-- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes.
Les deux gardes firent entrer Athos.
" Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant а Athos,
dйclarez ce qui s'est passй entre vous et Monsieur.
-- Mais ! s'йcria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me
montrez lа !
-- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'йcria le commissaire.
-- Pas le moins du monde, rйpondit Bonacieux.
-- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire.
-- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
-- Comment ! vous ne le connaissez pas ?
-- Non.
-- Vous ne l'avez jamais vu ?
-- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle.
-- Votre nom ? demanda le commissaire.
-- Athos, rйpondit le mousquetaire.
-- Mais ce n'est pas un nom d'homme, зa, c'est un nom de montagne !
s'йcria le pauvre interrogateur qui commenзait а perdre la tкte.
-- C'est mon nom, dit tranquillement Athos.
-- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.
-- Moi ?
-- Oui, vous.
-- C'est-а-dire que c'est а moi qu'on a dit : " Vous кtes M. d'Artagnan
? " J'ai rйpondu : " Vous croyez ? " Mes gardes se sont йcriйs qu'ils en
йtaient sыrs. Je n'ai pas voulu les contrarier. D'ailleurs je pouvais me
tromper.
-- Monsieur, vous insultez а la majestй de la justice.
-- Aucunement, fit tranquillement Athos.
-- Vous кtes M. d'Artagnan.
-- Vous voyez bien que vous me le dites encore.
-- Mais, s'йcria а son tour M. Bonacieux, je vous dis, Monsieur le
commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute а avoir. M. d'Artagnan est
mon hфte, et par consйquent, quoiqu'il ne me paie pas mes loyers, et
justement mкme а cause de cela, je dois le connaоtre. M. d'Artagnan est un
jeune homme de dix-neuf а vingt ans а peine, et Monsieur en a trente au
moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et Monsieur est
dans la compagnie des mousquetaires de M. de Trйville : regardez l'uniforme,
Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme.
-- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. "
En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit par
un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.
" Oh ! la malheureuse ! s'йcria le commissaire.
-- Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n'est pas de ma
femme, j'espиre !
-- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez.
-- Ah за !, s'йcria le mercier exaspйrй, faites-moi le plaisir de me
dire, Monsieur, comment mon affaire а moi peut s'empirer de ce que fait ma
femme pendant que je suis en prison !
-- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrкtй entre vous,
plan infernal !
-- Je vous jure, Monsieur le commissaire, que vous кtes dans la plus
profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma
femme, que je suis entiиrement йtranger а ce qu'elle a fait, et que, si elle
a fait des sottises, je la renie, je la dйmens, je la maudis.
-- Ah за ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin de moi
ici, renvoyez-moi quelque part, il est trиs ennuyeux, votre Monsieur
Bonacieux.
-- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire
en dйsignant d'un mкme geste Athos et Bonacieux, et qu'ils soient gardйs
plus sйvиrement que jamais.
-- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est а M.
d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le
remplacer.
-- Faites ce que j'ai dit ! s'йcria le commissaire, et le secret le
plus absolu ! Vous entendez ! "
Athos suivit ses gardes en levant les йpaules, et M. Bonacieux en
poussant des lamentations а fendre le coeur d'un tigre.
On ramena le mercier dans le mкme cachot oщ il avait passй la nuit, et
l'on l'y laissa toute la journйe. Toute la journйe Bonacieux pleura comme un
vйritable mercier, n'йtant pas du tout homme d'йpйe, il nous l'a dit
lui-mкme.
Le soir, vers les neuf heures, au moment oщ il allait se dйcider а se
mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas se
rapprochиrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent.
" Suivez-moi, dit un exempt qui venait а la suite des gardes.
-- Vous suivre ! s'йcria Bonacieux ; vous suivre а cette heure-ci ! et
oщ cela, mon Dieu ?
-- Oщ nous avons l'ordre de vous conduire.
-- Mais ce n'est pas une rйponse, cela.
-- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire.
-- Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois
je suis perdu ! "
Et il suivit machinalement et sans rйsistance les gardes qui venaient
le quйrir.
Il prit le mкme corridor qu'il avait dйjа pris, traversa une premiиre
cour, puis un second corps de logis ; enfin, а la porte de la cour d'entrйe,
il trouva une voiture entourйe de quatre gardes а cheval. On le fit monter
dans cette voiture, l'exempt se plaзa prиs de lui, on ferma la portiиre а
clef, et tous deux se trouvиrent dans une prison roulante.
La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funиbre. A travers
la grille cadenassйe, le prisonnier apercevait les maisons et le pavй, voilа
tout ; mais, en vйritable Parisien qu'il йtait, Bonacieux reconnaissait
chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux rйverbиres. Au moment d'arriver а
Saint-Paul, lieu oщ l'on exйcutait les condamnйs de la Bastille, il faillit
s'йvanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait
s'arrкter lа. La voiture passa cependant.
Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cфtoyant le
cimetiиre Saint-Jean oщ on enterrait les criminels d'Etat. Une seule chose
le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait
gйnйralement la tкte, et que sa tкte а lui йtait encore sur ses йpaules.
Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait la route de la Grиve, qu'il
aperзut les toits aigus de l'Hфtel de Ville, que la voiture s'engagea sous
l'arcade, il crut que tout йtait fini pour lui, voulut se confesser а
l'exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l'exempt
annonзa que, s'il continuait а l'assourdir ainsi, il lui mettrait un
bвillon.
