de sa colиre, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui m'avez perdue !
-- Oui, sans doute, dit d'Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais
qu'est-il arrivй aprиs mon dйpart ?
-- Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussйs les laquais sont
accourus, elle йtait folle de colиre ; tout ce qu'il existe d'imprйcations
elle les a vomies contre vous. Alors j'ai pensй qu'elle se rappellerait que
c'йtait par ma chambre que vous aviez pйnйtrй dans la sienne, et qu'alors
elle songerait que j'йtais votre complice ; j'ai pris le peu d'argent que
j'avais, mes hardes les plus prйcieuses, et je me suis sauvйe.
-- Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars
aprиs-demain. -- -- Tout ce que vous voudrez, Monsieur le chevalier,
faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.
-- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siиge de La Rochelle,
dit d'Artagnan.
-- Non ; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de
votre connaissance : dans votre pays, par exemple.
-- Ah ! ma chиre amie ! dans mon pays les dames n'ont point de femmes
de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me chercher Aramis
: qu'il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de trиs important а
lui dire.
-- Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il me semble
que sa marquise...
-- La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son mari,
dit d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux
Ours, n'est-ce pas, Ketty ?
-- Je demeurerai oщ l'on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien
cachйe et que l'on ne sache pas oщ je suis.
-- Maintenant, Ketty, que nous allons nous sйparer, et par consйquent
que tu n'es plus jalouse de moi...
-- Monsieur le chevalier, de loin ou de prиs, dit Ketty, je vous
aimerai toujours. "
" Oщ diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura Athos.
" Moi aussi, dit d'Artagnan, moi aussi, je t'aimerai toujours, sois
tranquille. Mais voyons, rйponds-moi. Maintenant j'attache une grande
importance а la question que je te fais : n'aurais-tu jamais entendu parler
d'une jeune dame qu'on aurait enlevйe pendant une nuit.
-- Attendez donc... Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, est-ce que
vous aimez encore cette femme ?
-- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que voilа.
-- Moi ! s'йcria Athos avec un accent pareil а celui d'un homme qui
s'aperзoit qu'il va marcher sur une couleuvre.
-- Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant la main d'Athos. Vous
savez bien l'intйrкt que nous prenons tous а cette pauvre petite Mme
Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne dira rien : n'est-ce pas, Ketty ? Tu
comprends, mon enfant, continua d'Artagnan, c'est la femme de cet affreux
magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.
-- Oh ! mon Dieu ! s'йcria Ketty, vous me rappelez ma peur ; pourvu
qu'il ne m'ait pas reconnue !
-- Comment, reconnue ! tu as donc dйjа vu cet homme ?
-- Il est venu deux fois chez Milady.
-- C'est cela. Vers quelle йpoque ?
-- Mais il y a quinze ou dix-huit jours а peu prиs.
-- Justement.
-- Et hier soir il est revenu.
-- Hier soir.
-- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-mкme.
-- Mon cher Athos, nous sommes enveloppйs dans un rйseau d'espions ! Et
tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ?
-- J'ai baissй ma coiffe en l'apercevant, mais peut-кtre йtait-il trop
tard.
-- Descendez, Athos, vous dont il se mйfie moins que de moi, et voyez
s'il est toujours sur sa porte. "
Athos descendit et remonta bientфt.
" Il est parti, dit-il, et la maison est fermйe.
-- Il est allй faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en
ce moment au colombier.
-- Eh bien, mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que
Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
-- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyй chercher !
-- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. "
En ce moment Aramis entra.
On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il йtait urgent que
parmi toutes ses hautes connaissances il trouvвt une place а Ketty.
Aramis rйflйchit un instant, et dit en rougissant :
" Cela vous rendra-t-il bien rйellement service, d'Artagnan ?
-- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
-- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demandй, pour une de ses amies qui
habite la province, je crois, une femme de chambre sыre ; et si vous pouvez,
mon cher d'Artagnan, me rйpondre de Mademoiselle...
-- Oh ! Monsieur, s'йcria Ketty, je serai toute dйvouйe, soyez-en
certain, а la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
-- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. "
Il se mit а une table et йcrivit un petit mot qu'il cacheta avec une
bague, et donna le billet а Ketty.
" Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas
meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi sйparons-nous. Nous nous
retrouverons dans des jours meilleurs.
-- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu
que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous
aime aujourd'hui. "
" Serment de joueur " , dit Athos pendant que d'Artagnan allait
reconduire Ketty sur l'escalier.
Un instant aprиs, les trois jeunes gens se sйparиrent en prenant
rendez- vous а quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder
la maison.
Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan s'inquiйtиrent du
placement du saphir.
Comme l'avait prйvu notre Gascon, on trouva facilement trois cents
pistoles sur la bague. De plus, le juif annonзa que si on voulait la lui
vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles
d'oreilles, il en donnerait jusqu'а cinq cents pistoles.
Athos et d'Artagnan, avec l'activitй de deux soldats et la science de
deux connaisseurs, mirent trois heures а peine а acheter tout l'йquipement
du mousquetaire. D'ailleurs Athos йtait de bonne composition et grand
seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque fois qu'une chose lui convenait,
il payait le prix demandй sans essayer mкme d'en rabattre. D'Artagnan
voulait bien lа-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main
sur l'йpaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'йtait bon pour lui,
petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme qui avait
les airs d'un prince.
Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais,
aux narines de feu, aux jambes fines et йlйgantes, qui prenait six ans. Il
l'examina et le trouva sans dйfaut. On le lui fit mille livres. Peut- кtre
l'eыt-il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur le prix
avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.
Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coыta trois cents
livres.
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetйes, il
ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d'Athos. D'Artagnan
offrit а son ami de mordre une bouchйe dans la part qui lui revenait, quitte
а lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait empruntй.
Mais Athos, pour toute rйponse, se contenta de hausser les йpaules.
" Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute propriйtй
? demanda Athos.
-- Cinq cents pistoles.
-- C'est-а-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous,
cent pistoles pour moi. Mais c'est une vйritable fortune, cela, mon ami,
retournez chez le juif.
-- Comment, vous voulez...
-- Cette bague, dйcidйment, me rappellerait de trop tristes souvenirs ;
puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles а lui rendre, de sorte que
nous perdrions deux mille livres а ce marchй. Allez lui dire que la bague
est а lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.
-- Rйflйchissez, Athos.
-- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir
faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera
avec son mousqueton. "
Une demi-heure aprиs, d'Artagnan revint avec les deux mille livres et
sans qu'il lui fыt arrivй aucun accident.
Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son mйnage des ressources auxquelles
il ne s'attendait pas.


    CHAPITRE XXXIX. UNE VISION



A quatre heures, les quatre amis йtaient donc rйunis chez Athos. Leurs
prйoccupations sur l'йquipement avaient tout а fait disparu, et chaque
visage ne conservait plus l'expression que de ses propres et secrиtes
inquiйtudes ; car derriиre tout bonheur prйsent est cachйe une crainte а
venir.
Tout а coup Planchet entra apportant deux lettres а l'adresse de
d'Artagnan.
L'une йtait un petit billet gentiment pliй en long avec un joli cachet
de cire verte sur lequel йtait empreinte une colombe rapportant un rameau
vert.
L'autre йtait une grande йpоtre carrйe et resplendissante des armes
terribles de Son Eminence le cardinal-duc.
A la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car il
avait cru reconnaоtre l'йcriture ; et quoiqu'il n'eыt vu cette йcriture
qu'une fois, la mйmoire en йtait restйe au plus profond de son coeur.
Il prit donc la petite йpоtre et la dйcacheta vivement.
" Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures а sept
heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez avec soin dans les
carrosses qui passeront, mais si vous tenez а votre vie et а celle des gens
qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse
faire croire que vous avez reconnu celle qui s'expose а tout pour vous
apercevoir un instant. "
Pas de signature.
" C'est un piиge, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan.
-- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaоtre l'йcriture.
-- Elle est peut-кtre contrefaite, reprit Athos ; а six ou sept heures,
dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout а fait dйserte : autant que
vous alliez vous promener dans la forкt de Bondy.
-- Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable ! on ne
nous dйvorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ; plus, les
chevaux ; plus les armes.
-- Puis ce sera une occasion de montrer nos йquipages, dit Porthos.
-- Mais si c'est une femme qui йcrit, dit Aramis, et que cette femme
dйsire ne pas кtre vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui
est mal de la part d'un gentilhomme.
-- Nous resterons en arriиre, dit Porthos, et lui seul s'avancera.
-- Oui, mais un coup de pistolet est bientфt tirй d'un carrosse qui
marche au galop.
-- Bah ! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le
carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce sera
toujours autant d'ennemis de moins.
-- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes
d'ailleurs.
-- Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et
nonchalant.
-- Comme vous voudrez, dit Athos.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous
avons le temps а peine d'кtre а six heures sur la route de Chaillot.
-- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait
pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprкter, Messieurs.
-- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble
que le cachet indique cependant qu'elle mйrite bien d'кtre ouverte : quant а
moi, je vous dйclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que
du petit brimborion que vous venez tout doucement de glisser sur votre
coeur. "
D'Artagnan rougit.
" Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce que me veut Son
Eminence. "
Et d'Artagnan dйcacheta la lettre et lut :
" M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au
Palais-Cardinal ce soir а huit heures.
" LA HOUDINIERE,
" Capitaine des gardes. "
" Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiйtant
que l'autre.
-- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan : l'un est
pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout.
-- Hum ! je n'irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne peut
manquer а un rendez-vous donnй par une dame ; mais un gentilhomme prudent
peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son Eminence, surtout lorsqu'il a
quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments.
-- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos.
-- Messieurs, rйpondit d'Artagnan, j'ai dйjа reзu par M. de Cavois
pareille invitation de Son Eminence, je l'ai nйgligйe, et le lendemain il
m'est arrivй un grand malheur ! Constance a disparu ; quelque chose qui
puisse advenir, j'irai.
-- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites.
-- Mais la Bastille ? dit Aramis.
-- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan.
-- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et
comme si c'йtait la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ;
mais, en attendant, comme nous devons partir aprиs-demain, vous feriez mieux
de ne pas risquer cette Bastille.
-- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirйe,
attendons- le chacun а une porte du palais avec trois mousquetaires derriиre
nous ; si nous voyons sortir quelque voiture а portiиre fermйe et а demi
suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille
а partir avec les gardes de M. le cardinal, et M. de Trйville doit nous
croire morts.
-- Dйcidйment, Athos, dit Aramis, vous йtiez fait pour кtre gйnйral
d'armйe ; que dites-vous du plan, Messieurs ?
-- Admirable ! rйpйtиrent en choeur les jeunes gens.
-- Eh bien, dit Porthos, je cours а l'hфtel, je prйviens nos camarades
de se tenir prкts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du
Palais-Cardinal ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les
laquais.
-- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan ; mais je vais en
faire prendre un chez M. de Trйville.
-- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
-- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan.
-- Trois, rйpondit en souriant Aramis.
-- Mon cher ! dit Athos, vous кtes certainement le poиte le mieux montй
de France et de Navarre.
-- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux,
n'est-ce pas ? je ne comprends pas mкme que vous ayez achetй trois chevaux.
-- Aussi, je n'en ai achetй que deux, dit Aramis.
-- Le troisiиme vous est donc tombй du ciel ?
-- Non, le troisiиme m'a йtй amenй ce matin mкme par un domestique sans
livrйe qui n'a pas voulu me dire а qui il appartenait et qui m'a affirmй
avoir reзu l'ordre de son maоtre...
-- Ou de sa maоtresse, interrompit d'Artagnan.
-- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a
affirmй, dis-je, avoir reзu l'ordre de sa maоtresse de mettre ce cheval dans
mon йcurie sans me dire de quelle part il venait.
-- Il n'y a qu'aux poиtes que ces choses-lа arrivent, reprit gravement
Athos.
-- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan ; lequel des deux
chevaux monterez-vous : celui que vous avez achetй, ou celui qu'on vous a
donnй ?
-- Celui que l'on m'a donnй sans contredit ; vous comprenez,
d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure...
-- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan.
-- Ou а la donatrice mystйrieuse, dit Athos.
-- Celui que vous avez achetй vous devient donc inutile ?
-- A peu prиs.
-- Et vous l'avez choisi vous-mкme ?
-- Et avec le plus grand soin ; la sыretй du cavalier, vous le savez,
dйpend presque toujours de son cheval !
-- Eh bien, cйdez-le-moi pour le prix qu'il vous a coыtй !
-- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le
temps qui vous sera nйcessaire pour me rendre cette bagatelle.
-- Et combien vous coыte-t-il ?
-- Huit cents livres.
-- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan en
tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on
vous paie vos poиmes.
-- Vous кtes donc en fonds ? dit Aramis.
-- Riche, richissime, mon cher ! "
Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.
" Envoyez votre selle а l'Hфtel des Mousquetaires, et l'on vous amиnera
votre cheval ici avec les nфtres.
-- Trиs bien ; mais il est bientфt cinq heures, hвtons-nous. "
Un quart d'heure aprиs, Porthos apparut а un bout de la rue Fйrou sur
un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit,
mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil.
En mкme temps Aramis apparut а l'autre bout de la rue montй sur un
superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en
laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'йtait la monture de d'Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrиrent а la porte : Athos et
d'Artagnan les regardaient par la fenкtre.
