" Et maintenant, dit Athos, а moins que M. le cardinal n'ait
l'ingйnieuse idйe de faire ouvrir le ventre а Grimaud, je crois que nous
pouvons кtre а peu prиs tranquilles. "
Pendant ce temps, Son Eminence continuait sa promenade mйlancolique en
murmurant entre ses moustaches :
" Dйcidйment, il faut que ces quatre hommes soient а moi. "


    CHAPITRE LII. PREMIERE JOURNEE DE CAPTIVITE



Revenons а Milady, qu'un regard jetй sur les cфtes de France nous a
fait perdre de vue un instant.
Nous la retrouverons dans la position dйsespйrйe oщ nous l'avons
laissйe, se creusant un abоme de sombres rйflexions, sombre enfer а la porte
duquel elle a presque laissй l'espйrance : car pour la premiиre fois elle
doute, pour la premiиre fois elle craint.
Dans deux occasions sa fortune lui a manquй, dans deux occasions elle
s'est vue dйcouverte et trahie, et dans ces deux occasions, c'est contre le
gйnie fatal envoyй sans doute par le Seigneur pour la combattre qu'elle a
йchouй : d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette invincible puissance du mal.
Il l'a abusйe dans son amour, humiliйe dans son orgueil, trompйe dans
son ambition, et maintenant voilа qu'il la perd dans sa fortune, qu'il
l'atteint dans sa libertй, qu'il la menace mкme dans sa vie. Bien plus, il a
levй un coin de son masque, cette йgide dont elle se couvre et qui la rend
si forte.
D'Artagnan a dйtournй de Buckingham, qu'elle hait, comme elle hait tout
ce qu'elle a aimй, la tempкte dont le menaзait Richelieu dans la personne de
la reine. D'Artagnan s'est fait passer pour de Wardes, pour lequel elle
avait une de ces fantaisies de tigresse, indomptables comme en ont les
femmes de ce caractиre. D'Artagnan connaоt ce terrible secret qu'elle a jurй
que nul ne connaоtrait sans mourir. Enfin, au moment oщ elle vient d'obtenir
un blanc-seing а l'aide duquel elle va se venger de son ennemi, le
blanc-seing lui est arrachй des mains, et c'est d'Artagnan qui la tient
prisonniиre et qui va l'envoyer dans quelque immonde Botany Bay, dans
quelque Tyburn infвme de l'ocйan Indien.
Car tout cela lui vient de d'Artagnan sans doute ; de qui viendraient
tant de hontes amassйes sur sa tкte sinon de lui ? Lui seul a pu transmettre
а Lord de Winter tous ces affreux secrets, qu'il a dйcouverts les uns aprиs
les autres par une sorte de fatalitй. Il connaоt son beau-frиre, il lui aura
йcrit.
Que de haine elle distille ! Lа, immobile, et les yeux ardents et fixes
dans son appartement dйsert, comme les йclats de ses rugissements sourds,
qui parfois s'йchappent avec sa respiration du fond de sa poitrine,
accompagnent bien le bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et vient se
briser, comme un dйsespoir йternel et impuissant, contre les rochers sur
lesquels est bвti ce chвteau sombre et orgueilleux ! Comme, а la lueur des
йclairs que sa colиre orageuse fait briller dans son esprit, elle conзoit
contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et surtout contre d'Artagnan, de
magnifiques projets de vengeance, perdus dans les lointains de l'avenir !
Oui, mais pour se venger il faut кtre libre, et pour кtre libre, quand
on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un
plancher ; toutes entreprises que peut mener а bout un homme patient et fort
mais devant lesquelles doivent йchouer les irritations fйbriles d'une femme.
D'ailleurs, pour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des
annйes, et elle... elle a dix ou douze jours, а ce que lui a dit Lord de
Winter, son fraternel et terrible geфlier.
Et cependant, si elle йtait un homme, elle tenterait tout cela, et
peut- кtre rйussirait-elle : pourquoi donc le Ciel s'est-il ainsi trompй, en
mettant cette вme virile dans ce corps frкle et dйlicat !
Aussi les premiers moments de la captivitй ont йtй terribles : quelques
convulsions de rage qu'elle n'a pu vaincre ont payй sa dette de faiblesse
fйminine а la nature. Mais peu а peu elle a surmontй les йclats de sa folle
colиre, les frйmissements nerveux qui ont agitй son corps ont disparu, et
maintenant elle s'est repliйe sur elle-mкme comme un serpent fatiguй qui se
repose.
" Allons, allons ; j'йtais folle de m'emporter ainsi, dit-elle en
plongeant dans la glace, qui reflиte dans ses yeux son regard brыlant, par
lequel elle semble s'interroger elle-mкme. Pas de violence, la violence est
une preuve de faiblesse. D'abord je n'ai jamais rйussi par ce moyen : peut-
кtre, si j'usais de ma force contre des femmes, aurais-je chance de les
trouver plus faibles encore que moi, et par consйquent de les vaincre ; mais
c'est contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu'une femme pour eux.
Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse. "
Alors, comme pour se rendre compte а elle-mкme des changements qu'elle
pouvait imposer а sa physionomie si expressive et si mobile, elle lui fit
prendre а la fois toutes les expressions, depuis celle de la colиre qui
crispait ses traits, jusqu'а celle du plus doux, du plus affectueux et du
plus sйduisant sourire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses
mains savantes les ondulations qu'elle crut pouvoir aider aux charmes de son
visage. Enfin elle murmura, satisfaite d'elle-mкme :
" Allons, rien n'est perdu. Je suis toujours belle. "
Il йtait huit heures du soir а peu prиs. Milady aperзut un lit ; elle
pensa qu'un repos de quelques heures rafraоchirait non seulement sa tкte et
ses idйes, mais encore son teint. Cependant, avant de se coucher, une idйe
meilleure lui vint. Elle avait entendu parler de souper. Dйjа elle йtait
depuis une heure dans cette chambre, on ne pouvait tarder а lui apporter son
repas. La prisonniиre ne voulut pas perdre de temps, et elle rйsolut de
faire, dиs cette mкme soirйe, quelque tentative pour sonder le terrain, en
йtudiant le caractиre des gens auxquels sa garde йtait confiйe.
