du mousquetaire, il paraоt qu'il y a du nouveau ici.
-- Aramis, dit Athos, vous avez йtй dйjeuner avant-hier а l'auberge du
Parpaillot, je crois ?
-- Oui.
-- Comment est-on lа ?
-- Mais, j'y ai fort mal mangй pour mon compte, avant-hier йtait un
jour maigre, et ils n'avaient que du gras.
-- Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de poisson ?
-- Ils disent, reprit Aramis en se remettant а sa pieuse lecture, que
la digue que fait bвtir M. le cardinal le chasse en pleine mer.
-- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis, reprit Athos
; je vous demandais si vous aviez йtй bien libre, et si personne ne vous
avait dйrangй ?
-- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns ; oui, au
fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous serons assez bien au
Parpaillot.
-- Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles sont
comme des feuilles de papier. "
D'Artagnan, qui йtait habituй aux maniиres de faire de son ami, et qui
reconnaissait tout de suite а une parole, а un geste, а un signe de lui, que
les circonstances йtaient graves, prit le bras d'Athos et sortit avec lui
sans rien dire ; Porthos suivit en devisant avec Aramis.
En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe de suivre ;
Grimaud, selon son habitude, obйit en silence ; le pauvre garзon avait а peu
prиs fini par dйsapprendre de parler.
On arriva а la buvette du Parpaillot : il йtait sept heures du matin,
le jour commenзait а paraоtre ; les trois amis commandиrent а dйjeuner, et
entrиrent dans une salle oщ, au dire de l'hфte, ils ne devaient pas кtre
dйrangйs.
Malheureusement l'heure йtait mal choisie pour un conciliabule ; on
venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil de la nuit, et, pour
chasser l'air humide du matin, venait boire la goutte а la buvette :
dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-lйgers se succйdaient avec
une rapiditй qui devait trиs bien faire les affaires de l'hфte, mais qui
remplissait fort mal les vues des quatre amis. Aussi rйpondaient-ils d'une
maniиre fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de leurs
compagnons.
" Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et
nous n'avons pas besoin de cela en ce moment. D'Artagnan, racontez- nous
votre nuit ; nous vous raconterons la nфtre aprиs.
-- En effet, dit un chevau-lйger qui se dandinait en tenant а la main
un verre d'eau-de-vie qu'il dйgustait lentement ; en effet, vous йtiez de
tranchйe cette nuit, Messieurs les gardes, et il me semble que vous avez eu
maille а partir avec les Rochelois ? "
D'Artagnan regarda Athos pour savoir s'il devait rйpondre а cet intrus
qui se mкlait а la conversation.
" Eh bien, dit Athos, n'entends-tu pas M. de Busigny qui te fait
l'honneur de t'adresser la parole ? Raconte ce qui s'est passй cette nuit,
puisque ces Messieurs dйsirent le savoir.
-- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse qui buvait du
rhum dans un verre а biиre.
-- Oui, Monsieur, rйpondit d'Artagnan en s'inclinant, nous avons eu cet
honneur, nous avons mкme, comme vous avez pu l'entendre, introduit sous un
des angles un baril de poudre qui, en йclatant, a fait une fort jolie brиche
; sans compter que, comme le bastion n'йtait pas d'hier, tout le reste de la
bвtisse s'en est trouvй fort йbranlй.
-- Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait enfilйe а son
sabre une oie qu'il apportait pour qu'on la fоt cuire.
-- Le bastion Saint-Gervais, rйpondit d'Artagnan, derriиre lequel les
Rochelois inquiйtaient nos travailleurs.
-- Et l'affaire a йtй chaude ?
-- Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois huit ou
dix.
-- Balzampleu ! fit le Suisse, qui, malgrй l'admirable collection de
jurons que possиde la langue allemande, avait pris l'habitude de jurer en
franзais.
-- Mais il est probable, dit le chevau-lйger, qu'ils vont, ce matin,
envoyer des pionniers pour remettre le bastion en йtat.
-- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan.
-- Messieurs, dit Athos, un pari !
-- Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.
-- Lequel ? demanda le chevau-lйger.
-- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les
deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la cheminйe, j'en suis.
Hфtelier de malheur ! une lиchefrite tout de suite, que je ne perde pas une
goutte de la graisse de cette estimable volaille.
-- Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t'oie, il est trиs ponne
avec des gonfitures.
-- Lа ! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari ! Nous йcoutons,
Monsieur Athos !
-- Oui, le pari ! dit le chevau-lйger.
-- Eh bien, Monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes
trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d'Artagnan et moi, nous allons
dйjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que nous y tenons une heure,
montre а la main, quelque chose que l'ennemi fasse pour nous dйloger. "
Porthos et Aramis se regardиrent, ils commenзaient а comprendre.
" Mais, dit d'Artagnan en se penchant а l'oreille d'Athos, tu vas nous
faire tuer sans misйricorde.
-- Nous sommes bien plus tuйs, rйpondit Athos, si nous n'y allons pas.
-- Ah ! ma foi ! Messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa chaise
et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espиre.
-- Aussi je l'accepte, dit M. de Busigny ; maintenant il s'agit de
fixer l'enjeu.
