а quelqu'un qui est ma
dame а moi, comme la reine est la vфtre.
-- Oui, dit le duc en souriant, et je crois mкme connaоtre cette autre
personne, c'est...
-- Milord, je ne l'ai point nommйe, interrompit vivement le jeune
homme.
-- C'est juste, dit le duc ; c'est donc а cette personne que je dois
кtre reconnaissant de votre dйvouement.
-- Vous l'avez dit, Milord, car justement а cette heure qu'il est
question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans Votre Grвce qu'un
Anglais, et par consйquent qu'un ennemi que je serais encore plus enchantй
de rencontrer sur le champ de bataille que dans le parc de Windsor ou dans
les corridors du Louvre ; ce qui, au reste, ne m'empкchera pas d'exйcuter de
point en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est, pour
l'accomplir ; mais, je le rйpиte а Votre Grвce, sans qu'elle ait
personnellement pour cela plus а me remercier de ce que je fais pour moi
dans cette seconde entrevue, que de ce que j'ai dйjа fait pour elle dans la
premiиre.
-- Nous disons, nous : " Fier comme un Ecossais " , murmura Buckingham.
-- Et nous disons, nous : " Fier comme un Gascon " , rйpondit
d'Artagnan. Les Gascons sont les Ecossais de la France. "
D'Artagnan salua le duc et s'apprкta а partir.
" Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par oщ ? Comment ?
-- C'est vrai.
-- Dieu me damne ! les Franзais ne doutent de rien !
-- J'avais oubliй que l'Angleterre йtait une оle, et que vous en йtiez
le roi.
-- Allez au port, demandez le brick le Sund , remettez cette lettre au
capitaine ; il vous conduira а un petit port oщ certes on ne vous attend
pas, et oщ n'abordent ordinairement que des bвtiments pкcheurs.
-- Ce port s'appelle ?
-- Saint-Valery ; mais, attendez donc : arrivй lа, vous entrerez dans
une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un vйritable bouge а
matelots ; il n'y a pas а vous tromper, il n'y en a qu'une.
-- Aprиs ?
-- Vous demanderez l'hфte, et vous lui direz : Forward .
-- Ce qui veut dire ?
-- En avant : c'est le mot d'ordre. Il vous donnera un cheval tout
sellй et vous indiquera le chemin que vous devez suivre ; vous trouverez
ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez, а chacun d'eux, donner
votre adresse а Paris, les quatre chevaux vous y suivront ; vous en
connaissez dйjа deux, et vous m'avez paru les apprйcier en amateur : ce sont
ceux que nous montions ; rapportez-vous-en а moi, les autres ne leur sont
point infйrieurs. Ces quatre chevaux sont йquipйs pour la campagne. Si fier
que vous soyez, vous ne refuserez pas d'en accepter un et de faire accepter
les trois autres а vos compagnons : c'est pour nous faire la guerre,
d'ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites, vous autres
Franзais, n'est-ce pas ?
-- Oui, Milord, j'accepte, dit d'Artagnan ; et s'il plaоt а Dieu, nous
ferons bon usage de vos prйsents.
-- Maintenant, votre main, jeune homme ; peut-кtre nous
rencontrerons-nous bientфt sur le champ de bataille ; mais, en attendant,
nous nous quitterons bons amis, je l'espиre.
-- Oui, Milord, mais avec l'espйrance de devenir ennemis bientфt.
-- Soyez tranquille, je vous le promets.
-- Je compte sur votre parole, Milord. "
D'Artagnan salua le duc et s'avanзa vivement vers le port.
En face la Tour de Londres, il trouva le bвtiment dйsignй, remit sa
lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur du port, et
appareilla aussitфt.
Cinquante bвtiments йtaient en partance et attendaient.
En passant bord а bord de l'un d'eux, d'Artagnan crut reconnaоtre la
femme de Meung, la mкme que le gentilhomme inconnu avait appelйe " Milady "
, et que lui, d'Artagnan, avait trouvйe si belle ; mais grвce au courant du
fleuve et au bon vent qui soufflait, son navire allait si vite qu'au bout
d'un instant on fut hors de vue.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda а Saint-Valery.
D'Artagnan se dirigea а l'instant mкme vers l'auberge indiquйe, et la
reconnut aux cris qui s'en йchappaient : on parlait de guerre entre
l'Angleterre et la France comme de chose prochaine et indubitable, et les
matelots joyeux faisaient bombance.