" Diable ! dit Aramis, vous avez lа un superbe cheval, mon cher
Porthos.
-- Oui, rйpondit Porthos ; c'est celui qu'on devait m'envoyer tout
d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substituй l'autre ; mais
le mari a йtй puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. "
Planchet et Grimaud parurent alors а leur tour, tenant en main les
montures de leurs maоtres ; d'Artagnan et Athos descendirent, se mirent en
selle prиs de leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos
sur le cheval qu'il devait а sa femme, Aramis sur le cheval qu'il devait а
sa maоtresse, Porthos sur le cheval qu'il devait а sa procureuse, et
d'Artagnan sur le cheval qu'il devait а sa bonne fortune, la meilleure
maоtresse qui soit.
Les valets suivirent.
Comme l'avait pensй Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si Mme
Coquenard s'йtait trouvйe sur le chemin de Porthos et eыt pu voir quel grand
air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle n'aurait pas regrettй la
saignйe qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari.
Prиs du Louvre les quatre amis rencontrиrent M. de Trйville qui
revenait de Saint-Germain ; il les arrкta pour leur faire compliment sur
leur йquipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de
badauds.
D'Artagnan profita de la circonstance pour parler а M. de Trйville de
la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales ; il est bien entendu
que de l'autre il n'en souffla point mot.
M. de Trйville approuva la rйsolution qu'il avait prise, et l'assura
que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il saurait bien le retrouver,
lui, partout oщ il serait.
En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre
amis s'excusиrent sur un rendez-vous, et prirent congй de M. de Trйville.
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour
commenзait а baisser, les voitures passaient et repassaient ; d'Artagnan,
gardй а quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des
carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance.
Enfin, aprиs, un quart d'heure d'attente et comme le crйpuscule tombait
tout а fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de
Sиvres ; un pressentiment dit d'avance а d'Artagnan que cette voiture
renfermait la personne qui lui avait donnй rendez-vous : le jeune homme fut
tout йtonnй lui-mкme de sentir son coeur battre si violemment. Presque
aussitфt une tкte de femme sortit par la portiиre, deux doigts sur la
bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ;
d'Artagnan poussa un lйger cri de joie, cette femme, ou plutфt cette
apparition, car la voiture йtait passйe avec la rapiditй d'une vision, йtait
Mme Bonacieux.
Par un mouvement involontaire, et malgrй la recommandation faite,
d'Artagnan lanзa son cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la
voiture ; mais la glace de la portiиre йtait hermйtiquement fermйe : la
vision avait disparu.
D'Artagnan se rappela alors cette recommandation : " Si vous tenez а
votre vie et а celle des personnes qui vous aiment, demeurez immobile et
comme si vous n'aviez rien vu. "
Il s'arrкta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui
йvidemment s'йtait exposйe а un grand pйril en lui donnant ce rendez- vous.
La voiture continua sa route toujours marchant а fond de train,
s'enfonзa dans Paris et disparut.
D'Artagnan йtait restй interdit а la mкme place et ne sachant que
penser. Si c'йtait Mme Bonacieux et si elle revenait а Paris, pourquoi ce
rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple йchange d'un coup d'oeil, pourquoi
ce baiser perdu ? Si d'un autre cфtй ce n'йtait pas elle, ce qui йtait
encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur
facile, si ce n'йtait pas elle, ne serait-ce pas le commencement d'un coup
de main montй contre lui avec l'appвt de cette femme pour laquelle on
connaissait son amour ?
Les trois compagnons se rapprochиrent de lui. Tous trois avaient
parfaitement vu une tкte de femme apparaоtre а la portiиre, mais aucun
d'eux, exceptй Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis d'Athos, au
reste, fut que c'йtait bien elle ; mais moins prйoccupй que d'Artagnan de ce
joli visage, il avait cru voir une seconde tкte, une tкte d'homme au fond de
la voiture.
" S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute
d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre
crйature, et comment la rejoindrai-je jamais ?
-- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls
qu'on ne soit pas exposй а rencontrer sur la terre. Vous en savez quelque
chose ainsi que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre maоtresse n'est pas morte,
si c'est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou
l'autre. Et peut-кtre, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique
qui lui йtait propre, peut-кtre plus tфt que vous ne voudrez. "
Sept heures et demie sonnиrent, la voiture йtait en retard d'une
vingtaine de minutes sur le rendez-vous donnй. Les amis de d'Artagnan lui
rappelиrent qu'il avait une visite а faire, tout en lui faisant observer
qu'il йtait encore temps de s'en dйdire.
