tirant de sa ceinture un petit sifflet d'argent pareil а celui dont se
servent les contremaоtres sur les bвtiments de guerre, il siffla trois fois,
sur trois modulations diffйrentes : alors plusieurs hommes parurent,
dйtelиrent les chevaux fumants et emmenиrent la voiture sous une remise.
Puis l'officier, toujours avec la mкme politesse calme, invita sa
prisonniиre а entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son mкme visage
souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous une porte basse et
cintrйe qui, par une voыte йclairйe seulement au fond, conduisait а un
escalier de pierre tournant autour d'une arкte de pierre ; puis on s'arrкta
devant une porte massive qui, aprиs l'introduction dans la serrure d'une
clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement sur ses gonds et
donna ouverture а la chambre destinйe а Milady.
D'un seul regard, la prisonniиre embrassa l'appartement dans ses
moindres dйtails.
C'йtait une chambre dont l'ameublement йtait а la fois bien propre pour
une prison et bien sйvиre pour une habitation d'homme libre ; cependant, des
barreaux aux fenкtres et des verrous extйrieurs а la porte dйcidaient le
procиs en faveur de la prison.
Un instant toute la force d'вme de cette crйature, trempйe cependant
aux sources les plus vigoureuses, l'abandonna ; elle tomba sur un fauteuil,
croisant les bras, baissant la tкte, et s'attendant а chaque instant а voir
entrer un juge pour l'interroger.
Mais personne n'entra, que deux ou trois soldats de marine qui
apportиrent les malles et les caisses, les dйposиrent dans un coin et se
retirиrent sans rien dire.
L'officier prйsidait а tous ces dйtails avec le mкme calme que Milady
lui avait constamment vu, ne prononзant pas une parole lui-mкme, et se
faisant obйir d'un geste de sa main ou d'un coup de son sifflet.
On eыt dit qu'entre cet homme et ses infйrieurs la langue parlйe
n'existait pas ou devenait inutile.
Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence :
" Au nom du Ciel, Monsieur ! s'йcria-t-elle, que veut dire tout ce qui
se passe ? Fixez mes irrйsolutions ; j'ai du courage pour tout danger que je
prйvois, pour tout malheur que je comprends. Oщ suis-je et que suis-je ici ?
Suis-je libre, pourquoi ces barreaux et ces portes ? Suis-je prisonniиre,
quel crime ai-je commis ?
-- Vous кtes ici dans l'appartement qui vous est destinй, Madame. J'ai
reзu l'ordre d'aller vous prendre en mer et de vous conduire en ce chвteau :
cet ordre, je l'ai accompli, je crois, avec toute la rigiditй d'un soldat,
mais aussi avec toute la courtoisie d'un gentilhomme. Lа se termine, du
moins jusqu'а prйsent, la charge que j'avais а remplir prиs de vous, le
reste regarde une autre personne.
-- Et cette autre personne, quelle est-elle ? demanda Milady ; ne
pouvez-vous me dire son nom ?... "
En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit d'йperons ;
quelques voix passиrent et s'йteignirent, et le bruit d'un pas isolй se
rapprocha de la porte.
" Cette personne, la voici, Madame " , dit l'officier en dйmasquant le
passage, et en se rangeant dans l'attitude du respect et de la soumission.
En mкme temps, la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le seuil.
Il йtait sans chapeau, portait l'йpйe au cфtй, et froissait un mouchoir
entre ses doigts.
Milady crut reconnaоtre cette ombre dans l'ombre, elle s'appuya d'une
main sur le bras de son fauteuil, et avanзa la tкte comme pour aller au-
devant d'une certitude.
Alors l'йtranger s'avanзa lentement ; et, а mesure qu'il s'avanзait en
entrant dans le cercle de lumiиre projetй par la lampe, Milady se reculait
involontairement.
Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute :
" Eh quoi ! mon frиre ! s'йcria-t-elle au comble de la stupeur, c'est
vous ?
-- Oui, belle dame ! rйpondit Lord de Winter en faisant un salut moitiй
courtois, moitiй ironique, moi-mкme.
-- Mais alors, ce chвteau ?
-- Est а moi.
-- Cette chambre ?
-- C'est la vфtre.
-- Je suis donc votre prisonniиre ?
-- A peu prиs.
-- Mais c'est un affreux abus de la force !
-- Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquillement, comme
il convient de faire entre un frиre et une soeur. "
Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune officier
attendait ses derniers ordres :
" C'est bien, dit-il, je vous remercie ; maintenant, laissez-nous,
Monsieur Felton. "


    CHAPITRE L. CAUSERIE D'UN FRERE AVEC SA SOEUR



Pendant le temps que Lord de Winter mit а fermer la porte, а pousser un
volet et а approcher un siиge du fauteuil de sa belle-soeur, Milady,
rкveuse, plongea son regard dans les profondeurs de la possibilitй, et
dйcouvrit toute la trame qu'elle n'avait pas mкme pu entrevoir, tant qu'elle
ignorait en quelles mains elle йtait tombйe. Elle connaissait son beau-frиre
pour un bon gentilhomme, franc-chasseur, joueur intrйpide, entreprenant prиs
des femmes, mais d'une force infйrieure а la sienne а l'endroit de
l'intrigue. Comment avait-il pu dйcouvrir son arrivйe ? la faire saisir ?