-- Mais vous кtes quatre, Messieurs, dit Athos, nous sommes quatre ; un
dоner а discrйtion pour huit, cela vous va-t-il ?
-- A merveille, reprit M. de Busigny.
-- Parfaitement, dit le dragon.
-- Ca me fa " , dit le Suisse.
Le quatriиme auditeur, qui, dans toute cette conversation, avait jouй
un rфle muet, fit un signe de la tкte en signe qu'il acquiesзait а la
proposition.
" Le dйjeuner de ces Messieurs est prкt, dit l'hфte.
-- Eh bien, apportez-le " , dit Athos.
L'hфte obйit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand panier qui
gisait dans un coin et fit le geste d'envelopper dans les serviettes les
viandes apportйes.
Grimaud comprit а l'instant mкme qu'il s'agissait d'un dйjeuner sur
l'herbe, prit le panier, empaqueta les viandes, y joignit les bouteilles et
prit le panier а son bras.
" Mais oщ allez-vous manger mon dйjeuner ? dit l'hфte.
-- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie ? "
Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.
" Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l'hфte.
-- Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne et la
diffйrence sera pour les serviettes. "
L'hфte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait cru
d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux bouteilles
de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de Champagne.
" Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien rйgler votre montre
sur la mienne, ou me permettre de rйgler la mienne sur la vфtre ?
-- A merveille, Monsieur ! dit le chevau-lйger en tirant de son gousset
une fort belle montre entourйe de diamants ; sept heures et demie, dit- il.
-- Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos ; nous saurons que
j'avance de cinq minutes sur vous, Monsieur. "
Et, saluant les assistants йbahis, les quatre jeunes gens prirent le
chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud, qui portait le panier,
ignorant oщ il allait, mais, dans l'obйissance passive dont il avait pris
l'habitude avec Athos, ne songeait pas mкme а le demander.
Tant qu'ils furent dans l'enceinte du camp, les quatre amis
n'йchangиrent pas une parole ; d'ailleurs ils йtaient suivis par les
curieux, qui, connaissant le pari engagй, voulaient savoir comment ils s'en
tireraient.
Mais une fois qu'ils eurent franchi la ligne de circonvallation et
qu'ils se trouvиrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait complиtement ce
dont il s'agissait, crut qu'il йtait temps de demander une explication.
" Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l'amitiй de
m'apprendre oщ nous allons ?
-- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.
-- Mais qu'y allons-nous faire ?
-- Vous le savez bien, nous y allons dйjeuner.
-- Mais pourquoi n'avons-nous pas dйjeunй au Parpaillot ?
-- Parce que nous avons des choses fort importantes а nous dire, et
qu'il йtait impossible de causer cinq minutes dans cette auberge avec tous
ces importuns qui vont, qui viennent, qui saluent, qui accostent ; ici, du
moins, continua Athos en montrant le bastion, on ne viendra pas nous
dйranger.
-- Il me semble, dit d'Artagnan avec cette prudence qui s'alliait si
bien et si naturellement chez lui а une excessive bravoure, il me semble que
nous aurions pu trouver quelque endroit йcartй dans les dunes, au bord de la
mer.
-- Oщ l'on nous aurait vus confйrer tous les quatre ensemble, de sorte
qu'au bout d'un quart d'heure le cardinal eыt йtй prйvenu par ses espions
que nous tenions conseil.
-- Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in desertis .
-- Un dйsert n'aurait pas йtй mal, dit Porthos, mais il s'agissait de
le trouver.
-- Il n'y a pas de dйsert oщ un oiseau ne puisse passer au-dessus de la
tкte, oщ un poisson ne puisse sauter au-dessus de l'eau, oщ un lapin ne
puisse partir de son gоte, et je crois qu'oiseau, poisson, lapin, tout s'est
fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant
laquelle d'ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte ; nous avons
fait un pari, un pari qui ne pouvait кtre prйvu, et dont je dйfie qui que ce
soit de deviner la vйritable cause : nous allons, pour le gagner, tenir une
heure dans le bastion. Ou nous serons attaquйs, ou nous ne le serons pas. Si
nous ne le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne ne
nous entendra, car je rйponds que les murs de ce bastion n'ont pas
d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de mкme,
et de plus, tout en nous dйfendant, nous nous couvrons de gloire. Vous voyez
bien que tout est bйnйfice.
-- Oui, dit d'Artagnan, mais nous attraperons indubitablement une
balle.
-- Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles les plus а
craindre ne sont pas celles de l'ennemi.
-- Mais il me semble que pour une pareille expйdition, nous aurions dы
au moins emporter nos mousquets.
-- Vous кtes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger d'un fardeau
inutile ?
-- Je ne trouve pas inutile en face de l'ennemi un bon mousquet de
calibre, douze cartouches et une poire а poudre.
-- Oh ! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit d'Artagnan
?
-- Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos.
-- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu huit
ou dix Franзais de tuйs et autant de Rochelois.
-- Aprиs ?
