йcouteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sыr), tu es perdu.
"
" A ces mots, il me jeta un йcu, que je ramassai, et il prit mon
йchelle.
" Effectivement, aprиs avoir refermй la porte de la haie derriиre eux,
je fis semblant de rentrer а la maison ; mais j'en sortis aussitфt par la
porte de derriиre, et, me glissant dans l'ombre, je parvins jusqu'а cette
touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans кtre vu.
" Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit,
ils en tirиrent un petit homme, gros, court, grisonnant, mesquinement vкtu
de couleur sombre, lequel monta avec prйcaution а l'йchelle, regarda
sournoisement dans l'intйrieur de la chambre, redescendit а pas de loup et
murmura а voix basse :
" -- C'est elle ! "
" Aussitфt celui qui m'avait parlй s'approcha de la porte du pavillon,
l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ;
en mкme temps les deux autres hommes montиrent а l'йchelle. Le petit vieux
demeurait а la portiиre, le cocher maintenait les chevaux de la voiture, et
un laquais les chevaux de selle.
" Tout а coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme
accourut а la fenкtre et l'ouvrit comme pour se prйcipiter. Mais aussitфt
qu'elle aperзut les deux hommes, elle se rejeta en arriиre ; les deux hommes
s'йlancиrent aprиs elle dans la chambre.
" Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des meubles que
l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais bientфt ses cris
furent йtouffйs ; les trois hommes se rapprochиrent de la fenкtre, emportant
la femme dans leurs bras ; deux descendirent par l'йchelle et la
transportиrent dans la voiture, oщ le petit vieux entra aprиs elle. Celui
qui йtait restй dans le pavillon referma la croisйe, sortit un instant aprиs
par la porte et s'assura que la femme йtait bien dans la voiture : ses deux
compagnons l'attendaient dйjа а cheval, il sauta а son tour en selle ;, le
laquais reprit sa place prиs du cocher ; le carrosse s'йloigna au galop
escortй par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-lа,
je n'ai plus rien vu, rien entendu. "
D'Artagnan, йcrasй par une si terrible nouvelle, resta immobile et
muet, tandis que tous les dйmons de la colиre et de la jalousie hurlaient
dans son coeur.
" Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet
dйsespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent produit des cris et
des larmes ; allons, ne vous dйsolez pas, ils ne vous l'ont pas tuйe, voilа
l'essentiel. "
-- Savez-vous а peu prиs, dit d'Artagnan, quel est l'homme qui
conduisait cette infernale expйdition ?
-- Je ne le connais pas.
-- Mais puisqu'il vous a parlй, vous avez pu le voir.
-- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ?
-- Oui.
-- Un grand sec, basanй, moustaches noires, oeil noir, l'air d'un
gentilhomme.
-- C'est cela, s'йcria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui ! C'est
mon dйmon, а ce qu'il paraоt ! Et l'autre ?
-- Lequel ?
-- Le petit.
-- Oh ! celui-lа n'est pas un seigneur, j'en rйponds : d'ailleurs il ne
portait pas l'йpйe, et les autres le traitaient sans aucune considйration.
-- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah ! pauvre femme ! pauvre
femme ! qu'en ont-ils fait ?
-- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard.
-- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis
gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai donnй la
mienne. "
D'Artagnan reprit, l'вme navrйe, le chemin du bac. Tantфt il ne pouvait
croire que ce fыt Mme Bonacieux, et il espйrait le lendemain la retrouver au
Louvre ; tantфt il craignait qu'elle n'eыt eu une intrigue avec quelque
autre et qu'un jaloux ne l'eыt surprise et fait enlever. Il flottait, il se
dйsolait, il se dйsespйrait.
-- " Oh ! si j'avais lа mes amis ! s'йcriait-il, j'aurais au moins
quelque espйrance de la retrouver ; mais qui sait ce qu'ils sont devenus
eux- mкmes ! "
Il йtait minuit а peu prиs ; il s'agissait de retrouver Planchet.
D'Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il
aperзut un peu de lumiиre ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet.
Au sixiиme, il commenзa de rйflйchir que la recherche йtait un peu
hasardйe. D'Artagnan n'avait donnй rendez-vous а son laquais qu'а six heures
du matin, et quelque part qu'il fыt, il йtait dans son droit.
D'ailleurs, il vint au jeune homme cette idйe, qu'en restant aux
environs du lieu oщ l'йvйnement s'йtait passй, il obtiendrait peut-кtre
quelque йclaircissement sur cette mystйrieuse affaire. Au sixiиme cabaret,
comme nous l'avons dit, d'Artagnan s'arrкta donc, demanda une bouteille de
vin de premiиre qualitй, s'accouda dans l'angle le plus obscur et se dйcida
а attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espйrance fut trompйe,
et quoiqu'il йcoutвt de toutes ses oreilles, il n'entendit, au milieu des
jurons, des lazzi et des injures qu'йchangeaient entre eux les ouvriers, les
laquais et les rouliers qui composaient l'honorable sociйtй dont il faisait
partie, rien qui pыt le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevйe.