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on eыt dы l'exйcuter
en Grиve, ce n'йtait pas la peine de le bвillonner, puisqu'on йtait presque
arrivй au lieu de l'exйcution. En effet, la voiture traversa la place fatale
sans s'arrкter. Il ne restait plus а craindre que la Croix-du- Trahoir : la
voiture en prit justement le chemin.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'йtait а la Croix-du-Trahoir
qu'on exйcutait les criminels subalternes. Bonacieux s'йtait flattй en se
croyant digne de Saint-Paul ou de la place de Grиve : c'йtait а la Croix-
du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinйe ! Il ne pouvait voir
encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir
au-devant de lui. Lorsqu'il n'en fut plus qu'а une vingtaine de pas, il
entendit une rumeur, et la voiture s'arrкta. C'йtait plus que n'en pouvait
supporter le pauvre Bonacieux, dйjа йcrasй par les йmotions successives
qu'il avait йprouvйes ; il poussa un faible gйmissement, qu'on eыt pu
prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'йvanouit.



    CHAPITRE XIV. L'HOMME DE MEUNG



Ce rassemblement йtait produit non point par l'attente d'un homme qu'on
devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu.
La voiture, arrкtйe un instant, reprit donc sa marche, traversa la
foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honorй, tourna la rue des
Bons-Enfants et s'arrкta devant une porte basse.
La porte s'ouvrit, deux gardes reзurent dans leurs bras Bonacieux,
soutenu par l'exempt ; on le poussa dans une allйe, on lui fit monter un
escalier, et on le dйposa dans une antichambre.
Tous ces mouvements s'йtaient opйrйs pour lui d'une faзon machinale.
Il avait marchй comme on marche en rкve ; il avait entrevu les objets а
travers un brouillard ; ses oreilles avaient perзu des sons sans les
comprendre ; on eыt pu l'exйcuter dans ce moment qu'il n'eыt pas fait un
geste pour entreprendre sa dйfense, qu'il n'eыt pas poussй un cri pour
implorer la pitiй.
Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyй au mur et les bras
pendants, а l'endroit mкme oщ les gardes l'avaient dйposй.
Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet
menaзant, comme rien n'indiquait qu'il courыt un danger rйel, comme la
banquette йtait convenablement rembourrйe, comme la muraille йtait
recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge
flottaient devant la fenкtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu
а peu que sa frayeur йtait exagйrйe, et il commenзa de remuer la tкte а
droite et а gauche et de bas en haut.
A ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de
courage et se risqua а ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant
de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses
pieds.
En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portiиre, continua
d'йchanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la
piиce voisine, et se retournant vers le prisonnier :
" C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.
-- Oui, Monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que vif,
pour vous servir.
-- Entrez " , dit l'officier.
Et il s'effaзa pour que le mercier pыt passer. Celui-ci obйit sans
rйplique, et entra dans la chambre oщ il paraissait кtre attendu.
C'йtait un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives et
dйfensives, clos et йtouffй, et dans lequel il y avait dйjа du feu, quoique
l'on fыt а peine а la fin du mois de septembre. Une table carrйe, couverte
de livres et de papiers sur lesquels йtait dйroulй un plan immense de la
ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement.
Debout devant la cheminйe йtait un homme de moyenne taille, а la mine
haute et fiиre, aux yeux perзants, au front large, а la figure amaigrie
qu'allongeait encore une royale surmontйe d'une paire de moustaches. Quoique
cet homme eыt trente-six а trente-sept ans а peine, cheveux, moustache et
royale s'en allaient grisonnant. Cet homme, moins l'йpйe, avait toute la
mine d'un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore lйgиrement
couvertes de poussiиre indiquaient qu'il avait montй а cheval dans la
journйe.
Cet homme, c'йtait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non
point tel qu'on nous le reprйsente, cassй comme un vieillard, souffrant
comme un martyr, le corps brisй, la voix йteinte, enterrй dans un grand
fauteuil comme dans une tombe anticipйe, ne vivant plus que par la force de
son gйnie, et ne soutenant plus la lutte avec l'Europe que par l'йternelle
application de sa pensйe ; mais tel qu'il йtait rйellement а cette йpoque,
c'est-а-dire adroit et galant cavalier, faible de corps dйjа, mais soutenu
par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus
extraordinaires qui aient existй ; se prйparant enfin, aprиs avoir soutenu
le duc de Nevers dans son duchй de Mantoue, aprиs avoir pris Nоmes, Castres
et Uzиs, а chasser les Anglais de l'оle de Rй et а faire le siиge de La
Rochelle.
A la premiиre vue, rien ne dйnotait donc le cardinal, et il йtait
impossible а ceux-lа qui ne connaissaient point son visage de deviner devant
qui ils se trouvaient.
Le pauvre mercier demeura debout а la porte, tandis que les yeux du
personnage que nous venons de dйcrire se fixaient sur lui, et semblaient
vouloir pйnйtrer jusqu'au fond du passй.
" C'est lа ce Bonacieux ? demanda-t-il aprиs un moment de silence.
-- Oui, Monseigneur, reprit l'officier.
-- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. "
L'officier prit sur la table les papiers dйsignйs, les remit а celui
qui les demandait, s'inclina jusqu'а terre, et sortit.
Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille.
De temps en temps, l'homme de la cheminйe levait les yeux de dessus les
йcritures, et les plongeait comme deux poignards jusqu'au fond du coeur du
pauvre mercier.
Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le cardinal
йtait fixй.
" Cette tкte-lа n'a jamais conspirй, murmura-t-il ; mais n'importe,
voyons toujours.
-- Vous кtes accusй de haute trahison, dit lentement le cardinal.
-- C'est ce qu'on m'a dйjа appris, Monseigneur, s'йcria Bonacieux,
donnant а son interrogateur le titre qu'il avait entendu l'officier lui
donner ; mais je vous jure que je n'en savais rien. "
Le cardinal rйprima un sourire.
" Vous avez conspirй avec votre femme, avec Mme de Chevreuse et avec
Milord duc de Buckingham.
-- En effet, Monseigneur, rйpondit le mercier, je l'ai entendue
prononcer tous ces noms-lа.
-- Et а quelle occasion ?
-- Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attirй le duc de
Buckingham а Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.
-- Elle disait cela ? s'йcria le cardinal avec violence.
-- Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu'elle avait tort de
tenir de pareils propos, et que Son Eminence йtait incapable...
-- Taisez-vous, vous кtes un imbйcile, reprit le cardinal.
-- C'est justement ce que ma femme m'a rйpondu, Monseigneur.
-- Savez-vous qui a enlevй votre femme ?
-- Non, Monseigneur.
-- Vous avez des soupзons, cependant ?
-- Oui, Monseigneur ; mais ces soupзons ont paru contrarier M. le
commissaire, et je ne les ai plus.
-- Votre femme s'est йchappйe, le saviez-vous ?
-- Non, Monseigneur, je l'ai appris depuis que je suis en prison, et
toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! "
Le cardinal rйprima un second sourire.
" Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?
-- Absolument, Monseigneur ; mais elle a dы rentrer au Louvre.
-- A une heure du matin elle n'y йtait pas rentrйe encore.
-- Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-elle devenue alors ?
-- On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardinal ; le
cardinal sait tout.
-- En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal
consentira а me dire ce qu'est devenue ma femme ?
-- Peut-кtre ; mais il faut d'abord que vous avouiez tout ce que vous
savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.
-- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue.
-- Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle
directement chez vous ?
-- Presque jamais : elle avait affaire а des marchands de toile, chez
lesquels je la conduisais.
-- Et combien y en avait-il de marchands de toile ?
-- Deux, Monseigneur.
-- Oщ demeurent-ils ?
-- Un, rue de Vaugirard ; l'autre, rue de La Harpe.
-- Entriez-vous chez eux avec elle ?
-- Jamais, Monseigneur ; je l'attendais а la porte.
-- Et quel prйtexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ?
-- Elle ne m'en donnait pas ; elle me disait d'attendre, et
j'attendais.
-- Vous кtes un mari complaisant, mon cher Monsieur Bonacieux ! " dit
le cardinal.
" Il m'appelle son cher Monsieur ! dit en lui-mкme le mercier. Peste !
les affaires vont bien ! "
" Reconnaоtriez-vous ces portes ?
-- Oui.
-- Savez-vous les numйros ?
-- Oui.
-- Quels sont-ils ?
-- N 25, dans la rue de Vaugirard ; n 75, dans la rue de La Harpe.
-- C'est bien " , dit le cardinal.
A ces mots, il prit une sonnette d'argent, et sonna ; l'officier
rentra.
" Allez, dit-il а demi-voix, me chercher Rochefort ; et qu'il vienne а
l'instant mкme, s'il est rentrй.
-- Le comte est lа, dit l'officier, il demande instamment а parler а
Votre Eminence ! "
" A Votre Eminence ! murmura Bonacieux, qui savait que tel йtait le
titre qu'on donnait d'ordinaire а M. le cardinal, ... а Votre Eminence ! "
" Qu'il vienne alors, qu'il vienne ! " dit vivement Richelieu.
L'officier s'йlanзa hors de l'appartement, avec cette rapiditй que
mettaient d'ordinaire tous les serviteurs du cardinal а lui obйir.
" A Votre Eminence ! " murmurait Bonacieux en roulant des yeux йgarйs.
Cinq secondes ne s'йtaient pas йcoulйes depuis la disparition de
l'officier, que la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage entra.
" C'est lui, s'йcria Bonacieux.
-- Qui lui ? demanda le cardinal.
-- Celui qui m'a enlevй ma femme. "
Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut.
" Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende que
je le rappelle devant moi.
-- Non, Monseigneur ! non, ce n'est pas lui ! s'йcria Bonacieux ; non,
je m'йtais trompй : c'est un autre qui ne lui ressemble pas du tout !
Monsieur est un honnкte homme.
-- Emmenez cet imbйcile ! " dit le cardinal.
L'officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans
l'antichambre oщ il trouva ses deux gardes.
Le nouveau personnage qu'on venait d'introduire suivit des yeux avec
impatience Bonacieux jusqu'а ce qu'il fыt sorti, et dиs que la porte se fut
refermйe sur lui :
" Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal.
-- Qui ? demanda Son Eminence.
-- Elle et lui.
-- La reine et le duc ? s'йcria Richelieu.
