monde, plaзant chaque convive а la place et au rang que lui avaient faits
ses ancкtres ou qu'il s'йtait faits lui-mкme. S'agissait-il de science
hйraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur
gйnйalogie, leurs alliances, leurs armes et l'origine de leurs armes.
L'йtiquette n'avait pas de minuties qui lui fussent йtrangиres, il savait
quels йtaient les droits des grands propriйtaires, il connaissait а fond la
vйnerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art,
йtonnй le roi Louis XIII lui-mкme, qui cependant y йtait passй maоtre.
Comme tous les grands seigneurs de cette йpoque, il montait а cheval et
faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son йducation avait йtй
si peu nйgligйe, mкme sous le rapport des йtudes scolastiques, si rares а
cette йpoque chez les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que
dйtachait Aramis, et qu'avait l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois
fois mкme, au grand йtonnement de ses amis, il lui йtait arrivй lorsque
Aramis laissait йchapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe а
son temps et un nom а son cas. En outre, sa probitй йtait inattaquable, dans
ce siиcle oщ les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur
religion et leur conscience, les amants avec la dйlicatesse rigoureuse de
nos jours, et les pauvres avec le septiиme commandement de Dieu. C'йtait
donc un homme fort extraordinaire qu'Athos.
Et cependant, on voyait cette nature si distinguйe, cette crйature si
belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matйrielle,
comme les vieillards tournent vers l'imbйcillitй physique et morale. Athos,
dans ses heures de privation, et ces heures йtaient frйquentes, s'йteignait
dans toute sa partie lumineuse, et son cфtй brillant disparaissait comme
dans une profonde nuit.
Alors, le demi-dieu йvanoui, il restait а peine un homme. La tкte
basse, l'oeil terne, la parole lourde et pйnible, Athos regardait pendant de
longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habituй а
lui obйir par signes, lisait dans le regard atone de son maоtre jusqu'а son
moindre dйsir, qu'il satisfaisait aussitфt. La rйunion des quatre amis
avait-elle lieu dans un de ces moments-lа, un mot, йchappй avec un violent
effort, йtait tout le contingent qu'Athos fournissait а la conversation. En
йchange, Athos а lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu'il y parыt
autrement que par un froncement de sourcil plus indiquй et par une tristesse
plus profonde.
D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et pйnйtrant,
n'avait, quelque intйrкt qu'il eыt а satisfaire sa curiositй sur ce sujet,
pu encore assigner aucune cause а ce marasme, ni en noter les occurrences.
Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune dйmarche
qui ne fыt connue de tous ses amis.
On ne pouvait dire que ce fыt le vin qui lui donnвt cette tristesse,
car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce
remиde, comme nous l'avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait
attribuer cet excиs d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui
accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la
chance, Athos, lorsqu'il avait gagnй, demeurait aussi impassible que
lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un
soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon brodй d'or des
jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau
sourcil noir eыt haussй ou baissй d'une demi-ligne, sans que ses mains
eussent perdu leur nuance nacrйe, sans que sa conversation, qui йtait
agrйable ce soir-lа, eыt cessй d'кtre calme et agrйable.
Ce n'йtait pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une
influence atmosphйrique qui assombrissait son visage, car cette tristesse
devenait plus intense en gйnйral vers les beaux jours de l'annйe ; juin et
juillet йtaient les mois terribles d'Athos.
Pour le prйsent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les йpaules
quand on lui parlait de l'avenir ; son secret йtait donc dans le passй,
comme on l'avait dit vaguement а d'Artagnan.
Cette teinte mystйrieuse rйpandue sur toute sa personne rendait encore
plus intйressant l'homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l'ivresse
la plus complиte, n'avaient rien rйvйlй, quelle que fыt l'adresse des
questions dirigйes contre lui.
" Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-кtre mort а
cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui l'ai entraоnй dans
cette affaire, dont il ignorait l'origine, dont il ignorera le rйsultat et
dont il ne devait tirer aucun profit.
-- Sans compter, Monsieur, rйpondait Planchet, que nous lui devons
probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a criй : " Au large,
d'Artagnan ! je suis pris. " Et aprиs avoir dйchargй ses deux pistolets,
quel bruit terrible il faisait avec son йpйe ! On eыt dit vingt hommes, ou
plutфt vingt diables enragйs ! "
Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son
cheval, lequel n'ayant pas besoin d'кtre excitй emportait son cavalier au
galop.
Vers onze heures du matin, on aperзut Amiens ; а onze heures et demie,
on йtait а la porte de l'auberge maudite.
D'Artagnan avait souvent mйditй contre l'hфte perfide une de ces bonnes
vengeances qui consolent, rien qu'en espйrance. Il entra donc dans
l'hфtellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de
l'йpйe et faisant siffler sa cravache de la main droite.