Force lui fut donc, aprиs avoir avalй sa bouteille par dйsoeuvrement et pour
ne pas йveiller des soupзons, de chercher dans son coin la posture la plus
satisfaisante possible et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait
vingt ans, on se le rappelle, et а cet вge le sommeil a des droits
imprescriptibles qu'il rйclame impйrieusement, mкme sur les coeurs les plus
dйsespйrйs.
Vers six heures du matin, d'Artagnan se rйveilla avec ce malaise qui
accompagne ordinairement le point du jour aprиs une mauvaise nuit. Sa
toilette n'йtait pas longue а faire ; il se tвta pour savoir si on n'avait
pas profitй de son sommeil pour le voler, et ayant retrouvй son diamant а
son doigt, sa bourse dans sa poche et ses pistolets а sa ceinture, il se
leva, paya sa bouteille et sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de
bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la
premiиre chose qu'il aperзut а travers le brouillard humide et grisвtre fut
l'honnкte Planchet qui, les deux chevaux en main, l'attendait а la porte
d'un petit cabaret borgne devant lequel d'Artagnan йtait passй sans mкme
soupзonner son existence.



    CHAPITRE XXV. PORTHOS





Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied а terre а
la porte de M. de Trйville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il
йtait dйcidй а lui raconter tout ce qui venait de se passer. Sans doute il
lui donnerait de bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de
Trйville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- кtre tirer
de Sa Majestй quelque renseignement sur la pauvre femme а qui l'on faisait
sans doute payer son dйvouement а sa maоtresse.
M. de Trйville йcouta le rйcit du jeune homme avec une gravitй qui
prouvait qu'il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu'une
intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achevй :
" Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue.
-- Mais, que faire ? dit d'Artagnan.
-- Rien, absolument rien, а cette heure, que quitter Paris, comme je
vous l'ai dit, le plus tфt possible. Je verrai la reine, je lui raconterai
les dйtails de la disparition de cette pauvre femme, qu'elle ignore sans
doute ; ces dйtails la guideront de son cфtй, et, а votre retour, peut-кtre
aurai-je quelque bonne nouvelle а vous dire. Reposez vous-en sur moi. "
D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Trйville n'avait pas
l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait, il tenait
plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le
passй et pour l'avenir, et le digne capitaine, qui de son cфtй йprouvait un
vif intйrкt pour ce jeune homme si brave et si rйsolu, lui serra
affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage.
Dйcidй а mettre les conseils de M. de Trйville en pratique а l'instant
mкme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller а la
confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M.
Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que
lui avait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caractиre sinistre de
son hфte revint alors а l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus
attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette pвleur
jaunвtre et maladive qui indique l'infiltration de la bile dans le sang et
qui pouvait d'ailleurs n'кtre qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua quelque
chose de sournoisement perfide dans l'habitude des rides de sa face. Un
fripon ne rit pas de la mкme faзon qu'un honnкte homme, un hypocrite ne
pleure pas les mкmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute faussetй est un
masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu
d'attention, а le distinguer du visage.
Il sembla donc а d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et mкme
que ce masque йtait des plus dйsagrйables а voir.
En consйquence il allait, vaincu par sa rйpugnance pour cet homme,
passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux
l'interpella.
" Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraоt que nous faisons de
grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble que vous
retournez tant soit peu les habitudes reзues, et que vous rentrez а l'heure
oщ les autres sortent.
-- On ne vous fera pas le mкme reproche, maоtre Bonacieux, dit le jeune
homme, et vous кtes le modиle des gens rangйs. Il est vrai que lorsque l'on
possиde une jeune et jolie femme, on n'a pas besoin de courir aprиs le
bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ; n'est- ce pas, Monsieur
Bonacieux ? "
Bonacieux devint pвle comme la mort et grimaзa un sourire.
" Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous кtes un plaisant compagnon. Mais oщ
diable avez-vous йtй courir cette nuit, mon jeune maоtre ? Il paraоt qu'il
ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. "
D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue ;
mais dans ce mouvement ses regards se portиrent en mкme temps sur les
souliers et les bas du mercier ; on eыt dit qu'on les avait trempйs dans le
mкme bourbier ; les uns et les autres йtaient maculйs de taches absolument
pareilles.
Alors une idйe subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit homme
gros, court, grisonnant, cette espиce de laquais vкtu d'un habit sombre,
traitй sans considйration par les gens d'йpйe qui composaient l'escorte,
c'йtait Bonacieux lui-mкme. Le mari avait prйsidй а l'enlиvement de sa
femme.
