rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille hommes parmi
lesquels cinq colonels, trois lieutenants-colonels, deux cent cinquante
capitaines et vingt gentilshommes de qualitй, quatre piиces de canon et
soixante drapeaux qui furent apportйs а Paris par Claude de Saint-Simon, et
suspendus en grande pompe aux voыtes de Notre- Dame.
Des Te Deum furent chantйs au camp, et de lа se rйpandirent par toute
la France.
Le cardinal resta donc maоtre de poursuivre le siиge sans avoir, du
moins momentanйment, rien а craindre de la part des Anglais.
Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'йtait que momentanй.
Un envoyй du duc de Buckingham, nommй Montaigu, avait йtй pris, et l'on
avait acquis la preuve d'une ligue entre l'Empire, l'Espagne, l'Angleterre
et la Lorraine.
Cette ligue йtait dirigйe contre la France.
De plus, dans le logis de Buckingham, qu'il avait йtй forcй
d'abandonner plus prйcipitamment qu'il ne l'avait cru, on avait trouvй des
papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, а ce qu'assure M. le cardinal
dans ses Mйmoires, compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par consйquent
la reine.
C'йtait sur le cardinal que pesait toute la responsabilitй, car on
n'est pas ministre absolu sans кtre responsable ; aussi toutes les
ressources de son vaste gйnie йtaient-elles tendues nuit et jour, et
occupйes а йcouter le moindre bruit qui s'йlevait dans un des grands
royaumes de l'Europe.
Le cardinal connaissait l'activitй et surtout la haine de Buckingham ;
si la ligue qui menaзait la France triomphait, toute son influence йtait
perdue : la politique espagnole et la politique autrichienne avaient leurs
reprйsentants dans le cabinet du Louvre, oщ elles n'avaient encore que des
partisans ; lui Richelieu, le ministre franзais, le ministre national par
excellence, йtait perdu. Le roi, qui, tout en lui obйissant comme un enfant,
le haпssait comme un enfant hait son maоtre, l'abandonnait aux vengeances
rйunies de Monsieur et de la reine ; il йtait donc perdu, et peut-кtre la
France avec lui. Il fallait parer а tout cela.
Aussi vit-on les courriers, devenus а chaque instant plus nombreux, se
succйder nuit et jour dans cette petite maison du pont de La Pierre, oщ le
cardinal avait йtabli sa rйsidence.
C'йtaient des moines qui portaient si mal le froc, qu'il йtait facile
de reconnaоtre qu'ils appartenaient surtout а l'Eglise militante ; des
femmes un peu gкnйes dans leurs costumes de pages, et dont les larges
trousses ne pouvaient entiиrement dissimuler les formes arrondies ; enfin
des paysans aux mains noircies, mais а la jambe fine, et qui sentaient
l'homme de qualitй а une lieue а la ronde.
Puis encore d'autres visites moins agrйables, car deux ou trois fois le
bruit se rйpandit que le cardinal avait failli кtre assassinй.
Il est vrai que les ennemis de Son Eminence disaient que c'йtait elle-
mкme qui mettait en campagne les assassins maladroits, afin d'avoir le cas
йchйant le droit d'user de reprйsailles ; mais il ne faut croire ni а ce que
disent les ministres, ni а ce que disent leurs ennemis.
Ce qui n'empкchait pas, au reste, le cardinal, а qui ses plus acharnйs
dйtracteurs n'ont jamais contestй la bravoure personnelle, de faire force
courses nocturnes tantфt pour communiquer au duc d'Angoulкme des ordres
importants, tantфt pour aller se concerter avec le roi, tantфt pour aller
confйrer avec quelque messager qu'il ne voulait pas qu'on laissвt entrer
chez lui.
De leur cфtй les mousquetaires, qui n'avaient pas grand-chose а faire
au siиge, n'йtaient pas tenus sйvиrement et menaient joyeuse vie. Cela leur
йtait d'autant plus facile, а nos trois compagnons surtout, qu'йtant des
amis de M. de Trйville, ils obtenaient facilement de lui de s'attarder et de
rester aprиs la fermeture du camp avec des permissions particuliиres.
Or, un soir que d'Artagnan, qui йtait de tranchйe, n'avait pu les
accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montйs sur leurs chevaux de bataille,
enveloppйs de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets,
revenaient tous trois d'une buvette qu'Athos avait dйcouverte deux jours
auparavant sur la route de La Jarrie, et qu'on appelait le Colombier-Rouge,
suivant le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs
gardes, comme nous l'avons dit, de peur d'embuscade, lorsqu'а un quart de
lieue а peu prиs du village de Boisnar ils crurent entendre le pas d'une
cavalcade qui venait а eux ; aussitфt tous trois s'arrкtиrent, serrйs l'un
contre l'autre, et attendirent, tenant le milieu de la route : au bout d'un
instant, et comme la lune sortait justement d'un nuage, ils virent
apparaоtre au dйtour d'un chemin deux cavaliers qui, en les apercevant,
s'arrкtиrent а leur tour, paraissant dйlibйrer s'ils devaient continuer leur
route ou retourner en arriиre. Cette hйsitation donna quelques soupзons aux
trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :
" Qui vive ?
-- Qui vive vous-mкme ? rйpondit un de ces deux cavaliers.
-- Ce n'est pas rйpondre, cela ! dit Athos. Qui vive ? Rйpondez, ou
nous chargeons.
-- Prenez garde а ce que vous allez faire, Messieurs ! dit alors une
voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du commandement.