Une lumiиre apparut sous la porte ; cette lumiиre annonзait le retour
de ses geфliers. Milady, qui s'йtait levйe, se rejeta vivement sur son
fauteuil, la tкte renversйe en arriиre, ses beaux cheveux dйnouйs et йpars,
sa gorge demi-nue sous ses dentelles froissйes, une main sur son coeur et
l'autre pendante.
On ouvrit les verrous, la porte grinзa sur ses gonds, des pas
retentirent dans la chambre et s'approchиrent.
" Posez lа cette table " , dit une voix que la prisonniиre reconnut
pour celle de Felton.
L'ordre fut exйcutй.
" Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle " ,
continua Felton.
Ce double ordre que donna aux mкmes individus le jeune lieutenant
prouva а Milady que ses serviteurs йtaient les mкmes hommes que ses
gardiens, c'est-а-dire des soldats.
Les ordres de Felton йtaient, au reste, exйcutйs avec une silencieuse
rapiditй qui donnait une bonne idйe de l'йtat florissant dans lequel il
maintenait la discipline.
Enfin, Felton, qui n'avait pas encore regardй Milady, se retourna vers
elle.
" Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c'est bien : а son rйveil elle soupera.
"
Et il fit quelques pas pour sortir.
" Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins stoпque que son chef, et
qui s'йtait approchй de Milady, cette femme ne dort pas.
-- Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc, alors ?
-- Elle est йvanouie ; son visage est trиs pвle, et j'ai beau йcouter,
je n'entends pas sa respiration.
-- Vous avez raison, dit Felton aprиs avoir regardй Milady de la place
oщ il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez prйvenir Lord de
Winter que sa prisonniиre est йvanouie, car je ne sais que faire, le cas
n'ayant pas йtй prйvu. "
Le soldat sortit pour obйir aux ordres de son officier ; Felton s'assit
sur un fauteuil qui se trouvait par hasard prиs de la porte et attendit sans
dire une parole, sans faire un geste. Milady possйdait ce grand art, tant
йtudiй par les femmes, de voir а travers ses longs cils sans avoir l'air
d'ouvrir les paupiиres : elle aperзut Felton qui lui tournait le dos, elle
continua de le regarder pendant dix minutes а peu prиs, et pendant ces dix
minutes, l'impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.
Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par sa
prйsence, une nouvelle force а son geфlier : sa premiиre йpreuve йtait
perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur ses ressources ; en
consйquence elle leva la tкte, ouvrit les yeux et soupira faiblement.
A ce soupir, Felton se retourna enfin.
" Ah ! vous voici rйveillйe, Madame ! dit-il, je n'ai donc plus affaire
ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous appellerez.
-- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j'ai souffert ! " murmura Milady avec
cette voix harmonieuse qui, pareille а celle des enchanteresses antiques,
charmait tous ceux qu'elle voulait perdre.
Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position plus
gracieuse et plus abandonnйe encore que celle qu'elle avait lorsqu'elle
йtait couchйe.
Felton se leva.
" Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il : le
matin а neuf heures, dans la journйe а une heure, et le soir а huit heures.
Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer vos heures au lieu de
celles que je vous propose, et, sur ce point, on se conformera а vos dйsirs.
-- Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et triste
chambre ? demanda Milady.
-- Une femme des environs a йtй prйvenue, elle sera demain au chвteau,
et viendra toutes les fois que vous dйsirerez sa prйsence.
-- Je vous rends grвce, Monsieur " , rйpondit humblement la
prisonniиre.
Felton fit un lйger salut et se dirigea vers la porte. Au moment oщ il
allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans le corridor, suivi du
soldat qui йtait allй lui porter la nouvelle de l'йvanouissement de Milady.
Il tenait а la main un flacon de sels. " Eh bien ! qu'est-ce ? et que se
passe-t-il donc ici ? dit-il d'une voix railleuse en voyant sa prisonniиre
debout et Felton prкt а sortir. Cette morte est-elle donc dйjа ressuscitйe ?
Pardieu, Felton, mon enfant, tu n'as donc pas vu qu'on te prenait pour un
novice et qu'on te jouait le premier acte d'une comйdie dont nous aurons
sans doute le plaisir de suivre tous les dйveloppements ?
-- Je l'ai bien pensй, Milord, dit Felton ; mais, enfin, comme la
prisonniиre est femme, aprиs tout, j'ai voulu avoir les йgards que tout
homme bien nй doit а une femme, sinon pour elle, du moins pour lui- mкme. "
Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton passaient
comme une glace par toutes ses veines.
" Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment йtalйs,
cette peau blanche et ce langoureux regard ne t'ont pas encore sйduit, coeur
de pierre ?
-- Non, Milord, rйpondit l'impassible jeune homme, et croyez-moi bien,
il faut plus que des manиges et des coquetteries de femme pour me corrompre.
-- En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercher autre
chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a l'imagination fйconde
et le second acte de la comйdie ne tardera pas а suivre le premier. "
Et а ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de Felton et
l'emmena en riant.