D'Artagnan fendit la foule, s'avanзa vers l'hфte, et prononзa le mot
Forward . A l'instant mкme, l'hфte lui fit signe de le suivre, sortit avec
lui par une porte qui donnait dans la cour, le conduisit а l'йcurie oщ
l'attendait un cheval tout sellй, et lui demanda s'il avait besoin de
quelque autre chose.
" J'ai besoin de connaоtre la route que je dois suivre, dit d'Artagnan.
-- Allez d'ici а Blangy, et de Blangy а Neufchвtel. A Neufchвtel,
entrez а l'auberge de la Herse d'Or , donnez le mot d'ordre а l'hфtelier, et
vous trouverez comme ici un cheval tout sellй.
-- Dois-je quelque chose ? demanda d'Artagnan.
-- Tout est payй, dit l'hфte, et largement. Allez donc, et que Dieu
vous conduise !
-- Amen ! " rйpondit le jeune homme en partant au galop.
Quatre heures aprиs, il йtait а Neufchвtel.
Il suivit strictement les instructions reзues ; а Neufchвtel, comme а
Saint-Valery, il trouva une monture toute sellйe et qui l'attendait ; il
voulut transporter les pistolets de la selle qu'il venait de quitter а la
selle qu'il allait prendre : les fontes йtaient garnies de pistolets
pareils.
" Votre adresse а Paris ?
-- Hфtel des Gardes, compagnie des Essarts.
-- Bien, rйpondit celui-ci.
-- Quelle route faut-il prendre ? demanda а son tour d'Artagnan.
-- Celle de Rouen ; mais vous laisserez la ville а votre droite. Au
petit village d'Ecouis, vous vous arrкterez, il n'y a qu'une auberge, l'Ecu
de France . Ne la jugez pas d'aprиs son apparence ; elle aura dans ses
йcuries un cheval qui vaudra celui-ci.
-- Mкme mot d'ordre ?
-- Exactement.
-- Adieu, maоtre !
-- Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous besoin de quelque chose ? "
D'Artagnan fit signe de la tкte que non, et repartit а fond de train. A
Ecouis, la mкme scиne se rйpйta : il trouva un hфte aussi prйvenant, un
cheval frais et reposй ; il laissa son adresse comme il l'avait fait, et
repartit du mкme train pour Pontoise. A Pontoise, il changea une derniиre
fois de monture, et а neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de
l'hфtel de M. de Trйville.
Il avait fait prиs de soixante lieues en douze heures.
M. de Trйville le reзut comme s'il l'avait vu le matin mкme ;
seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que de coutume, il
lui annonзa que la compagnie de M. des Essarts йtait de garde au Louvre et
qu'il pouvait se rendre а son poste.



    CHAPITRE XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON





Le lendemain, il n'йtait bruit dans tout Paris que du bal que MM. les
йchevins de la ville donnaient au roi et а la reine, et dans lequel Leurs
Majestйs devaient danser le fameux ballet de la Merlaison, qui йtait le
ballet favori du roi.
Depuis huit jours on prйparait, en effet, toutes choses а l'Hфtel de
Ville pour cette solennelle soirйe. Le menuisier de la ville avait dressй
des йchafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitйes ; l'йpicier
de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire blanche,
ce qui йtait un luxe inouп pour cette йpoque ; enfin vingt violons avaient
йtй prйvenus, et le prix qu'on leur accordait avait йtй fixй au double du
prix ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu'ils devaient sonner toute la
nuit.
A dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des gardes du
roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps, vint demander
au greffier de la ville, nommй Clйment, toutes les clefs des portes, des
chambres et bureaux de l'Hфtel. Ces clefs lui furent remises а l'instant
mкme ; chacune d'elles portait un billet qui devait servir а la faire
reconnaоtre, et а partir de ce moment le sieur de La Coste fut chargй de la
garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
A onze heures vint а son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant
avec lui cinquante archers qui se rйpartirent aussitфt dans l'Hфtel de
Ville, aux portes qui leur avaient йtй assignйes.
A trois heures arrivиrent deux compagnies des gardes, l'une franзaise,
l'autre suisse. La compagnie des gardes franзaises йtait composйe moitiй des
hommes de M. Duhallier, moitiй des hommes de M. des Essarts.
A six heures du soir, les invitйs commencиrent а entrer. A mesure
qu'ils entraient, ils йtaient placйs dans la grande salle, sur les йchafauds
prйparйs.
A neuf heures arriva Mme la premiиre prйsidente. Comme c'йtait, aprиs
la reine, la personne la plus considйrable de la fкte, elle fut reзue par
Messieurs de la ville et placйe dans la loge en face de celle que devait
occuper la reine. .