-- C'est quelque officier supйrieur qui fait sa ronde de nuit, dit
Athos, que voulez-vous faire, Messieurs ?
-- Qui кtes-vous ? dit la mкme voix du mкme ton de commandement ;
rйpondez а votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre
dйsobйissance.
-- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui
qui les interrogeait en avait le droit.
-- Quelle compagnie ?
-- Compagnie de Trйville.
-- Avancez а l'ordre, et venez me rendre compte de ce que vous faites
ici, а cette heure. "
Les trois compagnons s'avancиrent, l'oreille un peu basse, car tous
trois maintenant йtaient convaincus qu'ils avaient affaire а plus fort
qu'eux ; on laissa, au reste, а Athos le soin de porter la parole.
Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu,
йtait а dix pas en avant de son compagnon ; Athos fit signe а Porthos et а
Aramis de rester de leur cфtй en arriиre, et s'avanзa seul.
" Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions а qui nous
avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.
-- Votre nom ? dit l'officier, qui se couvrait une partie du visage
avec son manteau.
-- Mais vous-mкme, Monsieur, dit Athos qui commenзait а se rйvolter
contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez
le droit de m'interroger.
-- Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber
son manteau de maniиre а avoir le visage dйcouvert.
-- Monsieur le cardinal ! s'йcria le mousquetaire stupйfait.
-- Votre nom ? reprit pour la troisiиme fois Son Eminence.
-- Athos " , dit le mousquetaire.
Le cardinal fit un signe а l'йcuyer, qui se rapprocha.
" Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il а voix basse, je ne
veux pas qu'on sache que je suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous
serons sыrs qu'ils ne le diront а personne.
-- Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez- nous
donc notre parole et ne vous inquiйtez de rien. Dieu merci, nous savons
garder un secret. "
Le cardinal fixa ses yeux perзants sur ce hardi interlocuteur.
" Vous avez l'oreille fine, Monsieur Athos, dit le cardinal ; mais
maintenant, йcoutez ceci : ce n'est point par dйfiance que je vous prie de
me suivre, c'est pour ma sыretй : sans doute vos deux compagnons sont MM.
Porthos et Aramis ?
-- Oui, Votre Eminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires
restйs en arriиre s'approchaient, le chapeau а la main.
-- Je vous connais, Messieurs, dit le cardinal, je vous connais : je
sais que vous n'кtes pas tout а fait de mes amis, et j'en suis fвchй, mais
je sais que vous кtes de braves et loyaux gentilshommes, et qu'on peut se
fier а vous. Monsieur Athos, faites-moi donc l'honneur de m'accompagner,
vous et vos deux amis, et alors j'aurai une escorte а faire envie а Sa
Majestй, si nous la rencontrons. "
Les trois mousquetaires s'inclinиrent jusque sur le cou de leurs
chevaux.
" Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Eminence a raison de nous
emmener avec elle : nous avons rencontrй sur la route des visages affreux,
et nous avons mкme eu avec quatre de ces visages une querelle au
Colombier-Rouge.
-- Une querelle, et pourquoi, Messieurs ? dit le cardinal , je n'aime
pas les querelleurs, vous le savez !
-- C'est justement pour cela que j'ai l'honneur de prйvenir Votre
Eminence de ce qui vient d'arriver ; car elle pourrait l'apprendre par
d'autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire que nous sommes en
faute.
-- Et quels ont йtй les rйsultats de cette querelle ? demanda le
cardinal en fronзant le sourcil.
-- Mais mon ami Aramis, que voici, a reзu un petit coup d'йpйe dans le
bras, ce qui ne l'empкchera pas, comme Votre Eminence peut le voir, de
monter а l'assaut demain, si Votre Eminence ordonne l'escalade.
-- Mais vous n'кtes pas hommes а vous laisser donner des coups d'йpйe
ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, Messieurs, vous en avez bien
rendu quelques-uns ; confessez-vous, vous savez que j'ai le droit de donner
l'absolution.
-- Moi, Monseigneur, dit Athos, je n'ai pas mкme mis l'йpйe а la main,
mais j'ai pris celui а qui j'avais affaire а bras-le-corps et je l'ai jetй
par la fenкtre ; il paraоt qu'en tombant, continua Athos avec quelque
hйsitation, il s'est cassй la cuisse.
-- Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, Monsieur Porthos ?
-- Moi, Monseigneur, sachant que le duel est dйfendu, j'ai saisi un
banc, et j'en ai donnй а l'un de ces brigands un coup qui, je crois, lui a
brisй l'йpaule.
-- Bien, dit le cardinal ; et vous, Monsieur Aramis ?
-- Moi, Monseigneur, comme je suis d'un naturel trиs doux et que,
d'ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut-кtre pas, je suis sur le point
de rentrer dans les ordres, je voulais sйparer mes camarades, quand un de
ces misйrables m'a donnй traоtreusement un coup d'йpйe а travers le bras
gauche : alors la patience m'a manquй, j'ai tirй mon йpйe а mon tour, et
comme il revenait а la charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi
il se l'йtait passйe au travers du corps : je sais bien qu'il est tombй
seulement, et il m'a semblй qu'on l'emportait avec ses deux compagnons.
-- Diable, Messieurs ! dit le cardinal, trois hommes hors de combat
pour une dispute de cabaret, vous n'y allez pas de main morte ; et а propos
de quoi йtait venue la querelle ?