-- On n'a pas eu le temps de les dйpouiller, n'est-ce pas ? attendu
qu'on avait autre chose pour le moment de plus pressй а faire.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires а poudre
et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetons et de douze balles,
nous allons avoir une quinzaine de fusils et une centaine de coups а tirer.
-- O Athos ! dit Aramis, tu es vйritablement un grand homme ! "
Porthos inclina la tкte en signe d'adhйsion.
D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme ; car, voyant
que l'on continuait de marcher vers le bastion, chose dont il avait doutй
jusqu'alors, il tira son maоtre par le pan de son habit.
" Oщ allons-nous ? " demanda-t-il par geste.
Athos lui montra le bastion.
" Mais, dit toujours dans le mкme dialecte le silencieux Grimaud, nous
y laisserons notre peau. "
Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
Grimaud posa son panier а terre et s'assit en secouant la tкte.
Athos prit а sa ceinture un pistolet, regarda s'il йtait bien amorcй,
l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud.
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.
Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant.
Grimaud obйit.
Tout ce qu'avait gagnй le pauvre garзon а cette pantomime d'un instant,
c'est qu'il йtait passй de l'arriиre-garde а l'avant-garde.
Arrivйs au bastion, les quatre amis se retournиrent.
Plus de trois cents soldats de toutes armes йtaient assemblйs а la
porte du camp, et dans un groupe sйparй on pouvait distinguer M. de Busigny,
le dragon, le Suisse et le quatriиme parieur.
Athos фta son chapeau, le mit au bout de son йpйe et l'agita en l'air.
Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette
politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'а eux.
Aprиs quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, oщ les avait
dйjа prйcйdйs Grimaud.


    CHAPITRE XLVII. LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES



Comme l'avait prйvu Athos, le bastion n'йtait occupй que par une
douzaine de morts tant Franзais que Rochelois.
" Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de l'expйdition,
tandis que Grimaud va mettre la table, commenзons par recueillir les fusils
et les cartouches ; nous pouvons d'ailleurs causer tout en accomplissant
cette besogne. Ces Messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous
йcoutent pas.
-- Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossй, dit Porthos,
aprиs toutefois nous кtre assurйs qu'ils n'ont rien dans leurs poches.
-- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud.
-- Ah ! bien alors, dit d'Artagnan, que Grimaud les fouille et les
jette par-dessus les murailles.
-- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.
-- Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos. Ah за ! vous devenez
fou, cher ami.
-- Ne jugez pas tйmйrairement, disent l'Evangile et M. le cardinal,
rйpondit Athos ; combien de fusils, Messieurs ?
-- Douze, rйpondit Aramis.
-- Combien de coups а tirer ?
-- Une centaine.
-- C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes. "
Les quatre mousquetaires se mirent а la besogne. Comme ils achevaient
de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le dйjeuner йtait servi.
Athos rйpondit, toujours par geste, que c'йtait bien, et indiqua а
Grimaud une espиce de poivriиre oщ celui-ci comprit qu'il se devait tenir en
sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de la faction, Athos lui permit
d'emporter un pain, deux cфtelettes et une bouteille de vin.
" Et maintenant, а table " , dit Athos.
Les quatre amis s'assirent а terre, les jambes croisйes, comme les
Turcs ou comme les tailleurs.
" Ah ! maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la crainte d'кtre
entendu, j'espиre que tu vas nous faire part de ton secret, Athos.
-- J'espиre que je vous procure а la fois de l'agrйment et de la
gloire, Messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade charmante
; voici un dйjeuner des plus succulents, et cinq cents personnes lа-bas,
comme vous pouvez les voir а travers les meurtriиres, qui nous prennent pour
des fous ou pour des hйros, deux classes d'imbйciles qui se ressemblent
assez.
-- Mais ce secret ? demanda d'Artagnan.
-- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir. "
D'Artagnan portait son verre а ses lиvres ; mais а ce nom de Milady, la
main lui trembla si fort, qu'il le posa а terre pour ne pas en rйpandre le
contenu.
" Tu as vu ta fem...
-- Chut donc ! interrompit Athos : vous oubliez, mon cher, que ces
Messieurs ne sont pas initiйs comme vous dans le secret de mes affaires de
mйnage ; j'ai vu Milady.
-- Et oщ cela ? demanda d'Artagnan.
-- A deux lieues d'ici а peu prиs, а l'auberge du Colombier-Rouge.
-- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan.
-- Non, pas tout а fait encore, reprit Athos ; car, а cette heure, elle
doit avoir quittй les cфtes de France. "
D'Artagnan respira.
" Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu'est-ce donc que cette
Milady ?
-- Une femme charmante, dit Athos en dйgustant un verre de vin
mousseux. Canaille d'hфtelier ! s'йcria-t-il, qui nous donne du vin d'Anjou
pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous y laisserons prendre !
Oui, continua-t-il, une femme charmante qui a eu des bontйs pour notre ami
d'Artagnan, qui lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayй de
se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer а coups de mousquet, il y
a huit jours en essayant de l'empoisonner, et hier en demandant sa tкte au
cardinal.
-- Comment ! en demandant ma tкte au cardinal ? s'йcria d'Artagnan,
pвle de terreur.