" Me reconnaissez-vous ? dit-il а l'hфte, qui s'avanзait pour le
saluer.
-- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, rйpondit celui-ci les yeux
encore йblouis du brillant йquipage avec lequel d'Artagnan se prйsentait.
-- Ah ! vous ne me connaissez pas !
-- Non, Monseigneur.
-- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mйmoire. Qu'avez-vous fait de
ce gentilhomme а qui vous eыtes l'audace, voici quinze jours passйs а peu
prиs, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? "
L'hфte pвlit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la plus menaзante,
et Planchet se modelait sur son maоtre.
" Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'йcria l'hфte de son ton de
voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payй cette faute ! Ah !
malheureux que je suis !
-- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ?
-- Daignez m'йcouter, Monseigneur, et soyez clйment. Voyons,
asseyez-vous, par grвce ! "
D'Artagnan, muet de colиre et d'inquiйtude, s'assit, menaзant comme un
juge. Planchet s'adossa fiиrement а son fauteuil.
" Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hфte tout tremblant, car je
vous reconnais а cette heure ; c'est vous qui кtes parti quand j'eus ce
malheureux dйmкlй avec ce gentilhomme dont vous parlez.
-- Oui, c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de grвce
а attendre si vous ne dites pas toute la vйritй.
-- Aussi veuillez m'йcouter, et vous la saurez tout entiиre.
-- J'йcoute.
-- J'avais йtй prйvenu par les autoritйs qu'un faux-monnayeur cйlиbre
arriverait а mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous dйguisйs
sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais,
votre figure, Messeigneurs, tout m'avait йtй dйpeint.
-- Aprиs, aprиs ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oщ venait le
signalement si exactement donnй.
-- Je pris donc, d'aprиs les ordres de l'autoritй, qui m'envoya un
renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer
de la personne des prйtendus faux-monnayeurs.
-- Encore ! dit d'Artagnan, а qui ce mot de faux-monnayeur йchauffait
terriblement les oreilles.
-- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles
sont justement mon excuse. L'autoritй m'avait fait peur, et vous savez qu'un
aubergiste doit mйnager l'autoritй.
-- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oщ est-il ? qu'est-il devenu ?
Est-il mort ? est-il vivant ?
-- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous
savez, et dont votre dйpart prйcipitй, ajouta l'hфte avec une finesse qui
n'йchappa point а d'Artagnan, semblait autoriser l'issue. Ce gentilhomme
votre ami se dйfendit en dйsespйrй. Son valet, qui, par un malheur imprйvu,
avait cherchй querelle aux gens de l'autoritй, dйguisйs en garзons
d'йcurie...
-- Ah ! misйrable ! s'йcria d'Artagnan, vous йtiez tous d'accord, et je
ne sais а quoi tient que je ne vous extermine tous !
-- Hйlas ! non, Monseigneur, nous n'йtions pas tous d'accord, et vous
l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l'appeler par le
nom honorable qu'il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), Monsieur
votre ami, aprиs avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de
pistolet, battit en retraite en se dйfendant avec son йpйe dont il estropia
encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'йtourdit.
-- Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d'Artagnan. Athos, que devient
Athos ?
-- En battant en retraite, comme j'ai dit а Monseigneur, il trouva
derriиre lui l'escalier de la cave, et comme la porte йtait ouverte, il tira
la clef а lui et se barricada en dedans. Comme on йtait sыr de le retrouver
lа, on le laissa libre.
-- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout а fait а le tuer, on ne
cherchait qu'а l'emprisonner.
-- Juste Dieu ! а l'emprisonner, Monseigneur ? il s'emprisonna bien
lui- mкme, je vous le jure. D'abord il avait fait de rude besogne, un homme
йtait tuй sur le coup, et deux autres йtaient blessйs griиvement. Le mort et
les deux blessйs furent emportйs par leurs camarades, et jamais je n'ai plus
entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-mкme, quand je repris mes
sens, j'allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui
s'йtait passй, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier.
Mais M. le gouverneur eut l'air de tomber des nues ; il me dit qu'il
ignorait complиtement ce que je voulais dire, que les ordres qui m'йtaient
parvenus n'йmanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire а qui
que ce fыt qu'il йtait pour quelque chose dans toute cette йchauffourйe, il
me ferait pendre. Il paraоt que je m'йtais trompй, Monsieur, que j'avais
arrкtй l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrкter йtait sauvй.
-- Mais Athos ? s'йcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait de
l'abandon oщ l'autoritй laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ?