Il prit а d'Artagnan une terrible envie de sauter а la gorge du mercier
et de l'йtrangler ; mais, nous l'avons dit, c'йtait un garзon fort prudent,
et il se contint. Cependant la rйvolution qui s'йtait faite sur son visage
йtait si visible, que Bonacieux en fut effrayй et essaya de reculer d'un pas
; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui йtait
fermйe, et l'obstacle qu'il rencontra le forзa de se tenir а la mкme place.
" Ah за ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il
me semble que si mes bottes ont besoin d'un coup d'йponge, vos bas et vos
souliers rйclament aussi un coup de brosse. Est-ce que de votre cфtй vous
auriez couru la prйtantaine, maоtre Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait
point pardonnable а un homme de votre вge et qui, de plus, а une jeune et
jolie femme comme la vфtre.
-- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai йtй а Saint-Mandй
pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument
me passer, et comme les chemins йtaient mauvais, j'en ai rapportй toute
cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire disparaоtre. "
Le lieu que dйsignait Bonacieux comme celui qui avait йtй le but de sa
course fut une nouvelle preuve а l'appui des soupзons qu'avait conзus
d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mandй, parce que Saint-Mandй est le
point absolument opposй а Saint-Cloud.
Cette probabilitй lui fut une premiиre consolation. Si Bonacieux savait
oщ йtait sa femme, on pourrait toujours, en employant des moyens extrкmes,
forcer le mercier а desserrer les dents et а laisser йchapper son secret. Il
s'agissait seulement de changer cette probabilitй en certitude.
" Pardon, mon cher Monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans
faзon, dit d'Artagnan ; mais rien n'altиre comme de ne pas dormir, j'ai donc
une soif d'enragй ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous
le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. "
Et sans attendre la permission de son hфte, d'Artagnan entra vivement
dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'йtait pas
dйfait. Bonacieux ne s'йtait pas couchй. Il rentrait donc seulement il y
avait une heure ou deux ; il avait accompagnй sa femme jusqu'а l'endroit oщ
on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais.
" Merci, maоtre Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son verre, voilа
tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire
brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura fini, je vous l'enverrai
si vous voulez pour brosser vos souliers. "
Et il quitta le mercier tout йbahi de ce singulier adieu et se
demandant s'il ne s'йtait pas enferrй lui-mкme.
Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effarй.
" Ah ! Monsieur, s'йcria Planchet dиs qu'il eut aperзu son maоtre, en
voilа bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez.
-- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan.
-- Oh ! je vous le donne en cent, Monsieur, je vous le donne en mille
de deviner la visite que j'ai reзue pour vous en votre absence.
-- Quand cela ?
-- Il y a une demi-heure, tandis que vous йtiez chez M. de Trйville.
-- Et qui donc est venu ? Voyons, parle.
-- M. de Cavois.
-- M. de Cavois ?
-- En personne.
-- Le capitaine des gardes de Son Eminence ?
-- Lui-mкme.
-- Il venait m'arrкter ?
-- Je m'en suis doutй, Monsieur, et cela malgrй son air patelin.
-- Il avait l'air patelin, dis-tu ?
-- C'est-а-dire qu'il йtait tout miel, Monsieur.
-- Vraiment ?
-- Il venait, disait-il de la part de Son Eminence, qui vous voulait
beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
-- Et tu lui as rйpondu ?
-- Que la chose йtait impossible, attendu que vous йtiez hors de la
maison, comme il le pouvait voir.
-- Alors qu'a-t-il dit ?
-- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journйe ; puis
il a ajoutй tout bas : " Dis а ton maоtre que Son Eminence est parfaitement
disposйe pour lui, et que sa fortune dйpend peut-кtre de cette entrevue. "
-- Le piиge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le
jeune homme.
-- Aussi, je l'ai vu, le piиge, et j'ai rйpondu que vous seriez
dйsespйrй а votre retour.
" -- Oщ est-il allй ? a demandй M. de Cavois.
" -- A Troyes en Champagne, ai-je rйpondu.
" -- Et quand est-il parti ?
" -- Hier soir. "
-- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es vйritablement un
homme prйcieux.
-- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensй qu'il serait toujours temps, si
vous dйsirez voir M. de Cavois, de me dйmentir en disant que vous n'йtiez
point parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et
comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir.
-- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta rйputation d'homme
vйridique : dans un quart d'heure nous partons.
-- C'est le conseil que j'allais donner а Monsieur ; et oщ allons-nous,
sans кtre trop curieux ?
-- Pardieu ! du cфtй opposй а celui vers lequel tu as dit que j'йtais
allй. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de hвte d'avoir des nouvelles de
Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en ai, moi, de savoir ce que sont
devenus Athos, Porthos et Aramis ?
-- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ;
l'air de la province vaut mieux pour nous, а ce que je crois, en ce moment,
que l'air de Paris. Ainsi donc...
-- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, je m'en
vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se doute de rien. Tu
me rejoindras а l'hфtel des Gardes. A propos, Planchet, je crois que tu as
raison а l'endroit de notre hфte, et que c'est dйcidйment une affreuse
canaille.
-- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis
physionomiste, moi, allez ! "
D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait йtй convenue ;
puis, pour n'avoir rien а se reprocher, il se dirigea une derniиre fois vers
la demeure de ses trois amis : on n'avait reзu aucune nouvelle d'eux,
seulement une lettre toute parfumйe et d'une йcriture йlйgante et menue
йtait arrivйe pour Aramis. D'Artagnan s'en chargea. Dix minutes aprиs,
Planchet le rejoignait dans les йcuries de l'hфtel des Gardes. D'Artagnan,
pour qu'il n'y eыt pas de temps perdu, avait dйjа sellй son cheval lui-mкme.
" C'est bien, dit-il а Planchet, lorsque celui-ci eut joint le
portemanteau а l'йquipement ; maintenant selle les trois autres, et partons.
-- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux ?
demanda Planchet avec son air narquois.
-- Non, Monsieur le mauvais plaisant, rйpondit d'Artagnan, mais avec
nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous
les retrouvons vivants.
-- Ce qui serait une grande chance, rйpondit Planchet, mais enfin il ne
faut pas dйsespйrer de la misйricorde de Dieu.
-- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval.
Et tous deux sortirent de l'hфtel des Gardes, s'йloignиrent chacun par
un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barriиre de la Villette
et l'autre par la barriиre de Montmartre, pour se rejoindre au-delа de
Saint-Denis, manoeuvre stratйgique qui, ayant йtй exйcutйe avec une йgale
ponctualitй, fut couronnйe des plus heureux rйsultats. D'Artagnan et
Planchet entrиrent ensemble а Pierrefitte.
Planchet йtait plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit.
Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul instant ;
il n'avait oubliй aucun des incidents du premier voyage, et il tenait pour
ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la route. Il en rйsultait qu'il
avait sans cesse le chapeau а la main, ce qui lui valait de sйvиres
mercuriales de la part de d'Artagnan, qui craignait que, grвce а cet excиs
de politesse, on ne le prоt pour le valet d'un homme de peu.
Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent touchйs de
l'urbanitй de Planchet, soit que cette fois personne ne fыt apostй sur la
route du jeune homme, nos deux voyageurs arrivиrent а Chantilly sans
accident aucun et descendirent а l'hфtel du Grand Saint Martin , le mкme
dans lequel ils s'йtaient arrкtйs lors de leur premier voyage.
L'hфte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de deux chevaux
de main, s'avanзa respectueusement sur le seuil de la porte. Or, comme il
avait dйjа fait onze lieues, d'Artagnan jugea а propos de s'arrкter, que
Porthos fыt ou ne fыt pas dans l'hфtel. Puis peut-кtre n'йtait-il pas
prudent de s'informer du premier coup de ce qu'йtait devenu le mousquetaire.
Il rйsulta de ces rйflexions que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle
de qui que ce fыt, descendit, recommanda les chevaux а son laquais, entra
dans une petite chambre destinйe а recevoir ceux qui dйsiraient кtre seuls,
et demanda а son hфte une bouteille de son meilleur vin et un dйjeuner aussi
bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que
l'aubergiste avait prise de son voyageur а la premiиre vue.
Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une cйlйritй miraculeuse.
Le rйgiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du
royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant avec quatre chevaux
magnifiques, ne pouvait, malgrй la simplicitй de son uniforme, manquer de
faire sensation. L'hфte voulut le servir lui-mкme ; ce que voyant,
d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante :
" Ma foi, mon cher hфte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres,
je vous ai demandй de votre meilleur vin, et si vous m'avez trompй, vous
allez кtre puni par oщ vous avez pйchй, attendu que, comme je dйteste boire
seul, vous allez boire avec moi. Prenez donc ce verre, et buvons. A quoi
boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilitй ? Buvons а la
prospйritй de votre йtablissement !
-- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hфte, et je la remercie bien
sincиrement de son bon souhait.
-- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus d'йgoпsme
peut-кtre que vous ne le pensez dans mon toast : il n'y a que les
йtablissements qui prospиrent dans lesquels on soit bien reзu ; dans les
hфtels qui pйriclitent, tout va а la dйbandade, et le voyageur est victime
des embarras de son hфte ; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette
route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.
-- En effet, dit l'hфte, il me semble que ce n'est pas la premiиre fois
que j'ai l'honneur de voir Monsieur.
-- Bah ? je suis passй dix fois peut-кtre а Chantilly, et sur les dix
fois je me suis arrкtй au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y
йtais encore il y a dix ou douze jours а peu prиs ; je faisais la conduite а
des amis, а des mousquetaires, а telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de
dispute avec un йtranger, un inconnu, un homme qui lui a cherchй je ne sais
quelle querelle.
-- Ah ! oui vraiment ! dit l'hфte, et je me le rappelle parfaitement.
N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ?
-- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage.