Pourquoi la retenait-il ?
Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la
conversation qu'elle avait eue avec le cardinal йtait tombйe dans des
oreilles йtrangиres ; mais elle ne pouvait admettre qu'il eыt pu creuser une
contre-mine si prompte et si hardie.
Elle craignit bien plutфt que ses prйcйdentes opйrations en Angleterre
n'eussent йtй dйcouvertes. Buckingham pouvait avoir devinй que c'йtait elle
qui avait coupй les deux ferrets, et se venger de cette petite trahison ;
mais Buckingham йtait incapable de se porter а aucun excиs contre une femme,
surtout si cette femme йtait censйe avoir agi par un sentiment de jalousie.
Cette supposition lui parut la plus probable ; il lui sembla qu'on
voulait se venger du passй, et non aller au-devant de l'avenir. Toutefois,
et en tout cas, elle s'applaudit d'кtre tombйe entre les mains de son beau-
frиre, dont elle comptait avoir bon marchй, plutфt qu'entre celles d'un
ennemi direct et intelligent.
" Oui, causons, mon frиre, dit-elle avec une espиce d'enjouement,
dйcidйe qu'elle йtait а tirer de la conversation, malgrй toute la
dissimulation que pourrait y apporter Lord de Winter, les йclaircissements
dont elle avait besoin pour rйgler sa conduite а venir.
-- Vous vous кtes donc dйcidйe а revenir en Angleterre, dit Lord de
Winter, malgrй la rйsolution que vous m'aviez si souvent manifestйe а Paris
de ne jamais remettre les pieds sur le territoire de la Grande- Bretagne ? "
Milady rйpondit а une question par une autre question.
" Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous m'avez fait
guetter assez sйvиrement pour кtre d'avance prйvenu non seulement de mon
arrivйe, mais encore du jour, de l'heure et du port oщ j'arrivais. "
Lord de Winter adopta la mкme tactique que Milady, pensant que, puisque
sa belle-soeur l'employait, ce devait кtre la bonne.
" Mais, dites-moi vous-mкme, ma chиre soeur, reprit-il, ce que vous
venez faire en Angleterre.
-- Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combien elle
aggravait, par cette rйponse, les soupзons qu'avait fait naоtre dans
l'esprit de son beau-frиre la lettre de d'Artagnan, et voulant seulement
capter la bienveillance de son auditeur par un mensonge.
-- Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter.
-- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'йtonnant а cela ?
-- Et vous n'avez pas, en venant en Angleterre, d'autre but que de me
voir ?
-- Non.
-- Ainsi, c'est pour moi seul que vous vous кtes donnйe la peine de
traverser la Manche ?
-- Pour vous seul.
-- Peste ! quelle tendresse, ma soeur !
-- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda Milady du
ton de la plus touchante naпvetй.
-- Et mкme ma seule hйritiиre, n'est-ce pas ? " dit а son tour Lord de
Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady.
Quelque puissance qu'elle eыt sur elle-mкme, Milady ne put s'empкcher
de tressaillir, et comme, en prononзant les derniиres paroles qu'il avait
dites, Lord de Winter avait posй la main sur le bras de sa soeur, ce
tressaillement ne lui йchappa point.
En effet, le coup йtait direct et profond. La premiиre idйe qui vint а
l'esprit de Milady fut qu'elle avait йtй trahie par Ketty, et que celle-ci
avait racontй au baron cette aversion intйressйe dont elle avait
imprudemment laissй йchapper des marques devant sa suivante ; elle se
rappela aussi la sortie furieuse et imprudente qu'elle avait faite contre
d'Artagnan, lorsqu'il avait sauvй la vie de son beau-frиre.
" Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du temps et faire
parler son adversaire. Que voulez-vous dire ? Et y a-t-il quelque sens
inconnu cachй sous vos paroles ?
-- Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente bonhomie ;
vous avez le dйsir de me voir, et vous venez en Angleterre. J'apprends ce
dйsir, ou plutфt je me doute que vous l'йprouvez, et afin de vous йpargner
tous les ennuis d'une arrivйe nocturne dans un port, toutes les fatigues
d'un dйbarquement, j'envoie un de mes officiers au- devant de vous ; je mets
une voiture а ses ordres, et il vous amиne ici dans ce chвteau, dont je suis
gouverneur, oщ je viens tous les jours, et oщ, pour que notre double dйsir
de nous voir soit satisfait, je vous fais prйparer une chambre. Qu'y a-t-il
dans tout ce que je dis lа de plus йtonnant que dans ce que vous m'avez dit
?
-- Non, ce que je trouve d'йtonnant, c'est que vous ayez йtй prйvenu de
mon arrivйe.