-- Ces misйrables йtaient ivres, dit Athos, et sachant qu'il y avait
une femme qui йtait arrivйe le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la
porte.
-- Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ?
-- Pour lui faire violence sans doute, dit : Athos ; j'ai eu l'honneur
de dire а Votre Eminence que ces misйrables йtaient ivres.
-- Et cette femme йtait jeune et jolie ? demanda le cardinal avec une
certaine inquiйtude.
-- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.
-- Vous ne l'avez pas vue ; ah ! trиs bien, reprit vivement le cardinal
; vous avez bien fait de dйfendre l'honneur d'une femme, et, comme c'est а
l'auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-mкme, je saurai si vous m'avez
dit la vйritй.
-- Monseigneur, dit fiиrement Athos, nous sommes gentilshommes, et pour
sauver notre tкte, nous ne ferions pas un mensonge.
-- Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, Monsieur Athos, je
n'en doute pas un seul instant ; mais, ajouta-t-il pour changer la
conversation, cette dame йtait donc seule ?
-- Cette dame avait un cavalier enfermй avec elle, dit Athos ; mais,
comme malgrй le bruit ce cavalier ne s'est pas montrй, il est а prйsumer que
c'est un lвche.
-- Ne jugez pas tйmйrairement, dit l'Evangile " , rйpliqua le cardinal.
Athos s'inclina.
" Et maintenant, Messieurs, c'est bien, continua Son Eminence, je sais
ce que je voulais savoir ; suivez-moi. "
Les trois mousquetaires passиrent derriиre le cardinal, qui s'enveloppa
de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval en marche, se tenant
а huit ou dix pas en avant de ses quatre compagnons.
On arriva bientфt а l'auberge silencieuse et solitaire ; sans doute
l'hфte savait quel illustre visiteur il attendait, et en consйquence il
avait renvoyй les importuns.
Dix pas avant d'arriver а la porte, le cardinal fit signe а son йcuyer
et aux trois mousquetaires de faire halte, un cheval tout sellй йtait
attachй au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de certaine faзon.
Un homme enveloppй d'un manteau sortit aussitфt et йchangea quelques
rapides paroles avec le cardinal ; aprиs quoi il remonta а cheval et
repartit dans la direction de Surgиres, qui йtait aussi celle de Paris.
" Avancez, Messieurs, dit le cardinal.
-- Vous m'avez dit la vйritй, mes gentilshommes, dit-il en s'adressant
aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas а moi que notre rencontre de ce
soir ne vous soit avantageuse ; en attendant, suivez-moi. "
Le cardinal mit pied а terre, les trois mousquetaires en firent autant
; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son йcuyer, les trois
mousquetaires attachиrent les brides des leurs aux contrevents.
L'hфte se tenait sur le seuil de la porte ; pour lui, le cardinal
n'йtait qu'un officier venant visiter une dame.
" Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussйe oщ ces Messieurs
puissent m'attendre prиs d'un bon feu ? " dit le cardinal.
L'hфte ouvrit la porte d'une grande salle, dans laquelle justement on
venait de remplacer un mauvais poкle par une grande et excellente cheminйe.
" J'ai celle-ci, rйpondit-il.
-- C'est bien, dit le cardinal ; entrez lа, Messieurs, et veuillez
m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure. "
Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez-
de-chaussйe, le cardinal, sans demander plus amples renseignements, monta
l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin.


    CHAPITRE XLIV. DE L'UTILITE DES TUYAUX DE POELE



Il йtait йvident que, sans s'en douter, et mus seulement par leur
caractиre chevaleresque et aventureux, nos trois amis venaient de rendre
service а quelqu'un que le cardinal honorait de sa protection particuliиre.
Maintenant quel йtait ce quelqu'un ? C'est la question que se firent
d'abord les trois mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune des rйponses que
pouvait leur faire leur intelligence n'йtait satisfaisante, Porthos appela
l'hфte et demanda des dйs.
Porthos et Aramis se placиrent а une table et se mirent а jouer. Athos
se promena en rйflйchissant.
En rйflйchissant et en se promenant, Athos passait et repassait devant
le tuyau du poкle rompu par la moitiй et dont l'autre extrйmitй donnait dans
la chambre supйrieure, et а chaque fois qu'il passait et repassait, il
entendait un murmure de paroles qui finit par fixer son attention. Athos
s'approcha, et il distingua quelques mots qui lui parurent sans doute
mйriter un si grand intйrкt qu'il fit signe а ses compagnons de se taire,
restant lui-mкme courbй l'oreille tendue а la hauteur de l'orifice
infйrieur.
" Ecoutez, Milady, disait le cardinal, l'affaire est importante ;
asseyez- vous lа et causons.
-- Milady ! murmura Athos.
-- J'йcoute Votre Eminence avec la plus grande attention, rйpondit une
voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.
-- Un petit bвtiment avec йquipage anglais, dont le capitaine est а
moi, vous attend а l'embouchure de la Charente, au fort de La Pointe ; il
mettra а la voile demain matin.
-- Il faut alors que je m'y rende cette nuit ?
-- A l'instant mкme, c'est-а-dire lorsque vous aurez reзu mes
instructions. Deux hommes que vous trouverez а la porte en sortant vous
serviront d'escorte ; vous me laisserez sortir le premier, puis une
demi-heure aprиs moi, vous sortirez а votre tour.