-- Oui.
-- Et oщ cela ?
-- Au Louvre.
-- Vous en кtes sыr ?
-- Parfaitement sыr.
-- Qui vous l'a dit ?
-- Mme de Lannoy, qui est toute а Votre Eminence, comme vous le savez.
-- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tфt ?
-- Soit hasard, soit dйfiance, la reine a fait coucher Mme de Fargis
dans sa chambre, et l'a gardйe toute la journйe.
-- C'est bien, nous sommes battus. Tвchons de prendre notre revanche.
-- Je vous y aiderai de toute mon вme, Monseigneur, soyez tranquille.
-- Comment cela s'est-il passй ?
-- A minuit et demi, la reine йtait avec ses femmes...
-- Oщ cela ?
-- Dans sa chambre а coucher...
-- Bien.
-- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de
lingerie...
-- Aprиs ?
-- Aussitфt la reine a manifestй une grande йmotion, et, malgrй le
rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pвli.
-- Aprиs ! aprиs !
-- Cependant, elle s'est levйe, et d'une voix altйrйe : " Mesdames,
a-t- elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. " Et elle a ouvert
la porte de son alcфve, puis elle est sortie.
-- Pourquoi Mme de Lannoy n'est-elle pas venue vous prйvenir а
l'instant mкme ?
-- Rien n'йtait bien certain encore ; d'ailleurs, la reine avait dit :
" Mesdames, attendez-moi " ; et elle n'osait dйsobйir а la reine.
-- Et combien de temps la reine est-elle restйe hors de la chambre ?
-- Trois quarts d'heure.
-- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait ?
-- Doсa Estйfania seulement.
-- Et elle est rentrйe ensuite ?
-- Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose а son
chiffre, et sortir aussitфt.
-- Et quand elle est rentrйe, plus tard, a-t-elle rapportй le coffret ?
-- Non.
-- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret ?
-- Oui : les ferrets en diamants que Sa Majestй a donnйs а la reine.
-- Et elle est rentrйe sans ce coffret ?
-- Oui.
-- L'opinion de Mme de Lannoy est qu'elle les a remis alors а
Buckingham ?
-- Elle en est sыre.
-- Comment cela ?
-- Pendant la journйe, Mme de Lannoy, en sa qualitй de dame d'atour de
la reine, a cherchй ce coffret, a paru inquiиte de ne pas le trouver et a
fini par en demander des nouvelles а la reine.
-- Et alors, la reine... ?
-- La reine est devenue fort rouge et a rйpondu qu'ayant brisй la
veille un de ses ferrets, elle l'avait envoyй raccommoder chez son orfиvre.
-- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non.
-- J'y suis passй.
-- Eh bien, l'orfиvre ?
-- L'orfиvre n'a entendu parler de rien.
-- Bien ! bien ! Rochefort, tout n'est pas perdu, et peut-кtre...
peut-кtre tout est-il pour le mieux !
-- Le fait est que je ne doute pas que le gйnie de Votre Eminence...
-- Ne rйpare les bкtises de mon agent, n'est-ce pas ?
-- C'est justement ce que j'allais dire, si Votre Eminence m'avait
laissй achever ma phrase.
-- Maintenant, savez-vous oщ se cachaient la duchesse de Chevreuse et
le duc de Buckingham ?
-- Non, Monseigneur, mes gens n'ont pu rien me dire de positif lа-
dessus.
-- Je le sais, moi.
-- Vous, Monseigneur ?
-- Oui, ou du moins je m'en doute. Ils se tenaient, l'un rue de
Vaugirard, n 25, et l'autre rue de La Harpe, n 75.
-- Votre Eminence veut-elle que je les fasse arrкter tous deux ?
-- Il sera trop tard, ils seront partis.
-- N'importe, on peut s'en assurer.
-- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.
-- J'y vais, Monseigneur. "
Et Rochefort s'йlanзa hors de l'appartement.
Le cardinal, restй seul, rйflйchit un instant et sonna une troisiиme
fois.
Le mкme officier reparut.
" Faites entrer le prisonnier " , dit le cardinal.
Maоtre Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe du
cardinal, l'officier se retira.
" Vous m'avez trompй, dit sйvиrement le cardinal.
-- Moi, s'йcria Bonacieux, moi, tromper Votre Eminence !
-- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n'allait
pas chez des marchands de toile.
-- Et oщ allait-elle, juste Dieu ?
-- Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de
Buckingham.
-- Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, c'est cela,
Votre Eminence a raison. J'ai dit plusieurs fois а ma femme qu'il йtait
йtonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles,
dans des maisons qui n'avaient pas d'enseignes, et chaque fois ma femme
s'est mise а rire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux
pieds de l'Eminence, ah ! que vous кtes bien le cardinal, le grand cardinal,
l'homme de gйnie que tout le monde rйvиre. "
Le cardinal, tout mйdiocre qu'йtait le triomphe remportй sur un кtre
aussi vulgaire que l'йtait Bonacieux, n'en jouit pas moins un instant ;
puis, presque aussitфt, comme si une nouvelle pensйe se prйsentait а son
esprit, un sourire plissa ses lиvres, et tendant la main au mercier :
" Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous кtes un brave homme.
-- Le cardinal m'a touchй la main ! j'ai touchй la main du grand homme
! s'йcria Bonacieux ; le grand homme m'a appelй son ami !
-- Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne qu'il
savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le
connaissaient pas ; et comme on vous a soupзonnй injustement, Eh bien, il
vous faut une indemnitй : tenez ! prenez ce sac de cent pistoles, et
pardonnez-moi.
-- Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hйsitant а prendre
le sac, craignant sans doute que ce prйtendu don ne fыt qu'une plaisanterie.
Mais vous йtiez bien libre de me faire arrкter, vous кtes bien libre de me
faire torturer, vous кtes bien libre de me faire pendre : vous кtes le
maоtre, et je n'aurais pas eu le plus petit mot а dire. Vous pardonner,
Monseigneur ! Allons donc, vous n'y pensez pas !
-- Ah ! mon cher Monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la gйnйrositй,
je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac, et vous
vous en allez sans кtre trop mйcontent ?
-- Je m'en vais enchantй, Monseigneur.
-- Adieu donc, ou plutфt а revoir, car j'espиre que nous nous
reverrons.
-- Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son
Eminence.
-- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvй un charme extrкme
а votre conversation.
-- Oh ! Monseigneur !
-- Au revoir, Monsieur Bonacieux, au revoir. "
Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux rйpondit
en s'inclinant jusqu'а terre ; puis il sortit а reculons, et quand il fut
dans l'antichambre, le cardinal l'entendit qui, dans son enthousiasme,
criait а tue-tкte : " Vive Monseigneur ! vive Son Eminence ! vive le grand
cardinal ! " Le cardinal йcouta en souriant cette brillante manifestation
des sentiments enthousiastes de maоtre Bonacieux ; puis, quand les cris de
Bonacieux se furent perdus dans l'йloignement :
" Bien, dit-il, voici dйsormais un homme qui se fera tuer pour moi. "
Et le cardinal se mit а examiner avec la plus grande attention la carte
de La Rochelle qui, ainsi que nous l'avons dit, йtait йtendue sur son
bureau, traзant avec un crayon la ligne oщ devait passer la fameuse digue
qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la citй assiйgйe.
Comme il en йtait au plus profond de ses mйditations stratйgiques, la
porte se rouvrit, et Rochefort rentra.
" Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude
qui prouvait le degrй d'importance qu'il attachait а la commission dont il
avait chargй le comte.
-- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six а vingt-huit ans
et un homme de trente-cinq а quarante ans ont logй effectivement, l'un
quatre jours et l'autre cinq, dans les maisons indiquйes par Votre Eminence
: mais la femme est partie cette nuit, et l'homme ce matin.
-- C'йtaient eux ! s'йcria le cardinal, qui regardait а la pendule ; et
maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour faire courir aprиs : la
duchesse est а Tours, et le duc а Boulogne. C'est а Londres qu'il faut les
rejoindre.
-- Quels sont les ordres de Votre Eminence ?
-- Pas un mot de ce qui s'est passй ; que la reine reste dans une
sйcuritй parfaite ; qu'elle ignore que nous savons son secret ; qu'elle
croie que nous sommes а la recherche d'une conspiration quelconque. Envoyez-
moi le garde des sceaux Sйguier.
-- Et cet homme, qu'en a fait Votre Eminence ?
-- Quel homme ? demanda le cardinal.
-- Ce Bonacieux ?
-- J'en ai fait tout ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait l'espion
de sa femme. "
Le comte de Rochefort s'inclina en homme qui reconnaоt la grande
supйrioritй du maоtre, et se retira.
Restй seul, le cardinal s'assit de nouveau, йcrivit une lettre qu'il
cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L'officier entra pour la
quatriиme fois.
" Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprкter pour un
voyage. "
Un instant aprиs, l'homme qu'il avait demandй йtait debout devant lui,
tout bottй et tout йperonnй.
" Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous ne
vous arrкterez pas un instant en route. Vous remettrez cette lettre а
Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez chez mon trйsorier et
faites-vous payer. Il y en a autant а toucher si vous кtes ici de retour
dans six jours et si vous avez bien fait ma commission. "
Le messager, sans rйpondre un seul mot, s'inclina, prit la lettre, le
bon de deux cents pistoles, et sortit.
Voici ce que contenait la lettre :
" Milady,
Trouvez-vous au premier bal oщ se trouvera le duc de Buckingham. Il
aura а son pourpoint douze ferrets de diamants, approchez-vous de lui et
coupez-en deux.
Aussitфt que ces ferrets seront en votre possession, prйvenez-moi. "



    CHAPITRE XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE





Le lendemain du jour oщ ces йvйnements йtaient arrivйs, Athos n'ayant
point reparu, M. de Trйville avait йtй prйvenu par d'Artagnan et par Porthos
de sa disparition.
Quant а Aramis, il avait demandй un congй de cinq jours, et il йtait а
Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
M. de Trйville йtait le pиre de ses soldats. Le moindre et le plus
inconnu d'entre eux, dиs qu'il portait l'uniforme de la compagnie, йtait
aussi certain de son aide et de son appui qu'aurait pu l'кtre son frиre
lui-mкme.
Il se rendit donc а l'instant chez le lieutenant criminel. On fit venir
l'officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les renseignements
successifs apprirent qu'Athos йtait momentanйment logй au Fort-l'Evкque.