" Oh ! je trouverai bien ce qu'il te faut, murmura Milady entre ses
dents ; sois tranquille, pauvre moine manquй, pauvre soldat converti qui
t'es taillй ton uniforme dans un froc. "
" A propos, reprit de Winter en s'arrкtant sur le seuil de la porte, il
ne faut pas, Milady, que cet йchec vous фte l'appйtit. Tвtez de ce poulet et
de ces poissons que je n'ai pas fait empoisonner, sur l'honneur. Je
m'accommode assez de mon cuisinier, et comme il ne doit pas hйriter de moi,
j'ai en lui pleine et entiиre confiance. Faites comme moi. Adieu, chиre
soeur ! а votre prochain йvanouissement. "
C'йtait tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains se crispиrent
sur son fauteuil, ses dents grincиrent sourdement, ses yeux suivirent le
mouvement de la porte qui se fermait derriиre Lord de Winter et Felton ; et,
lorsqu'elle se vit seule, une nouvelle crise de dйsespoir la prit ; elle
jeta les yeux sur la table, vit briller un couteau, s'йlanзa et le saisit ;
mais son dйsappointement fut cruel : la lame en йtait ronde et d'argent
flexible.
Un йclat de rire retentit derriиre la porte mal fermйe, et la porte se
rouvrit.
" Ah ! ah ! s'йcria Lord de Winter ; ah ! ah ! vois-tu bien, mon brave
Felton, vois-tu ce que je t'avais dit : ce couteau, c'йtait pour toi ; mon
enfant, elle t'aurait tuй ; vois-tu, c'est un de ses travers, de se
dйbarrasser ainsi, d'une faзon ou de l'autre, des gens qui la gкnent. Si je
t'eusse йcoutй, le couteau eыt йtй pointu et d'acier : alors plus de Felton,
elle t'aurait йgorgй et, aprиs toi, tout le monde. Vois donc, John, comme
elle sait bien tenir son couteau. "
En effet, Milady tenait encore l'arme offensive dans sa main crispйe,
mais ces derniers mots, cette suprкme insulte, dйtendirent ses mains, ses
forces et jusqu'а sa volontй.
Le couteau tomba par terre.
" Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de profond dйgoыt
qui retentit jusqu'au fond du coeur de Milady, vous avez raison et c'est moi
qui avais tort. "
Et tous deux sortirent de nouveau.
Mais cette fois, Milady prкta une oreille plus attentive que la
premiиre fois, et elle entendit leurs pas s'йloigner et s'йteindre dans le
fond du corridor.
" Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilа au pouvoir de gens sur
lesquels je n'aurai pas plus de prise que sur des statues de bronze ou de
granit ; ils me savent par coeur et sont cuirassйs contre toutes mes armes.
" Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l'ont dйcidй.
"
En effet, comme l'indiquait cette derniиre rйflexion, ce retour
instinctif а l'espйrance, dans cette вme profonde la crainte et les
sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady se mit а table,
mangea de plusieurs mets, but un peu de vin d'Espagne, et sentit revenir
toute sa rйsolution.
Avant de se coucher elle avait dйjа commentй, analysй, retournй sur
toutes leurs faces, examinй sous tous les points, les paroles, les pas, les
gestes, les signes et jusqu'au silence de ses geфliers, et de cette йtude
profonde, habile et savante, il йtait rйsultй que Felton йtait, а tout
prendre, le plus vulnйrable de ses deux persйcuteurs.
Un mot surtout revenait а l'esprit de la prisonniиre :
" Si je t'eusse йcoutй " , avait dit Lord de Winter а Felton.
Donc Felton avait parlй en sa faveur, puisque Lord de Winter n'avait
pas voulu йcouter Felton.
" Faible ou forte, rйpйtait Milady, cet homme a donc une lueur de pitiй
dans son вme ; de cette lueur je ferai un incendie qui le dйvorera.
" Quant а l'autre, il me connaоt, il me craint et sait ce qu'il a а
attendre de moi si jamais je m'йchappe de ses mains, il est donc inutile de
rien tenter sur lui. Mais Felton, c'est autre chose ; c'est un jeune homme
naпf, pur et qui semble vertueux ; celui-lа, il y a moyen de le perdre. "
Et Milady se coucha et s'endormit le sourire sur les lиvres ; quelqu'un
qui l'eыt vue dormant eыt dit une jeune fille rкvant а la couronne de fleurs
qu'elle devait mettre sur son front а la prochaine fкte.


    CHAPITRE LIII. DEUXIEME JOURNEE DE CAPTIVITE



Milady rкvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan, qu'elle assistait а son
supplice, et c'йtait la vue de son sang odieux, coulant sous la hache du
bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur les lиvres.
Elle dormait comme dort un prisonnier bercй par sa premiиre espйrance.
Le lendemain, lorsqu'on entra dans sa chambre, elle йtait encore au
lit. Felton йtait dans le corridor : il amenait la femme dont il avait parlй
la veille, et qui venait d'arriver ; cette femme entra et s'approcha du lit
de Milady en lui offrant ses services.
Milady йtait habituellement pвle ; son teint pouvait donc tromper une
personne qui la voyait pour la premiиre fois.
" J'ai la fiиvre, dit-elle ; je n'ai pas dormi un seul instant pendant
toute cette longue nuit, je souffre horriblement : serez-vous plus humaine
qu'on ne l'a йtй hier avec moi ? Tout ce que je demande, au reste, c'est la
permission de rester couchйe.
-- Voulez-vous qu'on appelle un mйdecin ? " dit la femme.
Felton йcoutait ce dialogue sans dire une parole.
Milady rйflйchissait que plus on l'entourerait de monde, plus elle
aurait de monde а apitoyer, et plus la surveillance de Lord de Winter
redoublerait ; d'ailleurs le mйdecin pourrait dйclarer que la maladie йtait
feinte, et Milady, aprиs avoir perdu la premiиre partie, ne voulait pas
perdre la seconde.