-- Comme j'avais hвte de rйparer mes torts envers le prisonnier, reprit
l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa libertй. Ah
! Monsieur, ce n'йtait plus un homme, c'йtait un diable. A cette proposition
de libertй, il dйclara que c'йtait un piиge qu'on lui tendait et qu'avant de
sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car
je ne me dissimulais pas la mauvaise position oщ je m'йtais mis en portant
la main sur un mousquetaire de Sa Majestй, je lui dis que j'йtais prкt а me
soumettre а ses conditions.
" -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armй. "
" On s'empressa d'obйir а cet ordre ; car vous comprenez bien,
Monsieur, que nous йtions disposйs а faire tout ce que voudrait votre ami.
M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-lа, quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M.
Grimaud fut donc descendu а la cave, tout blessй qu'il йtait ; alors, son
maоtre l'ayant reзu, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans
notre boutique.
-- Mais enfin, s'йcria d'Artagnan, oщ est-il ? oщ est Athos ?
-- Dans la cave, Monsieur.
-- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-lа
?
-- Bontй divine ! Non, Monsieur. Nous, le retenir dans la cave ! Vous
ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en
faire sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma vie, vous
adorerais comme mon patron.
-- Alors il est lа, je le retrouverai lа ?
-- Sans doute, Monsieur, il s'est obstinй а y rester. Tous les jours,
on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande
quand il en demande ; mais, hйlas ! ce n'est pas de pain et de viande qu'il
fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai essayй de descendre avec
deux de mes garзons, mais il est entrй dans une terrible fureur. J'ai
entendu le bruit de ses pistolets qu'il armait et de son mousqueton
qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles йtaient
leurs intentions, le maоtre a rйpondu qu'ils avaient quarante coups а tirer
lui et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutфt que de
permettre qu'un seul de nous mоt le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai
йtй me plaindre au gouverneur, lequel m'a rйpondu que je n'avais que ce que
je mйritais, et que cela m'apprendrait а insulter les honorables seigneurs
qui prenaient gоte chez moi.
-- De sorte que, depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne pouvant
s'empкcher de rire de la figure piteuse de son hфte.
-- De sorte que, depuis ce temps, Monsieur, continua celui-ci, nous
menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que
vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin
en bouteilles et notre vin en piиce, la biиre, l'huile et les йpices, le
lard et les saucissons ; et comme il nous est dйfendu d'y descendre, nous
sommes forcйs de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous
arrivent, de sorte que tous les jours notre hфtellerie se perd. Encore une
semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinйs.
-- Et ce sera justice, drфle. Ne voyait-on pas bien, а notre mine, que
nous йtions gens de qualitй et non faussaires, dites ?
-- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hфte. Mais tenez, tenez,
le voilа qui s'emporte.
-- Sans doute qu'on l'aura troublй, dit d'Artagnan.
-- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'йcria l'hфte ; il vient de
nous arriver deux gentilshommes anglais.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ;
ceux-ci ont demandй du meilleur. Ma femme alors aura sollicitй de M. Athos
la permission d'entrer pour satisfaire ces Messieurs ; et il aura refusй
comme de coutume. Ah ! bontй divine ! voilа le sabbat qui redouble ! "
D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du cфtй de la cave
; il se leva et, prйcйdй de l'hфte qui se tordait les mains, et suivi de
Planchet qui tenait son mousqueton tout armй, il s'approcha du lieu de la
scиne.
Les deux gentilshommes йtaient exaspйrйs, ils avaient fait une longue
course et mouraient de faim et de soif.
" Mais c'est une tyrannie, s'йcriaient-ils en trиs bon franзais,
quoique avec un accent йtranger, que ce maоtre fou ne veuille pas laisser а
ces bonnes gens l'usage de leur vin. За, nous allons enfoncer la porte, et
s'il est trop enragй, eh bien ! nous le tuerons.
-- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de sa
ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaоt.
-- Bon, bon, disait derriиre la porte la voix calme d'Athos, qu'on les
laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. "
Tout braves qu'ils paraissaient кtre, les deux gentilshommes anglais se
regardиrent en hйsitant ; on eыt dit qu'il y avait dans cette cave un de ces
ogres famйliques, gigantesques hйros des lйgendes populaires, et dont nul ne
force impunйment la caverne.
Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent
honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six
marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup de pied
а fendre une muraille.
" Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de
celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs !
vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !
-- Mon Dieu, s'йcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce
me semble.
-- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix а son tour, c'est moi-
mкme, mon ami.
-- Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces
enfonceurs de portes. "
Les gentilshommes avaient mis l'йpйe а la main, mais ils se trouvaient
pris entre deux feux ; ils hйsitиrent un instant encore ; mais, comme la
premiиre fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la
porte dans toute sa hauteur.
" Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais
tirer.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, que la rйflexion n'abandonnait jamais,
Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez lа dans une
mauvaise affaire, et vous allez кtre criblйs. Voici mon valet et moi qui
vous lвcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis
nous aurons encore nos йpйes, dont, je vous assure, mon ami et moi nous
jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout а
l'heure vous aurez а boire, je vous en donne ma parole.
-- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos.
L'hфtelier sentit une sueur froide couler le long de son йchine.
" Comment, s'il en reste ! murmura-t-il.
-- Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc
tranquille, а eux deux ils n'auront pas bu toute la cave. Messieurs,
remettez vos йpйes au fourreau.
-- Eh bien, vous, remettez vos pistolets а votre ceinture.
-- Volontiers. "
Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il
lui fit signe de dйsarmer son mousqueton.
Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs йpйes au
fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme
ils йtaient bons gentilshommes, ils donnиrent tort а l'hфtelier.
" Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans
dix minutes, je vous rйponds qu'on vous y portera tout ce que vous pourrez
dйsirer. "
Les Anglais saluиrent et sortirent.
" Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
-- A l'instant mкme " , dit Athos.
Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoquйs et de poutres
gйmissantes : c'йtaient les contrescarpes et les bastions d'Athos, que
l'assiйgй dйmolissait lui-mкme.
Un instant aprиs, la porte s'йbranla, et l'on vit paraоtre la tкte pвle
d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs.
D'Artagnan se jeta а son cou et l'embrassa tendrement ; puis il voulut
l'entraоner hors de ce sйjour humide, alors il s'aperзut qu'Athos
chancelait.
" Vous кtes blessй ? lui dit-il.
-- Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilа tout, et
jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon
hфte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent cinquante
bouteilles.
-- Misйricorde ! s'йcria l'hфte, si le valet en a bu la moitiй du
maоtre seulement, je suis ruinй.
-- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis
le mкme ordinaire que moi ; il a bu а la piиce seulement ; tenez, je crois
qu'il a oubliй de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. "
D'Artagnan partit d'un йclat de rire qui changea le frisson de l'hфte
en fiиvre chaude.
En mкme temps, Grimaud parut а son tour derriиre son maоtre, le
mousqueton sur l'йpaule, la tкte tremblante, comme ces satyres ivres des
tableaux de Rubens. Il йtait arrosй par-devant et par-derriиre d'une liqueur
grasse que l'hфte reconnut pour кtre sa meilleure huile d'olive.
Le cortиge traversa la grande salle et alla s'installer dans la
meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritй.
Pendant ce temps, l'hфte et sa femme se prйcipitиrent avec des lampes
dans la cave, qui leur avait йtй si longtemps interdite et oщ un affreux
spectacle les attendait.
Au-delа des fortifications auxquelles Athos avait fait brиche pour
sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides
entassйes selon toutes les rиgles de l'art stratйgique, on voyait за et lа,
nageant dans les mares d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons
mangйs, tandis qu'un amas de bouteilles cassйes jonchait tout l'angle gauche
de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet йtait restй ouvert, perdait par
cette ouverture les derniиres gouttes de son sang. L'image de la dйvastation
et de la mort, comme dit le poиte de l'Antiquitй, rйgnait lа comme sur un
champ de bataille.
Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient а peine.
Alors les hurlements de l'hфte et de l'hфtesse percиrent la voыte de la
cave, d'Artagnan lui-mкme en fut йmu. Athos ne tourna pas mкme la tкte.
Mais а la douleur succйda la rage. L'hфte s'arma d'une broche et, dans
son dйsespoir, s'йlanзa dans la chambre oщ les deux amis s'йtaient retirйs.
" Du vin ! dit Athos en apercevant l'hфte.
-- Du vin ! s'йcria l'hфte stupйfait, du vin ! mais vous m'en avez bu
pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruinй, perdu, anйanti !
-- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restйs sur notre soif.
-- Si vous vous йtiez contentйs de boire, encore ; mais vous avez cassй
toutes les bouteilles.
-- Vous m'avez poussй sur un tas qui a dйgringolй. C'est votre faute.
-- Toute mon huile est perdue !
-- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait
bien que ce pauvre Grimaud pansвt celles que vous lui avez faites.
-- Tous mes saucissons rongйs !
-- Il y a йnormйment de rats dans cette cave.
-- Vous allez me payer tout cela, cria l'hфte exaspйrй.
-- Triple drфle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitфt
; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint а son secours
en levant sa cravache.
L'hфte recula d'un pas et se mit а fondre en larmes.
" Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, а traiter d'une faзon plus
courtoise les hфtes que Dieu vous envoie.
-- Dieu... , dites le diable !
-- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les
oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et
nous verrons si vйritablement le dйgвt est aussi grand que vous le dites.