-- Oui, Monseigneur. Maintenant revenons а la mission dont vous voulez
bien me charger ; et, comme je tiens а continuer de mйriter la confiance de
Votre Eminence, daignez me l'exposer en termes clairs et prйcis, afin que je
ne commette aucune erreur. "
Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlocuteurs ;
il йtait йvident que le cardinal mesurait d'avance les termes dans lesquels
il allait parler, et que Milady recueillait toutes ses facultйs
intellectuelles pour comprendre les choses qu'il allait dire et les graver
dans sa mйmoire quand elles seraient dites.
Athos profita de ce moment pour dire а ses deux compagnons de fermer la
porte en dedans et pour leur faire signe de venir йcouter avec lui.
Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, apportиrent une
chaise pour chacun d'eux, et une chaise pour Athos. Tous trois s'assirent
alors, leurs tкtes rapprochйes et l'oreille au guet.
" Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. Arrivйe а
Londres, vous irez trouver Buckingham.
-- Je ferai observer а Son Eminence, dit Milady, que depuis l'affaire
des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m'a toujours soupзonnйe, Sa
Grвce se dйfie de moi.
-- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de capter sa
confiance, mais de se prйsenter franchement et loyalement а lui comme
nйgociatrice.
-- Franchement et loyalement, rйpйta Milady avec une indicible
expression de duplicitй.
-- Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du mкme ton ;
toute cette nйgociation doit кtre faite а dйcouvert.
-- Je suivrai а la lettre les instructions de Son Eminence, et
j'attends qu'elle me les donne.
-- Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direz que je
sais tous les prйparatifs qu'il fait, mais que je ne m'en inquiиte guиre,
attendu qu'au premier mouvement qu'il risquera, je perds la reine.
-- Croira-t-il que Votre Eminence est en mesure d'accomplir la menace
qu'elle lui fait ?
-- Oui, car j'ai des preuves.
-- Il faut que je puisse prйsenter ces preuves а son apprйciation.
-- Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de
Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l'entrevue que le duc a eue chez
Mme la connйtable avec la reine, le soir que Mme la connйtable a donnй une
fкte masquйe ; vous lui direz, afin qu'il ne doute de rien, qu'il y est venu
sous le costume du Grand Mogol que devait porter le chevalier de Guise, et
qu'il a achetй а ce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.
-- Bien, Monseigneur.
-- Tous les dйtails de son entrйe au Louvre et de sa sortie pendant la
nuit oщ il s'est introduit au palais sous le costume d'un diseur de bonne
aventure italien me sont connus ; vous lui direz, pour qu'il ne doute pas
encore de l'authenticitй de mes renseignements, qu'il avait sous son manteau
une grande robe blanche semйe de larmes noires, de tкtes de mort et d'os en
sautoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour le fantфme
de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois
que quelque grand йvйnement va s'accomplir.
-- Est-ce tout, Monseigneur ?
-- Dites-lui que je sais encore tous les dйtails de l'aventure
d'Amiens, que j'en ferai faire un petit roman, spirituellement tournй, avec
un plan du jardin et les portraits des principaux acteurs de cette scиne
nocturne.
-- Je lui dirai cela.
-- Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est а la
Bastille, qu'on n'a surpris aucune lettre sur lui, c'est vrai, mais que la
torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et mкme... ce qu'il ne sait pas.
-- A merveille.
-- Enfin ajoutez que Sa Grвce, dans la prйcipitation qu'elle a mise а
quitter l'оle de Rй, oublia dans son logis certaine lettre de Mme de
Chevreuse qui compromet singuliиrement la reine, en ce qu'elle prouve non
seulement que Sa Majestй peut aimer les ennemis du roi, mais encore qu'elle
conspire avec ceux de la France. Vous avez bien retenu tout ce que je vous
ai dit, n'est-ce pas ?
-- Votre Eminence va en juger : le bal de Mme la connйtable ; la nuit
du Louvre ; la soirйe d'Amiens ; l'arrestation de Montaigu ; la lettre de
Mme de Chevreuse.
-- C'est cela, dit le cardinal, c'est cela : vous avez une bien
heureuse mйmoire, Milady.
-- Mais, reprit celle а qui le cardinal venait d'adresser ce compliment
flatteur, si malgrй toutes ces raisons le duc ne se rend pas et continue de
menacer la France ?
-- Le duc est amoureux comme un fou, ou plutфt comme un niais, reprit
Richelieu avec une profonde amertume ; comme les anciens paladins, il n'a
entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de sa belle. S'il sait que
cette guerre peut coыter l'honneur et peut-кtre la libertй а la dame de ses
pensйes, comme il dit, je vous rйponds qu'il y regardera а deux fois.
-- Et cependant, dit Milady avec une persistance qui prouvait qu'elle
voulait voir clair jusqu'au bout, dans la mission dont elle allait кtre
chargйe, cependant s'il persiste ?
-- S'il persiste, dit le cardinal... , ce n'est pas probable.
-- C'est possible, dit Milady.
-- S'il persiste... " Son Eminence fit une pause et reprit : " S'il
persiste, Eh bien, j'espйrerai dans un de ces йvйnements qui changent la
face des Etats.
-- Si Son Eminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns de ces
йvйnements, dit Milady, peut-кtre partagerais-je sa confiance dans l'avenir.
-- Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610, pour une
cause а peu prиs pareille а celle qui fait mouvoir le duc, le roi Henri IV,
de glorieuse mйmoire, allait а la fois envahir les Flandres et l'Italie pour
frapper а la fois l'Autriche des deux cфtйs, Eh bien, n'est-il pas arrivй un
йvйnement qui a sauvй l'Autriche ? Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas
la mкme chance que l'empereur ?