-- Ca, dit Porthos, c'est vrai comme l'Evangile ; je l'ai entendu de
mes deux oreilles.
-- Moi aussi, dit Aramis.
-- Alors, dit d'Artagnan en laissant tomber son bras avec
dйcouragement, il est inutile de lutter plus longtemps ; autant que je me
brыle la cervelle et que tout soit fini !
-- C'est la derniиre sottise qu'il faut faire, dit Athos, attendu que
c'est la seule а laquelle il n'y ait pas de remиde.
-- Mais je n'en rйchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des ennemis
pareils. D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite de Wardes, а qui j'ai donnй
trois coups d'йpйe ; puis Milady, dont j'ai surpris le secret ; enfin, le
cardinal, dont j'ai fait йchouer la vengeance.
-- Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous sommes
quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les signes que nous fait
Grimaud, nous allons avoir affaire а un bien plus grand nombre de gens. Qu'y
a-t-il, Grimaud ? Considйrant la gravitй de la circonstance, je vous permets
de parler, mon ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ?
-- Une troupe.
-- De combien de personnes ?
-- De vingt hommes.
-- Quels hommes ?
-- Seize pionniers, quatre soldats.
-- A combien de pas sont-ils ?
-- A cinq cents pas.
-- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de boire
un verre de vin а ta santй, d'Artagnan !
-- A ta santй ! rйpйtиrent Porthos et Aramis.
-- Eh bien donc, а ma santй ! quoique je ne croie pas que vos souhaits
me servent а grand-chose.
-- Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs de
Mahomet, et l'avenir est dans ses mains. "
Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa prиs de lui, Athos se
leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et s'approcha d'une
meurtriиre.
Porthos, Aramis et d'Artagnan en firent autant. Quant а Grimaud, il
reзut l'ordre de se placer derriиre les quatre amis afin de recharger les
armes.
Au bout d'un instant on vit paraоtre la troupe ; elle suivait une
espиce de boyau de tranchйe qui йtablissait une communication entre le
bastion et la ville.
" Pardieu ! dit Athos, c'est bien la peine de nous dйranger pour une
vingtaine de drфles armйs de pioches, de hoyaux et de pelles ! Grimaud
n'aurait eu qu'а leur faire signe de s'en aller, et je suis convaincu qu'ils
nous eussent laissйs tranquilles.
-- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils avancent fort rйsolument de
ce cфtй. D'ailleurs, il y a avec les travailleurs quatre soldats et un
brigadier armйs de mousquets.
-- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.
-- Ma foi ! dit Aramis, j'avoue que j'ai rйpugnance а tirer sur ces
pauvres diables de bourgeois.
-- Mauvais prкtre, rйpondit Porthos, qui a pitiй des hйrйtiques !
-- En vйritй, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prйvenir.
-- Que diable faites-vous donc ? s'йcria d'Artagnan, vous allez vous
faire fusiller, mon cher. "
Mais Athos ne tint aucun compte de l'avis, et, montant sur la brиche,
son fusil d'une main et son chapeau de l'autre :
" Messieurs, dit-il en s'adressant aux soldats et aux travailleurs,
qui, йtonnйs de son apparition, s'arrкtaient а cinquante pas environ du
bastion, et en les saluant courtoisement, Messieurs, nous sommes, quelques
amis et moi, en train de dйjeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien
n'est dйsagrйable comme d'кtre dйrangй quand on dйjeune ; nous vous prions
donc, si vous avez absolument affaire ici, d'attendre que nous ayons fini
notre repas, ou de repasser plus tard, а moins qu'il ne vous prenne la
salutaire envie de quitter le parti de la rйbellion et de venir boire avec
nous а la santй du roi de France.
-- Prends garde, Athos ! s'йcria d'Artagnan ; ne vois-tu pas qu'ils te
mettent en joue ?
-- Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois qui tirent
fort mal, et qui n'ont garde de me toucher. "
En effet, au mкme instant quatre coups de fusil partirent, et les
balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le touchвt.
Quatre coups de fusil leur rйpondirent presque en mкme temps, mais ils
йtaient mieux dirigйs que ceux des agresseurs, trois soldats tombиrent tuйs
raide, et un des travailleurs fut blessй.
" Grimaud, un autre mousquet ! " dit Athos toujours sur la brиche.
Grimaud obйit aussitфt. De leur cфtй, les trois amis avaient chargй
leurs armes ; une seconde dйcharge suivit la premiиre : le brigadier et deux
pionniers tombиrent morts, le reste de la troupe prit la fuite.
" Allons, Messieurs, une sortie " , dit Athos.
Et les quatre amis, s'йlanзant hors du fort, parvinrent jusqu'au champ
de bataille, ramassиrent les quatre mousquets des soldats et la demi- pique
du brigadier ; et, convaincus que les fuyards ne s'arrкteraient qu'а la
ville, reprirent le chemin du bastion, rapportant les trophйes de leur
victoire.
" Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, Messieurs,
reprenons notre dйjeuner et continuons notre conversation. Oщ en йtions-nous
?
-- Je me le rappelle, dit d'Artagnan, qui se prйoccupait fort de
l'itinйraire que devait suivre Milady.