-- Eh bien, oui, Messieurs, dit l'hфte, j'ai tort, je l'avoue ; mais а
tout pйchй misйricorde ; vous кtes des seigneurs et je suis un pauvre
aubergiste, vous aurez pitiй de moi.
-- Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur,
et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles.
On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. "
L'hфte s'approcha avec inquiйtude.
" Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment oщ
j'allais te payer, j'avais posй ma bourse sur la table.
-- Oui, Monseigneur.
-- Cette bourse contenait soixante pistoles, oщ est-elle ?
-- Dйposйe au greffe, Monseigneur : on avait dit que c'йtait de la
fausse monnaie.
-- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.
-- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lвche pas ce qu'il
tient. Si c'йtait de la fausse monnaie, il y aurait encore de l'espoir ;
mais malheureusement ce sont de bonnes piиces.
-- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas,
d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre.
-- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oщ est-il ?
-- A l'йcurie.
-- Combien vaut-il ?
-- Cinquante pistoles tout au plus.
-- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.
-- Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et
sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?
-- Je t'en amиne un autre, dit d'Artagnan.
-- Un autre ?
-- Et magnifique ! s'йcria l'hфte.
-- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le
vieux, et а boire !
-- Duquel ? demanda l'hфte tout а fait rassйrйnй.
-- De celui qui est au fond, prиs des lattes ; il en reste encore
vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont йtй cassйes dans ma chute.
Montez-en six.
-- Mais c'est un foudre que cet homme ! dit l'hфte а part lui ; s'il
reste seulement quinze jours ici, et qu'il paie ce qu'il boira, je
rйtablirai mes affaires.
-- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du
pareil aux deux seigneurs anglais.
-- Maintenant, dit Athos, en attendant qu'on nous apporte du vin,
conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. "
D'Artagnan lui raconta comment il avait trouvй Porthos dans son lit
avec une foulure, et Aramis а une table entre les deux thйologiens. Comme il
achevait, l'hфte rentra avec les bouteilles demandйes et un jambon qui,
heureusement pour lui, йtait restй hors de la cave.
" C'est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de
d'Artagnan, voilа pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon ami,
qu'avez-vous et que vous est-il arrivй personnellement ? Je vous trouve un
air sinistre.
-- Hйlas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de nous
tous, moi !
-- Toi malheureux, d'Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu
malheureux ? Dis-moi cela.
-- Plus tard, dit d'Artagnan.
-- Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis
ivre, d'Artagnan ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les idйes plus nettes
que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. "
D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.
Athos l'йcouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini :
" Misиres que tout cela, dit Athos, misиres ! "
C'йtait le mot d'Athos.
" Vous dites toujours misиres ! mon cher Athos, dit d'Artagnan ; cela
vous sied bien mal, а vous qui n'avez jamais aimй. "
L'oeil mort d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne fut qu'un йclair,
il redevint terne et vague comme auparavant.
" C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimй, moi.
-- Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d'Artagnan, que vous
avez tort d'кtre dur pour nous autres coeurs tendres.
-- Coeurs tendres, coeurs percйs, dit Athos.
-- Que dites-vous ?
-- Je dis que l'amour est une loterie oщ celui qui gagne, gagne la mort
! Vous кtes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et
si j'ai un conseil а vous donner, c'est de perdre toujours.
-- Elle avait l'air de si bien m'aimer !
-- Elle en avait l'air.
-- Oh ! elle m'aimait.
-- Enfant ! il n'y a pas un homme qui n'ait cru comme vous que sa
maоtresse l'aimait, et il n'y a pas un homme qui n'ait йtй trompй par sa
maоtresse.
-- Exceptй vous, Athos, qui n'en avez jamais eu.
-- C'est vrai, dit Athos aprиs un moment de silence, je n'en ai jamais
eu, moi. Buvons !
-- Mais alors, philosophe que vous кtes, dit d'Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et d'кtre consolй.
-- Consolй de quoi ?
-- De mon malheur.
-- Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les йpaules ; je
serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une
histoire d'amour.
-- Arrivйe а vous ?
-- Ou а un de mes amis, qu'importe !
-- Dites, Athos, dites.
-- Buvons, nous ferons mieux.
-- Buvez et racontez.
-- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre,
les deux choses vont а merveille ensemble.
-- J'йcoute " , dit d'Artagnan.
Athos se recueillit, et, а mesure qu'il se recueillait, d'Artagnan le
voyait pвlir : ; il en йtait а cette pйriode de l'ivresse oщ les buveurs
vulgaires tombent et dorment. Lui, il rкvait tout haut sans dormir. Ce
somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant.
" Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.
-- Je vous en prie, dit d'Artagnan.