Athos avait passй par toutes les йpreuves que nous avons vu Bonacieux
subir.
Nous avons assistй а la scиne de confrontation entre les deux captifs.
Athos, qui n'avait rien dit jusque-lа de peur que d'Artagnan, inquiйtй а son
tour, n'eыt point le temps qu'il lui fallait, Athos dйclara, а partir de ce
moment, qu'il se nommait Athos et non d'Artagnan.
Il ajouta qu'il ne connaissait ni Monsieur, ni Madame Bonacieux, qu'il
n'avait jamais parlй ni а l'un, ni а l'autre ; qu'il йtait venu vers les dix
heures du soir pour faire visite а M. d'Artagnan, son ami, mais que jusqu'а
cette heure il йtait restй chez M. de Trйville, oщ il avait dоnй ; vingt
tйmoins, ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs
gentilshommes distinguйs, entre autres M. le duc de La Trйmouille.
Le second commissaire fut aussi йtourdi que le premier de la
dйclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel il aurait bien
voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment tant а gagner sur les
gens d'йpйe ; mais le nom de M. de Trйville et celui de M. le duc de La
Trйmouille mйritaient rйflexion.
Athos fut aussi envoyй au cardinal, mais malheureusement le cardinal
йtait au Louvre chez le roi.
C'йtait prйcisйment le moment oщ M. de Trйville, sortant de chez le
lieutenant criminel et de chez le gouverneur du Fort-l'Evкque, sans avoir pu
trouver Athos, arriva chez Sa Majestй.
Comme capitaine des mousquetaires, M. de Trйville avait а toute heure
ses entrйes chez le roi.
On sait quelles йtaient les prйventions du roi contre la reine,
prйventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en fait
d'intrigues, se dйfiait infiniment plus des femmes que des hommes. Une des
grandes causes surtout de cette prйvention йtait l'amitiй d'Anne d'Autriche
pour Mme de Chevreuse. Ces deux femmes l'inquiйtaient plus que les guerres
avec l'Espagne, les dйmкlйs avec l'Angleterre et l'embarras des finances. A
ses yeux et dans sa conviction, Mme de Chevreuse servait la reine non
seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce qui le tourmentait bien
plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que Mme de Chevreuse,
exilйe а Tours et qu'on croyait dans cette ville, йtait venue а Paris et,
pendant cinq jours qu'elle y йtait restйe, avait dйpistй la police, le roi
йtait entrй dans une furieuse colиre. Capricieux et infidиle, le roi voulait
кtre Louis le Juste et Louis le Chaste . La postйritй comprendra
difficilement ce caractиre, que l'histoire n'explique que par des faits et
jamais par des raisonnements.
Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement Mme de Chevreuse
йtait venue а Paris, mais encore que la reine avait renouй avec elle а
l'aide d'une de ces correspondances mystйrieuses qu'а cette йpoque on
nommait une cabale ; lorsqu'il affirma que lui, le cardinal, allait dйmкler
les fils les plus obscurs de cette intrigue, quand, au moment d'arrкter sur
le fait, en flagrant dйlit, nanti de toutes les preuves, l'йmissaire de la
reine prиs de l'exilйe, un mousquetaire avait osй interrompre violemment le
cours de la justice en tombant, l'йpйe а la main, sur d'honnкtes gens de loi
chargйs d'examiner avec impartialitй toute l'affaire pour la mettre sous les
yeux du roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l'appartement
de la reine avec cette pвle et muette indignation qui, lorsqu'elle йclatait,
conduisait ce prince jusqu'а la plus froide cruautй.
Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit un mot
du duc de Buckingham.
Ce fut alors que M. de Trйville entra, froid, poli et dans une tenue
irrйprochable.
Averti de ce qui venait de se passer par la prйsence du cardinal et par
l'altйration de la figure du roi, M. de Trйville se sentit fort comme Samson
devant les Philistins.
Louis XIII mettait dйjа la main sur le bouton de la porte ; au bruit
que fit M. de Trйville en entrant, il se retourna.
" Vous arrivez bien, Monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses passions
йtaient montйes а un certain point, ne savait pas dissimuler, et j'en
apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires.
-- Et moi, dit froidement M. de Trйville, j'en ai de belles а apprendre
а Votre Majestй sur ses gens de robe.
-- Plaоt-il ? dit le roi avec hauteur.
-- J'ai l'honneur d'apprendre а Votre Majestй, continua M. de Trйville
du mкme ton, qu'un parti de procureurs, de commissaires et de gens de
police, gens fort estimables mais fort acharnйs, а ce qu'il paraоt, contre
l'uniforme, s'est permis d'arrкter dans une maison, d'emmener en pleine rue
et de jeter au Fort-l'Evкque, tout cela sur un ordre que l'on a refusй de me
reprйsenter, un de mes mousquetaires, ou plutфt des vфtres, Sire, d'une
conduite irrйprochable, d'une rйputation presque illustre, et que Votre
Majestй connaоt favorablement, M. Athos.
-- Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais ce nom.
-- Que Votre Majestй se le rappelle, dit M. de Trйville ; M. Athos est
ce mousquetaire qui, dans le fвcheux duel que vous savez, a eu le malheur de
blesser griиvement M. de Cahusac. -- A propos, Monseigneur, continua
Trйville en s'adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout а fait rйtabli,
n'est-ce pas ?