-- Elle va en Angleterre, rйpondit Athos.
-- Et dans quel but ?
-- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham. "
D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation.
" Mais c'est infвme ! s'йcria-t-il.
-- Oh ! quant а cela, dit Athos, je vous prie de croire que je m'en
inquiиte fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud, continua Athos,
prenez la demi-pique de notre brigadier, attachez-y une serviette et
plantez-la au haut de notre bastion, afin que ces rebelles de Rochelois
voient qu'ils ont affaire а de braves et loyaux soldats du roi. "
Grimaud obйit sans rйpondre. Un instant aprиs le drapeau blanc flottait
au-dessus de la tкte des quatre amis ; un tonnerre d'applaudissements salua
son apparition ; la moitiй du camp йtait aux barriиres.
" Comment ! reprit d'Artagnan, tu t'inquiиtes fort peu qu'elle tue ou
qu'elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre ami.
-- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu'elle fasse du duc
ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide. "
Et Athos envoya а quinze pas de lui une bouteille qu'il tenait, et dont
il venait de transvaser jusqu'а la derniиre goutte dans son verre.
" Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas Buckingham ainsi ; il
nous avait donnй de fort beaux chevaux.
-- Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, а ce moment
mкme, portait а son manteau le galon de la sienne.
-- Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort du
pйcheur.
-- Amen , dit Athos, et nous reviendrons lа-dessus plus tard, si tel
est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment, me prйoccupait le plus, et
je suis sыr que tu me comprendras, d'Artagnan, c'йtait de reprendre а cette
femme une espиce de blanc-seing qu'elle avait extorquй au cardinal, et а
l'aide duquel elle devait impunйment se dйbarrasser de toi et peut-кtre de
nous.
-- Mais c'est donc un dйmon que cette crйature ? dit Porthos en tendant
son assiette а Aramis, qui dйcoupait une volaille.
-- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il restй entre
ses mains ?
-- Non, il est passй dans les miennes ; je ne dirai pas que ce fut sans
peine, par exemple, car je mentirais.
-- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je ne compte plus les fois que je
vous dois la vie.
-- Alors c'йtait donc pour venir prиs d'elle que vous nous avez quittйs
? demanda Aramis.
-- Justement.
-- Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan. -- La voici " ,
dit Athos.
Et il tira le prйcieux papier de la poche de sa casaque.
D'Artagnan le dйplia d'une main dont il n'essayait pas mкme de
dissimuler le tremblement et lut :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du
prйsent a fait ce qu'il a fait. "
" 5 dйcembre 1627 "
" RICHELIEU. "
" En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les rиgles.
-- Il faut dйchirer ce papier, s'йcria d'Artagnan, qui semblait lire sa
sentence de mort.
-- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver prйcieusement, et
je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait de piиces d'or.
-- Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeune homme.
-- Mais, dit nйgligemment Athos, elle va probablement йcrire au
cardinal qu'un damnй mousquetaire, nommй Athos, lui a arrachй son
sauf-conduit ; elle lui donnera dans la mкme lettre le conseil de se
dйbarrasser, en mкme temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ;
le cardinal se rappellera que ce sont les mкmes hommes qu'il rencontre
toujours sur son chemin ; alors, un beau matin, il fera arrкter d'Artagnan,
et, pour qu'il ne s'ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir
compagnie а la Bastille.
-- Ah за, mais ! dit Porthos, il me semble que vous faites lа de
tristes plaisanteries, mon cher.
-- Je ne plaisante pas, rйpondit Athos.
-- Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou а cette damnйe Milady
serait un pйchй moins grand que de le tordre а ces pauvres diables de
huguenots, qui n'ont jamais commis d'autres crimes que de chanter en
franзais des psaumes que nous chantons en latin ?
-- Qu'en dit l'abbй ? demanda tranquillement Athos.
-- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, rйpondit Aramis.
-- Et moi donc ! fit d'Artagnan.
-- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos ; car j'avoue qu'elle
me gкnerait fort ici.
-- Elle me gкne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit Athos.
-- Elle me gкne partout, continua d'Artagnan.
-- Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous noyйe,
йtranglйe, pendue ? Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.
-- Vous croyez cela, Porthos ? rйpondit le mousquetaire avec un sombre
sourire que d'Artagnan comprit seul.
-- J'ai une idйe, dit d'Artagnan.
-- Voyons, dirent les mousquetaires.
-- Aux armes ! " cria Grimaud.
Les jeunes gens se levиrent vivement et coururent aux fusils.
Cette fois, une petite troupe s'avanзait composйe de vingt ou vingt-
cinq hommes ; mais ce n'йtaient plus des travailleurs, c'йtaient des soldats
de la garnison.
" Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble que la partie
n'est pas йgale.
-- Impossible pour trois raisons, rйpondit Athos : la premiиre, c'est
que nous n'avons pas fini de dйjeuner ; la seconde, c'est que nous avons
encore des choses d'importance а dire ; la troisiиme, c'est qu'il s'en
manque encore de dix minutes que l'heure ne soit йcoulйe.
-- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrкter un plan de bataille.