-- Qu'il soit fait donc comme vous le dйsirez. Un de mes amis, un de
mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en s'interrompant avec un
sourire sombre ; un des comtes de ma province, c'est-а-dire du Berry, noble
comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux а vingt-cinq ans d'une
jeune fille de seize, belle comme les amours. A travers la naпvetй de son
вge perзait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poиte ;
elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg, prиs
de son frиre qui йtait curй. Tous deux йtaient arrivйs dans le pays : ils
venaient on ne savait d'oщ ; mais en la voyant si belle et en voyant son
frиre si pieux, on ne songeait pas а leur demander d'oщ ils venaient. Du
reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui йtait le seigneur du
pays, aurait pu la sйduire ou la prendre de force, а son grй, il йtait le
maоtre ; qui serait venu а l'aide de deux йtrangers, de deux inconnus ?
Malheureusement il йtait honnкte homme, il l'йpousa. Le sot, le niais,
l'imbйcile !
-- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan.
-- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son chвteau, et en fit la
premiиre dame de sa province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait
parfaitement son rang.
-- Eh bien ? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, un jour qu'elle йtait а la chasse avec son mari, continua
Athos а voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et
s'йvanouit ; le comte s'йlanзa а son secours, et comme elle йtouffait dans
ses habits, il les fendit avec son poignard et lui dйcouvrit l'йpaule.
Devinez ce qu'elle avait sur l'йpaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un grand
йclat de rire.
-- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan.
-- Une fleur de lys, dit Athos. Elle йtait marquйe ! "
Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait а la main.
" Horreur ! s'йcria d'Artagnan, que me dites-vous lа ?
-- La vйritй. Mon cher, l'ange йtait un dйmon. La pauvre fille avait
volй.
-- Et que fit le comte ?
-- Le comte йtait un grand seigneur, il avait sur ses terres droit de
justice basse et haute : il acheva de dйchirer les habits de la comtesse, il
lui lia les mains derriиre le dos et la pendit а un arbre.
-- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'йcria d'Artagnan.
-- Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pвle comme la mort. Mais
on me laisse manquer de vin, ce me semble. "
Et Athos saisit au goulot la derniиre bouteille qui restait, l'approcha
de sa bouche et la vida d'un seul trait, comme il eыt fait d'un verre
ordinaire.
Puis il laissa tomber sa tкte sur ses deux mains ; d'Artagnan demeura
devant lui, saisi d'йpouvante.
" Cela m'a guйri des femmes belles, poйtiques et amoureuses, dit Athos
en se relevant et sans songer а continuer l'apologue du comte. Dieu vous en
accorde autant ! Buvons !
-- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan.
-- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drфle, cria
Athos, nous ne pouvons plus boire !
-- Et son frиre ? ajouta timidement d'Artagnan.
-- Son frиre ? reprit Athos.
-- Oui, le prкtre ?
-- Ah ! je m'en informai pour le faire pendre а son tour ; mais il
avait pris les devants, il avait quittй sa cure depuis la veille.
-- A-t-on su au moins ce que c'йtait que ce misйrable ?
-- C'йtait sans doute le premier amant et le complice de la belle, un
digne homme qui avait fait semblant d'кtre curй peut-кtre pour marier sa
maоtresse et lui assurer un sort. Il aura йtй йcartelй, je l'espиre.
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d'Artagnan, tout йtourdi de cette
horrible aventure.
-- Mangez donc de ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en
coupant une tranche qu'il mit sur l'assiette du jeune homme. Quel malheur
qu'il n'y en ait pas eu seulement quatre comme celui-lа dans la cave !
j'aurais bu cinquante bouteilles de plus. "
D'Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l'eыt
rendu fou ; il laissa tomber sa tкte sur ses deux mains et fit semblant de
s'endormir.
" Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en
pitiй, et pourtant celui-lа est des meilleurs... "



    CHAPITRE XXVIII. RETOUR





D'Artagnan йtait restй йtourdi de la terrible confidence d'Athos ;
cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette
demi-rйvйlation ; d'abord elle avait йtй faite par un homme tout а fait ivre
а un homme qui l'йtait а moitiй et cependant, malgrй ce vague que fait
monter au cerveau la fumйe de deux ou trois bouteilles de bourgogne,
d'Artagnan, en se rйveillant le lendemain matin, avait chaque parole d'Athos
aussi prйsente а son esprit que si, а mesure qu'elles йtaient tombйes de sa
bouche, elles s'йtaient imprimйes dans son esprit. Tout ce doute ne lui
donna qu'un plus vif dйsir d'arriver а une certitude, et il passa chez son
ami avec l'intention bien arrкtйe de renouer sa conversation de la veille ;
mais il trouva Athos de sens tout а fait rassis, c'est-а-dire le plus fin et
le plus impйnйtrable des hommes.