" Aller chercher un mйdecin, dit-elle, а quoi bon ? ces Messieurs ont
dйclarй hier que mon mal йtait une comйdie, il en serait sans doute de mкme
aujourd'hui ; car depuis hier soir, on a eu le temps de prйvenir le docteur.
-- Alors, dit Felton impatientй, dites vous-mкme, Madame, quel
traitement vous voulez suivre.
-- Eh ! le sais-je, moi ? mon Dieu ! je sens que je souffre, voilа
tout, que l'on me donne ce que l'on voudra, peu m'importe.
-- Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatiguй de ces plaintes
йternelles.
-- Oh ! non, non ! s'йcria Milady, non, Monsieur, ne l'appelez pas, je
vous en conjure, je suis bien, je n'ai besoin de rien, ne l'appelez pas. "
Elle mit une vйhйmence si prodigieuse, une йloquence si entraоnante
dans cette exclamation, que Felton, entraоnй, fit quelques pas dans la
chambre.
" Il est йmu " , pensa Milady.
" Cependant, Madame, dit Felton, si vous souffrez rйellement , on
enverra chercher un mйdecin, et si vous nous trompez, Eh bien, ce sera tant
pis pour vous, mais du moins, de notre cфtй, nous n'aurons rien а nous
reprocher. "
Milady ne rйpondit point ; mais renversant sa belle tкte sur son
oreiller, elle fondit en larmes et йclata en sanglots.
Felton la regarda un instant avec son impassibilitй ordinaire ; puis
voyant que la crise menaзait de se prolonger, il sortit ; la femme le
suivit. Lord de Winter ne parut pas.
" Je crois que je commence а voir clair " , murmura Milady avec une
joie sauvage, en s'ensevelissant sous les draps pour cacher а tous ceux qui
pourraient l'йpier cet йlan de satisfaction intйrieure.
Deux heures s'йcoulиrent.
" Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle : levons-nous
et obtenons quelque succиs dиs aujourd'hui ; je n'ai que dix jours, et ce
soir il y en aura deux d'йcoulйs. "
En entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui avait apportй
son dйjeuner ; or elle avait pensй qu'on ne tarderait pas а venir enlever la
table, et qu'en ce moment elle reverrait Felton.
Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire attention si
Milady avait ou non touchй au repas, fit un signe pour qu'on emportвt hors
de la chambre la table, que l'on apportait ordinairement toute servie.
Felton resta le dernier, il tenait un livre а la main.
Milady, couchйe dans un fauteuil prиs de la cheminйe, belle, pвle et
rйsignйe, ressemblait а une vierge sainte attendant le martyre.
Felton s'approcha d'elle et dit :
" Lord de Winter, qui est catholique comme vous, Madame, a pensй que la
privation des rites et des cйrйmonies de votre religion peut vous кtre
pйnible : il consent donc а ce que vous lisiez chaque jour l'ordinaire de
votre messe , et voici un livre qui en contient le rituel. "
A l'air dont Felton dйposa ce livre sur la petite table prиs de
laquelle йtait Milady, au ton dont il prononзa ces deux mots votre messe ,
au sourire dйdaigneux dont il les accompagna, Milady leva la tкte et regarda
plus attentivement l'officier.
Alors, а cette coiffure sйvиre, а ce costume d'une simplicitй exagйrйe,
а ce front poli comme le marbre, mais dur et impйnйtrable comme lui, elle
reconnut un de ces sombres puritains qu'elle avait rencontrйs si souvent
tant а la cour du roi Jacques qu'а celle du roi de France, oщ, malgrй le
souvenir de la Saint-Barthйlйmy, ils venaient parfois chercher un refuge.
Elle eut donc une de ces inspirations subites comme les gens de gйnie
seuls en reзoivent dans les grandes crises, dans les moments suprкmes qui
doivent dйcider de leur fortune ou de leur vie.
Ces deux mots, votre messe , et un simple coup d'oeil jetй sur Felton,
lui avaient en effet rйvйlй toute l'importance de la rйponse qu'elle allait
faire.
Mais avec cette rapiditй d'intelligence qui lui йtait particuliиre,
cette rйponse toute formulйe se prйsenta sur ses lиvres :
" Moi ! dit-elle avec un accent de dйdain montй а l'unisson de celui
qu'elle avait remarquй dans la voix du jeune officier, moi, Monsieur, ma
messe ! Lord de Winter, le catholique corrompu, sait bien que je ne suis pas
de sa religion, et c'est un piиge qu'il veut me tendre !
-- Et de quelle religion кtes-vous donc, Madame ? demanda Felton avec
un йtonnement que, malgrй son empire sur lui-mкme, il ne put cacher
entiиrement.
-- Je le dirai, s'йcria Milady avec une exaltation feinte, le jour oщ
j'aurai assez souffert pour ma foi. "
Le regard de Felton dйcouvrit а Milady toute l'йtendue de l'espace
qu'elle venait de s'ouvrir par cette seule parole.
Cependant le jeune officier demeura muet et immobile, son regard seul
avait parlй.
" Je suis aux mains de mes ennemis, continua-t-elle avec ce ton
d'enthousiasme qu'elle savait familier aux puritains ; Eh bien, que mon Dieu
me sauve ou que je pйrisse pour mon Dieu ! voilа la rйponse que je vous prie
de faire а Lord de Winter. Et quant а ce livre, ajouta-t-elle en montrant le
rituel du bout du doigt, mais sans le toucher, comme si elle eыt dы кtre
souillйe par cet attouchement, vous pouvez le remporter et vous en servir
pour vous-mкme, car sans doute vous кtes doublement complice de Lord de
Winter, complice dans sa persйcution, complice dans son hйrйsie. "
Felton ne rйpondit rien, prit le livre avec le mкme sentiment de
rйpugnance qu'il avait dйjа manifestй et se retira pensif. Lord de Winter
vint vers les cinq heures du soir ; Milady avait eu le temps pendant toute
la journйe de se tracer son plan de conduite ; elle le reзut en femme qui a
dйjа repris tous ses avantages.
" Il paraоt, dit le baron en s'asseyant dans un fauteuil en face de
celui qu'occupait Milady et en йtendant nonchalamment ses pieds sur le
foyer, il paraоt que nous avons fait une petite apostasie !
-- Que voulez-vous dire, Monsieur ?
-- Je veux dire que depuis la derniиre fois que nous nous sommes vus,
nous avons changй de religion ; auriez-vous йpousй un troisiиme mari
protestant, par hasard ?
-- Expliquez-vous, Milord, reprit la prisonniиre avec majestй, car je
vous dйclare que j'entends vos paroles, mais que je ne les comprends pas.
-- Alors, c'est que vous n'avez pas de religion du tout ; j'aime mieux
cela, reprit en ricanant Lord de Winter.
-- Il est certain que cela est plus selon vos principes, reprit
froidement Milady.
-- Oh ! je vous avoue que cela m'est parfaitement йgal.
-- Oh ! vous n'avoueriez pas cette indiffйrence religieuse, Milord, que
vos dйbauches et vos crimes en feraient foi.
-- Hein ! vous parlez de dйbauches, Madame Messaline, vous parlez de
crimes, Lady Macbeth ! Ou j'ai mal entendu, ou vous кtes, pardieu, bien
impudente.
-- Vous parlez ainsi parce que vous savez qu'on nous йcoute, Monsieur,
rйpondit froidement Milady, et que vous voulez intйresser vos geфliers et
vos bourreaux contre moi.
-- Mes geфliers ! mes bourreaux ! Ouais, Madame, vous le prenez sur un
ton poйtique, et la comйdie d'hier tourne ce soir а la tragйdie. Au reste,
dans huit jours vous serez oщ vous devez кtre et ma tвche sera achevйe.
-- Tвche infвme ! tвche impie ! reprit Milady avec l'exaltation de la
victime qui provoque son juge.
-- Je crois, ma parole d'honneur, dit de Winter en se levant, que la
drфlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous, Madame la puritaine, ou
je vous fais mettre au cachot. Pardieu ! c'est mon vin d'Espagne qui vous
monte а la tкte, n'est-ce pas ? Mais, soyez tranquille, cette ivresse-lа
n'est pas dangereuse et n'aura pas de suites. "
Et Lord de Winter se retira en jurant, ce qui а cette йpoque йtait une
habitude toute cavaliиre.
Felton йtait en effet derriиre la porte et n'avait pas perdu un mot de
toute cette scиne.
Milady avait devinй juste.
" Oui, va ! va ! dit-elle а son frиre, les suites approchent, au
contraire, mais tu ne les verras, imbйcile, que lorsqu'il ne sera plus temps
de les йviter. "
Le silence se rйtablit, deux heures s'йcoulиrent ; on apporta le
souper, et l'on trouva Milady occupйe а faire tout haut ses priиres, priиres
qu'elle avait apprises d'un vieux serviteur de son second mari, puritain des
plus austиres. Elle semblait en extase et ne parut pas mкme faire attention
а ce qui se passait autour d'elle. Felton fit signe qu'on ne la dйrangeвt
point, et lorsque tout fut en йtat il sortit sans bruit avec les soldats.
Milady savait qu'elle pouvait кtre йpiйe, elle continua donc ses
priиres jusqu'а la fin, et il lui sembla que le soldat qui йtait de
sentinelle а sa porte ne marchait plus du mкme pas et paraissait йcouter.
Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage, elle se releva, se mit
а table, mangea peu et ne but que de l'eau.
Une heure aprиs on vint enlever la table, mais Milady remarqua que
cette fois Felton n'accompagnait point les soldats.
Il craignait donc de la voir trop souvent.
Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il y avait dans ce
sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourire l'eыt dйnoncйe.
Elle laissa encore s'йcouler une demi-heure, et comme en ce moment tout
faisait silence dans le vieux chвteau, comme on n'entendait que l'йternel
murmure de la houle, cette respiration immense de l'ocйan, de sa voix pure,
harmonieuse et vibrante, elle commenзa le premier couplet de ce psaume alors
en entiиre faveur prиs des puritains :
Seigneur, si tu nous abandonnes,
C'est pour voir si nous sommes forts. ;
Mais ensuite c'est toi qui donnes
De ta cйleste main la palme а nos efforts.
Ces vers n'йtaient pas excellents, il s'en fallait mкme de beaucoup ;
mais, comme on le sait, les protestants ne se piquaient pas de poйsie.
Tout en chantant, Milady йcoutait : le soldat de garde а sa porte
s'йtait arrкtй comme s'il eыt йtй changй en pierre. Milady put donc juger de
l'effet qu'elle avait produit.
Alors elle continua son chant avec une ferveur et un sentiment
inexprimables ; il lui sembla que les sons se rйpandaient au loin sous les
voыtes et allaient comme un charme magique adoucir le coeur de ses geфliers.
Cependant il paraоt que le soldat en sentinelle, zйlй catholique sans doute,
secoua le charme, car а travers la porte :
" Taisez-vous donc, Madame, dit-il, votre chanson est triste comme un
De profundis , et si, outre l'agrйment d'кtre en garnison ici, il faut
encore y entendre de pareilles choses, ce sera а n'y point tenir.
-- Silence ! dit alors une voix grave, que Milady reconnut pour celle
de Felton ; de quoi vous mкlez-vous, drфle ? Vous a-t-on ordonnй d'empкcher
cette femme de chanter ? Non. On vous a dit de la garder, de tirer sur elle
si elle essayait de fuir. Gardez-la ; si elle fuit, tuez-la ; mais ne
changez rien а la consigne. "
Une expression de joie indicible illumina le visage de Milady, mais
cette expression fut fugitive comme le reflet d'un йclair, et, sans paraоtre
avoir entendu le dialogue dont elle n'avait pas perdu un mot, elle reprit en
donnant а sa voix tout le charme, toute l'йtendue et toute la sйduction que
le dйmon y avait mis :
Pour tant de pleurs et de misиre,
Pour mon exil et pour mes fers,
J'ai ma jeunesse, ma priиre,
Et Dieu, qui comptera les maux que j'ai soufferts.
Cette voix, d'une йtendue inouпe et d'une passion sublime, donnait а la
poйsie rude et inculte de ces psaumes une magie et une expression que les
puritains les plus exaltйs trouvaient rarement dans les chants de leurs
frиres, et qu'ils йtaient forcйs d'orner de toutes les ressources de leur
imagination : Felton crut entendre chanter l'ange qui consolait les trois
Hйbreux dans la fournaise.
Milady continua :
Mais le jour de la dйlivrance
Viendra pour nous, Dieu juste et fort ;
Et s'il trompe notre espйrance,
Il nous reste toujours le martyre et la mort.
Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s'efforзa de mettre
toute son вme, acheva de porter le dйsordre dans le coeur du jeune officier
: il ouvrit brusquement la porte, et Milady le vit apparaоtre pвle comme
toujours, mais les yeux ardents et presque йgarйs.
" Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille voix ?
-- Pardon, Monsieur, dit Milady avec douceur, j'oubliais que mes chants
ne sont pas de mise dans cette maison. Je vous ai sans doute offensй dans
vos croyances ; mais c'йtait sans le vouloir, je vous jure ; pardonnez-moi
donc une faute qui est peut-кtre grande, mais qui certainement est
involontaire. "
Milady йtait si belle dans ce moment, l'extase religieuse dans laquelle
elle semblait plongйe donnait une telle expression а sa physionomie, que
Felton, йbloui, crut voir l'ange que tout а l'heure il croyait seulement
entendre.
" Oui, oui, rйpondit-il, oui : vous troublez, vous agitez les gens qui
habitent ce chвteau. "
Et le pauvre insensй ne s'apercevait pas lui-mкme de l'incohйrence de
ses discours, tandis que Milady plongeait son oeil de lynx au plus profond
de son coeur.
" Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux avec toute la douceur
qu'elle put donner а sa voix, avec toute la rйsignation qu'elle put imprimer
а son maintien.
-- Non, non, Madame, dit Felton ; seulement, chantez moins haut, la
nuit surtout. "
Et а ces mots, Felton, sentant qu'il ne pourrait pas conserver
longtemps sa sйvйritй а l'йgard de la prisonniиre, s'йlanзa hors de son
appartement.
" Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat ; : ces chants
bouleversent l'вme ; cependant on finit par s'y accoutumer : sa voix est si
belle ! "


    CHAPITRE LIV. TROISIEME JOURNEE DE CAPTIVITE



Felton йtait venu ; mais il y avait encore un pas а faire : il fallait
le retenir, ou plutфt il fallait qu'il restвt tout seul ; et Milady ne
voyait encore qu'obscurйment le moyen qui devait la conduire а ce rйsultat.
Il fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui parler
aussi : car, Milady le savait bien, sa plus grande sйduction йtait dans sa
voix, qui parcourait si habilement toute la gamme des tons, depuis la parole
humaine jusqu'au langage cйleste.
Et cependant, malgrй toute cette sйduction, Milady pouvait йchouer, car
Felton йtait prйvenu, et cela contre le moindre hasard. Dиs lors, elle
surveilla toutes ses actions, toutes ses paroles, jusqu'au plus simple
regard de ses yeux, jusqu'а son geste, jusqu'а sa respiration, qu'on pouvait
interprйter comme un soupir. Enfin, elle йtudia tout, comme fait un habile
comйdien а qui l'on vient de donner un rфle nouveau dans un emploi qu'il n'a
pas l'habitude de tenir.
Vis-а-vis de Lord de Winter sa conduite йtait plus facile ; aussi
avait- elle йtй arrкtйe dиs la veille. Rester muette et digne en sa
prйsence, de temps en temps l'irriter par un dйdain affectй, par un mot
mйprisant, le pousser а des menaces et а des violences qui faisaient un
contraste avec sa rйsignation а elle, tel йtait son projet. Felton verrait :
peut-кtre ne dirait-il rien ; mais il verrait.
Le matin, Felton vint comme d'habitude ; mais Milady le laissa prйsider
а tous les apprкts du dйjeuner sans lui adresser la parole. Aussi, au moment
oщ il allait se retirer, eut-elle une lueur d'espoir ; car elle crut que
c'йtait lui qui allait parler ; mais ses lиvres remuиrent sans qu'aucun son
sortоt de sa bouche, et, faisant un effort sur lui-mкme, il renferma dans
son coeur les paroles qui allaient s'йchapper de ses lиvres, et sortit.
Vers midi, Lord de Winter entra.
Il faisait une assez belle journйe d'hiver, et un rayon de ce pвle
soleil d'Angleterre qui йclaire, mais qui n'йchauffe pas, passait а travers
les barreaux de la prison.
Milady regardait par la fenкtre, et fit semblant de ne pas entendre la
porte qui s'ouvrait.
" Ah ! ah ! dit Lord de Winter, aprиs avoir fait de la comйdie, aprиs
avoir fait de la tragйdie, voilа que nous faisons de la mйlancolie. "
La prisonniиre ne rйpondit pas.
" Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends ; vous voudriez bien
кtre en libertй sur ce rivage ; vous voudriez bien, sur un bon navire,
fendre les flots de cette mer verte comme de l'йmeraude ; vous voudriez
bien, soit sur terre, soit sur l'ocйan, me dresser une de ces bonnes petites
embuscades comme vous savez si bien les combiner. Patience ! patience ! Dans
quatre jours, le rivage vous sera permis, la mer vous sera ouverte, plus
ouverte que vous ne le voudrez, car dans quatre jours l'Angleterre sera
dйbarrassйe de vous. "
Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le ciel :
" Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une angйlique suavitй de geste et
d'intonation, pardonnez а cet homme, comme je lui pardonne moi- mкme.
-- Oui, prie, maudite, s'йcria le baron, ta priиre est d'autant plus
gйnйreuse que tu es, je te le jure, au pouvoir d'un homme qui ne pardonnera
pas. "
Et il sortit.
Au moment oщ il sortait, un regard perзant glissa par la porte
entrebвillйe, et elle aperзut Felton qui se rangeait rapidement pour n'кtre
pas vu d'elle.
Alors elle se jeta а genoux et se mit а prier.
" Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, vous savez pour quelle sainte cause
je souffre, donnez-moi donc la force de souffrir. "
La porte s'ouvrit doucement ; la belle suppliante fit semblant de
n'avoir pas entendu, et d'une voix pleine de larmes, elle continua :
" Dieu vengeur ! Dieu de bontй ! laisserez-vous s'accomplir les affreux
projets de cet homme ! "
Alors, seulement, elle feignit d'entendre le bruit des pas de Felton
et, se relevant rapide comme la pensйe, elle rougit comme si elle eыt йtй
honteuse d'avoir йtй surprise а genoux.
" Je n'aime point а dйranger ceux qui prient, Madame, dit gravement
Felton ; ne vous dйrangez donc pas pour moi, je vous en conjure.
-- Comment savez-vous que je priais, Monsieur ? dit Milady d'une voix
suffoquйe par les sanglots ; vous vous trompiez, Monsieur, je ne priais pas.
-- Pensez-vous donc, Madame, rйpondit Felton de sa mкme voix grave,
quoique avec un accent plus doux, que je me croie le droit d'empкcher une
crйature de se prosterner devant son Crйateur ? A Dieu ne plaise !
D'ailleurs le repentir sied bien aux coupables ; quelque crime qu'il ait
commis, un coupable m'est sacrй aux pieds de Dieu.
-- Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui eыt dйsarmй l'ange du
jugement dernier. Coupable ! mon Dieu, tu sais si je le suis ! Dites que je
suis condamnйe, Monsieur, а la bonne heure ; mais vous le savez, Dieu qui
aime les martyrs, permet que l'on condamne quelquefois les innocents.
-- Fussiez-vous condamnйe, fussiez-vous martyre, rйpondit Felton,
raison de plus pour prier, et moi-mкme je vous aiderai de mes priиres.
-- Oh ! vous кtes un juste, vous, s'йcria Milady en se prйcipitant а
ses pieds ; tenez, je n'y puis tenir plus longtemps, car je crains de
manquer de force au moment oщ il me faudra soutenir la lutte et confesser ma
foi ; йcoutez donc la supplication d'une femme au dйsespoir. On vous abuse,
Monsieur, mais il n'est pas question de cela, je ne vous demande qu'une
grвce, et, si vous me l'accordez, je vous bйnirai dans ce monde et dans
l'autre.
-- Parlez au maоtre, Madame, dit Felton ; je ne suis heureusement
chargй, moi, ni de pardonner ni de punir, et c'est а plus haut que moi que
Dieu a remis cette responsabilitй.
-- A vous, non, а vous seul. Ecoutez-moi, plutфt que de contribuer а ma
perte, plutфt que de contribuer а mon ignominie.
-- Si vous avez mйritй cette honte, Madame, si vous avez encouru cette
ignominie, il faut la subir en l'offrant а Dieu.
-- Que dites-vous ? Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand je parle
d'ignominie, vous croyez que je parle d'un chвtiment quelconque, de la
prison ou de la mort ! Plыt au Ciel ! que m'importent, а moi, la mort ou la
prison !
-- C'est moi qui ne vous comprends plus, Madame.
-- Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, Monsieur, rйpondit
la prisonniиre avec un sourire de doute.
-- Non, Madame, sur l'honneur d'un soldat, sur la foi d'un chrйtien !
-- Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter sur moi.
-- Je les ignore.
-- Impossible, vous son confident !
-- Je ne mens jamais, Madame.
-- Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu'on ne les devine pas.
-- Je ne cherche а rien deviner, Madame ; j'attends qu'on me confie, et
а part ce qu'il m'a dit devant vous, Lord de Winter ne m'a rien confiй.
-- Mais, s'йcria Milady avec un incroyable accent de vйritй, vous
n'кtes donc pas son complice, vous ne savez donc pas qu'il me destine а une
honte que tous les chвtiments de la terre ne sauraient йgaler en horreur ?
-- Vous vous trompez, Madame, dit Felton en rougissant, Lord de Winter
n'est pas capable d'un tel crime. "
" Bon, dit Milady en elle-mкme, sans savoir ce que c'est, il appelle
cela un crime ! "
Puis tout haut :
" L'ami de l'infвme est capable de tout.
-- Qui appelez-vous l'infвme ? demanda Felton.
-- Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes а qui un semblable nom
puisse convenir ?
-- Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton, dont les
regards s'enflammиrent.
-- Que les paпens, les gentils et les infidиles appellent duc de
Buckingham, reprit Milady ; je n'aurais pas cru qu'il y aurait eu un Anglais
dans toute l'Angleterre qui eыt eu besoin d'une si longue explication pour
reconnaоtre celui dont je voulais parler !