-- Merci ! dit le cardinal en se pinзant les lиvres de colиre.
-- M. Athos йtait donc allй rendre visite а l'un de ses amis alors
absent, continua M. de Trйville, а un jeune Bйarnais, cadet aux gardes de Sa
Majestй, compagnie des Essarts ; mais а peine venait-il de s'installer chez
son ami et de prendre un livre en l'attendant, qu'une nuйe de recors et de
soldats mкlйs ensemble vint faire le siиge de la maison, enfonзa plusieurs
portes... "
Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : " C'est pour l'affaire
dont je vous ai parlй. "
" Nous savons tout cela, rйpliqua le roi, car tout cela s'est fait pour
notre service.
-- Alors, dit Trйville, c'est aussi pour le service de Votre Majestй
qu'on a saisi un de mes mousquetaires innocent, qu'on l'a placй entre deux
gardes comme un malfaiteur, et qu'on a promenй au milieu d'une populace
insolente ce galant homme, qui a versй dix fois son sang pour le service de
Votre Majestй et qui est prкt а le rйpandre encore.
-- Bah ! dit le roi йbranlй, les choses se sont passйes ainsi ?
-- M. de Trйville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus grand
flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant homme venait, une heure
auparavant, de frapper а coups d'йpйe quatre commissaires instructeurs
dйlйguйs par moi afin d'instruire une affaire de la plus haute importance.
-- Je dйfie Votre Eminence de le prouver, s'йcria M. de Trйville avec
sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute militaire, car, une heure
auparavant, M. Athos, qui, je le confierai а Votre Majestй, est un homme de
la plus haute qualitй, me faisait l'honneur, aprиs avoir dоnй chez moi, de
causer dans le salon de mon hфtel avec M. le duc de La Trйmouille et M. le
comte de Chвlus, qui s'y trouvaient. "
Le roi regarda le cardinal.
" Un procиs-verbal fait foi, dit le cardinal rйpondant tout haut а
l'interrogation muette de Sa Majestй, et les gens maltraitйs ont dressй le
suivant, que j'ai l'honneur de prйsenter а Votre Majestй.
-- Procиs-verbal de gens de robe vaut-il la parole d'honneur, rйpondit
fiиrement Trйville, d'homme d'йpйe ?
-- Allons, allons, Trйville, taisez-vous, dit le roi.
-- Si Son Eminence a quelque soupзon contre un de mes mousquetaires,
dit Trйville, la justice de M. le cardinal est assez connue pour que je
demande moi-mкme une enquкte.
-- Dans la maison oщ cette descente de justice a йtй faite, continua le
cardinal impassible, loge, je crois, un Bйarnais ami du mousquetaire.
-- Votre Eminence veut parler de M. d'Artagnan ?
-- Je veux parler d'un jeune homme que vous protйgez, Monsieur de
Trйville.
-- Oui, Votre Eminence, c'est cela mкme.
-- Ne soupзonnez-vous pas ce jeune homme d'avoir donnй de mauvais
conseils...
-- A M. Athos, а un homme qui a le double de son вge ? interrompit M.
de Trйville ; non, Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a passй la soirйe
chez moi.
-- Ah за, dit le cardinal, tout le monde a donc passй la soirйe chez
vous ?
-- Son Eminence douterait-elle de ma parole ? dit Trйville, le rouge de
la colиre au front.
-- Non, Dieu m'en garde ! dit le cardinal ; mais, seulement, а quelle
heure йtait-il chez vous ?
-- Oh ! cela je puis le dire sciemment а Votre Eminence, car, comme il
entrait, je remarquai qu'il йtait neuf heures et demie а la pendule, quoique
j'eusse cru qu'il йtait plus tard.
-- Et а quelle heure est-il sorti de votre hфtel ?
-- A dix heures et demie : une heure aprиs l'йvйnement.
-- Mais, enfin, rйpondit le cardinal, qui ne soupзonnait pas un instant
la loyautй de Trйville, et qui sentait que la victoire lui йchappait, mais,
enfin, Athos a йtй pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs.
-- Est-il dйfendu а un ami de visiter un ami ? а un mousquetaire de ma
compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M. des Essarts ?
-- Oui, quand la maison oщ il fraternise avec cet ami est suspecte.
-- C'est que cette maison est suspecte, Trйville, dit le roi ;
peut-кtre ne le saviez-vous pas ?
-- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut кtre suspecte
partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite M. d'Artagnan
; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois ce qu'il a dit, il
n'existe pas un plus dйvouй serviteur de Sa Majestй, un admirateur plus
profond de M. le cardinal.
-- N'est-ce pas ce d'Artagnan qui a blessй un jour Jussac dans cette
malheureuse rencontre qui a eu lieu prиs du couvent des Carmes- Dйchaussйs ?
demanda le roi en regardant le cardinal, qui rougit de dйpit.
-- Et le lendemain, Bernajoux. Oui, Sire, oui, c'est bien cela, et
Votre Majestй a bonne mйmoire.
-- Allons, que rйsolvons-nous ? dit le roi.
-- Cela regarde Votre Majestй plus que moi, dit le cardinal.
J'affirmerais la culpabilitй.
-- Et moi je la nie, dit Trйville. Mais Sa Majestй a des juges, et ses
juges dйcideront.