Mais d'Artagnan йtait а la fois entкtй et curieux. Il avait mis dans sa
tкte qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce que voulait lui
dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de rйsolution.
On arriva rue Saint-Honorй, et place du Palais-Cardinal on trouva les
douze mousquetaires convoquйs qui se promenaient en attendant leurs
camarades. Lа seulement, on leur expliqua ce dont il йtait question.
D'Artagnan йtait fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du
roi, oщ l'on savait qu'il prendrait un jour sa place ; on le regardait donc
d'avance comme un camarade. Il rйsulta de ces antйcйdents que chacun accepta
de grand coeur la mission pour laquelle il йtait conviй ; d'ailleurs il
s'agissait, selon toute probabilitй, de jouer un mauvais tour а M. le
cardinal et а ses gens, et pour de pareilles expйditions, ces dignes
gentilshommes йtaient toujours prкts.
Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un,
donna le second а Aramis et le troisiиme а Porthos, puis chaque groupe alla
s'embusquer en face d'une sortie.
D'Artagnan, de son cфtй, entra bravement par la porte principale.
Quoiqu'il se sentоt vigoureusement appuyй, le jeune homme n'йtait pas
sans inquiйtude en montant pas а pas le grand escalier. Sa conduite avec
Milady ressemblait tant soit peu а une trahison, et il se doutait des
relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de
plus, de Wardes, qu'il avait si mal accommodй, йtait des fidиles de Son
Eminence, et d'Artagnan savait que si Son Eminence йtait terrible а ses
ennemis, elle йtait fort attachйe а ses amis.
" Si de Wardes a racontй toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est
pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder а
peu prиs comme un homme condamnй, disait d'Artagnan en secouant la tкte.
Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady
aura portй plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si
intйressante, et ce dernier crime aura fait dйborder le vase.
" Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me
laisseront pas emmener sans me dйfendre. Cependant la compagnie des
mousquetaires de M. de Trйville ne peut pas faire а elle seule la guerre au
cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel la
reine est sans pouvoir et le roi sans volontй. D'Artagnan, mon ami, tu es
brave, tu as d'excellentes qualitйs, mais les femmes te perdront ! "
Il en йtait а cette triste conclusion lorsqu'il entra dans
l'antichambre. Il remit sa lettre а l'huissier de service qui le fit passer
dans la salle d'attente et s'enfonзa dans l'intйrieur du palais.
Dans cette salle d'attente йtaient cinq ou six gardes de M. le
cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'йtait lui qui avait
blessй Jussac, le regardиrent en souriant d'un singulier sourire.
Ce sourire parut а d'Artagnan d'un mauvais augure ; seulement, comme
notre Gascon n'йtait pas facile а intimider, ou que plutфt, grвce а un grand
orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce
qui se passait dans son вme, quand ce qui s'y passait ressemblait а de la
crainte, il se campa fiиrement devant MM. les gardes et attendit la main sur
la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majestй.
L'huissier rentra et fit signe а d'Artagnan de le suivre. Il sembla au
jeune homme que les gardes, en le regardant s'йloigner, chuchotaient entre
eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une
bibliothиque, et se trouva en face d'un homme assis devant un bureau et qui
йcrivait.
L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole. D'Artagnan
crut d'abord qu'il avait affaire а quelque juge examinant son dossier, mais
il s'aperзut que l'homme de bureau йcrivait ou plutфt corrigeait des lignes
d'inйgales longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu'il
йtait en face d'un poиte. Au bout d'un instant, le poиte ferma son manuscrit
sur la couverture duquel йtait йcrit : MIRAME, tragйdie en cinq actes , et
leva la tкte.
D'Artagnan reconnut le cardinal.


    CHAPITRE XL. LE CARDINAL



Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et
regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil plus profondйment
scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d'Artagnan sentit ce regard
courir par ses veines comme une fiиvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre а la main, et
attendant le bon plaisir de Son Eminence, sans trop d'orgueil, mais aussi
sans trop d'humilitй.
" Monsieur, lui dit le cardinal, кtes-vous un d'Artagnan du Bйarn ?
-- Oui, Monseigneur, rйpondit le jeune homme.
-- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan а Tarbes et dans les
environs, dit le cardinal, а laquelle appartenez-vous ?
-- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le
grand roi Henri, pиre de Sa Gracieuse Majestй.
-- C'est bien cela. C'est vous qui кtes parti, il y a sept а huit mois
а peu prиs, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ?