-- Votre Eminence veut parler du coup de couteau de la rue de la
Ferronnerie ?
-- Justement, dit le cardinal.
-- Votre Eminence ne craint-elle pas que le supplice de Ravaillac
йpouvante ceux qui auraient un instant l'idйe de l'imiter ?
-- Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si ces pays
sont divisйs de religion, des fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de
se faire martyrs. Et tenez, justement il me revient а cette heure que les
puritains sont furieux contre le duc de Buckingham et que leurs prйdicateurs
le dйsignent comme l'Antйchrist.
-- Eh bien ? fit Milady.
-- Eh bien, continua le cardinal d'un air indiffйrent, il ne s'agirait,
pour le moment, par exemple, que de trouver une femme, belle, jeune,
adroite, qui eыt а se venger elle-mкme du duc. Une pareille femme peut se
rencontrer : le duc est homme а bonnes fortunes, et, s'il a semй bien des
amours par ses promesses de constance йternelle, il a dы semer bien des
haines aussi par ses йternelles infidйlitйs.
-- Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme peut se
rencontrer.
-- Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de Jacques
Clйment ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait la France.
-- Oui, mais elle serait la complice d'un assassinat.
-- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques Clйment
?
-- Non, car peut-кtre йtaient-ils placйs trop haut pour qu'on osвt les
aller chercher lа oщ ils йtaient : on ne brыlerait pas le Palais de Justice
pour tout le monde, Monseigneur.
-- Vous croyez donc que l'incendie du Palais de Justice a une cause
autre que celle du hasard ? demanda Richelieu du ton dont il eыt fait une
question sans aucune importance.
-- Moi, Monseigneur, rйpondit Milady, je ne crois rien, je cite un
fait, voilа tout ; seulement, je dis que si je m'appelais Mlle de Monpensier
ou la reine Marie de Mйdicis, je prendrais moins de prйcautions que j'en
prends, m'appelant tout simplement Lady Clarick.
-- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ?
-- Je voudrais un ordre qui ratifiвt d'avance tout ce que je croirai
devoir faire pour le plus grand bien de la France.
-- Mais il faudrait d'abord trouver la femme que j'ai dit, et qui
aurait а se venger du duc.
-- Elle est trouvйe, dit Milady.
-- Puis il faudrait trouver ce misйrable fanatique qui servira
d'instrument а la justice de Dieu.
-- On le trouvera.
-- Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de rйclamer l'ordre que
vous demandiez tout а l'heure.
-- Votre Eminence a raison, dit Milady, et c'est moi qui ai eu tort de
voir dans la mission dont elle m'honore autre chose que ce qui est
rйellement, c'est-а-dire d'annoncer а Sa Grвce, de la part de Son Eminence,
que vous connaissez les diffйrents dйguisements а l'aide desquels il est
parvenu а se rapprocher de la reine pendant la fкte donnйe par Mme la
connйtable ; que vous avez les preuves de l'entrevue accordйe au Louvre par
la reine а certain astrologue italien qui n'est autre que le duc de
Buckingham ; que vous avez commandй un petit roman, des plus spirituels, sur
l'aventure d'Amiens, avec plan du jardin oщ cette aventure s'est passйe et
portraits des acteurs qui y ont figurй ; que Montaigu est а la Bastille, et
que la torture peut lui faire dire des choses dont il se souvient et mкme
des choses qu'il aurait oubliйes ; enfin, que vous possйdez certaine lettre
de Mme de Chevreuse, trouvйe dans le logis de Sa Grвce, qui compromet
singuliиrement, non seulement celle qui l'a йcrite, mais encore celle au nom
de qui elle a йtй йcrite. Puis, s'il persiste malgrй tout cela, comme c'est
а ce que je viens de dire que se borne ma mission, je n'aurai plus qu'а
prier Dieu de faire un miracle pour sauver la France. C'est bien cela,
n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose а faire ?
-- C'est bien cela, reprit sиchement le cardinal.
-- Et maintenant, dit Milady sans paraоtre remarquer le changement de
ton du duc а son йgard, maintenant que j'ai reзu les instructions de Votre
Eminence а propos de ses ennemis, Monseigneur me permettra- t-il de lui dire
deux mots des miens ?
-- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu.
-- Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me devez tout
votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Eminence.
-- Et lesquels ? rйpliqua le duc.
-- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.
-- Elle est dans la prison de Mantes.
-- C'est-а-dire qu'elle y йtait, reprit Milady, mais la reine a surpris
un ordre du roi, а l'aide duquel elle l'a fait transporter dans un couvent.
-- Dans un couvent ? dit le duc.
-- Oui, dans un couvent.
-- Et dans lequel ?
-- Je l'ignore, le secret a йtй bien gardй...
-- Je le saurai, moi !
-- Et Votre Eminence me dira dans quel couvent est cette femme ?
-- Je n'y vois pas d'inconvйnient, dit le cardinal.
-- Bien ; maintenant j'ai un autre ennemi bien autrement а craindre
pour moi que cette petite Mme Bonacieux.
-- Et lequel ?
-- Son amant.
-- Comment s'appelle-t-il ?
-- Oh ! Votre Eminence le connaоt bien, s'йcria Milady emportйe par la
colиre, c'est notre mauvais gйnie а tous deux ; c'est celui qui, dans une
rencontre avec les gardes de Votre Eminence, a dйcidй la victoire en faveur
des mousquetaires du roi ; c'est celui qui a donnй trois coups d'йpйe а de
Wardes, votre йmissaire, et qui a fait йchouer l'affaire des ferrets ; c'est
celui enfin qui, sachant que c'йtait moi qui lui avais enlevй Mme Bonacieux,
a jurй ma mort.
-- Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.
-- Je veux parler de ce misйrable d'Artagnan.
-- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal.
-- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il n'en est
que plus а craindre.
-- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences avec
Buckingham.
-- Une preuve ! s'йcria Milady, j'en aurai dix.
-- Eh bien, alors ! c'est la chose la plus simple du monde, ayez-moi
cette preuve et je l'envoie а la Bastille.
-- Bien, Monseigneur ! mais ensuite ?
-- Quand on est а la Bastille, il n'y a pas d' ensuite , dit le
cardinal d'une voix sourde. Ah ! pardieu, continua-t-il, s'il m'йtait aussi
facile de me dйbarrasser de mon ennemi qu'il m'est facile de me dйbarrasser
des vфtres, et si c'йtait contre de pareilles gens que vous me demandiez
l'impunitй !...
-- Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence pour
existence, homme pour homme ; donnez-moi celui-lа, je vous donne l'autre.
-- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et ne
veux mкme pas le savoir ; mais j'ai le dйsir de vous кtre agrйable et ne
vois aucun inconvйnient а vous donner ce que vous demandez а l'йgard d'une
si infime crйature ; d'autant plus, comme vous me le dites, que ce petit
d'Artagnan est un libertin, un duelliste, un traоtre.
-- Un infвme, Monseigneur, un infвme !
-- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le cardinal.
-- En voici, Monseigneur. "
Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal йtait
occupй а chercher les termes dans lesquels devait кtre йcrit le billet, ou
mкme а l'йcrire. Athos, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation,
prit ses deux compagnons chacun par une main et les conduisit а l'autre bout
de la chambre.
" Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas
йcouter la fin de la conversation ?
-- Chut ! dit Athos parlant а voix basse, nous en avons entendu tout ce
qu'il est nйcessaire que nous entendions ; d'ailleurs je ne vous empкche pas
d'йcouter le reste, mais il faut que je sorte.
-- Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te
demande, que rйpondrons-nous ?
-- Vous n'attendrez pas qu'il me demande, vous lui direz les premiers
que je suis parti en йclaireur parce que certaines paroles de notre hфte
m'ont donnй а penser que le chemin n'йtait pas sыr ; j'en toucherai d'abord
deux mots а l'йcuyer du cardinal ; le reste me regarde, ne vous en inquiйtez
pas.
-- Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.
-- Soyez tranquille, rйpondit Athos, vous le savez, j'ai du sang-froid.
"
Porthos et Aramis allиrent reprendre leur place prиs du tuyau de poкle.
Quant а Athos, il sortit sans aucun mystиre, alla prendre son cheval
attachй avec ceux de ses deux amis aux tourniquets des contrevents,
convainquit en quatre mots l'йcuyer de la nйcessitй d'une avant-garde pour
le retour, visita avec affectation l'amorce de ses pistolets, mit l'йpйe aux
dents et suivit, en enfant perdu, la route qui conduisait au camp.


    CHAPITRE XLV. SCENE CONJUGALE



Comme l'avait prйvu Athos, le cardinal ne tarda point а descendre ; il
ouvrit la porte de la chambre oщ йtaient entrйs les mousquetaires, et trouva
Porthos faisant une partie de dйs acharnйe avec Aramis. D'un coup d'oeil
rapide, il fouilla tous les coins de la salle, et vit qu'un de ses hommes
lui manquait.
" Qu'est devenu M. Athos ? demanda-t-il.
-- Monseigneur, rйpondit Porthos, il est parti en йclaireur sur
quelques propos de notre hфte, qui lui ont fait croire que la route n'йtait
pas sыre.
-- Et vous, qu'avez-vous fait, Monsieur Porthos ?
-- J'ai gagnй cinq pistoles а Aramis.
-- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ?
-- Nous sommes aux ordres de Votre Eminence.
-- A cheval donc, Messieurs, car il se fait tard. "
L'йcuyer йtait а la porte, et tenait en bride le cheval du cardinal. Un
peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois chevaux apparaissait
dans l'ombre ; ces deux hommes йtaient ceux qui devaient conduire Milady au
fort de La Pointe, et veiller а son embarquement.
L'йcuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient
dйjа dit а propos d'Athos. Le cardinal fit un geste approbateur, et reprit
la route, s'entourant au retour des mкmes prйcautions qu'il avait prises au
dйpart.
Laissons-le suivre le chemin du camp, protйgй par l'йcuyer et les deux
mousquetaires, et revenons а Athos.
Pendant une centaine de pas, il avait marchй de la mкme allure ; mais,
une fois hors de vue, il avait lancй son cheval а droite, avait fait un
dйtour, et йtait revenu а une vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le
passage de la petite troupe ; ayant reconnu les chapeaux bordйs de ses
compagnons et la frange dorйe du manteau de M. le cardinal, il attendit que
les cavaliers eussent tournй l'angle de la route, et, les ayant perdus de
vue, il revint au galop а l'auberge, qu'on lui ouvrit sans difficultй.
L'hфte le reconnut.
" Mon officier, dit Athos, a oubliй de faire а la dame du premier une
recommandation importante, il m'envoie pour rйparer son oubli.