-- C'est cependant la chose la plus simple, ma chиre soeur : n'avez-
vous pas vu que le capitaine de votre petit bвtiment avait, en entrant dans
la rade, envoyй en avant et afin d'obtenir son entrйe dans le port, un petit
canot porteur de son livre de loch et de son registre d'йquipage ? Je suis
commandant du port, on m'a apportй ce livre, j'y ai reconnu votre nom. Mon
coeur m'a dit ce que vient de me confier votre bouche, c'est-а-dire dans
quel but vous vous exposiez aux dangers d'une mer si pйrilleuse ou tout au
moins si fatigante en ce moment, et j'ai envoyй mon cutter au-devant de
vous. Vous savez le reste. "
Milady comprit que Lord de Winter mentait et n'en fut que plus
effrayйe.
" Mon frиre, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham que je vis
sur la jetйe, le soir, en arrivant ?
-- Lui-mкme. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frappйe, reprit Lord
de Winter : vous venez d'un pays oщ l'on doit beaucoup s'occuper de lui, et
je sais que ses armements contre la France prйoccupent fort votre ami le
cardinal.
-- Mon ami le cardinal ! s'йcria Milady, voyant que, sur ce point comme
sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout.
-- N'est-il donc point votre ami ? reprit nйgligemment le baron ; ah !
pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons а Milord duc plus tard, ne
nous йcartons point du tour sentimental que la conversation avait pris :
vous veniez, disiez-vous, pour me voir ?
-- Oui.
-- Eh bien, je vous ai rйpondu que vous seriez servie а souhait et que
nous nous verrions tous les jours.
-- Dois-je donc demeurer йternellement ici ? demanda Milady avec un
certain effroi.
-- Vous trouveriez-vous mal logйe, ma soeur ? demandez ce qui vous
manque, et je m'empresserai de vous le faire donner.
-- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens...
-- Vous aurez tout cela, Madame ; dites-moi sur quel pied votre premier
mari avait montй votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-frиre, je
vous la monterai sur un pied pareil.
-- Mon premier mari ! s'йcria Milady en regardant Lord de Winter avec
des yeux effarйs.
-- Oui, votre mari franзais ; je ne parle pas de mon frиre. Au reste,
si vous l'avez oubliй, comme il vit encore, je pourrais lui йcrire et il me
ferait passer des renseignements а ce sujet. "
Une sueur froide perla sur le front de Milady.
" Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde.
-- En ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et en faisant un
pas en arriиre.
-- Ou plutфt vous m'insultez, continua-t-elle en pressant de ses mains
crispйes les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur ses poignets.
-- Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec mйpris ; en vйritй,
Madame, croyez-vous que ce soit possible ?
-- En vйritй, Monsieur, dit Milady, vous кtes ou ivre ou insensй ;
sortez et envoyez-moi une femme.
-- Des femmes sont bien indiscrиtes, ma soeur ! ne pourrais-je pas vous
servir de suivante ? de cette faзon tous nos secrets resteraient en famille.
-- Insolent ! s'йcria Milady, et, comme mue par un ressort, elle bondit
sur le baron, qui l'attendait avec impassibilitй, mais une main cependant
sur la garde de son йpйe.
-- Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner les
gens, mais je me dйfendrai, moi, je vous en prйviens, fыt-ce contre vous.
-- Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l'effet d'кtre
assez lвche pour porter la main sur une femme.
-- Peut-кtre que oui, d'ailleurs j'aurais mon excuse : ma main ne
serait pas la premiиre main d'homme qui se serait posйe sur vous, j'imagine.
"
Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'йpaule gauche de
Milady, qu'il toucha presque du doigt.
Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l'angle de
la chambre, comme une panthиre qui veut s'acculer pour s'йlancer.
" Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s'йcria Lord de Winter, mais
n'essayez pas de mordre, car, je vous en prйviens, la chose tournerait а
votre prйjudice : il n'y a pas ici de procureurs qui rиglent d'avance les
successions, il n'y a pas de chevalier errant qui vienne me chercher
querelle pour la belle dame que je retiens prisonniиre ; mais je tiens tout
prкts des juges qui disposeront d'une femme assez йhontйe pour venir se
glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon frиre aоnй, et ces
juges, je vous en prйviens, vous enverront а un bourreau qui vous fera les
deux йpaules pareilles. "
Les yeux de Milady lanзaient de tels йclairs, que quoiqu'il fыt homme
et armй devant une femme dйsarmйe, il sentit le froid de la peur se glisser
jusqu'au fond de son вme ; il n'en continua pas moins, mais avec une fureur
croissante :
" Oui, je comprends, aprиs avoir hйritй de mon frиre, il vous eыt йtй
doux d'hйriter de moi ; mais, sachez-le d'avance, vous pouvez me tuer ou me
faire tuer, mes prйcautions sont prises, pas un penny de ce que je possиde
ne passera dans vos mains. N'кtes-vous pas dйjа assez riche, vous qui
possйdez prиs d'un million, et ne pouviez-vous vous arrкter dans votre route
fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et suprкme
de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la mйmoire de mon frиre ne
m'йtait sacrйe, vous iriez pourrir dans un cachot d'Etat ou rassasier а
Tyburn la curiositй des matelots ; je me tairai, mais vous, supportez
tranquillement votre captivitй ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La
Rochelle avec l'armйe ; mais la veille de mon dйpart, un vaisseau viendra
vous prendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos colonies du
Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brыlera
la cervelle а la premiиre tentative que vous risquerez pour revenir en
Angleterre ou sur le continent. "
Milady йcoutait avec une attention qui dilatait ses yeux enflammйs.