-- Oui, Monseigneur.
-- Vous кtes venu par Meung, oщ il vous est arrivй quelque chose, je ne
sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
-- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivй...
-- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait
qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui voulait la lui
raconter ; vous йtiez recommandй а M. de Trйville, n'est-ce pas ?
-- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de
Meung...
-- La lettre avait йtй perdue, reprit l'Eminence ; oui, je sais cela ;
mais M. de Trйville est un habile physionomiste qui connaоt les hommes а la
premiиre vue, et il vous a placй dans la compagnie de son beau-frиre, M. des
Essarts, en vous laissant espйrer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans
les mousquetaires.
-- Monseigneur est parfaitement renseignй, dit d'Artagnan.
-- Depuis ce temps-lа, il vous est arrivй bien des choses : vous vous
кtes promenй derriиre les Chartreux, un jour qu'il eыt mieux valu que vous
fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de
Forges ; eux se sont arrкtйs en route ; mais vous, vous avez continuй votre
chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
-- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais...
-- A la chasse, а Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je
sais cela, moi, parce que mon йtat est de tout savoir. A votre retour, vous
avez йtй reзu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous
avez conservй le souvenir qu'elle vous a donnй. "
-- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine, et en
tourna vivement le chaton en dedans ; mais il йtait trop tard.
" Le lendemain de ce jour, vous avez reзu la visite de Cavois, reprit
le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; cette visite vous
ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
-- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgrвce de Votre
Eminence.
-- Eh ! pourquoi cela, Monsieur ? pour avoir suivi les ordres de vos
supйrieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne l'eыt fait un
autre, encourir ma disgrвce quand vous mйritiez des йloges ! Ce sont les
gens qui n'obйissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous,
obйissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour oщ je
vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mйmoire ce qui
est arrivй le soir mкme. "
C'йtait le soir mкme qu'avait eu lieu l'enlиvement de Mme Bonacieux.
D'Artagnan frissonna ; et il se rappela qu'une demi-heure auparavant la
pauvre femme йtait passйe prиs de lui, sans doute encore emportйe par la
mкme puissance qui l'avait fait disparaоtre.
" Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous
depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez. D'ailleurs,
vous me devez bien quelque remerciement -- : vous avez remarquй vous-mкme
combien vous avez йtй mйnagй dans toutes les circonstances. "
D'Artagnan s'inclina avec respect.
" Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment
d'йquitй naturelle, mais encore d'un plan que je m'йtais tracй а votre
йgard. "
D'Artagnan йtait de plus en plus йtonnй.
" Je voulais vous exposer ce plan le jour oщ vous reзыtes ma premiиre
invitation ; mais vous n'кtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour
ce retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous lа, devant
moi, Monsieur d'Artagnan : vous кtes assez bon gentilhomme pour ne pas
йcouter debout. "
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui йtait si
йtonnй de ce qui se passait, que, pour obйir, il attendit un second signe de
son interlocuteur.
" Vous кtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous кtes
prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de tкte et de coeur, moi ; ne
vous effrayez pas, dit-il en souriant, par les hommes de coeur, j'entends
les hommes de courage ; mais, tout jeune que vous кtes, et а peine entrant
dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde,
ils vous perdront !
-- Hйlas ! Monseigneur, rйpondit le jeune homme, ils le feront bien
facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyйs, tandis que moi
je suis seul !
-- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous кtes, vous avez dйjа fait
beaucoup, et vous ferez encore plus, je n'en doute pas. Cependant, vous
avez, je le crois, besoin d'кtre guidй dans l'aventureuse carriиre que vous
avez entreprise ; car, si je ne me trompe, vous кtes venu а Paris avec
l'ambitieuse idйe de faire fortune.
-- Je suis dans l'вge des folles espйrances, Monseigneur, dit
d'Artagnan.
-- Il n'y a de folles espйrances que pour les sots, Monsieur, et vous
кtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes,
et d'une compagnie aprиs la campagne ?
-- Ah ! Monseigneur !
-- Vous acceptez, n'est-ce pas ?
-- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassй.
-- Comment, vous refusez ? s'йcria le cardinal avec йtonnement.
-- Je suis dans les gardes de Sa Majestй, Monseigneur, et je n'ai point
de raisons d'кtre mйcontent.
-- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, а moi, sont aussi
les gardes de Sa Majestй, et que, pourvu qu'on serve dans un corps franзais,
on sert le roi.
-- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles.