-- Montez, dit l'hфte, elle est encore dans sa chambre. "
Athos profita de la permission, monta l'escalier de son pas le plus
lйger, arriva sur le carrй, et, а travers la porte entrouverte, il vit
Milady qui attachait son chapeau.
Il entra dans la chambre, et referma la porte derriиre lui.
Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna.
Athos йtait debout devant la porte, enveloppй dans son manteau, son
chapeau rabattu sur ses yeux.
En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, Milady eut
peur.
" Qui кtes-vous ? et que demandez-vous ? " s'йcria-t-elle.
-- Allons, c'est bien elle ! " murmura Athos.
Et, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il s'avanзa
vers Milady.
" Me reconnaissez-vous, Madame ? " dit-il.
Milady fit un pas en avant, puis recula comme а la vue d'un serpent.
" Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez.
-- Le comte de La Fиre ! murmura Milady en pвlissant et en reculant
jusqu'а ce que la muraille l'empкchвt d'aller plus loin.
-- Oui, Milady, rйpondit Athos, le comte de La Fиre en personne, qui
revient tout exprиs de l'autre monde pour avoir le plaisir de vous voir.
Asseyons-nous donc, et causons, comme dit Monseigneur le cardinal. "
Milady, dominйe par une terreur inexprimable, s'assit sans profйrer une
seule parole.
" Vous кtes donc un dйmon envoyй sur la terre ? dit Athos. Votre
puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussi qu'avec l'aide de
Dieu les hommes ont souvent vaincu les dйmons les plus terribles. Vous vous
кtes dйjа trouvйe sur mon chemin, je croyais vous avoir terrassйe, Madame ;
mais, ou je me trompais, ou l'enfer vous a ressuscitйe. "
Milady, а ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs effroyables,
baissa la tкte avec un gйmissement sourd.
" Oui, l'enfer vous a ressuscitйe, reprit Athos, l'enfer vous a faite
riche, l'enfer vous a donnй un autre nom, l'enfer vous a presque refait mкme
un autre visage ; mais il n'a effacй ni les souillures de votre вme, ni la
flйtrissure de votre corps. "
Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lancиrent des
йclairs. Athos resta assis.
" Vous me croyiez mort, n'est-ce pas, comme je vous croyais morte ? et
ce nom d'Athos avait cachй le comte de La Fиre, comme le nom de Milady
Clarick avait cachй Anne de Breuil ! N'йtait-ce pas ainsi que vous vous
appeliez quand votre honorй frиre nous a mariйs ? Notre position est
vraiment йtrange, poursuivit Athos en riant ; nous n'avons vйcu jusqu'а
prйsent l'un et l'autre que parce que nous nous croyions morts, et qu'un
souvenir gкne moins qu'une crйature, quoique ce soit chose dйvorante parfois
qu'un souvenir !
-- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramиne vers moi ?
et que me voulez-vous ?
-- Je veux vous dire que, tout en restant invisible а vos yeux, je ne
vous ai pas perdue de vue, moi !
-- Vous savez ce que j'ai fait ?
-- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre entrйe
au service du cardinal jusqu'а ce soir. "
Un sourire d'incrйdulitй passa sur les lиvres pвles de Milady.
" Ecoutez : c'est vous qui avez coupй les deux ferrets de diamants sur
l'йpaule du duc de Buckingham ; c'est vous qui avez fait enlever Mme
Bonacieux ; c'est vous qui, amoureuse de de Wardes, et croyant passer la
nuit avec lui, avez ouvert votre porte а M. d'Artagnan ; c'est vous qui,
croyant que de Wardes vous avait trompйe, avez voulu le faire tuer par son
rival ; c'est vous qui, lorsque ce rival eut dйcouvert votre infвme secret,
avez voulu le faire tuer а son tour par deux assassins que vous avez envoyйs
а sa poursuite ; c'est vous qui, voyant que les balles avaient manquй leur
coup, avez envoyй du vin empoisonnй avec une fausse lettre, pour faire
croire а votre victime que ce vin venait de ses amis ; c'est vous, enfin,
qui venez lа, dans cette chambre, assise sur cette chaise oщ je suis, de
prendre avec le cardinal de Richelieu l'engagement de faire assassiner le
duc de Buckingham, en йchange de la promesse qu'il vous a faite de vous
laisser assassiner d'Artagnan. "
Milady йtait livide.
" Mais vous кtes donc Satan ? dit-elle.
-- Peut-кtre, dit Athos ; mais, en tout cas, йcoutez bien ceci :
Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu m'importe ! je ne
le connais pas : d'ailleurs c'est un Anglais ; mais ne touchez pas du bout
du doigt а un seul cheveu de d'Artagnan, qui est un fidиle ami que j'aime et
que je dйfends, ou, je vous le jure par la tкte de mon pиre, le crime que
vous aurez commis sera le dernier.
-- M. d'Artagnan m'a cruellement offensйe, dit Milady d'une voix
sourde, M. d'Artagnan mourra.
-- En vйritй, cela est-il possible qu'on vous offense, Madame ? dit en
riant Athos ; il vous a offensйe, et il mourra ?
-- Il mourra, reprit Milady ; elle d'abord, lui ensuite. "
Athos fut saisi comme d'un vertige : la vue de cette crйature, qui
n'avait rien d'une femme, lui rappelait des souvenirs terribles ; il pensa
qu'un jour, dans une situation moins dangereuse que celle oщ il se trouvait,
il avait dйjа voulu la sacrifier а son honneur ; son dйsir de meurtre lui
revint brыlant et l'envahit comme une fiиvre ardente : il se leva а son
tour, porta la main а sa ceinture, en tira un pistolet et l'arma.