" Oui, mais а cette heure, continua Lord de Winter, vous demeurerez
dans ce chвteau : les murailles en sont йpaisses, les portes en sont fortes,
les barreaux en sont solides ; d'ailleurs votre fenкtre donne а pic sur la
mer : les hommes de mon йquipage, qui me sont dйvouйs а la vie et а la mort,
montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages
qui conduisent а la cour ; puis arrivйe а la cour, il vous resterait encore
trois grilles а traverser. La consigne est prйcise : un pas, un geste, un
mot qui simule une йvasion, et l'on fait feu sur vous ; si l'on vous tue, la
justice anglaise m'aura, je l'espиre, quelque obligation de lui avoir
йpargnй de la besogne. Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage
retrouve son assurance : Quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d'ici
lа, j'ai l'esprit inventif, il me viendra quelque idйe ; j'ai l'esprit
infernal, et je trouverai quelque victime. D'ici а quinze jours, vous
dites-vous, je serai hors d'ici. Ah ! ah ! essayez ! "
Milady se voyant devinйe s'enfonзa les ongles dans la chair pour
dompter tout mouvement qui eыt pu donner а sa physionomie une signification
quelconque, autre que celle de l'angoisse.
Lord de Winter continua :
" L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu, donc
vous le connaissez dйjа, sait, comme vous voyez, observer une consigne, car
vous n'кtes pas, je vous connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayй
de le faire parler. Qu'en dites-vous ? Une statue de marbre eыt-elle йtй
plus impassible et plus muette ? Vous avez dйjа essayй le pouvoir de vos
sйductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours rйussi
; mais essayez sur celui-lа, pardieu ! si vous en venez а bout, je vous
dйclare le dйmon lui-mкme. "
Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement.
" Qu'on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et je
vais vous recommander а lui. "
Il se fit entre ces deux personnages un silence йtrange, pendant lequel
on entendit le bruit d'un pas lent et rйgulier qui se rapprochait ; bientфt,
dans l'ombre du corridor, on vit se dessiner une forme humaine, et le jeune
lieutenant avec lequel nous avons dйjа fait connaissance s'arrкta sur le
seuil, attendant les ordres du baron.
" Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte.
"
Le jeune officier entra.
" Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle
est belle, elle a toutes les sйductions de la terre, Eh bien, c'est un
monstre qui, а vingt-cinq ans, s'est rendu coupable d'autant de crimes que
vous pouvez en lire en un an dans les archives de nos tribunaux ; sa voix
prйvient en sa faveur, sa beautй sert d'appвt aux victimes, son corps mкme
paye ce qu'elle a promis, c'est une justice а lui rendre ; elle essayera de
vous sйduire, peut-кtre mкme essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai tirй
de la misиre, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je vous ai sauvй la
vie une fois, vous savez а quelle occasion ; je suis pour vous non seulement
un protecteur, mais un ami ; non seulement un bienfaiteur, mais un pиre ;
cette femme est revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma vie ; je
tiens ce serpent entre mes mains ; Eh bien, je vous fais appeler et vous dis
: Ami Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de cette
femme ; jure sur ton salut de la conserver pour le chвtiment qu'elle a
mйritй. John Felton, je me fie а ta parole ; John Felton, je crois а ta
loyautй.
-- Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de toute
la haine qu'il put trouver dans son coeur, Milord, je vous jure qu'il sera
fait comme vous dйsirez. "
Milady reзut ce regard en victime rйsignйe : il йtait impossible de
voir une expression plus soumise et plus douce que celle qui rйgnait alors
sur son beau visage. A peine si Lord de Winter lui-mкme reconnut la tigresse
qu'un instant auparavant il s'apprкtait а combattre.
" Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John,
continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu'а
vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l'honneur de lui adresser la
parole.
-- Il suffit, Milord, j'ai jurй.
-- Et maintenant, Madame, tвchez de faire la paix avec Dieu, car vous
кtes jugйe par les hommes. "
Milady laissa tomber sa tкte comme si elle se fыt sentie йcrasйe par ce
jugement. Lord de Winter sortit en faisant un geste а Felton, qui sortit
derriиre lui et ferma la porte.
Un instant aprиs on entendait dans le corridor le pas pesant d'un
soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache а la ceinture et son
mousquet а la main.
Milady demeura pendant quelques minutes dans la mкme position, car elle
songea qu'on l'examinait peut-кtre par la serrure ; puis lentement elle
releva sa tкte, qui avait repris une expression formidable de menace et de
dйfi, courut йcouter а la porte, regarda par la fenкtre, et revenant
s'enterrer dans un vaste fauteuil, elle songea.


    CHAPITRE LI. OFFICIER



Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais aucune
nouvelle n'arrivait, si ce n'est fвcheuse et menaзante.