-- Vous voulez un prйtexte, n'est-ce pas ? Je comprends. Eh bien, ce
prйtexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que
je vous offre, voilа pour le monde ; pour vous, le besoin de protections
sыres ; car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai reзu
des plaintes graves contre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos
jours et vos nuits au service du roi. "
D'Artagnan rougit.
" Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de
papiers, j'ai lа tout un dossier qui vous concerne ; mais avant de le lire,
j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de rйsolution, et vos
services bien dirigйs, au lieu de vous mener а mal, pourraient vous
rapporter beaucoup. Allons, rйflйchissez, et dйcidez-vous.
-- Votre bontй me confond, Monseigneur, rйpondit d'Artagnan, et je
reconnais dans Votre Eminence une grandeur d'вme qui me fait petit comme un
ver de terre ; mais enfin, puisque Monseigneur me permet de lui parler
franchement... "
D'Artagnan s'arrкta.
" Oui, parlez.
-- Eh bien, je dirai а Votre Eminence que tous mes amis sont aux
mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalitй
inconcevable, sont а Votre Eminence ; je serais donc mal venu ici et mal
regardй lа-bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur.
-- Auriez-vous dйjа cette orgueilleuse idйe que je ne vous offre pas ce
que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de dйdain.
-- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au
contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour кtre digne de ses
bontйs. Le siиge de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous
les yeux de Votre Eminence, et si j'ai le bonheur de me conduire а ce siиge
de telle faзon que je mйrite d'attirer ses regards, Eh bien, aprиs j'aurai
au moins derriиre moi quelque action d'йclat pour justifier la protection
dont elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire а son temps,
Monseigneur ; peut-кtre plus tard aurai-je le droit de me donner, а cette
heure j'aurais l'air de me vendre.
-- C'est-а-dire que vous refusez de me servir, Monsieur, dit le
cardinal avec un ton de dйpit dans lequel perзait cependant une sorte
d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.
-- Monseigneur...
-- Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous
comprenez, on a assez de dйfendre ses amis et de les rйcompenser, on ne doit
rien а ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil : tenez-vous
bien, Monsieur d'Artagnan, car, du moment que j'aurai retirй ma main de
dessus vous, je n'achиterai pas votre vie pour une obole.
-- J'y tвcherai, Monseigneur, rйpondit le Gascon avec une noble
assurance.
-- Songez plus tard, et а un certain moment, s'il vous arrive malheur,
dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai йtй vous chercher, et que
j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arrivвt pas.
-- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa
poitrine et en s'inclinant, une йternelle reconnaissance а Votre Eminence de
ce qu'elle fait pour moi en ce moment.
-- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous
reverrons aprиs la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car je serai
lа-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt а d'Artagnan une magnifique
armure qu'il devait endosser, et а notre retour, Eh bien, nous compterons !
-- Ah ! Monseigneur, s'йcria d'Artagnan, йpargnez-moi le poids de votre
disgrвce ; restez neutre, Monseigneur, si vous trouvez que j'agis en galant
homme.
-- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce
que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. "
Cette derniиre parole de Richelieu exprimait un doute terrible ; elle
consterna d'Artagnan plus que n'eыt fait une menace, car c'йtait un
avertissement. Le cardinal cherchait donc а le prйserver de quelque malheur
qui le menaзait. Il ouvrit la bouche pour rйpondre, mais d'un geste hautain,
le cardinal le congйdia.
D'Artagnan sortit ; mais а la porte le coeur fut prкt а lui manquer, et
peu s'en fallut qu'il ne rentrвt. Cependant la figure grave et sйvиre
d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci
lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait.
Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un
caractиre vraiment grand sur tout ce qui l'entoure.
D'Artagnan descendit par le mкme escalier qu'il йtait entrй, et trouva
devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour
et qui commenзaient а s'inquiйter. D'un mot d'Artagnan les rassura, et
Planchet courut prйvenir les autres postes qu'il йtait inutile de monter une
plus longue garde, attendu que son maоtre йtait sorti sain et sauf du
Palais-Cardinal.
Rentrйs chez Athos, Aramis et Porthos s'informиrent des causes de cet
йtrange rendez-vous ; mais d'Artagnan se contenta de leur dire que M. de
Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec
le grade d'enseigne, et qu'il avait refusй.
" Et vous avez eu raison " , s'йcriиrent d'une seule voix Porthos et
Aramis.
Athos tomba dans une profonde rкverie et ne rйpondit rien. Mais
lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan :
" Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais
peut-кtre avez-vous eu tort. "
D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix rйpondait а une voix
secrиte de son вme, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient.