-- Mon Dieu ! mon cher hфte, dites-moi, lui serait-il arrivй malheur ?
-- Mais Votre Seigneurie a dы remarquer qu'il n'a pas pu continuer sa
route.
-- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons
pas revu.
--Il nous a fait l'honneur de rester ici.
--Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ?
--Oui, Monsieur, dans cet hфtel ; nous sommes mкme bien inquiets.
--Et de quoi ?
--De certaines dйpenses qu'il a faites.
-- Eh bien, mais les dйpenses qu'il a faites, il les paiera.
-- Ah ! Monsieur, vous me mettez vйritablement du baume dans le sang !
Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore le chirurgien
nous dйclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'йtait а moi qu'il s'en
prendrait, attendu que c'йtait moi qui l'avais envoyй chercher.
-- Mais Porthos est donc blessй ?
-- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
-- Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cependant кtre
mieux informй que personne.
-- Oui, mais dans notre йtat nous ne disons pas tout ce que nous
savons, Monsieur, surtout quand on nous a prйvenus que nos oreilles
rйpondraient pour notre langue.
-- Eh bien, puis-je voir Porthos ?
-- Certainement, Monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et
frappez au numйro 1. Seulement, prйvenez que c'est vous.
-- Comment ! que je prйvienne que c'est moi ?
-- Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
-- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ?
-- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un
mouvement de colиre, vous passer son йpйe а travers le corps ou vous brыler
la cervelle.
-- Que lui avez-vous donc fait ?
-- Nous lui avons demandй de l'argent.
-- Ah ! diable, je comprends cela ; c'est une demande que Porthos
reзoit trиs mal quand il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il devait y
кtre.
-- C'est ce que nous avions pensй aussi, Monsieur ; comme la maison est
fort rйguliиre et que nous faisons nos comptes toutes les semaines, au bout
de huit jours nous lui avons prйsentй notre note ; mais il paraоt que nous
sommes tombйs dans un mauvais moment, car, au premier mot que nous avons
prononcй sur la chose, il nous a envoyйs а tous les diables ; il est vrai
qu'il avait jouй la veille.
-- Comment, il avait jouй la veille ! et avec qui ?
-- Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait et
auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
-- C'est cela, le malheureux aura tout perdu.
-- Jusqu'а son cheval, Monsieur, car lorsque l'йtranger a йtй pour
partir, nous nous sommes aperзus que son laquais sellait le cheval de M.
Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il nous a rйpondu
que nous nous mкlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval йtait
а lui. Nous avons aussitфt fait prйvenir M. Porthos de ce qui se passait,
mais il nous a fait dire que nous йtions des faquins de douter de la parole
d'un gentilhomme, et que, puisque celui-lа avait dit que le cheval йtait а
lui, il fallait bien que cela fыt.
-- Je le reconnais bien lа, murmura d'Artagnan.
-- Alors, continua l'hфte, je lui fis rйpondre que du moment oщ nous
paraissions destinйs а ne pas nous entendre а l'endroit du paiement,
j'espйrais qu'il aurait au moins la bontй d'accorder la faveur de sa
pratique а mon confrиre le maоtre de l'Aigle d'Or ; mais M. Porthos me
rйpondit que mon hфtel йtant le meilleur, il dйsirait y rester.
" Cette rйponse йtait trop flatteuse pour que j'insistasse sur son
dйpart. Je me bornai donc а le prier de me rendre sa chambre, qui est la
plus belle de l'hфtel, et de se contenter d'un joli petit cabinet au
troisiиme. Mais а ceci M. Porthos rйpondit que, comme il attendait d'un
moment а l'autre sa maоtresse, qui йtait une des plus grandes dames de la
cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me faisait l'honneur
d'habiter chez moi йtait encore bien mйdiocre pour une pareille personne.
" Cependant, tout en reconnaissant la vйritй de ce qu'il disait, je
crus devoir insister ; mais, sans mкme se donner la peine d'entrer en
discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de nuit et
dйclara qu'au premier mot qu'on lui dirait d'un dйmйnagement quelconque а
l'extйrieur ou а l'intйrieur, il brыlerait la cervelle а celui qui serait
assez imprudent pour se mкler d'une chose qui ne regardait que lui. Aussi,
depuis ce temps-lа, Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce
n'est son domestique.
-- Mousqueton est donc ici ?
-- Oui, Monsieur ; cinq jours aprиs son dйpart, il est revenu de fort
mauvaise humeur de son cфtй ; il paraоt que lui aussi a eu du dйsagrйment
dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son maоtre, ce qui
fait que pour son maоtre il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme
il pense qu'on pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont
il a besoin sans demander.
-- Le fait est, rйpondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarquй dans
Mousqueton un dйvouement et une intelligence trиs supйrieurs.
-- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement
quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un
dйvouement semblables, et je suis un homme ruinй.
-- Non, car Porthos vous paiera.
-- Hum ! fit l'hфtelier d'un ton de doute.