Milady, pвle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacйe ne
put profйrer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole humaine et qui
semblait le rвle d'une bкte fauve ; collйe contre la sombre tapisserie, elle
apparaissait, les cheveux йpars, comme l'image effrayante de la terreur.
Athos leva lentement son pistolet, йtendit le bras de maniиre que
l'arme touchвt presque le front de Milady, puis, d'une voix d'autant plus
terrible qu'elle avait le calme suprкme d'une inflexible rйsolution :
" Madame, dit-il, vous allez а l'instant mкme me remettre le papier que
vous a signй le cardinal, ou, sur mon вme, je vous fais sauter la cervelle.
"
Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle
connaissait Athos ; cependant elle resta immobile.
" Vous avez une seconde pour vous dйcider " , dit-il.
Milady vit а la contraction de son visage que le coup allait partir ;
elle porta vivement la main а sa poitrine, en tira un papier et le tendit а
Athos.
" Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! "
Athos prit le papier, repassa le pistolet а sa ceinture, s'approcha de
la lampe pour s'assurer que c'йtait bien celui-lа, le dйplia et lut :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du
prйsent a fait ce qu'il a fait. "
" 3 dйcembre 1627 "
" RICHELIEU "
" Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en replaзant son
feutre sur sa tкte, maintenant que je t'ai arrachй les dents, vipиre, mords
si tu peux. "
Et il sortit de la chambre sans mкme regarder en arriиre.
A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu'ils tenaient en
main.
" Messieurs, dit-il, l'ordre de Monseigneur, vous le savez, est de
conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la
quitter que lorsqu'elle sera а bord. "
Comme ces paroles s'accordaient effectivement avec l'ordre qu'ils
avaient reзu, ils inclinиrent la tкte en signe d'assentiment.
Quant а Athos, il se mit lйgиrement en selle et partit au galop ;
seulement, au lieu de suivre la route, il prit а travers champs, piquant
avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrкtant pour йcouter.
Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plusieurs
chevaux. Il ne douta point que ce ne fыt le cardinal et son escorte.
Aussitфt il fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna son cheval avec de
la bruyиre et des feuilles d'arbres, et vint se mettre en travers de la
route а deux cents pas du camp а peu prиs.
" Qui vive ? cria-t-il, de loin quand il aperзut les cavaliers.
-- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.
-- Oui, Monseigneur, rйpondit Athos. C'est lui-mкme.
-- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements pour
la bonne garde que vous nous avez faite ; Messieurs, nous voici arrivйs :
prenez la porte а gauche, le mot d'ordre est Roi et Rй . "
En disant ces mots, le cardinal salua de la tкte les trois amis, et
prit а droite suivi de son йcuyer ; car, cette nuit-lа, lui-mкme couchait au
camp.
" Eh bien, dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le cardinal fut
hors de la portйe de la voix, eh bien ! il a signй le papier qu'elle
demandait.
-- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. "
Et les trois amis n'йchangиrent plus une seule parole jusqu'а leur
quartier, exceptй pour donner le mot d'ordre aux sentinelles.
Seulement, on envoya Mousqueton dire а Planchet que son maоtre йtait
priй, en relevant de tranchйe, de se rendre а l'instant mкme au logis des
mousquetaires.
D'un autre cфtй, comme l'avait prйvu Athos, Milady, en retrouvant а la
porte les hommes qui l'attendaient, ne fit aucune difficultй de les suivre ;
elle avait bien eu l'envie un instant de se faire reconduire devant le
cardinal et de lui tout raconter, mais une rйvйlation de sa part amenait une
rйvйlation de la part d'Athos : elle dirait bien qu'Athos l'avait pendue,
mais Athos dirait qu'elle йtait marquйe ; elle pensa qu'il valait donc
encore mieux garder le silence, partir discrиtement, accomplir avec son
habiletй ordinaire la mission difficile dont elle s'йtait chargйe, puis,
toutes les choses accomplies а la satisfaction du cardinal, venir lui
rйclamer sa vengeance.
En consйquence, aprиs avoir voyagй toute la nuit, а sept heures du
matin elle йtait au fort de La Pointe, а huit heures elle йtait embarquйe,
et а neuf heures le bвtiment, qui, avec des lettres de marque du cardinal,
йtait censй кtre en partance pour Bayonne, levait l'ancre et faisait voile
pour l'Angleterre.


    CHAPITRE XLVI. LE BASTION SAINT-GERVAIS



En arrivant chez ses trois amis, d'Artagnan les trouva rйunis dans la
mкme chambre : Athos rйflйchissait, Porthos frisait sa moustache, Aramis
disait ses priиres dans un charmant petit livre d'heures reliй en velours
bleu.
" Pardieu, Messieurs ! dit-il, j'espиre que ce que vous avez а me dire
en vaut la peine, sans cela je vous prйviens que je ne vous pardonnerai pas
de m'avoir fait venir, au lieu de me laisser reposer aprиs une nuit passйe а
prendre et а dйmanteler un bastion. Ah ! que n'йtiez-vous lа, Messieurs ! il
y a fait chaud !
-- Nous йtions ailleurs, oщ il ne faisait pas froid non plus ! rйpondit
Porthos tout en faisant prendre а sa moustache un pli qui lui йtait
particulier.
-- Chut ! dit Athos.
-- Oh ! oh ! fit d'Artagnan comprenant le lйger froncement de sourcils