La journйe du lendemain se passa en prйparatifs de dйpart ; d'Artagnan
alla faire ses adieux а M. de Trйville. A cette heure on croyait encore que
la sйparation des gardes et des mousquetaires serait momentanйe, le roi
tenant son parlement le jour mкme et devant partir le lendemain. M. de
Trйville se contenta donc de demander а d'Artagnan s'il avait besoin de lui,
mais d'Artagnan rйpondit fiиrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait.
La nuit rйunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des
Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de Trйville, qui avaient
fait amitiй ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait а Dieu
et s'il plaisait а Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut
le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrкme prйoccupation
que par l'extrкme insouciance.
Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittиrent :
les mousquetaires coururent а l'hфtel de M. de Trйville, les gardes а celui
de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitфt sa compagnie au
Louvre, oщ le roi passait sa revue.
Le roi йtait triste et paraissait malade, ce qui lui фtait un peu de sa
haute mine. En effet, la veille, la fiиvre l'avait pris au milieu du
parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en йtait pas moins
dйcidй а partir le soir mкme ; et, malgrй les observations qu'on lui avait
faites, il avait voulu passer sa revue, espйrant, par le premier coup de
vigueur, vaincre la maladie qui commenзait а s'emparer de lui.
La revue passйe, les gardes se mirent seuls en marche, les
mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit а Porthos
d'aller faire, dans son superbe йquipage, un tour dans la rue aux Ours.
La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau
cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit
signe de descendre et de venir auprиs d'elle. Porthos йtait magnifique ; ses
йperons rйsonnaient, sa cuirasse brillait, son йpйe lui battait fiиrement
les jambes. Cette fois les clercs n'eurent aucune envie de rire, tant
Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles.
Le mousquetaire fut introduit prиs de M. Coquenard, dont le petit oeil
gris brilla de colиre en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une
chose le consola intйrieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne
serait rude : il espйrait tout doucement, au fond du coeur, que Porthos y
serait tuй.
Porthos prйsenta ses compliments а maоtre Coquenard et lui fit ses
adieux ; maоtre Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospйritйs. Quant а
Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira aucune
mauvaise consйquence de sa douleur, on la savait fort attachйe а ses
parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son
mari.
Mais les vйritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard :
ils furent dйchirants.
Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un
mouchoir en se penchant hors de la fenкtre, а croire qu'elle voulait se
prйcipiter. Porthos reзut toutes ces marques de tendresse en homme habituй а
de pareilles dйmonstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il
souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu.
De son cфtй, Aramis йcrivait une longue lettre. A qui ? Personne n'en
savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir mкme
pour Tours, attendait cette lettre mystйrieuse.
Athos buvait а petits coups la derniиre bouteille de son vin d'Espagne.
Pendant ce temps, d'Artagnan dйfilait avec sa compagnie.
En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder
gaiement la Bastille ; mais, comme c'йtait la Bastille seulement qu'il
regardait, il ne vit point Milady, qui, montйe sur un cheval isabelle, le
dйsignait du doigt а deux hommes de mauvaise mine qui s'approchиrent
aussitфt des rangs pour le reconnaоtre. Sur une interrogation qu'ils firent
du regard, Milady rйpondit par un signe que c'йtait bien lui. Puis, certaine
qu'il ne pouvait plus y avoir de mйprise dans l'exйcution de ses ordres,
elle piqua son cheval et disparut.
Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, а la sortie du
faubourg Saint-Antoine, montиrent sur des chevaux tout prйparйs qu'un
domestique sans livrйe tenait en main en les attendant.


    CHAPITRE XLI. LE SIEGE DE LA ROCHELLE



Le siиge de La Rochelle fut un des grands йvйnements politiques du
rиgne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal.
Il est donc intйressant, et mкme nйcessaire, que nous en disions quelques
mots ; plusieurs dйtails de ce siиge se liant d'ailleurs d'une maniиre trop
importante а l'histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous
les passions sous silence.
Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siиge, йtaient
considйrables. Exposons-les d'abord, puis nous passerons aux vues
particuliиres qui n'eurent peut-кtre pas sur Son Eminence moins d'influence
que les premiиres.
Des villes importantes donnйes par Henri IV aux huguenots comme places
de sыretй, il ne restait plus que La Rochelle. Il s'agissait donc de
dйtruire ce dernier boulevard du calvinisme, levain dangereux, auquel se
venaient incessamment mкler des ferments de rйvolte civile ou de guerre