-- Il est bien simple, rйpondit Athos : aussitфt que l'ennemi est а
portйe de mousquet, nous faisons feu ; s'il continue d'avancer, nous faisons
feu encore, nous faisons feu tant que nous avons des fusils chargйs ; si ce
qui reste de la troupe veut encore monter а l'assaut, nous laissons les
assiйgeants descendre jusque dans le fossй, et alors nous leur poussons sur
la tкte ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'йquilibre.
-- Bravo ! s'йcria Porthos ; dйcidйment, Athos, vous йtiez nй pour кtre
gйnйral, et le cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu
de chose auprиs de vous.
-- Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie ; visez
bien chacun votre homme.
-- Je tiens le mien, dit d'Artagnan.
-- Et moi le mien, dit Porthos.
-- Et moi idem, dit Aramis.
-- Alors feu ! " dit Athos.
Les quatre coups de fusil ne firent qu'une dйtonation, et quatre hommes
tombиrent.
Aussitфt le tambour battit, et la petite troupe s'avanзa au pas de
charge.
Alors les coups de fusil se succйdиrent sans rйgularitй, mais toujours
envoyйs avec la mкme justesse. Cependant, comme s'ils eussent connu la
faiblesse numйrique des amis, les Rochelois continuaient d'avancer au pas de
course.
Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombиrent ; mais cependant
la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait pas.
Arrivйs au bas du bastion, les ennemis йtaient encore douze ou quinze ;
une derniиre dйcharge les accueillit, mais ne les arrкta point : ils
sautиrent dans le fossй et s'apprкtиrent а escalader la brиche.
" Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup : а la muraille !
а la muraille ! "
Et les quatre amis, secondйs par Grimaud, se mirent а pousser avec le
canon de leurs fusils un йnorme pan de mur, qui s'inclina comme si le vent
le poussait, et, se dйtachant de sa base, tomba avec un bruit horrible dans
le fossй : puis on entendit un grand cri, un nuage de poussiиre monta vers
le ciel, et tout fut dit.
" Les aurions-nous йcrasйs depuis le premier jusqu'au dernier ? demanda
Athos.
-- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan.
-- Non, dit Porthos, en voilа deux ou trois qui se sauvent tout
йclopйs. "
En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts de boue et de
sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la ville : c'йtait tout
ce qui restait de la petite troupe.
Athos regarda а sa montre.
" Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici, et
maintenant le pari est gagnй, mais il faut кtre beaux joueurs : d'ailleurs
d'Artagnan ne nous a pas dit son idйe. "
Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir devant
les restes du dйjeuner.
" Mon idйe ? dit d'Artagnan.
-- Oui, vous disiez que vous aviez une idйe, rйpliqua Athos.
-- Ah ! j'y suis, reprit d'Artagnan : je passe en Angleterre une
seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham et je l'avertis du complot
tramй contre sa vie.
-- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos.
-- Et pourquoi cela ? ne l'ai-je pas fait dйjа ?
-- Oui, mais а cette йpoque nous n'йtions pas en guerre ; а cette
йpoque, M. de Buckingham йtait un alliй et non un ennemi : ce que vous
voulez faire serait taxй de trahison. "
D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.
" Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idйe а mon tour.
-- Silence pour l'idйe de M. Porthos ! dit Aramis.
-- Je demande un congй а M. de Trйville, sous un prйtexte quelconque
que vous trouverez : je ne suis pas fort sur les prйtextes, moi. Milady ne
me connaоt pas, je m'approche d'elle sans qu'elle me redoute, et lorsque je
trouve ma belle, je l'йtrangle.
-- Eh bien, dit Athos, je ne suis pas trиs йloignй d'adopter l'idйe de
Porthos.
-- Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non, tenez, moi, j'ai la
vйritable idйe.
-- Voyons votre idйe, Aramis ! demanda Athos, qui avait beaucoup de
dйfйrence pour le jeune mousquetaire.
-- Il faut prйvenir la reine.
-- Ah ! ma foi, oui, s'йcriиrent ensemble Porthos et d'Artagnan ; je
crois que nous touchons au moyen.
-- Prйvenir la reine ! dit Athos, et comment cela ? Avons-nous des
relations а la cour ? Pouvons-nous envoyer quelqu'un а Paris sans qu'on le
sache au camp ? D'ici а Paris il y a cent quarante lieues ; notre lettre ne
sera pas а Angers que nous serons au cachot, nous.
-- Quant а ce qui est de faire remettre sыrement une lettre а Sa
Majestй, proposa Aramis en rougissant, moi, je m'en charge ; je connais а
Tours une personne adroite... "
Aramis s'arrкta en voyant sourire Athos.
" Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos ? dit d'Artagnan.
-- Je ne le repousse pas tout а fait, dit Athos, mais je voulais
seulement faire observer а Aramis qu'il ne peut quitter le camp ; que tout
autre qu'un de nous n'est pas sыr ; que, deux heures aprиs que le messager
sera parti, tous les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du
cardinal sauront votre lettre par coeur, et qu'on arrкtera vous et votre
adroite personne.
-- Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera M. de
Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de sens.
-- Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos.
-- On bat la gйnйrale. "
Les quatre amis йcoutиrent, et le bruit du tambour parvint
effectivement jusqu'а eux.
" Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un rйgiment tout entier, dit
Athos.
-- Vous ne comptez pas tenir contre un rйgiment tout entier ? dit
Porthos.
-- Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me sens en train ; et je
tiendrais devant une armйe, si nous avions seulement eu la prйcaution de
prendre une douzaine de bouteilles en plus.
-- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan.
-- Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart d'heure
de chemin d'ici а la ville, et par consйquent de la ville ici. C'est plus de
temps qu'il ne nous en faut pour arrкter notre plan ; si nous nous en allons
d'ici, nous ne retrouverons jamais un endroit aussi convenable. Et tenez,
justement, Messieurs, voilа la vraie idйe qui me vient.
-- Dites alors.
-- Permettez que je donne а Grimaud quelques ordres indispensables. "
Athos fit signe а son valet d'approcher.
" Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient dans le
bastion, vous allez prendre ces Messieurs, vous allez les dresser contre la
muraille, vous leur mettrez leur chapeau sur la tкte et leur fusil а la
main.
-- O grand homme ! s'йcria d'Artagnan, je te comprends.
-- Vous comprenez ? dit Porthos.
-- Et toi, comprends-tu, Grimaud ? " demanda Aramis.
Grimaud fit signe que oui.
" C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons а mon idйe.
-- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.
-- C'est inutile.
-- Oui, oui, l'idйe d'Athos, dirent en mкme temps d'Artagnan et Aramis.
-- Cette Milady, cette femme, cette crйature, ce dйmon, a un beau-
frиre, а ce que vous m'avez dit, je crois, d'Artagnan.
-- Oui, je le connais beaucoup mкme, et je crois aussi qu'il n'a pas
une grande sympathie pour sa belle-soeur.
-- Il n'y a pas de mal а cela, rйpondit Athos, et il la dйtesterait que
cela n'en vaudrait que mieux.
-- En ce cas nous sommes servis а souhait.
-- Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce que fait
Grimaud.
-- Silence, Porthos ! dit Aramis.
-- Comment se nomme ce beau-frиre ?
-- Lord de Winter.
-- Oщ est-il maintenant ?
-- Il est retournй а Londres au premier bruit de guerre.
-- Eh bien, voilа justement l'homme qu'il nous faut, dit Athos, c'est
celui qu'il nous convient de prйvenir ; nous lui ferons savoir que sa
belle-soeur est sur le point d'assassiner quelqu'un, et nous le prierons de
ne pas la perdre de vue. Il y a bien а Londres, je l'espиre, quelque
йtablissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y
fait mettre sa belle-soeur, et nous sommes tranquilles.
-- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'а ce qu'elle en sorte.
-- Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, d'Artagnan, je
vous ai donnй tout ce que j'avais et je vous prйviens que c'est le fond de
mon sac.
-- Moi, je trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, dit Aramis ; nous
prйvenons а la fois la reine et Lord de Winter.
-- Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre а Tours et la lettre
а Londres ?
-- Je rйponds de Bazin, dit Aramis.
-- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan.
-- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du camp, nos
laquais peuvent le quitter.
-- Sans doute, dit Aramis, et dиs aujourd'hui nous йcrivons les
lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils partent.
-- Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc, de
l'argent ? "
Les quatre amis se regardиrent, et un nuage passa sur les fronts qui
s'йtaient un instant йclaircis.
" Alerte ! cria d'Artagnan, je vois des points noirs et des points
rouges qui s'agitent lа-bas ; que disiez-vous donc d'un rйgiment, Athos ?
c'est une vйritable armйe.
-- Ma foi, oui, dit Athos, les voilа. Voyez-vous les sournois qui
venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, Grimaud ? "
Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de morts qu'il avait
placйs dans les attitudes les plus pittoresques : les uns au port d'armes,
les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres l'йpйe а la main.
" Bravo ! reprit Athos, voilа qui fait honneur а ton imagination.
-- C'est йgal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.
-- Dйcampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras aprиs.
-- Un instant, Messieurs, un instant ! donnons le temps а Grimaud de
desservir.
-- Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges qui
grandissent fort visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan ; je crois
que nous n'avons pas de temps а perdre pour regagner notre camp.
-- Ma foi, dit Athos, je n'ai plus rien contre la retraite : nous
avions pariй pour une heure, nous sommes restйs une heure et demie ; il n'y
a rien а dire ; partons, Messieurs, partons. "
Grimaud avait dйjа pris les devants avec le panier et la desserte.
Les quatre amis sortirent derriиre lui et firent une dizaine de pas.
" Eh ! s'йcria Athos, que diable faisons-nous, Messieurs ?
-- Avez-vous oubliй quelque chose ? demanda Aramis.
-- Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains
de l'ennemi, mкme quand ce drapeau ne serait qu'une serviette. "
Et Athos s'йlanзa dans le bastion, monta sur la plate-forme, et enleva
le drapeau ; seulement comme les Rochelois йtaient arrivйs а portйe de
mousquet, ils firent un feu terrible sur cet homme, qui, comme par plaisir,
allait s'exposer aux coups.