Au reste, le mousquetaire, aprиs avoir йchangй avec lui une poignйe de
main, alla le premier au-devant de sa pensйe.
" J'йtais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti cela
ce matin а ma langue, qui йtait encore fort йpaisse, et а mon pouls qui
йtait encore fort agitй, je parie que j'ai dit mille extravagances. "
Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixitй qui
l'embarrassa.
" Mais non pas, rйpliqua d'Artagnan, et, si je me le rappelle bien,
vous n'avez rien dit que de fort ordinaire.
-- Ah ! vous m'йtonnez ! Je croyais vous avoir racontй une histoire des
plus lamentables. "
Et il regardait le jeune homme comme s'il eыt voulu lire au plus
profond de son coeur.
" Ma foi ! dit d'Artagnan, il paraоt que j'йtais encore plus ivre que
vous, puisque je ne me souviens de rien. "
Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :
" Vous n'кtes pas sans avoir remarquй, mon cher ami, que chacun a son
genre d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai l'ivresse triste, et, quand une
fois je suis gris, ma maniиre est de raconter toutes les histoires lugubres
que ma sotte nourrice m'a inculquйes dans le cerveau. C'est mon dйfaut ;
dйfaut capital, j'en conviens ; mais, а cela prиs, je suis bon buveur. "
Athos disait cela d'une faзon si naturelle, que d'Artagnan fut йbranlй
dans sa conviction.
" Oh ! c'est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de
ressaisir la vйritй, c'est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on
se souvient d'un rкve, que nous avons parlй de pendus.
-- Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pвlissant et cependant en
essayant de rire, j'en йtais sыr, les pendus sont mon cauchemar, а moi.
-- Oui, oui, reprit d'Artagnan, et voilа la mйmoire qui me revient ;
oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait d'une femme.
-- Voyez, rйpondit Athos en devenant presque livide, c'est ma grande
histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-lа, c'est que je suis
ivre mort.
-- Oui, c'est cela, dit d'Artagnan, l'histoire de la femme blonde,
grande et belle, aux yeux bleus.
-- Oui, et pendue.
-- Par son mari, qui йtait un seigneur de votre connaissance, continua
d'Artagnan en regardant fixement Athos.
-- Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on
ne sait plus ce que l'on dit, reprit Athos en haussant les йpaules, comme
s'il se fыt pris lui-mкme en pitiй. Dйcidйment, je ne veux plus me griser,
d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. "
D'Artagnan garda le silence.
Puis Athos, changeant tout а coup de conversation :
" A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez amenй.
-- Est-il de votre goыt ? demanda d'Artagnan.
-- Oui, mais ce n'йtait pas un cheval de fatigue.
-- Vous vous trompez ; j'ai fait avec lui dix lieues en moins d'une
heure et demie, et il n'y paraissait pas plus que s'il eыt fait le tour de
la place Saint-Sulpice.
-- Ah за, vous allez me donner des regrets.
-- Des regrets ?
-- Oui, je m'en suis dйfait.
-- Comment cela ?
-- Voici le fait : ce matin, je me suis rйveillй а six heures, vous
dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j'йtais encore tout
hйbйtй de notre dйbauche d'hier ; je descendis dans la grande salle, et
j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval а un maquignon, le sien
йtant mort hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et comme je vis
qu'il offrait cent pistoles d'un alezan brыlй : " Par Dieu, lui dis-je, mon
gentilhomme, moi aussi j'ai un cheval а vendre.
" -- Et trиs beau mкme, dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre ami
le tenait en main.
" -- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ?
" -- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-lа ?
" -- Non, mais je vous le joue.
" -- Vous me le jouez ?
" -- Oui.
" -- A quoi ?
" -- Aux dйs. "
" Ce qui fut dit fut fait ; et j'ai perdu le cheval. Ah mais ! par
exemple, continua Athos, j'ai regagnй le caparaзon. "
D'Artagnan fit une mine assez maussade.
" Cela vous contrarie ? dit Athos.
-- Mais oui, je vous l'avoue, reprit d'Artagnan ; ce cheval devait
servir а nous faire reconnaоtre un jour de bataille ; c'йtait un gage, un
souvenir. Athos, vous avez eu tort.
-- Eh ! mon cher ami, mettez-vous а ma place, reprit le mousquetaire ;
je m'ennuyais а pйrir, moi, et puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux
anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'кtre reconnu par quelqu'un, Eh bien,
la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous
trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un
cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. "
D'Artagnan ne se dйridait pas.
" Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir а
ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.
-- Qu'avez-vous donc fait encore ?
-- Aprиs avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l'idйe
me vint de jouer le vфtre.
-- Oui, mais vous vous en tоntes, j'espиre, а l'idйe ?
-- Non pas, je la mis а exйcution а l'instant mкme.
-- Ah ! par exemple ! s'йcria d'Artagnan inquiet.
-- Je jouai, et je perdis.
-- Mon cheval ?
-- Votre cheval ; sept contre huit ; faute d'un point... . vous
connaissez le proverbe.
-- Athos, vous n'кtes pas dans votre bon sens, je vous jure !
-- Mon cher, c'йtait hier, quand je vous contais mes sottes histoires,
qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous
les йquipages et harnais possibles.
-- Mais c'est affreux !
-- Attendez donc, vous n'y кtes point, je ferais un joueur excellent,
si je ne m'entкtais pas ; mais je m'entкte, c'est comme quand je bois ; je
m'entкtai donc...
-- Mais que pыtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?
-- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille а
votre doigt, et que j'avais remarquй hier.
-- Ce diamant ! s'йcria d'Artagnan, en portant vivement la main а sa
bague.
-- Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon
propre compte, je l'avais estimй mille pistoles.
-- J'espиre, dit sйrieusement d'Artagnan а demi mort de frayeur, que
vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant ?
-- Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre
seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux,
et, de plus, l'argent pour faire la route.
-- Athos, vous me faites frйmir ! s'йcria d'Artagnan.
-- Je parlai donc de votre diamant а mon partenaire, lequel l'avait
aussi remarquй. Que diable aussi, mon cher, vous portez а votre doigt une
йtoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible !
-- Achevez, mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec
votre sang-froid, vous me faites mourir !
-- Nous divisвmes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles
chacune.
-- Ah ! vous voulez rire et m'йprouver ? dit d'Artagnan, que la colиre
commenзait а prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade
.
-- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir,
vous ! il y avait quinze jours que je n'avais envisagй face humaine et que
j'йtais lа а m'abrutir en m'abouchant avec des bouteilles.
-- Ce n'est point une raison pour jouer mon diamant, cela ! rйpondit
d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse.
-- Ecoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix
coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le
nombre 13 m'a toujours йtй fatal, c'йtait le 13 du mois de juillet que...
-- Ventrebleu ! s'йcria d'Artagnan en se levant de table, l'histoire du
jour lui faisant oublier celle de la veille.
-- Patience, dit Athos, j'avais un plan. L'Anglais йtait un original,
je l'avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m'avait averti qu'il
lui avait fait des propositions pour entrer а son service. Je lui joue
Grimaud, le silencieux Grimaud, divisй en dix portions.
-- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan йclatant de rire malgrй lui.
-- Grimaud lui-mкme, entendez-vous cela ! et avec les dix parts de
Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites
maintenant que la persistance n'est pas une vertu.
-- Ma foi, c'est trиs drфle ! s'йcria d'Artagnan consolй et se tenant
les cфtes de rire.
-- Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussitфt а
jouer sur le diamant.
-- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau.
-- J'ai regagnй vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis
mon cheval, puis reperdu. Bref, j'ai rattrapй votre harnais, puis le mien.
Voilа oщ nous en sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu lа.
"
D'Artagnan respira comme si on lui eыt enlevй l'hфtellerie de dessus la
poitrine.
" Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.
-- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Bucйphale et du mien.
-- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?
-- J'ai une idйe sur eux.
-- Athos, vous me faites frйmir.
-- Ecoutez, vous n'avez pas jouй depuis longtemps, vous, d'Artagnan ?
-- Et je n'ai point l'envie de jouer.
-- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas jouй depuis longtemps, disais-je,
vous devez donc avoir la main bonne.
-- Eh bien, aprиs ?
-- Eh bien, l'Anglais et son compagnon sont encore lа. J'ai remarquй
qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir а votre
cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval.
-- Mais il ne voudra pas un seul harnais.
-- Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un йgoпste comme vous,
moi.

-- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indйcis, tant la confiance d'Athos
commenзait а le gagner а son insu.
-- Parole d'honneur, en un seul coup.
-- Mais c'est qu'ayant perdu les chevaux, je tenais йnormйment а
conserver les harnais.
-- Jouez votre diamant, alors.
-- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais.
-- Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ;
mais comme cela a dйjа йtй fait, l'Anglais ne voudrait peut-кtre plus.
-- Dйcidйment, mon cher Athos, dit d'Artagnan, j'aime mieux ne rien
risquer.
-- C'est dommage, dit froidement Athos, l'Anglais est cousu de
pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est bientфt jouй.
-- Et si je perds ?
-- Vous gagnerez.
-- Mais si je perds ?
-- Eh bien, vous donnerez les harnais.
-- Va pour un coup " , dit d'Artagnan.
Athos se mit en quкte de l'Anglais et le trouva dans l'йcurie, oщ il
examinait les harnais d'un oeil de convoitise. L'occasion йtait bonne. Il