Si bien que La Rochelle fыt investie, si certain que pыt paraоtre le
succиs, grвce aux prйcautions prises et surtout а la digue qui ne laissait
plus pйnйtrer aucune barque dans la ville assiйgйe, cependant le blocus
pouvait durer longtemps encore ; et c'йtait un grand affront pour les armes
du roi et une grande gкne pour M. le cardinal, qui n'avait plus, il est
vrai, а brouiller Louis XIII avec Anne d'Autriche, la chose йtait faite,
mais а raccommoder M. de Bassompierre, qui йtait brouillй avec le duc
d'Angoulкme.
Quant а Monsieur, qui avait commencй le siиge, il laissait au cardinal
le soin de l'achever.
La ville, malgrй l'incroyable persйvйrance de son maire, avait tentй
une espиce de mutinerie pour se rendre ; le maire avait fait pendre les
йmeutiers. Cette exйcution calma les plus mauvaises tкtes, qui se dйcidиrent
alors а se laisser mourir de faim. Cette mort leur paraissait toujours plus
lente et moins sыre que le trйpas par strangulation.
De leur cфtй, de temps en temps, les assiйgeants prenaient des
messagers que les Rochelois envoyaient а Buckingham ou des espions que
Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le procиs йtait
vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu ! On invitait le roi а
venir voir la pendaison. Le roi venait languissamment, se mettait en bonne
place pour voir l'opйration dans tous ses dйtails : cela le distrayait
toujours un peu et lui faisait prendre le siиge en patience, mais cela ne
l'empкchait pas de s'ennuyer fort, de parler а tout moment de retourner а
Paris ; de sorte que si les messagers et les espions eussent fait dйfaut,
Son Eminence, malgrй toute son imagination, se fыt trouvйe fort embarrassйe.
Nйanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient pas : le
dernier espion que l'on avait pris йtait porteur d'une lettre. Cette lettre
disait bien а Buckingham que la ville йtait а toute extrйmitй ; mais, au
lieu d'ajouter : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours, nous
nous rendrons " , elle ajoutait tout simplement : " Si votre secours
n'arrive pas avant quinze jours, nous serons tous morts de faim quand il
arrivera. "
Les Rochelois n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham йtait
leur Messie. Il йtait йvident que si un jour ils apprenaient d'une maniиre
certaine qu'il ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l'espoir leur
courage tomberait.
Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles
d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas.
La question d'emporter la ville de vive force, dйbattue souvent dans le
conseil du roi, avait toujours йtй йcartйe ; d'abord La Rochelle semblait
imprenable, puis le cardinal, quoi qu'il eыt dit, savait bien que l'horreur
du sang rйpandu en cette rencontre, oщ Franзais devaient combattre contre
Franзais, йtait un mouvement rйtrograde de soixante ans imprimй а la
politique, et le cardinal йtait, а cette йpoque, ce qu'on appelle
aujourd'hui un homme de progrиs. En effet, le sac de La Rochelle,
l'assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer
ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint- Barthйlйmy, en 1572 ;
et puis, par-dessus tout cela, ce moyen extrкme, auquel le roi, bon
catholique, ne rйpugnait aucunement, venait toujours йchouer contre cet
argument des gйnйraux assiйgeants : La Rochelle est imprenable autrement que
par la famine.
Le cardinal ne pouvait йcarter de son esprit la crainte oщ le jetait sa
terrible йmissaire, car il avait compris, lui aussi, les proportions
йtranges de cette femme, tantфt serpent, tantфt lion. L'avait-elle trahi ?
йtait-elle morte ? Il la connaissait assez, en tout cas, pour savoir qu'en
agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie, elle ne demeurait pas
immobile sans de grands empкchements. C'йtait ce qu'il ne pouvait savoir.
Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait devinй
dans le passй de cette femme de ces choses terribles que son manteau rouge
pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour une cause ou pour une autre,
cette femme lui йtait acquise, ne pouvant trouver qu'en lui un appui
supйrieur au danger qui la menaзait.
Il rйsolut donc de faire la guerre tout seul et de n'attendre tout
succиs йtranger que comme on attend une chance heureuse. Il continua de
faire йlever la fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant,
il jeta les yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de misиre
profonde et tant d'hйroпques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI,
son prйdйcesseur politique, comme lui-mкme йtait le prйdйcesseur de
Robespierre, il murmura cette maxime du compиre de Tristan : " Diviser pour
rйgner. "
Henri IV, assiйgeant Paris, faisait jeter par-dessus les murailles du
pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits billets par lesquels
il reprйsentait aux Rochelois combien la conduite de leurs chefs йtait
injuste, йgoпste et barbare ; ces chefs avaient du blй en abondance, et ne
le partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient des
maximes, que peu importait que les femmes, les enfants et les vieillards
mourussent, pourvu que les hommes qui devaient dйfendre leurs murailles
restassent forts et bien portants. Jusque-lа, soit dйvouement, soit
impuissance de rйagir contre elle, cette maxime, sans кtre gйnйralement
adoptйe, йtait cependant passйe de la thйorie а la pratique ; mais les
billets vinrent y porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que
ces enfants, ces femmes, ces vieillards qu'on laissait mourir йtaient leurs
fils, leurs йpouses et leurs pиres ; qu'il serait plus juste que chacun fыt
rйduit а la misиre commune, afin qu'une mкme position fоt prendre des
rйsolutions unanimes.