Mais on eыt dit qu'Athos avait un charme attachй а sa personne, les
balles passиrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha.
Athos agita son йtendard en tournant le dos aux gens de la ville et en
saluant ceux du camp. Des deux cфtйs de grands cris retentirent, d'un cфtй
des cris de colиre, de l'autre des cris d'enthousiasme.
Une seconde dйcharge suivit la premiиre, et trois balles, en la
trouant, firent rйellement de la serviette un drapeau. On entendit les
clameurs de tout le camp qui criait :
" Descendez, descendez ! "
Athos descendit ; ses camarades, qui l'attendaient avec anxiйtй, le
virent paraоtre avec joie.
" Allons, Athos, allons, dit d'Artagnan, allongeons, allongeons ;
maintenant que nous avons tout trouvй, exceptй l'argent, il serait stupide
d'кtre tuйs. "
Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que
pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant toute observation inutile,
rйglиrent leur pas sur le sien.
Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient tous
deux hors d'atteinte.
Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade enragйe.
" Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils ? Je
n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne.
-- Ils tirent sur nos morts, rйpondit Athos.
-- Mais nos morts ne rйpondront pas.
-- Justement ; alors ils croiront а une embuscade, ils dйlibйreront ;
ils enverront un parlementaire, et quand ils s'apercevront de la
plaisanterie, nous serons hors de la portйe des balles. Voilа pourquoi il
est inutile de gagner une pleurйsie en nous pressant.
-- Oh ! je comprends, s'йcria Porthos йmerveillй.
-- C'est bien heureux ! " dit Athos en haussant les йpaules.
De leur cфtй, les Franзais, en voyant revenir les quatre amis au pas,
poussaient des cris d'enthousiasme.
Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les
balles vinrent s'aplatir sur les cailloux autour des quatre amis et siffler
lugubrement а leurs oreilles. Les Rochelois venaient enfin de s'emparer du
bastion.
" Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en avons-nous tuй
? douze ?
-- Ou quinze.
-- Combien en avons-nous йcrasй ?
-- Huit ou dix.
-- Et en йchange de tout cela pas une йgratignure ? Ah ! si fait !
Qu'avez-vous donc lа а la main, d'Artagnan ? du sang, ce me semble ?
-- Ce n'est rien, dit d'Artagnan.
-- Une balle perdue ?
-- Pas mкme.
-- Qu'est-ce donc alors ? "
Nous l'avons dit, Athos aimait d'Artagnan comme son enfant, et ce
caractиre sombre et inflexible avait parfois pour le jeune homme des
sollicitudes de pиre.
" Une йcorchure, reprit d'Artagnan ; mes doigts ont йtй pris entre deux
pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors la peau s'est ouverte.
-- Voilа ce que c'est que d'avoir des diamants, mon maоtre, dit
dйdaigneusement Athos.
-- Ah за, mais, s'йcria Porthos, il y a un diamant en effet, et
pourquoi diable alors, puisqu'il y a un diamant, nous plaignons-nous de ne
pas avoir d'argent ?
-- Tiens, au fait ! dit Aramis.
-- A la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilа une idйe.
-- Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le compliment
d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le.
-- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine.
-- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckingham son
amant, rien de plus juste ; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de
plus moral : vendons le diamant. Qu'en pense Monsieur l'abbй ? Je ne demande
pas l'avis de Porthos, il est donnй.
-- Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas
d'une maоtresse, et par consйquent n'йtant pas un gage d'amour, d'Artagnan
peut la vendre.
-- Mon cher, vous parlez comme la thйologie en personne. Ainsi votre
avis est ?...
-- De vendre le diamant, rйpondit Aramis.
-- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en parlons
plus. "
La fusillade continuait, mais les amis йtaient hors de portйe, et les
Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit de leur conscience.
" Ma foi, dit Athos, il йtait temps que cette idйe vоnt а Porthos ;
nous voici au camp. Ainsi, Messieurs, pas un mot de plus sur cette affaire.
On nous observe, on vient а notre rencontre, nous allons кtre portйs en
triomphe. "
En effet, comme nous l'avons dit, tout le camp йtait en йmoi ; plus de
deux mille personnes avaient assistй, comme а un spectacle, а l'heureuse
forfanterie des quatre amis, forfanterie dont on йtait bien loin de
soupзonner le vйritable motif. On n'entendait que le cri de : Vivent les
gardes ! Vivent les mousquetaires ! M. de Busigny йtait venu le premier
serrer la main а Athos et reconnaоtre que le pari йtait perdu. Le dragon et
le Suisse l'avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon et le
Suisse. C'йtaient des fйlicitations, des poignйes de main, des embrassades а
n'en plus finir, des rires inextinguibles а l'endroit des Rochelois ; enfin,
un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu'il y avait йmeute et envoya
La Houdiniиre, son capitaine des gardes, s'informer de ce qui se passait.
La chose fut racontйe au messager avec toute l'efflorescence de
l'enthousiasme.
" Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La Houdiniиre.
-- Eh bien, Monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires et