un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller dйjeuner au bastion
Saint-Gervais, et qui, tout en dйjeunant, ont tenu lа deux heures contre
l'ennemi, et ont tuй je ne sais combien de Rochelois.
-- Vous кtes-vous informй du nom de ces trois mousquetaires ?
-- Oui, Monseigneur.
-- Comment les appelle-t-on ?
-- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
-- Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le garde ?
-- M. d'Artagnan.
-- Toujours mon jeune drфle ! Dйcidйment il faut que ces quatre hommes
soient а moi. "
Le soir mкme, le cardinal parla а M. de Trйville de l'exploit du matin,
qui faisait la conversation de tout le camp. M. de Trйville, qui tenait le
rйcit de l'aventure de la bouche mкme de ceux qui en йtaient les hйros, la
raconta dans tous ses dйtails а Son Eminence, sans oublier l'йpisode de la
serviette.
" C'est bien, Monsieur de Trйville, dit le cardinal, faites-moi tenir
cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois fleurs de lys d'or, et
je la donnerai pour guidon а votre compagnie.
-- Monseigneur, dit M. de Trйville, il y aura injustice pour les gardes
: M. d'Artagnan n'est pas а moi, mais а M. des Essarts.
-- Eh bien, prenez-le, dit le cardinal ; il n'est pas juste que,
puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent pas dans
la mкme compagnie. "
Le mкme soir, M. de Trйville annonзa cette bonne nouvelle aux trois
mousquetaires et а d'Artagnan, en les invitant tous les quatre а dйjeuner le
lendemain.
D'Artagnan ne se possйdait pas de joie. On le sait, le rкve de toute sa
vie avait йtй d'кtre mousquetaire.
Les trois amis йtaient fort joyeux.
" Ma foi ! dit d'Artagnan а Athos, tu as eu une triomphante idйe, et,
comme tu l'as dit, nous y avons acquis de la gloire, et nous avons pu lier
une conversation de la plus haute importance.
-- Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne nous
soupзonne ; car, avec l'aide de Dieu, nous allons passer dйsormais pour des
cardinalistes. "
Le mкme soir, d'Artagnan alla prйsenter ses hommages а M. des Essarts,
et lui faire part de l'avancement qu'il avait obtenu.
M. des Essarts, qui aimait beaucoup d'Artagnan, lui fit alors ses
offres de service : ce changement de corps amenant des dйpenses
d'йquipement.
D'Artagnan refusa ; mais, trouvant l'occasion bonne, il le pria de
faire estimer le diamant qu'il lui remit, et dont il dйsirait faire de
l'argent.
Le lendemain, а huit heures du matin, le valet de M. des Essarts entra
chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept mille livres.
C'йtait le prix du diamant de la reine.


    CHAPITRE XLVIII. AFFAIRE DE FAMILLE



Athos avait trouvй le mot : affaire de famille . Une affaire de famille
n'йtait point soumise а l'investigation du cardinal ; une affaire de famille
ne regardait personne ; on pouvait s'occuper devant tout le monde d'une
affaire de famille. Ainsi, Athos avait trouvй le mot : affaire de famille.
Aramis avait trouvй l'idйe : les laquais.
Porthos avait trouvй le moyen : le diamant.
D'Artagnan seul n'avait rien trouvй, lui ordinairement le plus inventif
des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul de Milady le
paralysait.
Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvй un acheteur pour le
diamant.
Le dйjeuner chez M. de Trйville fut d'une gaietй charmante. D'Artagnan
avait dйjа son uniforme ; comme il йtait а peu prиs de la mкme taille
qu'Aramis, et qu'Aramis, largement payй, comme on se le rappelle, par le
libraire qui lui avait achetй son poиme, avait fait tout en double, il avait
cйdй а son ami un йquipement complet.
D'Artagnan eыt йtй au comble de ses voeux, s'il n'eыt point vu pointer
Milady, comme un nuage sombre а l'horizon.
Aprиs dйjeuner, on convint qu'on se rйunirait le soir au logis d'Athos,
et que lа on terminerait l'affaire.
D'Artagnan passa la journйe а montrer son habit de mousquetaire dans
toutes les rues du camp.
Le soir, а l'heure dite, les quatre amis se rйunirent : il ne restait
plus que trois choses а dйcider :
Ce qu'on йcrirait au frиre de Milady ;
Ce qu'on йcrirait а la personne adroite de Tours ;
Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.
Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrйtion de Grimaud, qui
ne parlait que lorsque son maоtre lui dйcousait la bouche ; Porthos vantait
la force de Mousqueton, qui йtait de taille а rosser quatre hommes de
complexion ordinaire ; Aramis, confiant dans l'adresse de Bazin, faisait un
йloge pompeux de son candidat ; enfin, d'Artagnan avait foi entiиre dans la
bravoure de Planchet, et rappelait de quelle faзon il s'йtait conduit dans
l'affaire йpineuse de Boulogne.
Ces quatre vertus disputиrent longtemps le prix, et donnиrent lieu а de
magnifiques discours, que nous ne rapporterons pas ici, de peur qu'ils ne
fassent longueur.
" Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu'on enverra
possйdвt en lui seul les quatre qualitйs rйunies.
-- Mais oщ rencontrer un pareil laquais ?
-- Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc Grimaud.
-- Prenez Mousqueton.
-- Prenez Bazin.
-- Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c'est dйjа deux
qualitйs sur quatre.
-- Messieurs, dit Aramis, le principal n'est pas de savoir lequel de
nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus adroit ou le
plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le plus l'argent.
-- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut spйculer
sur les dйfauts des gens et non sur leurs vertus : Monsieur l'abbй, vous
кtes un grand moraliste !
-- Sans doute, rйpliqua Aramis ; car non seulement nous avons besoin
d'кtre bien servis pour rйussir, mais encore pour ne pas йchouer ; car, en
cas d'йchec, il y va de la tкte, non pas pour les laquais...
-- Plus bas, Aramis ! dit Athos.
-- C'est juste, non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais pour le
maоtre, et mкme pour les maоtres ! Nos valets nous sont-ils assez dйvouйs
pour risquer leur vie pour nous ? Non.
-- Ma foi, dit d'Artagnan, je rйpondrais presque de Planchet, moi.
-- Eh bien, mon cher ami, ajoutez а son dйvouement naturel une bonne
somme qui lui donne quelque aisance, et alors, au lieu d'en rйpondre une
fois, rйpondez-en deux.
-- Eh ! bon Dieu ! vous serez trompйs tout de mкme, dit Athos, qui
йtait optimiste quand il s'agissait des choses, et pessimiste quand il
s'agissait des hommes. Ils promettront tout pour avoir de l'argent, et en
chemin la peur les empкchera d'agir. Une fois pris, on les serrera ; serrйs,
ils avoueront. Que diable ! nous ne sommes pas des enfants ! Pour aller en
Angleterre (Athos baissa la voix), il faut traverser toute la France, semйe
d'espions et de crйatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ;
il faut savoir l'anglais pour demander son chemin а Londres. Tenez, je vois
la chose bien difficile.
-- Mais point du tout, dit d'Artagnan, qui tenait fort а ce que la
chose s'accomplоt ; je la vois facile, au contraire, moi. Il va sans dire,
parbleu ! que si l'on йcrit а Lord de Winter des choses par-dessus les
maisons, des horreurs du cardinal...
-- Plus bas ! dit Athos.
-- Des intrigues et des secrets d'Etat, continua d'Artagnan en se
conformant а la recommandation, il va sans dire que nous serons tous rouйs
vifs ; mais, pour Dieu, n'oubliez pas, comme vous l'avez dit vous-mкme,
Athos, que nous lui йcrivons pour affaire de famille ; que nous lui йcrivons
а cette seule fin qu'il mette Milady, dиs son arrivйe а Londres, hors d'йtat
de nous nuire. Je lui йcrirai donc une lettre а peu prиs en ces termes :
-- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.
-- " Monsieur et cher ami... "
-- Ah ! oui ; cher ami, а un Anglais, interrompit Athos ; bien commencй
! bravo, d'Artagnan ! Rien qu'avec ce mot-lа vous serez йcartelй, au lieu
d'кtre rouй vif.
-- Eh bien, soit ; je dirai donc " Monsieur ", tout court.
-- Vous pouvez mкme dire " Milord ", reprit Athos, qui tenait fort aux
convenances.
-- " Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chиvres du Luxembourg
? "
-- Bon ! le Luxembourg а prйsent ! On croira que c'est une allusion а
la reine mиre ! Voilа qui est ingйnieux, dit Athos.
-- Eh bien, nous mettrons tout simplement : " Milord, vous souvient-il
de certain petit enclos oщ l'on vous sauva la vie ? "
-- Mon cher d'Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu'un fort
mauvais rйdacteur : " Oщ l'on vous sauva la vie ! " Fi donc ! ce n'est pas
digne. On ne rappelle pas ces services-lа а un galant homme. Bienfait
reprochй, offense faite.
-- Ah ! mon cher, dit d'Artagnan, vous кtes insupportable, et s'il faut
йcrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce.
-- Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l'йpйe, mon cher, vous
vous tirez galamment des deux exercices ; mais passez la plume а M. l'abbй,
cela le regarde.
-- Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume а Aramis, qui йcrit
des thиses en latin, lui.
-- Eh bien soit ! dit d'Artagnan, rйdigez-nous cette note, Aramis ;
mais, de par notre Saint-Pиre le pape ! tenez-vous serrй, car je vous
йpluche а mon tour, je vous en prйviens.
-- Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naпve confiance que
tout poиte a en lui-mкme ; mais qu'on me mette au courant : j'ai bien ouп
dire, de-ci, de-lа, que cette belle-soeur йtait une coquine, j'en ai mкme
acquis la preuve en йcoutant sa conversation avec le cardinal.
-- Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.
-- Mais, continua Aramis, le dйtail m'йchappe.
-- Et а moi aussi " , dit Porthos.
D'Artagnan et Athos se regardиrent quelque temps en silence. Enfin
Athos, aprиs s'кtre recueilli, et en devenant plus pвle encore qu'il n'йtait
de coutume, fit un signe d'adhйsion, d'Artagnan comprit qu'il pouvait
parler.
" Eh bien, voici ce qu'il y a а dire, reprit d'Artagnan : " Milord,
votre belle-soeur est une scйlйrate, qui a voulu vous faire tuer pour
hйriter de vous. Mais elle ne pouvait йpouser votre frиre, йtant dйjа mariйe
en France, et ayant йtй... "
D'Artagnan s'arrкta comme s'il cherchait le mot, en regardant Athos.
" Chassйe par son mari, dit Athos.
-- Parce qu'elle avait йtй marquйe, continua d'Artagnan.
-- Bah ! s'йcria Porthos, impossible ! elle a voulu faire tuer son
beau- frиre ?
-- Oui.
-- Elle йtait mariйe ? demanda Aramis.
-- Oui.
-- Et son mari s'est aperзu qu'elle avait, une fleur de lys sur
l'йpaule ? s'йcria Porthos.
-- Oui. "
Ces trois oui avaient йtй dits par Athos, chacun avec une intonation
plus sombre.
" Et qui l'a vue, cette fleur de lys ? demanda Aramis.
-- D'Artagnan et moi, ou plutфt, pour observer l'ordre chronologique,
moi et d'Artagnan, rйpondit Athos.
-- Et le mari de cette affreuse crйature vit encore ? dit Aramis.
-- Il vit encore.
-- Vous en кtes sыr ?
-- J'en suis sыr. "
Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se sentit
impressionnй selon sa nature.
" Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence,
d'Artagnan nous a donnй un excellent programme, et c'est cela qu'il faut
йcrire d'abord.
-- Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rйdaction est
йpineuse. M. le chancelier lui-mкme serait embarrassй pour rйdiger une
йpоtre de cette force, et cependant M. le chancelier rйdige trиs
agrйablement un procиs-verbal. N'importe ! taisez-vous, j'йcris. "
Aramis en effet prit la plume, rйflйchit quelques instants, se mit а
йcrire huit ou dix lignes d'une charmante petite йcriture de femme, puis,
d'une voix douce et lente, comme si chaque mot eыt йtй scrupuleusement pesй,
il lut ce qui suit :
" Milord,
" La personne qui vous йcrit ces quelques lignes a eu l'honneur de
croiser l'йpйe avec vous dans un petit enclos de la rue d'Enfer. Comme vous
avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois l'ami de cette personne,
elle vous doit de reconnaоtre cette amitiй par un bon avis. Deux fois vous
avez failli кtre victime d'une proche parente que vous croyez votre
hйritiиre, parce que vous ignorez qu'avant de contracter mariage en
Angleterre, elle йtait dйjа mariйe en France. Mais, la troisiиme fois, qui
est celle-ci, vous pouvez y succomber. Votre parente est partie de La
Rochelle pour l'Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivйe, car elle
a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument а savoir ce dont
elle est capable, lisez son passй sur son йpaule gauche. "
" Eh bien, voilа qui est а merveille, dit Athos, et vous avez une plume
de secrйtaire d'Etat, mon cher Aramis. Lord de Winter fera bonne garde
maintenant, si toutefois l'avis lui arrive ; et tombвt-il aux mains de Son
Eminence elle-mкme, nous ne saurions кtre compromis. Mais comme le valet qui
partira pourrait nous faire accroire qu'il a йtй а Londres et s'arrкter а
Chвtellerault, ne lui donnons avec la lettre que la moitiй de la somme en
lui promettant l'autre moitiй en йchange de la rйponse. Avez-vous le diamant
? continua Athos.
" J'ai mieux que cela, j'ai la somme. "
Et d'Artagnan jeta le sac sur la table : au son de l'or, Aramis leva
les yeux. Porthos tressaillit ; quant а Athos, il resta impassible.
" Combien dans ce petit sac ? dit-il.
-- Sept mille livres en louis de douze francs.
-- Sept mille livres ! s'йcria Porthos, ce mauvais petit diamant valait
sept mille livres ?
-- Il paraоt, dit Athos, puisque les voilа ; je ne prйsume pas que
notre ami d'Artagnan y ait mis du sien.
-- Mais, Messieurs, dans tout cela, dit d'Artagnan, nous ne pensons pas
а la reine. Soignons un peu la santй de son cher Buckingham. C'est le moins
que nous lui devions.
-- C'est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.
-- Eh bien, rйpondit celui-ci en rougissant, que faut-il que je fasse ?
-- Mais, rйpliqua Athos, c'est tout simple : rйdiger une seconde lettre
pour cette adroite personne qui habite Tours. "
Aramis reprit la plume, se mit а rйflйchir de nouveau, et йcrivit les
lignes suivantes, qu'il soumit а l'instant mкme а l'approbation de ses amis
:
" Ma chиre cousine... "
" Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente !
-- Cousine germaine, dit Aramis.
-- Va donc pour cousine ! "
Aramis continua :
" Ma chиre cousine, Son Eminence le cardinal, que Dieu conserve pour le
bonheur de la France et la confusion des ennemis du royaume, est sur le
point d'en finir avec les rebelles hйrйtiques de La Rochelle : il est
probable que le secours de la flotte anglaise n'arrivera pas mкme en vue de
la place ; j'oserai mкme dire que je suis certain que M. de Buckingham sera
empкchй de partir par quelque grand йvйnement. Son Eminence est le plus
illustre politique des temps passйs, du temps prйsent et probablement des
temps а venir. Il йteindrait le soleil si le soleil le gкnait. Donnez ces
heureuses nouvelles а votre soeur, ma chиre cousine. J'ai rкvй que cet
Anglais maudit йtait mort. Je ne puis me rappeler si c'йtait par le fer ou
par le poison ; seulement ce dont je suis sыr, c'est que j'ai rкvй qu'il
йtait mort, et, vous le savez, mes rкves ne me trompent jamais. Assurez-vous
donc de me voir revenir bientфt. "
" A merveille ! s'йcria Athos, vous кtes le roi des poиtes ; mon cher
Aramis, vous parlez comme l'Apocalypse et vous кtes vrai comme l'Evangile.
Il ne vous reste maintenant que l'adresse а mettre sur cette lettre.
-- C'est bien facile " , dit Aramis.
Il plia coquettement la lettre, la reprit et йcrivit :
" A Mademoiselle Marie Michon, lingиre а Tours. "
Les trois amis se regardиrent en riant : ils йtaient pris.
" Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, Messieurs, que Bazin seul
peut porter cette lettre а Tours ; ma cousine ne connaоt que Bazin et n'a
confiance qu'en lui : tout autre ferait йchouer l'affaire. D'ailleurs Bazin
est ambitieux et savant ; Bazin a lu l'histoire, Messieurs, il sait que
Sixte Quint est devenu pape aprиs avoir gardй les pourceaux ; Eh bien, comme
il compte se mettre d'Eglise en mкme temps que moi, il ne dйsespиre pas а
son tour de devenir pape ou tout au moins cardinal : vous comprenez qu'un
homme qui a de pareilles visйes ne se laissera pas prendre, ou, s'il est
pris, subira le martyre plutфt que de parler.
-- Bien, bien, dit d'Artagnan, je vous passe de grand coeur Bazin ;
mais passez-moi Planchet : Milady l'a fait jeter а la porte, certain jour,
avec force coups de bвton ; or Planchet a bonne mйmoire, et, je vous en
rйponds, s'il peut supposer une vengeance possible, il se fera plutфt
йchiner que d'y renoncer. Si vos affaires de Tours sont vos affaires,
Aramis, celles de Londres sont les miennes. Je prie donc qu'on choisisse
Planchet, lequel d'ailleurs a dйjа йtй а Londres avec moi et sait dire trиs
correctement : London, sir, if you please et my master lord d'Artagnan ;
avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en allant et en revenant.
-- En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reзoive sept cents livres
pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin, trois cents livres
pour aller et trois cents livres pour revenir ; cela rйduira la somme а cinq
mille livres ; nous prendrons mille livres chacun pour les employer comme
bon nous semblera, et nous laisserons un fond de mille livres que gardera
l'abbй pour les cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous
va-t-il ?
-- Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, qui йtait,
comme chacun sait, le plus sage des Grecs.
-- Eh bien, c'est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin partiront ; а
tout prendre, je ne suis pas fвchй de conserver Grimaud : il est accoutumй а
mes faзons et j'y tiens ; la journйe d'hier a dйjа dы l'йbranler, ce voyage
le perdrait. "
On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions ; il avait йtй
prйvenu dйjа par d'Artagnan, qui, du premier coup, lui avait annoncй la
gloire, ensuite l'argent, puis le danger.
" Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit Planchet, et
je l'avalerai si l'on me prend.
-- Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit d'Artagnan.
-- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par coeur demain.
"
D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire :
" Eh bien, que vous avais-je promis ? "
" Maintenant, continua-t-il en s'adressant а Planchet, tu as huit jours
pour arriver prиs de Lord de Winter, tu as huit autres jours pour revenir
ici, en tout seize jours ; si le seiziиme jour de ton dйpart, а huit heures
du soir, tu n'es pas arrivй, pas d'argent, fыt-il huit heures cinq minutes.
-- Alors, Monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.
-- Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une
insouciante gйnйrositй, et sois brave garзon. Songe que, si tu parles, si tu
bavardes, si tu flвnes, tu fais couper le cou а ton maоtre, qui a si grande
confiance dans ta fidйlitй qu'il nous a rйpondu de toi. Mais songe aussi que
s'il arrive, par ta faute, malheur а d'Artagnan, je te retrouverai partout,
et ce sera pour t'ouvrir le ventre.
-- Oh ! Monsieur ! dit Planchet, humiliй du soupзon et surtout effrayй
de l'air calme du mousquetaire.
-- Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je t'йcorche
vif.
-- Ah ! Monsieur !
-- Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mйlodieuse, songe que je
te brыle а petit feu comme un sauvage.
-- Ah ! Monsieur ! "
Et Planchet se mit а pleurer ; nous n'oserions dire si ce fut de
terreur, а cause des menaces qui lui йtaient faites, ou d'attendrissement de
voir quatre amis si йtroitement unis.
D'Artagnan lui prit la main, et l'embrassa.
" Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces Messieurs te disent tout cela par
tendresse pour moi, mais au fond ils t'aiment.
-- Ah ! Monsieur ! dit Planchet, ou je rйussirai, ou l'on me coupera en
quatre ; me coupвt-on en quatre, soyez convaincu qu'il n'y a pas un morceau
qui parlera. "
Il fut dйcidй que Planchet partirait le lendemain а huit heures du
matin, afin, comme il l'avait dit, qu'il pыt, pendant la nuit, apprendre la
lettre par coeur. Il gagna juste douze heures а cet arrangement ; il devait
кtre revenu le seiziиme jour, а huit heures du soir.
Le matin, au moment oщ il allait monter а cheval, d'Artagnan, qui se
sentait au fond du coeur un faible pour le duc, prit Planchet а part.
" Ecoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre а Lord de Winter
et qu'il l'aura lue, tu lui diras encore : " Veillez sur Sa Grвce Lord
Buckingham, car on veut l'assassiner. " Mais ceci, Planchet, vois-tu, c'est
si grave et si important, que je n'ai pas mкme voulu avouer а mes amis que
je te confierais ce secret, et que pour une commission de capitaine je ne
voudrais pas te l'йcrire.
-- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous verrez si l'on peut
compter sur moi. "
Et montй sur un excellent cheval, qu'il devait quitter а vingt lieues
de lа pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le coeur un peu serrй
par la triple promesse que lui avaient faite les mousquetaires, mais du
reste dans les meilleures dispositions du monde.
Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jours pour
faire sa commission.
Les quatre amis, pendant toute la durйe de ces deux absences, avaient,
comme on le comprend bien, plus que jamais l'oeil au guet, le nez au vent et
l'oreille aux йcoutes. Leurs journйes se passaient а essayer de surprendre
ce qu'on disait, а guetter les allures du cardinal et а flairer les
courriers qui arrivaient. Plus d'une fois un tremblement insurmontable les
prit, lorsqu'on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient
d'ailleurs а se garder pour leur propre sыretй ; Milady йtait un fantфme
qui, lorsqu'il йtait apparu une fois aux gens, ne les laissait pas dormir
tranquillement.
Le matin du huitiиme jour, Bazin, frais comme toujours et souriant
selon son habitude, entra dans le cabaret du Parpaillot, comme les quatre
amis йtaient en train de dйjeuner, en disant, selon la convention arrкtйe :
" Monsieur Aramis, voici la rйponse de votre cousine. "
Les quatre amis йchangиrent un coup d'oeil joyeux : la moitiй de la
besogne йtait faite ; il est vrai que c'йtait la plus courte et la plus
facile.
Aramis prit, en rougissant malgrй lui, la lettre, qui йtait d'une
йcriture grossiиre et sans orthographe.
" Bon Dieu ! s'йcria-t-il en riant, dйcidйment j'en dйsespиre ; jamais
cette pauvre Michon n'йcrira comme M. de Voiture.
-- Qu'est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon ? demanda le
Suisse, qui йtait en train de causer avec les quatre amis quand la lettre
йtait arrivйe.
-- Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis, une petite lingиre
charmante que j'aimais fort et а qui j'ai demandй quelques lignes de sa main
en maniиre de souvenir.
-- Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il кtre auzi grante tame que son
l'йgridure, fous l'кtre en ponne fordune, mon gamarate ! "
Aramis lut la lettre et la passa а Athos.
" Voyez donc ce qu'elle m'йcrit, Athos " , dit-il.
Athos jeta un coup d'oeil sur l'йpоtre, et, pour faire йvanouir tous
les soupзons qui auraient pu naоtre, lut tout haut :
" Mon cousin, ma soeur et moi devinons trиs bien les rкves, et nous en
avons mкme une peur affreuse ; mais du vфtre, on pourra dire, je l'espиre,
tout songe est mensonge. Adieu ! portez-vous bien, et faites que de temps en
temps nous entendions parler de vous.
" AGLAE MICHON. "
" Et de quel rкve parle-t-elle ? demanda le dragon, qui s'йtait
approchй pendant la lecture.
-- Foui, te quel rкfe ? dit le Suisse.
-- Eh ! pardieu ! dit Aramis, c'est tout simple, d'un rкve que j'ai
fait et que je lui ai racontй.
-- Oh ! foui, par Tieu ! c'кtre tout simple de ragonter son rкfe ; mais
moi je ne rкfe jamais.
-- Vous кtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je voudrais bien
pouvoir en dire autant que vous !
-- Chamais ! reprit le Suisse, enchantй qu'un homme comme Athos lui
enviвt quelque chose, chamais ! chamais ! "
D'Artagnan, voyant qu'Athos se levait, en fit autant, prit son bras, et
sortit.
Porthos et Aramis restиrent pour faire face aux quolibets du dragon et
du Suisse.
Quant а Bazin, il s'alla coucher sur une botte de paille ; et comme il
avait plus d'imagination que le Suisse, il rкva que M. Aramis, devenu pape,
le coiffait d'un chapeau de cardinal.
Mais, comme nous l'avons dit, Bazin n'avait, par son heureux retour,
enlevй qu'une partie de l'inquiйtude qui aiguillonnait les quatre amis. Les
jours de l'attente sont longs, et d'Artagnan surtout aurait pariй que les
jours avaient maintenant quarante-huit heures. Il oubliait les lenteurs
obligйes de la navigation, il s'exagйrait la puissance de Milady. Il prкtait
а cette femme, qui lui apparaissait pareille а un dйmon, des auxiliaires
surnaturels comme elle ; il s'imaginait, au moindre bruit, qu'on venait
l'arrкter, et qu'on ramenait Planchet pour le confronter avec lui et ses
amis. Il y a plus : sa confiance autrefois si grande dans le digne Picard
diminuait de jour en jour. Cette inquiйtude йtait si grande, qu'elle gagnait
Porthos et Aramis. Il n'y avait qu'Athos qui demeurвt impassible, comme si
aucun danger ne s'agitait autour de lui, et qu'il respirвt son atmosphиre
quotidienne.
Le seiziиme jour surtout, ces signes d'agitation йtaient si visibles
chez d'Artagnan et ses deux amis, qu'ils ne pouvaient rester en place, et
qu'ils erraient comme des ombres sur le chemin par lequel devait revenir
Planchet.
" Vraiment, leur disait Athos, vous n'кtes pas des hommes, mais des
enfants, pour qu'une femme vous fasse si grand-peur ! Et de quoi s'agit-il,
aprиs tout ? D'кtre emprisonnйs ! Eh bien, mais on nous tirera de prison :
on en a bien retirй Mme Bonacieux. D'кtre dйcapitйs ? Mais tous les jours,
dans la tranchйe, nous allons joyeusement nous exposer а pis que cela, car
un boulet peut nous casser la jambe, et je suis convaincu qu'un chirurgien
nous fait plus souffrir en nous coupant la cuisse qu'un bourreau en nous
coupant la tкte. Demeurez donc tranquilles ; dans deux heures, dans quatre,
dans six heures, au plus tard, Planchet sera ici : il a promis d'y кtre, et
moi j'ai trиs grande foi aux promesses de Planchet, qui m'a l'air d'un fort
brave garзon.
-- Mais s'il n'arrive pas ? dit d'Artagnan.