Ces billets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui les
avait йcrits, en ce qu'ils dйterminиrent un grand nombre d'habitants а
ouvrir des nйgociations particuliиres avec l'armйe royale.
Mais au moment oщ le cardinal voyait dйjа fructifier son moyen et
s'applaudissait de l'avoir mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui
avait pu passer а travers les lignes royales, Dieu sait comment, tant йtait
grande la surveillance de Bassompierre, de Schomberg et du duc d'Angoulкme,
surveillйs eux-mкmes par le cardinal, un habitant de La Rochelle,
disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu'il avait
vu une flotte magnifique prкte а mettre а la voile avant huit jours. De
plus, Buckingham annonзait au maire qu'enfin la grande ligue contre la
France allait se dйclarer, et que le royaume allait кtre envahi а la fois
par les armйes anglaises, impйriales et espagnoles. Cette lettre fut lue
publiquement sur toutes les places, on en afficha des copies aux angles des
rues, et ceux-lа mкmes qui avaient commencй d'ouvrir des nйgociations les
interrompirent, rйsolus d'attendre ce secours si pompeusement annoncй.
Cette circonstance inattendue rendit а Richelieu ses inquiйtudes
premiиres, et le forзa malgrй lui а tourner de nouveau les yeux de l'autre
cфtй de la mer.
Pendant ce temps, exempte des inquiйtudes de son seul et vйritable
chef, l'armйe royale menait joyeuse vie ; les vivres ne manquaient pas au
camp, ni l'argent non plus ; tous les corps rivalisaient d'audace et de
gaietй. Prendre des espions et les pendre, faire des expйditions hasardeuses
sur la digue ou sur la mer, imaginer des folies, les exйcuter froidement,
tel йtait le passe-temps qui faisait trouver courts а l'armйe ces jours si
longs, non seulement pour les Rochelois, rongйs par la famine et l'anxiйtй,
mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vivement.
Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier
gendarme de l'armйe, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents
au grй de son dйsir, qu'йlevaient sous son ordre les ingйnieurs qu'il
faisait venir de tous les coins du royaume de France, s'il rencontrait un
mousquetaire de la compagnie de Trйville, il s'approchait de lui, le
regardait d'une faзon singuliиre, et ne le reconnaissant pas pour un de nos
quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste
pensйe.
Un jour oщ, rongй d'un mortel ennui, sans espйrance dans les
nйgociations avec la ville, sans nouvelles d'Angleterre, le cardinal йtait
sorti sans autre but que de sortir, accompagnй seulement de Cahusac et de La
Houdiniиre, longeant les grиves et mкlant l'immensitй de ses rкves а
l'immensitй de l'ocйan, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline
du haut de laquelle il aperзut derriиre une haie, couchйs sur le sable et
prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares а cette йpoque de
l'annйe, sept hommes entourйs de bouteilles vides. Quatre de ces hommes
йtaient nos mousquetaires s'apprкtant а йcouter la lecture d'une lettre que
l'un d'eux venait de recevoir. Cette lettre йtait si importante, qu'elle
avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des dйs.
Les trois autres s'occupaient а dйcoiffer une йnorme dame-jeanne de vin
de Collioure ; c'йtaient les laquais de ces Messieurs.
Le cardinal, comme nous l'avons dit, йtait de sombre humeur, et rien,
quand il йtait dans cette situation d'esprit, ne redoublait sa maussaderie
comme la gaietй des autres. D'ailleurs, il avait une prйoccupation йtrange,
c'йtait de croire toujours que les causes mкmes de sa tristesse excitaient
la gaietй des йtrangers. Faisant signe а La Houdiniиre et а Cahusac de
s'arrкter, il descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs suspects,
espйrant qu'а l'aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui
voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette conversation
qui lui paraissait si intйressante ; а dix pas de la haie seulement il
reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme il savait dйjа que ces
hommes йtaient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne
fussent ceux qu'on appelait les insйparables, c'est-а- dire Athos, Porthos
et Aramis.
On juge si son dйsir d'entendre la conversation s'augmenta de cette
dйcouverte ; ses yeux prirent une expression йtrange, et d'un pas de
chat-tigre il s'avanзa vers la haie ; mais il n'avait pu saisir encore que
des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref
le fit tressaillir et attira l'attention des mousquetaires.
" Officier ! cria Grimaud.
-- Vous parlez, je crois, drфle " , dit Athos se soulevant sur un coude
et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre
le doigt indicateur dans la direction de la haie et dйnonзant par ce geste
le cardinal et son escorte.
D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et saluиrent
avec respect.
Le cardinal semblait furieux.
" Il paraоt qu'on se fait garder chez Messieurs les mousquetaires !
dit- il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou serait-ce que les
mousquetaires se regardent comme des officiers supйrieurs ?
-- Monseigneur, rйpondit Athos, car au milieu de l'effroi gйnйral lui
seul avait conservй ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le
quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de
service, ou que leur service est fini, boivent et jouent aux dйs, et ils
sont des officiers trиs supйrieurs pour leurs laquais.
-- Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne
d'avertir leurs maоtres quand passe quelqu'un, ce ne sont point des laquais,
ce sont des sentinelles.
-- Son Eminence voit bien cependant que si nous n'avions point pris
cette prйcaution, nous йtions exposйs а la laisser passer sans lui prйsenter
nos respects et lui offrir nos remerciements pour la grвce qu'elle nous a
faite de nous rйunir. D'Artagnan, continua Athos, vous qui tout а l'heure
demandiez cette occasion d'exprimer votre reconnaissance а Monseigneur, la
voici venue, profitez-en. "
Ces mots furent prononcйs avec ce flegme imperturbable qui distinguait
Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de
lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance.
D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de remerciements,
qui bientфt expirиrent sous le regard assombri du cardinal.
" N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans paraоtre le moins du
monde dйtournй de son intention premiиre par l'incident qu'Athos avait
soulevй ; n'importe, Messieurs, je n'aime pas que de simples soldats, parce
qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps privilйgiй, fassent ainsi les
grands seigneurs, et la discipline est la mкme pour eux que pour tout le
monde. "
Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et,
s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit а son tour :
" La discipline, Monseigneur, n'a en aucune faзon, je l'espиre, йtй
oubliйe par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que,
n'йtant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous
semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son Eminence ait quelque
ordre particulier а nous donner, nous sommes prкts а lui obйir. Monseigneur
voit, continua Athos en fronзant le sourcil, car cette espиce
d'interrogatoire commenзait а l'impatienter, que, pour кtre prкts а la
moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. "
Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau prиs
du tambour sur lequel йtaient les cartes et les dйs.
" Que Votre Eminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous nous
serions portйs au-devant d'elle si nous eussions pu supposer que c'йtait
elle qui venait vers nous en si petite compagnie. "
Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lиvres.
" Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous
voilа, armйs comme vous кtes, et gardйs par vos laquais ? dit le cardinal,
vous avez l'air de quatre conspirateurs.
-- Oh ! quant а ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et nous
conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin, seulement c'est
contre les Rochelois.
-- Eh ! Messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronзant le
sourcil а son tour, on trouverait peut-кtre dans vos cervelles le secret de
bien des choses qui sont ignorйes, si on pouvait y lire comme vous lisiez
dans cette lettre que vous avez cachйe quand vous m'avez vu venir. "
Le rouge monta а la figure d'Athos, il fit un pas vers Son Eminence.
" On dirait que vous nous soupзonnez rйellement, Monseigneur, et que
nous subissons un vйritable interrogatoire ; s'il en est ainsi, que Votre
Eminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins а quoi nous en tenir.
-- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres
que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont rйpondu.
-- Aussi, Monseigneur, ai-je dit а Votre Eminence qu'elle n'avait qu'а
questionner, et que nous йtions prкts а rйpondre.
-- Quelle йtait cette lettre que vous alliez lire, Monsieur Aramis, et
que vous avez cachйe ?
-- Une lettre de femme, Monseigneur.
-- Oh ! je conзois, dit le cardinal, il faut кtre discret pour ces
sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer а un confesseur, et,
vous le savez, j'ai reзu les ordres.
-- Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible qu'il
jouait sa tкte en faisant cette rйponse, la lettre est d'une femme, mais
elle n'est signйe ni Marion de Lorme, ni Mme d'Aiguillon. "
Le cardinal devint pвle comme la mort, un йclair fauve sortit de ses
yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre а Cahusac et а La
Houdiniиre. Athos vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur
lesquels les trois amis avaient les yeux fixйs en hommes mal disposйs а se
laisser arrкter. Le cardinal йtait, lui, troisiиme ; les mousquetaires, y
compris les laquais, йtaient sept : il jugea que la partie serait d'autant
moins йgale, qu'Athos et ses compagnons conspiraient rйellement ; et, par un
de ces retours rapides qu'il tenait toujours а sa disposition, toute sa
colиre se fondit dans un sourire.
" Allons, allons ! dit-il, vous кtes de braves jeunes gens, fiers au
soleil, fidиles dans l'obscuritй ; il n'y a pas de mal а veiller sur soi
quand on veille si bien sur les autres ; Messieurs, je n'ai point oubliй la
nuit oщ vous m'avez servi d'escorte pour aller au Colombier-Rouge ; s'il y
avait quelque danger а craindre sur la route que je vais suivre, je vous
prierais de m'accompagner ; mais, comme il n'y en a pas, restez oщ vous
кtes, achevez vos bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu,
Messieurs. "
Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amenй, il les salua
de la main et s'йloigna.
Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans
dire un seul mot jusqu'а ce qu'il eыt disparu.
Puis ils se regardиrent.
Tous avaient la figure consternйe, car malgrй l'adieu amical de Son
Eminence, ils comprenaient que le cardinal s'en allait la rage dans le
coeur.
Athos seul souriait d'un sourire puissant et dйdaigneux. Quand le
cardinal fut hors de la portйe de la voix et de la vue :
" Ce Grimaud a criй bien tard ! " dit Porthos, qui avait grande envie
de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
Grimaud allait rйpondre pour s'excuser. Athos leva le doigt et Grimaud
se tut.
" Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d'Artagnan.
-- Moi, dit Aramis de sa voix la plus flыtйe, j'йtais dйcidй : s'il
avait exigй que la lettre lui fыt remise, je lui prйsentais la lettre d'une
main, et de l'autre je lui passais mon йpйe au travers du corps.
-- Je m'y attendais bien, dit Athos ; voilа pourquoi je me suis jetй
entre vous et lui. En vйritй, cet homme est bien imprudent de parler ainsi а
d'autres hommes ; on dirait qu'il n'a jamais eu affaire qu'а des femmes et а
des enfants.
-- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je vous admire, mais cependant nous
йtions dans notre tort, aprиs tout.
-- Comment, dans notre tort ! reprit Athos. A qui donc cet air que nous
respirons ? A qui cet ocйan sur lequel s'йtendent nos regards ? A qui ce
sable sur lequel nous йtions couchйs ? A qui cette lettre de votre maоtresse
? Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde lui
appartient ; vous йtiez lа, balbutiant, stupйfait, anйanti ; on eыt dit que
la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque Mйduse vous
changeait en pierre. Est-ce que c'est conspirer, voyons, que d'кtre amoureux
? Vous кtes amoureux d'une femme que le cardinal a fait enfermer, vous
voulez la tirer des mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec
Son Eminence : cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre
jeu а votre adversaire ? cela ne se fait pas . Qu'il le devine, а la bonne
heure ! Nous devinons bien le sien, nous !
-- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce que vous dites lа,
Athos.
-- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se passer,
et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine oщ M. le cardinal l'a
interrompue. "
Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapprochиrent de
lui, et les trois laquais se groupиrent de nouveau auprиs de la dame-jeanne.
" Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit d'Artagnan, reprenez donc
la lettre а partir du commencement.
--- Volontiers " , dit Aramis.
" Mon cher cousin, je crois bien que je me dйciderai а partir pour
Stenay, oщ ma soeur a fait entrer notre petite servante dans le couvent des
Carmйlites ; cette pauvre enfant s'est rйsignйe, elle sait qu'elle ne peut
vivre autre part sans que le salut de son вme soit en danger. Cependant, si
les affaires de notre famille s'arrangent comme nous le dйsirons, je crois
qu'elle courra le risque de se damner, et qu'elle reviendra prиs de ceux
qu'elle regrette, d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours а elle. En
attendant, elle n'est pas trop malheureuse : tout ce qu'elle dйsire c'est
une lettre de son prйtendu. Je sais bien que ces sortes de denrйes passent
difficilement par les grilles ; mais, aprиs tout, comme je vous en ai donnй
des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me
chargerai de cette commission. Ma soeur vous remercie de votre bon et
йternel souvenir. Elle a eu un instant de grande inquiйtude ; mais enfin
elle est quelque peu rassurйe maintenant, ayant envoyй son commis lа-bas
afin qu'il ne s'y passe rien d'imprйvu.
" Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent
que vous pourrez, c'est-а-dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le
faire sыrement. Je vous embrasse. "
" MARIE MICHON. "
" Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s'йcria d'Artagnan. Chиre
Constance ! j'ai donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sыretй
dans un couvent, elle est а Stenay ! Oщ prenez-vous Stenay, Athos ?
-- Mais а quelques lieues des frontiиres ; une fois le siиge levй, nous
pourrons aller faire un tour de ce cфtй.
-- Et ce ne sera pas long, il faut l'espйrer, dit Porthos, car on a, ce
matin, pendu un espion, lequel a dйclarй que les Rochelois en йtaient aux
cuirs de leurs souliers. En supposant qu'aprиs avoir mangй le cuir ils
mangent la semelle, je ne vois pas trop ce qui leur restera aprиs, а moins
de se manger les uns les autres.
-- Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d'excellent vin de
Bordeaux, qui, sans avoir а cette йpoque la rйputation qu'il a aujourd'hui,
ne la mйritait pas moins ; pauvres sots ! comme si la religion catholique
n'йtait pas la plus avantageuse et la plus agrйable des religions ! C'est
йgal, reprit-il aprиs avoir fait claquer sa langue contre son palais, ce
sont de braves gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis ? continua
Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ?
-- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brыler ; encore, qui
sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger les cendres ?
-- Il doit en avoir un, dit Athos.
-- Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos.
-- Venez ici, Grimaud " , dit Athos.
Grimaud se leva et obйit.
" Pour vous punir d'avoir parlй sans permission, mon ami, vous allez
manger ce morceau de papier, puis, pour vous rйcompenser du service que vous
nous aurez rendu, vous boirez ensuite ce verre de vin ; voici la lettre
d'abord, mвchez avec йnergie. "
Grimaud sourit, et, les yeux fixйs sur le verre qu'Athos venait de
remplir bord а bord, il broya le papier et l'avala.
" Bravo, maоtre Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenez ceci ; bien,
je vous dispense de dire merci. "
Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux, mais ses
yeux levйs au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura cette douce
occupation, un langage qui, pour кtre muet, n'en йtait pas moins expressif.