-- C'est le favori d'une trиs grande dame qui ne le laissera pas dans
l'embarras pour une misиre comme celle qu'il vous doit.
-- Si j'ose dire ce que je crois lа-dessus...
-- Ce que vous croyez ?
-- Je dirai plus : ce que je sais.
-- Ce que vous savez ?
-- Et mкme ce dont je suis sыr.
-- Et de quoi кtes-vous sыr, voyons ?
-- Je dirai que je connais cette grande dame.
-- Vous ?
-- Oui, moi.
-- Et comment la connaissez-vous ?
-- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier а votre discrйtion...
-- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas а vous repentir de
votre confiance.
-- Eh bien, Monsieur, vous concevez, l'inquiйtude fait faire bien des
choses.
-- Qu'avez-vous fait ?
-- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un crйancier.
-- Enfin ?
-- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous
recommandant de le jeter а la poste. Son domestique n'йtait pas encore
arrivй. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu'il
nous chargeвt de ses commissions.
-- Ensuite ?
-- Au lieu de mettre la lettre а la poste, ce qui n'est jamais bien
sыr, j'ai profitй de l'occasion de l'un de mes garзons qui allait а Paris,
et je lui ai ordonnй de la remettre а cette duchesse elle-mкme. C'йtait
remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommandй
cette lettre, n'est-ce pas ?
-- A peu prиs.
-- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ?
-- Non ; j'en ai entendu parler а Porthos, voilа tout.
-- Savez-vous ce que c'est que cette prйtendue duchesse ?
-- Je vous le rйpиte, je ne la connais pas.
-- C'est une vieille procureuse au Chвtelet, Monsieur, nommйe Mme
Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs
d'кtre jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui
demeure rue aux Ours.
-- Comment savez-vous cela ?
-- Parce qu'elle s'est mise dans une grande colиre en recevant la
lettre, disant que M. Porthos йtait un volage, et que c'йtait encore pour
quelque femme qu'il avait reзu ce coup d'йpйe.
-- Mais il a donc reзu un coup d'йpйe ?
-- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit lа ?
-- Vous avez dit que Porthos avait reзu un coup d'йpйe.
-- Oui ; mais il m'avait si fort dйfendu de le dire !
-- Pourquoi cela ?
-- Dame ! Monsieur, parce qu'il s'йtait vantй de perforer cet йtranger
avec lequel vous l'avez laissйe en dispute, et que c'est cet йtranger, au
contraire, qui, malgrй toutes ses rodomontades, l'a couchй sur le carreau.
Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, exceptй envers la duchesse,
qu'il avait cru intйresser en lui faisant le rйcit de son aventure, il ne
veut avouer а personne que c'est un coup d'йpйe qu'il a reзu.
-- Ainsi c'est donc un coup d'йpйe qui le retient dans son lit ?
-- Et un maоtre coup d'йpйe, je vous l'assure. Il faut que votre ami
ait l'вme chevillйe dans le corps.
-- Vous йtiez donc lа ?
-- Monsieur, je les avais suivis par curiositй, de sorte que j'ai vu le
combat sans que les combattants me vissent.
-- Et comment cela s'est-il passй ?
-- Oh ! la chose n'a pas йtй longue, je vous en rйponds. Ils se sont
mis en garde ; l'йtranger a fait une feinte et s'est fendu ; tout cela si
rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivй а la parade, il avait dйjа
trois pouces de fer dans la poitrine. Il est tombй en arriиre. L'йtranger
lui a mis aussitфt la pointe de son йpйe а la gorge ; et M. Porthos, se
voyant а la merci de son adversaire, s'est avouй vaincu. Sur quoi,
l'йtranger lui a demandй son nom, et apprenant qu'il s'appelait M. Porthos,
et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramenй а l'hфtel, est montй
а cheval et a disparu.
-- Ainsi c'est а M. d'Artagnan qu'en voulait cet йtranger ?
-- Il paraоt que oui.
-- Et savez-vous ce qu'il est devenu ?
-- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'а ce moment et nous ne l'avons
pas revu depuis.
-- Trиs bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites
que la chambre de Porthos est au premier, numйro I ?
-- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais
dйjа eu dix fois l'occasion de louer.
-- Bah ! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant ; Porthos vous
paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard.
-- Oh ! Monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lвchait les cordons
de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement rйpondu qu'elle
йtait lasse des exigences et des infidйlitйs de M. Porthos, et qu'elle ne
lui enverrait pas un denier.
-- Et avez-vous rendu cette rйponse а votre hфte ?
-- Nous nous en sommes bien gardйs : il aurait vu de quelle maniиre
nous avions fait la commission.
-- Si bien qu'il attend toujours son argent ?
-- Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a йcrit ; mais, cette fois,
c'est son domestique qui a mis la lettre а la poste.
-- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?.
-- Cinquante ans au moins, Monsieur, et pas belle du tout, а ce qu'a
dit Pathaud.
-- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs
Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.
-- Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine de pistoles dйjа, sans
compter le mйdecin. Oh ! il ne se refuse rien, allez ! on voit qu'il est
habituй а bien vivre.
-- Eh bien, si sa maоtresse l'abandonne, il trouvera des amis, je vous
le certifie. Ainsi, mon cher hфte, n'ayez aucune inquiйtude, et continuez
d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son йtat.
-- Monsieur m'a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne pas
dire un mot de la blessure.
-- C'est chose convenue ; vous avez ma parole.
-- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous !
-- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. "
En disant ces mots, d'Artagnan monta l'escalier, laissant son hфte un
peu plus rassurй а l'endroit de deux choses auxquelles il paraissait
beaucoup tenir : sa crйance et sa vie.
Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor йtait
tracй, а l'encre noire, un numйro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup,
et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intйrieur, il entra.
Porthos йtait couchй, et faisait une partie de lansquenet avec
Mousqueton, pour s'entretenir la main, tandis qu'une broche chargйe de
perdrix tournait devant le feu, et qu'а chaque coin d'une grande cheminйe
bouillaient sur deux rйchauds deux casseroles, d'oщ s'exhalait une double
odeur de gibelotte et de matelote qui rйjouissait l'odorat. En outre, le
haut d'un secrйtaire et le marbre d'une commode йtaient couverts de
bouteilles vides.
A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton,
se levant respectueusement, lui cйda la place et s'en alla donner un coup
d'oeil aux deux casseroles, dont il paraissait avoir l'inspection
particuliиre.
" Ah ! pardieu ! c'est vous, dit Porthos а d'Artagnan, soyez le
bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous. Mais,
ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine inquiйtude, vous savez
ce qui m'est arrivй ?
-- Non.
-- L'hфte ne vous a rien dit ?
-- J'ai demandй aprиs vous, et je suis montй tout droit. "
-- Porthos parut respirer plus librement.
" Et que vous est-il donc arrivй, mon cher Porthos ? continua
d'Artagnan.
-- Il m'est arrivй qu'en me fendant sur mon adversaire, а qui j'avais
dйjа allongй trois coups d'йpйe, et avec lequel je voulais en finir d'un
quatriиme, mon pied a portй sur une pierre, et je me suis foulй le genou.
-- Vraiment ?
-- D'honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne l'aurais laissй
que mort sur la place, je vous en rйponds.
-- Et qu'est-il devenu ?
-- Oh ! je n'en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans
demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan, que vous est-il arrivй
?
-- De sorte, continua d'Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos,
vous retient au lit ?
-- Ah ! mon Dieu, oui, voilа tout ; du reste, dans quelques jours je
serai sur pied.
-- Pourquoi alors ne vous кtes-vous pas fait transporter а Paris ? Vous
devez vous ennuyer cruellement ici.
-- C'йtait mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que je vous
avoue une chose.
-- Laquelle ?
-- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites,
et que j'avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m'aviez
distribuйes, j'ai, pour me distraire, fait monter prиs de moi un gentilhomme
qui йtait de passage, et auquel j'ai proposй de faire une partie de dйs. Il
a acceptй, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passйes de ma poche
dans la sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore emportй par-dessus
le marchй. Mais vous, mon cher d'Artagnan ?
-- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas кtre privilйgiй de
toutes faзons, dit d'Artagnan ; vous savez le proverbe : " Malheureux au
jeu, heureux en amour. " Vous кtes trop heureux en amour pour que le jeu ne
se venge pas ; mais que vous importent, а vous, les revers de la fortune !
n'avez-vous pas, heureux coquin que vous кtes, n'avez-vous pas votre
duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ?
-- Eh bien, voyez, mon cher d'Artagnan, comme je joue de guignon,
rйpondit Porthos de l'air le plus dйgagй du monde ! je lui ai йcrit de
m'envoyer quelque cinquante louis dont j'avais absolument besoin, vu la
position oщ je me trouvais...
-- Eh bien ?
-- Eh bien, il faut qu'elle soit dans ses terres, car elle ne m'a pas
rйpondu.
-- Vraiment ?
-- Non. Aussi je lui ai adressй hier une seconde йpоtre plus pressante
encore que la premiиre ; mais vous voilа, mon trиs cher, parlons de vous. Je
commenзais, je vous l'avoue, а кtre dans une certaine inquiйtude sur votre
compte.
-- Mais votre hфte se conduit bien envers vous, а ce qu'il paraоt, mon
cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant au malade les casseroles pleines et
les bouteilles vides.
-- Couci-couci ! rйpondit Porthos. Il y a dйjа trois ou quatre jours
que l'impertinent m'a montй son compte, et que je les ai mis а la porte, son
compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une faзon de vainqueur, comme
une maniиre de conquйrant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d'кtre
forcй dans la position, je suis armй jusqu'aux dents.
-- Cependant, dit en riant d'Artagnan, il me semble que de temps en
temps vous faites des sorties. "
Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.
" Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette misйrable foulure
me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte des
vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu'il nous arrive
du renfort, il nous faudra un supplйment de victuailles.
-- Mousqueton, dit d'Artagnan, il faudra que vous me rendiez un
service.
-- Lequel, Monsieur ?
-- C'est de donner votre recette а Planchet ; je pourrais me trouver
assiйgй а mon tour, et je ne serais pas fвchй qu'il me fоt jouir des mкmes
avantages dont vous gratifiez votre maоtre.
-- Eh ! mon Dieu ! Monsieur, dit Mousqueton d'un air modeste, rien de
plus facile. Il s'agit d'кtre adroit, voilа tout. J'ai йtй йlevй а la
campagne, et mon pиre, dans ses moments perdus, йtait quelque peu
braconnier.
-- Et le reste du temps, que faisait-il ?
-- Monsieur, il pratiquait une industrie que j'ai toujours trouvйe
assez heureuse.
-- Laquelle ?
-- Comme c'йtait au temps des guerres des catholiques et des huguenots,
et qu'il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et les huguenots
exterminer les catholiques, le tout au nom de la religion, il s'йtait fait
une croyance mixte, ce qui lui permettait d'кtre tantфt catholique, tantфt
huguenot. Or il se promenait habituellement, son escopette sur l'йpaule,
derriиre les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un
catholique seul, la religion protestante l'emportait aussitфt dans son
esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur ; puis,
lorsqu'il йtait а dix pas de lui, il entamait un dialogue qui finissait
presque toujours par l'abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour
sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se
sentait pris d'un zиle catholique si ardent, qu'il ne comprenait pas
comment, un quart d'heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la
supйrioritй de notre sainte religion. Car, moi, Monsieur, je suis
catholique, mon pиre, fidиle а ses principes, ayant fait mon frиre aоnй
huguenot.
-- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan.
-- Oh ! de la faзon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour, il s'йtait
trouvй pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique а qui il
avait dйjа eu affaire, et qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu'ils se
rйunirent contre lui et le pendirent а un arbre ; puis ils vinrent se vanter
de la belle йquipйe qu'ils avaient faite dans le cabaret du premier village,
oщ nous йtions а boire, mon frиre et moi.
-- Et que fоtes-vous ? dit d'Artagnan.
-- Nous les laissвmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en sortant
de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposйe, mon frиre alla
s'embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur celui du protestant.
Deux heures aprиs, tout йtait fini, nous leur avions fait а chacun son
affaire, tout en admirant la prйvoyance de notre pauvre pиre qui avait pris
la prйcaution de nous йlever chacun dans une religion diffйrente.
-- En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre pиre me paraоt
avoir йtй un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que, dans ses
moments perdus, le brave homme йtait braconnier ?
-- Oui, Monsieur, et c'est lui qui m'a appris а nouer un collet et а
placer une ligne de fond. Il en rйsulte que lorsque j'ai vu que notre gredin
d'hфte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes pour des manants,
et qui n'allaient point а deux estomacs aussi dйbilitйs que les nфtres, je
me suis remis quelque peu а mon ancien mйtier. Tout en me promenant dans le
bois de M. le Prince, j'ai tendu des collets dans les passйes ; tout en me
couchant au bord des piиces d'eau de Son Altesse, j'ai glissй des lignes
dans les йtangs. De sorte que maintenant, grвce а Dieu, nous ne manquons
pas, comme Monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et
d'anguilles, tous aliments lйgers et sains, convenables pour des malades.
-- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre hфte ?
-- C'est-а-dire, oui et non.
-- Comment, oui et non ?
-- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur.
-- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses
instructives.
-- Voici, Monsieur. Le hasard a fait que j'ai rencontrй dans mes
pйrйgrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le
Nouveau Monde.
-- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles qui
sont sur ce secrйtaire et sur cette commode ?
-- Patience, Monsieur, chaque chose viendra а son tour.
-- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte а vous, et j'йcoute.
-- Cet Espagnol avait а son service un laquais qui l'avait accompagnй
dans son voyage au Mexique. Ce laquais йtait mon compatriote, de sorte que
nous nous liвmes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de grands
rapports de caractиre. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de
sorte qu'il me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels
du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples noeuds coulants
qu'ils jettent au cou de ces terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas
croire qu'on pыt en arriver а ce degrй d'adresse, de jeter а vingt ou trente
pas l'extrйmitй d'une corde oщ l'on veut ; mais devant la preuve il fallait
bien reconnaоtre la vйritй du rйcit. Mon ami plaзait une bouteille а trente
pas, et а chaque coup il lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me
livrai а cet exercice, et comme la nature m'a douй de quelques facultйs,
aujourd'hui je jette le lasso aussi bien qu'aucun homme du monde. Eh bien,
comprenez-vous ? Notre hфte a une cave trиs bien garnie, mais dont la clef