-- Eh bien, s'il n'arrive pas, c'est qu'il aura йtй retardй, voilа
tout. Il peut кtre tombй de cheval, il peut avoir fait une cabriole
par-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu'il en ait attrapй une
fluxion de poitrine. Eh ! Messieurs ! faisons donc la part des йvйnements.
La vie est un chapelet de petites misиres que le philosophe йgrиne en riant.
Soyez philosophes comme moi, Messieurs, mettez-vous а table et buvons ; rien
ne fait paraоtre l'avenir couleur de rose comme de le regarder а travers un
verre de chambertin.
-- C'est fort bien, rйpondit d'Artagnan ; mais je suis las d'avoir а
craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la cave de Milady.
-- Vous кtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme !
-- Une femme de marque ! " dit Porthos avec son gros rire.
Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer la
sueur, et se leva а son tour avec un mouvement nerveux qu'il ne put
rйprimer.
Le jour s'йcoula cependant, et le soir vint plus lentement, mais enfin
il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ; Athos, qui avait empochй sa
part du diamant, ne quittait plus le Parpaillot. Il avait trouvй dans M. de
Busigny, qui, au reste, leur avait donnй un dоner magnifique, un partner
digne de lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d'habitude, quand sept
heures sonnиrent : on entendit passer les patrouilles qui allaient doubler
les postes ; а sept heures et demie la retraite sonna.
" Nous sommes perdus, dit d'Artagnan а l'oreille d'Athos.
-- Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement Athos en
tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant sur la table. Allons,
Messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons nous coucher. "
Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan. Aramis venait
derriиre donnant le bras а Porthos. Aramis mвchonnait des vers, et Porthos
s'arrachait de temps en temps quelques poils de moustache en signe de
dйsespoir.
Mais voilа que tout а coup, dans l'obscuritй, une ombre se dessine,
dont la forme est familiиre а d'Artagnan, et qu'une voix bien connue lui dit
:
" Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce soir.
-- Planchet ! s'йcria d'Artagnan, ivre de joie.
-- Planchet ! rйpйtиrent Porthos et Aramis.
-- Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu'y a-t-il d'йtonnant а cela ?
Il avait promis d'кtre de retour а huit heures, et voilа les huit heures qui
sonnent. Bravo ! Planchet, vous кtes un garзon de parole, et si jamais vous
quittez votre maоtre, je vous garde une place а mon service.
-- Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai M.
d'Artagnan. "
En mкme temps d'Artagnan sentit que Planchet lui glissait un billet
dans la main.
D'Artagnan avait grande envie d'embrasser Planchet au retour comme il
l'avait embrassй au dйpart ; mais il eut peur que cette marque d'effusion,
donnйe а son laquais en pleine rue, ne parыt extraordinaire а quelque
passant, et il se contint.
" J'ai le billet, dit-il а Athos et а ses amis.
-- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. "
Le billet brыlait la main de d'Artagnan : il voulait hвter le pas ;
mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et force fut au jeune
homme de rйgler sa course sur celle de son ami.
Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis que
Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne fussent pas
surpris, d'Artagnan, d'une main tremblante, brisa le cachet et ouvrit la
lettre tant attendue.
Elle contenait une demi-ligne, d'une йcriture toute britannique et
d'une concision toute spartiate :
" Thank you, be easy . "
Ce qui voulait dire :
" Merci, soyez tranquille. "
Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la lampe, y
mit le feu, et ne la lвcha point qu'elle ne fыt rйduite en cendres.
Puis appelant Planchet :
" Maintenant, mon garзon, lui dit-il, tu peux rйclamer tes sept cents
livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec un billet comme celui- lа.
-- Ce n'est pas faute que j'aie inventй bien des moyens de le serrer,
dit Planchet.
-- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela.
-- Dame ! c'est bien long, Monsieur.
-- Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d'ailleurs la retraite est
battue, et nous serions remarquйs en gardant de la lumiиre plus longtemps
que les autres.
-- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet !
-- Ma foi, Monsieur ! ce sera la premiиre fois depuis seize jours.
-- Et moi aussi ! dit d'Artagnan.
-- Et moi aussi ! rйpйta Porthos.
-- Et moi aussi ! rйpйta Aramis.
-- Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la vйritй ? et moi aussi ! "
dit Athos.


    CHAPITRE XLIX. FATALITE



Cependant Milady, ivre de colиre, rugissant sur le pont du bвtiment,
comme une lionne qu'on embarque, avait йtй tentйe de se jeter а la mer pour
regagner la cфte, car elle ne pouvait se faire а l'idйe qu'elle avait йtй
insultйe par d'Artagnan, menacйe par Athos, et qu'elle quittait la France
sans se venger d'eux. Bientфt, cette idйe йtait devenue pour elle tellement
insupportable, qu'au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour
elle-mкme, elle avait suppliй le capitaine de la jeter sur la cфte ; mais le
capitaine, pressй d'йchapper а sa fausse position, placй entre les croiseurs
franзais et anglais, comme la chauve-souris entre les rats et les oiseaux,
avait grande hвte de regagner l'Angleterre, et refusa obstinйment d'obйir а
ce qu'il prenait pour un caprice de femme, promettant а sa passagиre, qui au
reste lui йtait particuliиrement recommandйe par le cardinal, de la jeter,
si la mer et les Franзais le permettaient, dans un des ports de la Bretagne,
soit а Lorient, soit а Brest ; mais en attendant, le vent йtait contraire,
la mer mauvaise, on louvoyait et l'on courait des bordйes. Neuf jours aprиs
la sortie de la Charente, Milady, toute pвle de ses chagrins et de sa rage,
voyait apparaоtre seulement les cфtes bleuвtres du Finistиre.
Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir prиs du
cardinal il lui fallait au moins trois jours ; ajoutez un jour pour le
dйbarquement et cela faisait quatre ; ajoutez ces quatre jours aux neuf
autres, c'йtait treize jours de perdus, treize jours pendant lesquels tant
d'йvйnements importants se pouvaient passer а Londres. Elle songea que sans
aucun doute le cardinal serait furieux de son retour, et que par consйquent
il serait plus disposй а йcouter les plaintes qu'on porterait contre elle
que les accusations qu'elle porterait contre les autres. Elle laissa donc
passer Lorient et Brest sans insister prиs du capitaine, qui, de son cфtй,
se garda bien de lui donner l'йveil. Milady continua donc sa route, et le
jour mкme oщ Planchet s'embarquait de Portsmouth pour la France, la
messagиre de Son Eminence entrait triomphante dans le port.
Toute la ville йtait agitйe d'un mouvement extraordinaire : -- quatre
grands vaisseaux rйcemment achevйs venaient d'кtre lancйs а la mer ; --
debout sur la jetйe, chamarrй d'or, йblouissant, selon son habitude, de
diamants et de pierreries, le feutre ornй d'une plume blanche qui retombait
sur son йpaule, on voyait Buckingham entourй d'un йtat- major presque aussi
brillant que lui.
C'йtait une de ces belles et rares journйes d'hiver oщ l'Angleterre se
souvient qu'il y a un soleil. L'astre pвli, mais cependant splendide encore,
se couchait а l'horizon, empourprant а la fois le ciel et la mer de bandes
de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de la ville un
dernier rayon d'or qui faisait йtinceler les vitres comme le reflet d'un
incendie. Milady, en respirant cet air de l'Ocйan plus vif et plus
balsamique а l'approche de la terre, en contemplant toute la puissance de
ces prйparatifs qu'elle йtait chargйe de dйtruire, toute la puissance de
cette armйe qu'elle devait combattre а elle seule -- elle femme -- avec
quelques sacs d'or, se compara mentalement а Judith, la terrible Juive,
lorsqu'elle pйnйtra dans le camp des Assyriens et qu'elle vit la masse
йnorme de chars, de chevaux, d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main
devait dissiper comme un nuage de fumйe.
On entra dans la rade ; mais comme on s'apprкtait а y jeter l'ancre, un
petit cutter formidablement armй s'approcha du bвtiment marchand, se donnant
comme garde-cфte, et fit mettre а la mer son canot, qui se dirigea vers
l'йchelle. Ce canot renfermait un officier, un contremaоtre et huit rameurs
; l'officier seul monta а bord, oщ il fut reзu avec toute la dйfйrence
qu'inspire l'uniforme.
L'officier s'entretint quelques instants avec le patron, lui fit lire
un papier dont il йtait porteur, et, sur l'ordre du capitaine marchand, tout
l'йquipage du bвtiment, matelots et passagers, fut appelй sur le pont.
Lorsque cette espиce d'appel fut fait, l'officier s'enquit tout haut du
point de dйpart du brick, de sa route, de ses atterrissements, et а toutes
les questions le capitaine satisfit sans hйsitation et sans difficultй.
Alors l'officier commenзa de passer la revue de toutes les personnes les
unes aprиs les autres, et, s'arrкtant а Milady, la considйra avec un grand
soin, mais sans lui adresser une seule parole.
Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et, comme
si c'eыt йtй а lui dйsormais que le bвtiment dыt obйir, il commanda une
manoeuvre que l'йquipage exйcuta aussitфt. Alors le bвtiment se remit en
route, toujours escortй du petit cutter, qui voguait bord а bord avec lui,
menaзant son flanc de la bouche de ses six canons ; tandis que la barque
suivait dans le sillage du navire, faible point prиs de l'йnorme masse.
Pendant l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady, comme on
le pense bien, l'avait de son cфtй dйvorй du regard. Mais, quelque habitude
que cette femme aux yeux de flamme eыt de lire dans le coeur de ceux dont
elle avait besoin de deviner les secrets, elle trouva cette fois un visage
d'une impassibilitй telle qu'aucune dйcouverte ne suivit son investigation.
L'officier qui s'йtait arrкtй devant elle et qui l'avait silencieusement
йtudiйe avec tant de soin pouvait кtre вgй de vingt-cinq а vingt-six ans,
йtait blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu enfoncйs ; sa bouche,
fine et bien dessinйe, demeurait immobile dans ses lignes correctes ; son
menton, vigoureusement accusй, dйnotait cette force de volontй qui, dans le
type vulgaire britannique, n'est ordinairement que de l'entкtement ; un
front un peu fuyant, comme il convient aux poиtes, aux enthousiastes et aux
soldats, йtait а peine ombragй d'une chevelure courte et clairsemйe, qui,
comme la barbe qui couvrait le bas de son visage, йtait d'une belle couleur
chвtain foncй.
Lorsqu'on entra dans le port, il faisait dйjа nuit. La brume
йpaississait encore l'obscuritй et formait autour des fanaux et des
lanternes des jetйes un cercle pareil а celui qui entoure la lune quand le
temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait йtait triste, humide
et froid.
Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgrй elle.
L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage
dans le canot ; et lorsque cette opйration fut faite, il l'invita а y
descendre elle-mкme en lui tendant sa main.
Milady regarda cet homme et hйsita.
" Qui кtes-vous, Monsieur, demanda-t-elle, qui avez la bontй de vous
occuper si particuliиrement de moi ?
-- Vous devez le voir, Madame, а mon uniforme ; je suis officier de la
marine anglaise, rйpondit le jeune homme.
-- Mais enfin, est-ce l'habitude que les officiers de la marine
anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu'ils abordent
dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent la galanterie jusqu'а les
conduire а terre ?
-- Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par galanterie, mais par
prudence, qu'en temps de guerre les йtrangers soient conduits а une
hфtellerie dйsignйe, afin que jusqu'а parfaite information sur eux ils
restent sous la surveillance du gouvernement. "
Ces mots furent prononcйs avec la politesse la plus exacte et le calme
le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de convaincre Milady.
" Mais je ne suis pas йtrangиre, Monsieur, dit-elle avec l'accent le
plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth а Manchester, je me nomme Lady
Clarick, et cette mesure...
-- Cette mesure est gйnйrale, Milady, et vous tenteriez inutilement de
vous y soustraire.
-- Je vous suivrai donc, Monsieur. "
Et acceptant la main de l'officier, elle commenзa de descendre
l'йchelle au bas de laquelle l'attendait le canot. L'officier la suivit ; un
grand manteau йtait йtendu а la poupe, l'officier la fit asseoir sur le
manteau et s'assit prиs d'elle.
" Nagez " , dit-il aux matelots.
Les huit rames retombиrent dans la mer, ne formant qu'un seul bruit, ne
frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur la surface de l'eau.
Au bout de cinq minutes on touchait а terre.
L'officier sauta sur le quai et offrit la main а Milady.
Une voiture attendait.
" Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady.
-- Oui, Madame, rйpondit l'officier.
-- L'hфtellerie est donc bien loin ?
-- A l'autre bout de la ville.
-- Allons " , dit Milady.
Et elle monta rйsolument dans la voiture.
L'officier veilla а ce que les paquets fussent soigneusement attachйs
derriиre la caisse, et cette opйration terminйe, prit sa place prиs de
Milady et referma la portiиre.
Aussitфt, sans qu'aucun ordre fыt donnй et sans qu'on eыt besoin de lui
indiquer sa destination, le cocher partit au galop et s'enfonзa dans les
rues de la ville.
Une rйception si йtrange devait кtre pour Milady une ample matiиre а
rйflexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne paraissait nullement
disposй а lier conversation, elle s'accouda dans un angle de la voiture et
passa les unes aprиs les autres en revue toutes les suppositions qui se
prйsentaient а son esprit.
Cependant, au bout d'un quart d'heure, йtonnйe de la longueur du
chemin, elle se pencha vers la portiиre pour voir oщ on la conduisait. On
n'apercevait plus de maisons ; des arbres apparaissaient dans les tйnиbres
comme de grands fantфmes noirs courant les uns aprиs les autres.
Milady frissonna.
" Mais nous ne sommes plus dans la ville, Monsieur " , dit-elle.
Le jeune officier garda le silence.
" Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas oщ vous me conduisez
; je vous en prйviens, Monsieur ! "
Cette menace n'obtint aucune rйponse.
" Oh ! c'est trop fort ! s'йcria Milady, au secours ! au secours ! "
Pas une voix ne rйpondit а la sienne, la voiture continua de rouler
avec rapiditй ; l'officier semblait une statue.
Milady regarda l'officier avec une de ces expressions terribles,
particuliиres а son visage et qui manquaient si rarement leur effet ; la
colиre faisait йtinceler ses yeux dans l'ombre.
Le jeune homme resta impassible.
Milady voulut ouvrir la portiиre et se prйcipiter.
" Prenez garde, Madame, dit froidement le jeune homme, vous vous tuerez
en sautant. "
Milady se rassit йcumante ; l'officier se pencha, la regarda а son tour
et parut surpris de voir cette figure, si belle naguиre, bouleversйe par la
rage et devenue presque hideuse. L'astucieuse crйature comprit qu'elle se
perdait en laissant voir ainsi dans son вme ; elle rassйrйna ses traits, et
d'une voix gйmissante :
" Au nom du Ciel, Monsieur ! dites-moi si c'est а vous, si c'est а
votre gouvernement, si c'est а un ennemi que je dois attribuer la violence
que l'on me fait ?
-- On ne vous fait aucune violence, Madame, et ce qui vous arrive est
le rйsultat d'une mesure toute simple que nous sommes forcйs de prendre avec
tous ceux qui dйbarquent en Angleterre.
-- Alors vous ne me connaissez pas, Monsieur ?
-- C'est la premiиre fois que j'ai l'honneur de vous voir.
-- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre moi ?
-- Aucun, je vous le jure. "
Il y avait tant de sйrйnitй, de sang-froid, de douceur mкme dans la
voix du jeune homme, que Milady fut rassurйe.
Enfin, aprиs une heure de marche а peu prиs, la voiture s'arrкta devant
une grille de fer qui fermait un chemin creux conduisant а un chвteau sйvиre
de forme, massif et isolй. Alors, comme les roues tournaient sur un sable
fin, Milady entendit un vaste mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de
la mer qui vient se briser sur une cфte escarpйe.
La voiture passa sous deux voыtes, et enfin s'arrкta dans une cour
sombre et carrйe ; presque aussitфt la portiиre de la voiture s'ouvrit, le
jeune homme sauta lйgиrement а terre et prйsenta sa main а Milady, qui
s'appuya dessus, et descendit а son tour avec assez de calme.
" Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en ramenant
ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux sourire, que je suis
prisonniиre ; mais ce ne sera pas pour longtemps, j'en suis sыre, ajouta-
t-elle, ma conscience et votre politesse, Monsieur, m'en sont garants. "
Si flatteur que fыt le compliment, l'officier ne rйpondit rien ; mais,