-- La main du Seigneur est йtendue sur lui, dit Felton, il n'йchappera
pas au chвtiment qu'il mйrite. "
Felton ne faisait qu'exprimer а l'йgard du duc le sentiment
d'exйcration que tous les Anglais avaient vouй а celui que les catholiques
eux- mкmes appelaient l'exacteur, le concussionnaire, le dйbauchй, et que
les puritains appelaient tout simplement Satan.
" Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'йcria Milady, quand je vous supplie
d'envoyer а cet homme le chвtiment qui lui est dы, vous savez que ce n'est
pas ma propre vengeance que je poursuis, mais la dйlivrance de tout un
peuple que j'implore.
-- Le connaissez-vous donc ? " demanda Felton.
" Enfin, il m'interroge " se dit en elle-mкme Milady au comble de la
joie d'en кtre arrivйe si vite а un si grand rйsultat.
" Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour mon malheur
йternel. "
Et Milady se tordit les bras comme arrivйe au paroxysme de la douleur.
Felton sentit sans doute en lui-mкme que sa force l'abandonnait, et il fit
quelques pas vers la porte ; la prisonniиre, qui ne le perdait pas de vue,
bondit а sa poursuite et l'arrкta.
" Monsieur ! s'йcria-t-elle, soyez bon, soyez clйment, йcoutez ma
priиre : ce couteau que la fatale prudence du baron m'a enlevй, parce qu'il
sait l'usage que j'en veux faire ; oh ! йcoutez-moi jusqu'au bout ! ce
couteau, rendez-le-moi une minute seulement, par grвce, par pitiй !
J'embrasse vos genoux ; voyez, vous fermerez la porte, ce n'est pas а vous
que j'en veux : Dieu ! vous en vouloir, а vous, le seul кtre juste, bon et
compatissant que j'aie rencontrй ! а vous, mon sauveur peut- кtre ! une
minute, ce couteau, une minute, une seule, et je vous le rends par le
guichet de la porte ; rien qu'une minute, Monsieur Felton, et vous m'aurez
sauvй l'honneur !
-- Vous tuer ! s'йcria Felton avec terreur, oubliant de retirer ses
mains des mains de la prisonniиre ; vous tuer !
-- J'ai dit, Monsieur, murmura Milady en baissant la voix et en se
laissant tomber affaissйe sur le parquet, j'ai dit mon secret ! Il sait tout
! Mon Dieu, je suis perdue ! "
Felton demeurait debout, immobile et indйcis.
" Il doute encore, pensa Milady, je n'ai pas йtй assez vraie. "
On entendit marcher dans le corridor ; Milady reconnut le pas de Lord
de Winter. Felton le reconnut aussi et s'avanзa vers la porte.
Milady s'йlanзa.
" Oh ! pas un mot, dit-elle d'une voix concentrйe, pas un mot de tout
ce que je vous ai dit а cet homme, ou je suis perdue, et c'est vous, vous...
"
Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur qu'on
n'entendоt sa voix, appuyant avec un geste de terreur infinie sa belle main
sur la bouche de Felton. Felton repoussa doucement Milady, qui alla tomber
sur une chaise longue.
Lord de Winter passa devant la porte sans s'arrкter, et l'on entendit
le bruit des pas qui s'йloignaient.
Felton, pвle comme la mort, resta quelques instants l'oreille tendue et
йcoutant, puis quand le bruit se fut йteint tout а fait, il respira comme un
homme qui sort d'un songe, et s'йlanзa hors de l'appartement.
" Ah ! dit Milady en йcoutant а son tour le bruit des pas de Felton,
qui s'йloignaient dans la direction opposйe а ceux de Lord de Winter, enfin
tu es donc а moi ! "
Puis son front se rembrunit.
" S'il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui sait
bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant lui un couteau entre les
mains, et il verra bien que tout ce grand dйsespoir n'йtait qu'un jeu. "
Elle alla se placer devant sa glace et se regarda, jamais elle n'avait
йtй si belle.
" Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas. "
Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.
" Monsieur, lui dit Milady, votre prйsence est-elle un accessoire
obligй de ma captivitй, et ne pourriez-vous pas m'йpargner ce surcroоt de
tortures que me causent vos visites ?
-- Comment donc, chиre soeur ! dit de Winter, ne m'avez-vous pas
sentimentalement annoncй, de cette jolie bouche si cruelle pour moi
aujourd'hui, que vous veniez en Angleterre а cette seule fin de me voir tout
а votre aise, jouissance dont, me disiez-vous, vous ressentiez si vivement
la privation, que vous avez tout risquй pour cela : mal de mer, tempкte,
captivitй ! Eh bien, me voilа, soyez satisfaite ; d'ailleurs, cette fois ma
visite a un motif. "
Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlй ; jamais de sa vie,
peut-кtre, cette femme, qui avait йprouvй tant d'йmotions puissantes et
opposйes, n'avait senti battre son coeur si violemment.
Elle йtait assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira а son cфtй
et s'assit auprиs d'elle, puis prenant dans sa poche un papier qu'il dйploya
lentement :
" Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espиce de passeport
que j'ai rйdigй moi-mкme et qui vous servira dйsormais de numйro d'ordre
dans la vie que je consens а vous laisser. "
Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut :
" Ordre de conduire а... " Le nom est en blanc, interrompit de Winter :
si vous avez quelque prйfйrence, vous me l'indiquerez ; et pour peu que ce
soit а un millier de lieues de Londres, il sera fait droit а votre requкte.
Je reprends donc : " Ordre de conduire а... la nommйe Charlotte Backson,
flйtrie par la justice du royaume de France, mais libйrйe aprиs chвtiment ;
elle demeurera dans cette rйsidence, sans jamais s'en йcarter de plus de
trois lieues. En cas de tentative d'йvasion, la peine de mort lui sera
appliquйe. Elle touchera cinq shillings par jour pour son logement et sa