A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la
petite salle du cфtй de l'йglise Saint-Jean, et cela en face du buffet
d'argent de la ville, qui йtait gardй par quatre archers.
A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations :
c'йtait le roi qui s'avanзait а travers les rues qui conduisent du Louvre а
l'Hфtel de Ville, et qui йtaient toutes illuminйes avec des lanternes de
couleur.
Aussitфt MM. les йchevins, vкtus de leurs robes de drap et prйcйdйs de
six sergents tenant chacun un flambeau а la main, allиrent au-devant du roi,
qu'ils rencontrиrent sur les degrйs, oщ le prйvфt des marchands lui fit
compliment sur sa bienvenue, compliment auquel Sa Majestй rйpondit en
s'excusant d'кtre venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le
cardinal, lequel l'avait retenue jusqu'а onze heures pour parler des
affaires de l'Etat.
Sa Majestй, en habit de cйrйmonie, йtait accompagnйe de S. A. R.
Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc de Longueville, du
duc d'Elbeuf, du comte d'Harcourt, du comte de La Roche-Guyon, de M. de
Liancourt, de M. de Baradas, du comte de Cramail et du chevalier de
Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l'air triste et prйoccupй.
Un cabinet avait йtй prйparй pour le roi, et un autre pour Monsieur.
Dans chacun de ces cabinets йtaient dйposйs des habits de masques. Autant
avait йtй fait pour la reine et pour Mme la prйsidente. Les seigneurs et les
dames de la suite de Leurs Majestйs devaient s'habiller deux par deux dans
des chambres prйparйes а cet effet.
Avant d'entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu'on le vоnt
prйvenir aussitфt que paraоtrait le cardinal.
Une demi-heure aprиs l'entrйe du roi, de nouvelles acclamations
retentirent : celles-lа annonзaient l'arrivйe de la reine : les йchevins
firent ainsi qu'ils avaient fait dйjа, et, prйcйdйs des sergents, ils
s'avancиrent au-devant de leur illustre convive.
La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle
avait l'air triste et surtout fatiguй.
Au moment oщ elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-lа
йtait restй fermй s'ouvrit, et l'on vit apparaоtre la tкte pвle du cardinal
vкtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixиrent sur ceux de la reine, et un
sourire de joie terrible passa sur ses lиvres : la reine n'avait pas ses
ferrets de diamants.
La reine resta quelque temps а recevoir les compliments de Messieurs de
la ville et а rйpondre aux saluts des dames.
Tout а coup, le roi apparut avec le cardinal а l'une des portes de la
salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi йtait trиs pвle.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint а
peine nouйs, il s'approcha de la reine, et d'une voix altйrйe :
" Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaоt, n'avez-vous point
vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il m'eыt йtй agrйable de les
voir ? "
La reine йtendit son regard autour d'elle, et vit derriиre le roi le
cardinal qui souriait d'un sourire diabolique.
" Sire, rйpondit la reine d'une voix altйrйe, parce qu'au milieu de
cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arrivвt malheur.
-- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'йtait
pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. "
Et la voix du roi йtait tremblante de colиre ; chacun regardait et
йcoutait avec йtonnement, ne comprenant rien а ce qui se passait.
" Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, oщ ils
sont, et ainsi les dйsirs de Votre Majestй seront accomplis.
-- Faites, Madame, faites, et cela au plus tфt : car dans une heure le
ballet va commencer. "
La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient
la conduire а son cabinet.
De son cфtй, le roi regagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'йtait passй quelque chose
entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient parlй si bas, que, chacun
par respect s'йtant йloignй de quelques pas, personne n'avait rien entendu.
Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les йcoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet ; il йtait en costume de chasse
des plus йlйgants, et Monsieur et les autres seigneurs йtaient habillйs
comme lui. C'йtait le costume que le roi portait le mieux, et vкtu ainsi il
semblait vйritablement le premier gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une boоte. Le roi l'ouvrit
et y trouva deux ferrets de diamants.
" Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal.
-- Rien, rйpondit celui-ci ; seulement si la reine a les ferrets, ce
dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez
а Sa Majestй qui peut lui avoir dйrobй les deux ferrets que voici. "
Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger ; mais il n'eut le
temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes
les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la
reine йtait а coup sыr la plus belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait а merveille ;
elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en
velours gris perle rattachй avec des agrafes de diamants, et une jupe de
satin bleu toute brodйe d'argent. Sur son йpaule gauche йtincelaient les
ferrets soutenus par un noeud de mкme couleur que les plumes et la jupe.
Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colиre ; cependant,
distants comme ils l'йtaient de la reine, ils ne pouvaient compter les
ferrets ; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle
douze ?