-- C'est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges : c'est
leur affaire de juger, et ils jugeront.
-- Seulement, reprit Trйville, il est bien triste qu'en ce temps
malheureux oщ nous sommes, la vie la plus pure, la vertu la plus
incontestable n'exemptent pas un homme de l'infamie et de la persйcution.
Aussi l'armйe sera-t-elle peu contente, je puis en rйpondre, d'кtre en butte
а des traitements rigoureux а propos d'affaires de police. "
Le mot йtait imprudent ; mais M. de Trйville l'avait lancй avec
connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce qu'en cela la mine
fait du feu, et que le feu йclaire.
" Affaires de police ! s'йcria le roi, relevant les paroles de M. de
Trйville : affaires de police ! et qu'en savez-vous, Monsieur ? Mкlez- vous
de vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tкte. Il semble, а vous
entendre, que, si par malheur on arrкte un mousquetaire, la France est en
danger. Eh ! que de bruit pour un mousquetaire ! j'en ferai arrкter dix,
ventrebleu ! cent, mкme ; toute la compagnie ! et je ne veux pas que l'on
souffle mot.
-- Du moment oщ ils sont suspects а Votre Majestй, dit Trйville, les
mousquetaires sont coupables ; aussi, me voyez-vous, Sire, prкt а vous
rendre mon йpйe ; car aprиs avoir accusй mes soldats, M. le cardinal, je
n'en doute pas, finira par m'accuser moi-mкme ; ainsi mieux vaut que je me
constitue prisonnier avec M. Athos, qui est arrкtй dйjа, et M. d'Artagnan,
qu'on va arrкter sans doute.
-- Tкte gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.
-- Sire, rйpondit Trйville sans baisser le moindrement la voix,
ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il soit jugй.
-- On le jugera, dit le cardinal.
-- Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je demanderai а Sa Majestй
la permission de plaider pour lui. "
Le roi craignit un йclat.
" Si Son Eminence, dit-il, n'avait pas personnellement des motifs... "
Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui :
" Pardon, dit-il, mais du moment oщ Votre Majestй voit en moi un juge
prйvenu, je me retire.
-- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon pиre, que M. Athos йtait
chez vous pendant l'йvйnement, et qu'il n'y a point pris part ?
-- Par votre glorieux pиre et par vous-mкme, qui кtes ce que j'aime et
ce que je vйnиre le plus au monde, je le jure !
-- Veuillez rйflйchir, Sire, dit le cardinal. Si nous relвchons ainsi
le prisonnier, on ne pourra plus connaоtre la vйritй.
-- M. Athos sera toujours lа, reprit M. de Trйville, prкt а rйpondre
quand il plaira aux gens de robe de l'interroger. Il ne dйsertera pas,
Monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je rйponds de lui, moi.
-- Au fait, il ne dйsertera pas, dit le roi ; on le retrouvera
toujours, comme dit M. de Trйville. D'ailleurs, ajouta-t-il en baissant la
voix et en regardant d'un air suppliant Son Eminence, donnons-leur de la
sйcuritй : cela est politique. "
Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
" Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de grвce.
-- Le droit de grвce ne s'applique qu'aux coupables, dit Trйville, qui
voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire est innocent. Ce n'est
donc pas grвce que vous allez faire, Sire, c'est justice.
-- Et il est au Fort-l'Evкque ? dit le roi.
-- Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier des
criminels.
-- Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ?
-- Signer l'ordre de mise en libertй, et tout sera dit, reprit le
cardinal ; je crois, comme Votre Majestй, que la garantie de M. de Trйville
est plus que suffisante. "
Trйville s'inclina respectueusement avec une joie qui n'йtait pas sans
mйlange de crainte ; il eыt prйfйrй une rйsistance opiniвtre du cardinal а
cette soudaine facilitй.
Le roi signa l'ordre d'йlargissement, et Trйville l'emporta sans
retard.
Au moment oщ il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire amical,
et dit au roi :
" Une bonne harmonie rиgne entre les chefs et les soldats, dans vos
mousquetaires, Sire ; voilа qui est bien profitable au service et bien
honorable pour tous. "
" Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait Trйville ;
on n'a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais hвtons-nous, car le
roi peut changer d'avis tout а l'heure ; et au bout du compte, il est plus
difficile de remettre а la Bastille ou au Fort-l'Evкque un homme qui en est
sorti, que d'y garder un prisonnier qu'on y tient. "
M. de Trйville fit triomphalement son entrйe au Fort-l'Evкque, oщ il
dйlivra le mousquetaire, que sa paisible indiffйrence n'avait pas abandonnй.
Puis, la premiиre fois qu'il revit d'Artagnan :
" Vous l'йchappez belle, lui dit-il ; voilа votre coup d'йpйe а Jussac
payй. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne faudrait pas trop
vous y fier. "
Au reste, M. de Trйville avait raison de se dйfier du cardinal et de
penser que tout n'йtait pas fini, car а peine le capitaine des mousquetaires
eut-il fermй la porte derriиre lui, que Son Eminence dit au roi :
" Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nous allons causer
sйrieusement, s'il plaоt а Votre Majestй. Sire, M. de Buckingham йtait а
Paris depuis cinq jours et n'en est parti que ce matin. "



    CHAPITRE XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS