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ne le quitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce
soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant oщ est le bon
coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve кtre en
rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrйtaire.
Maintenant, voulez-vous goыter notre vin, et, sans prйvention, vous nous
direz ce que vous en pensez.
-- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de dйjeuner.
-- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous
dйjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est devenu lui- mкme,
depuis dix jours qu'il nous a quittйs.
-- Volontiers " , dit d'Artagnan.
Tandis que Porthos et Mousqueton dйjeunaient avec des appйtits de
convalescents et cette cordialitй de frиres qui rapproche les hommes dans le
malheur, d'Artagnan raconta comment Aramis blessй avait йtй forcй de
s'arrкter а Crиvecoeur, comment il avait laissй Athos se dйbattre а Amiens
entre les mains de quatre hommes qui l'accusaient d'кtre un faux-monnayeur,
et comment, lui, d'Artagnan, avait йtй forcй de passer sur le ventre du
comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre.
Mais lа s'arrкta la confidence de d'Artagnan ; il annonзa seulement
qu'а son retour de la Grande-Bretagne il avait ramenй quatre chevaux
magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons,
puis il termina en annonзant а Porthos que celui qui lui йtait destinй йtait
dйjа installй dans l'йcurie de l'hфtel.
En ce moment Planchet entra ; il prйvenait son maоtre que les chevaux
йtaient suffisamment reposйs, et qu'il serait possible d'aller coucher а
Clermont.
Comme d'Artagnan йtait а peu prиs rassurй sur Porthos, et qu'il lui
tardait d'avoir des nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au
malade, et le prйvint qu'il allait se mettre en route pour continuer ses
recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la mкme route, si, dans
sept а huit jours, Porthos йtait encore а l'hфtel du Grand Saint Martin , il
le reprendrait en passant.
Porthos rйpondit que, selon toute probabilitй, sa foulure ne lui
permettrait pas de s'йloigner d'ici lа. D'ailleurs il fallait qu'il restвt а
Chantilly pour attendre une rйponse de sa duchesse.
D'Artagnan lui souhaita cette rйponse prompte et bonne ; et aprиs avoir
recommandй de nouveau Porthos а Mousqueton, et payй sa dйpense а l'hфte, il
se remit en route avec Planchet, dйjа dйbarrassй d'un de ses chevaux de
main.
D'Artagnan n'avait rien dit а Porthos de sa blessure ni de sa
procureuse. C'йtait un garзon fort sage que notre Bйarnais, si jeune qu'il
fыt. En consйquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait
racontй le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il n'y a pas d'amitiй qui
tienne а un secret surpris, surtout quand ce secret intйresse l'orgueil ;
puis on a toujours une certaine supйrioritй morale sur ceux dont on sait la
vie.
Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue а venir, et dйcidй qu'il
йtait а faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune,
d'Artagnan n'йtait pas fвchй de rйunir d'avance dans sa main les fils
invisibles а l'aide desquels il comptait les mener.
Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait
le coeur : il pensait а cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui
donner le prix de son dйvouement ; mais, hвtons-nous de le dire, cette
tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu
que de la crainte qu'il йprouvait qu'il n'arrivвt malheur а cette pauvre
femme. Pour lui, il n'y avait pas de doute, elle йtait victime d'une
vengeance du cardinal, et comme on le sait, les vengeances de Son Eminence
йtaient terribles. Comment avait-il trouvй grвce devant les yeux du
ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-mкme et sans doute ce que lui eыt
rйvйlй M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eыt trouvй chez lui.
Rien ne fait marcher le temps et n'abrиge la route comme une pensйe qui
absorbe en elle-mкme toutes les facultйs de l'organisation de celui qui
pense. L'existence extйrieure ressemble alors а un sommeil dont cette pensйe
est le rкve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace n'a
plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive а un autre, voilа tout.
De l'intervalle parcouru, rien ne reste prйsent а votre souvenir qu'un
brouillard vague dans lequel s'effacent mille images confuses d'arbres, de
montagnes et de paysages. Ce fut en proie а cette hallucination que
d'Artagnan franchit, а l'allure que voulut prendre son cheval, les six ou
huit lieues qui sйparent Chantilly de Crиvecoeur, sans qu'en arrivant dans
ce village il se souvоnt d'aucune des choses qu'il avait rencontrйes sur sa
route.
Lа seulement la mйmoire lui revint, il secoua la tкte, aperзut le
cabaret oщ il avait laissй Aramis, et, mettant son cheval au trot, il
s'arrкta а la porte.
Cette fois ce ne fut pas un hфte, mais une hфtesse qui le reзut ;
d'Artagnan йtait physionomiste, il enveloppa d'un coup d'oeil la grosse
figure rйjouie de la maоtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin
de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien а craindre de la part d'une
si joyeuse physionomie.
" Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous avons йtй forcйs de laisser ici il y
a une douzaine de jours ?
-- Un beau jeune homme de vingt-trois а vingt-quatre ans, doux,
aimable, bien fait ?
-- De plus, blessй а l'йpaule.
-- C'est cela !
-- Justement.
-- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici.
-- Ah ! pardieu, ma chиre dame, dit d'Artagnan en mettant pied а terre
et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la
vie ; oщ est-il, ce cher Aramis, que je l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai
hвte de le revoir.
-- Pardon, Monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en ce
moment.
-- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ?
-- Jйsus ! que dites-vous lа ! le pauvre garзon ! Non, Monsieur, il
n'est pas avec une femme.
-- Et avec qui est-il donc ?
-- Avec le curй de Montdidier et le supйrieur des jйsuites d'Amiens.
-- Mon Dieu ! s'йcria d'Artagnan, le pauvre garзon irait-il plus mal ?
-- Non, Monsieur, au contraire ; mais, а la suite de sa maladie, la
grвce l'a touchй et il s'est dйcidй а entrer dans les ordres.
-- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oubliй qu'il n'йtait
mousquetaire que par intйrim.
-- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
-- Plus que jamais.
-- Eh bien, Monsieur n'a qu'а prendre l'escalier а droite dans la cour,
au second, n 5. "
D'Artagnan s'йlanзa dans la direction indiquйe et trouva un de ces
escaliers extйrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans les cours
des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi chez le futur abbй ;
les dйfilйs de la chambre d'Aramis йtaient gardйs ni plus ni moins que les
jardins d'Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le
passage avec d'autant plus d'intrйpiditй qu'aprиs bien des annйes d'йpreuve,
Bazin se voyait enfin prиs d'arriver au rйsultat qu'il avait йternellement
ambitionnй.
En effet, le rкve du pauvre Bazin avait toujours йtй de servir un homme
d'Eglise, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans
l'avenir oщ Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la
soutane. La promesse renouvelйe chaque jour par le jeune homme que le moment
ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service
dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son вme.
Bazin йtait donc au comble de la joie. Selon toute probabilitй, cette
fois son maоtre ne se dйdirait pas. La rйunion de la douleur physique а la
douleur morale avait produit l'effet si longtemps dйsirй : Aramis, souffrant
а la fois du corps et de l'вme, avait enfin arrкtй sur la religion ses yeux
et sa pensйe, et il avait regardй comme un avertissement du Ciel le double
accident qui lui йtait arrivй, c'est-а-dire la disparition subite de sa
maоtresse et sa blessure а l'йpaule.
On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oщ il se trouvait,
кtre plus dйsagrйable а Bazin que l'arrivйe de d'Artagnan, laquelle pouvait
rejeter son maоtre dans le tourbillon des idйes mondaines qui l'avaient si
longtemps entraоnй. Il rйsolut donc de dйfendre bravement la porte ; et
comme, trahi par la maоtresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis
йtait absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le
comble de l'indiscrйtion que de dйranger son maоtre dans la pieuse
confйrence qu'il avait entamйe depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne
pouvait кtre terminйe avant le soir.
Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'йloquent discours de maоtre
Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une polйmique avec le valet
de son ami, il l'йcarta tout simplement d'une main, et de l'autre il tourna
le bouton de la porte n 5.
La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pйnйtra dans la chambre.
Aramis, en surtout noir, le chef accommodй d'une espиce de coiffure
ronde et plate qui ne ressemblait pas mal а une calotte, йtait assis devant
une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'йnormes in-folio ; а
sa droite йtait assis le supйrieur des jйsuites, et а sa gauche le curй de
Montdidier. Les rideaux йtaient а demi clos et ne laissaient pйnйtrer qu'un
jour mystйrieux, mйnagй pour une bйate rкverie. Tous les objets mondains qui
peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et
surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramenвt son maоtre aux
idйes de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'йpйe, les pistolets, le
chapeau а plume, les broderies et les dentelles de tout genre et de toute
espиce.
Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un coin
obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou а la muraille.
Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tкte et
reconnut son ami. Mais, au grand йtonnement du jeune homme, sa vue ne parut
pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit
йtait dйtachй des choses de la terre.
" Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de
vous voir.
-- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sыr
que ce soit а Aramis que je parle.
-- A lui-mкme, mon ami, а lui-mкme ; mais qui a pu vous faire douter ?
-- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord entrer
dans l'appartement de quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur m'a
pris en vous trouvant en compagnie de ces Messieurs : c'est que vous ne
fussiez gravement malade. "
Les deux hommes noirs lancиrent sur d'Artagnan, dont ils comprirent
l'intention, un regard presque menaзant ; mais d'Artagnan ne s'en inquiйta
pas.
" Je vous trouble peut-кtre, mon cher Aramis, continua d'Artagnan ;
car, d'aprиs ce que je vois, je suis portй а croire que vous vous confessez
а ces Messieurs. "
Aramis rougit imperceptiblement.
" Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure
; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me rйjouir en vous
voyant sain et sauf.
-- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux.
-- Car, Monsieur, qui est mon ami, vient d'йchapper а un rude danger,
continua Aramis avec onction, en montrant de la main d'Artagnan aux deux
ecclйsiastiques.
-- Louez Dieu, Monsieur, rйpondirent ceux-ci en s'inclinant а
l'unisson.
-- Je n'y ai pas manquй, mes rйvйrends, rйpondit le jeune homme en leur
rendant leur salut а son tour.
-- Vous arrivez а propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et vous allez,
en prenant part а la discussion, l'йclairer de vos lumiиres. M. le principal
d'Amiens, M. le curй de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines
questions thйologiques dont l'intйrкt nous captive depuis longtemps ; je
serais charmй d'avoir votre avis.
-- L'avis d'un homme d'йpйe est bien dйnuй de poids, rйpondit
d'Artagnan, qui commenзait а s'inquiйter de la tournure que prenaient les
choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, а la science de ces
Messieurs. "
Les deux hommes noirs saluиrent а leur tour.
" Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prйcieux ; voici
de quoi il s'agit : M. le principal croit que ma thиse doit кtre surtout
dogmatique et didactique.
-- Votre thиse ! vous faites donc une thиse ?
-- Sans doute, rйpondit le jйsuite ; pour l'examen qui prйcиde
l'ordination, une thиse est de rigueur.
-- L'ordination ! s'йcria d'Artagnan, qui ne pouvait croire а ce que
lui avaient dit successivement l'hфtesse et Bazin, ... l'ordination ! "
Et il promenait ses yeux stupйfaits sur les trois personnages qu'il
avait devant lui.
" Or " , continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mкme pose
gracieuse que s'il eыt йtй dans une ruelle et en examinant avec complaisance
sa main blanche et potelйe comme une main de femme, qu'il tenait en l'air
pour en faire descendre le sang : " or, comme vous l'avez entendu,
d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thиse fыt dogmatique, tandis que
je voudrais, moi, qu'elle fыt idйale. C'est donc pourquoi M. le principal me
proposait ce sujet qui n'a point encore йtй traitй, dans lequel je reconnais
qu'il y a matiиre а de magnifiques dйveloppements.
" Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. "
D'Artagnan, dont nous connaissons l'йrudition, ne sourcilla pas plus а
cette citation qu'а celle que lui avait faite M. de Trйville а propos des
prйsents qu'il prйtendait que d'Artagnan avait reзus de M. de Buckingham.
" Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitй : les
deux mains sont indispensables aux prкtres des ordres infйrieurs, quand ils
donnent la bйnйdiction.
-- Admirable sujet ! s'йcria le jйsuite.
-- Admirable et dogmatique ! " rйpйta le curй qui, de la force de
d'Artagnan а peu prиs sur le latin, surveillait soigneusement le jйsuite
pour emboоter le pas avec lui et rйpйter ses paroles comme un йcho.
Quant а d'Artagnan, il demeura parfaitement indiffйrent а
l'enthousiasme des deux hommes noirs.
" Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige
une йtude approfondie des Pиres et des Ecritures. Or j'ai avouй а ces
savants ecclйsiastiques, et cela en toute humilitй, que les veilles des
corps de garde et le service du roi m'avaient fait un peu nйgliger l'йtude.
Je me trouverai donc plus а mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon
choix, qui serait а ces rudes questions thйologiques ce que la morale est а
la mйtaphysique en philosophie. "
D'Artagnan s'ennuyait profondйment, le curй aussi.
" Voyez quel exorde ! s'йcria le jйsuite.
-- Exordium , rйpйta le curй pour dire quelque chose.
-- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. "
Aramis jeta un coup d'oeil de cфtй sur d'Artagnan, et il vit que son
ami bвillait а se dйmonter la mвchoire.
" Parlons franзais, mon pиre, dit-il au jйsuite, M. d'Artagnan goыtera
plus vivement nos paroles.
-- Oui, je suis fatiguй de la route, dit d'Artagnan, et tout ce latin
m'йchappe.
-- D'accord, dit le jйsuite un peu dйpitй, tandis que le curй,
transportй d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance
; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose.
-- Moпse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur, entendez-vous
bien ! Moпse bйnit avec les mains ; il se fait tenir les deux bras, tandis
que les Hйbreux battent leurs ennemis ; donc il bйnit avec les deux mains.
D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez
les mains, et non pas la main.
-- Imposez les mains, rйpйta le curй en faisant un geste. -- A saint
Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jйsuite
: Ponige digitos . Prйsentez les doigts ; y кtes-vous maintenant ?
-- Certes, rйpondit Aramis en se dйlectant, mais la chose est subtile.
-- Les doigts ! reprit le jйsuite ; saint Pierre bйnit avec les doigts.
Le pape bйnit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bйnit-
il ? Avec trois doigts, un pour le Pиre, un pour le Fils, et un pour le
Saint-Esprit. "
Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
" Le pape est successeur de saint Pierre et reprйsente les trois
pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hiйrarchie
ecclйsiastique, bйnit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus
humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bйnissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre indйfini de doigts bйnissants. Voilа le
sujet simplifiй, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela,
continua le jйsuite, deux volumes de la taille de celui-ci. "
Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
D'Artagnan frйmit.
" Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautйs de cette thиse, mais
en mкme temps je la reconnais йcrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ;
dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goыt : Non inutile est
desiderium in oblatione , ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas
dans une offrande au Seigneur.
-- Halte-lа ! s'йcria le jйsuite, car cette thиse frise l'hйrйsie ; il
y a une proposition presque semblable dans l'Augustinus de l'hйrйsiarque
Jansйnius, dont tфt ou tard le livre sera brыlй par les mains du bourreau.
Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les fausses doctrines, mon
jeune ami ; vous vous perdrez !
-- Vous vous perdrez, dit le curй en secouant douloureusement la tкte.
-- Vous touchez а ce fameux point du libre arbitre, qui est un йcueil
mortel. Vous abordez de front les insinuations des pйlagiens et des
demi-pйlagiens.
-- Mais, mon rйvйrend... . , reprit Aramis quelque peu abasourdi de la
grкle d'arguments qui lui tombait sur la tкte.
-- Comment prouverez-vous, continua le jйsuite sans lui donner le temps
de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on s'offre а Dieu ?
Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le
monde, c'est regretter le diable : voilа ma conclusion.
-- C'est la mienne aussi, dit le curй.
-- Mais de grвce !... dit Aramis.
-- Desideras diabolum , infortunй ! s'йcria le jйsuite.
-- Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curй en
gйmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. "
D'Artagnan tournait а l'idiotisme ; il lui semblait кtre dans une
maison de fous, et qu'il allait devenir fou comme ceux qu'il voyait.
Seulement il йtait forcй de se taire, ne comprenant point la langue qui se
parlait devant lui.
" Mais йcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle
commenзait а percer un peu d'impatience, je ne dis pas que je regrette ;
non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... "
Le jйsuite leva les bras au ciel, et le curй en fit autant.
" Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise grвce de n'offrir au
Seigneur que ce dont on est parfaitement dйgoыtй. Ai-je raison, d'Artagnan ?
-- Je le crois pardieu bien ! " s'йcria celui-ci.
Le curй et le jйsuite firent un bond sur leur chaise.
" Voici mon point de dйpart, c'est un syllogisme : le monde ne manque
pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or
l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.
-- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
-- Et puis, continua Aramis en se pinзant l'oreille pour la rendre
rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai
fait certain rondeau lа-dessus que je communiquai а M. Voiture l'an passй,
et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments.
-- Un rondeau ! fit dйdaigneusement le jйsuite.
-- Un rondeau ! dit machinalement le curй.
-- Dites, dites, s'йcria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu.
-- Non, car il est religieux, rйpondit Aramis, et c'est de la thйologie
en vers.
-- Diable ! fit d'Artagnan.
-- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'йtait pas exempt
d'une certaine teinte d'hypocrisie :
-- Vous qui pleurez un passй plein de charmes, --
-- Et qui traоnez des jours infortunйs, --
-- Tous vos malheurs se verront terminйs, --
-- Quand а Dieu seul vous offrirez vos larmes, --
-- Vous qui pleurez. --
D'Artagnan et le curй parurent flattйs. Le jйsuite persista dans son
opinion.
" Gardez-vous du goыt profane dans le style thйologique. Que dit en
effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo .
-- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curй.
-- Or, se hвta d'interrompre le jйsuite en voyant que son acolyte se
fourvoyait, or votre thиse plaira aux dames, voilа tout ; elle aura le
succиs d'une plaidoirie de maоtre Patru.
-- Plaise а Dieu ! s'йcria Aramis transportй.
-- Vous le voyez, s'йcria le jйsuite, le monde parle encore en vous а
haute voix, altissima voce . Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je
tremble que la grвce ne soit point efficace.
-- Rassurez-vous, mon rйvйrend, je rйponds de moi.
-- Prйsomption mondaine !
-- Je me connais, mon pиre, ma rйsolution est irrйvocable.
-- Alors vous vous obstinez а poursuivre cette thиse ?
-- Je me sens appelй а traiter celle-lа, et non pas une autre ; je vais
donc la continuer, et demain j'espиre que vous serez satisfait des
corrections que j'y aurai faites d'aprиs vos avis.
-- Travaillez lentement, dit le curй, nous vous laissons dans des
dispositions excellentes.
-- Oui, le terrain est tout ensemencй, dit le jйsuite, et nous n'avons
pas а craindre qu'une partie du grain soit tombйe sur la pierre, l'autre le
long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangй le reste, aves coeli
coznederunt illam .
-- Que la peste t'йtouffe avec ton latin ! dit d'Artagnan, qui se
sentait au bout de ses forces.
-- Adieu, mon fils, dit le curй, а demain.
-- A demain, jeune tйmйraire, dit le jйsuite ; vous promettez d'кtre
une des lumiиres de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumiиre ne soit pas
un feu dйvorant. "
D'Artagnan, qui pendant une heure s'йtait rongй les ongles
d'impatience, commenзait а attaquer la chair.
Les deux hommes noirs se levиrent, saluиrent Aramis et d'Artagnan, et
s'avancиrent vers la porte. Bazin, qui s'йtait tenu debout et qui avait
йcoutй toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s'йlanзa vers
eux, prit le brйviaire du curй, le missel du jйsuite, et marcha
respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.
Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta aussitфt
prиs de d'Artagnan qui rкvait encore.
Restйs seuls, les deux amis gardиrent d'abord un silence embarrassй ;
cependant il fallait que l'un des deux le rompоt le premier, et comme
d'Artagnan paraissait dйcidй а laisser cet honneur а son ami :
" Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu а mes idйes
fondamentales.
-- Oui, la grвce efficace vous a touchй, comme disait ce Monsieur tout
а l'heure.
-- Oh ! ces plans de retraite sont formйs depuis longtemps ; et vous
m'en avez dйjа ouп parler, n'est-ce pas, mon ami ?
-- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez.
-- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan !
-- Dame ! on plaisante bien avec la mort.
-- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit
а la perdition ou au salut.
-- D'accord ; mais, s'il vous plaоt, ne thйologisons pas, Aramis ; vous
devez en avoir assez pour le reste de la journйe ; quant а moi, j'ai а peu
prиs oubliй le peu de latin que je n'ai jamais su ; puis, je vous
l'avouerai, je n'ai rien mangй depuis ce matin dix heures, et j'ai une faim
de tous les diables.
-- Nous dоnerons tout а l'heure, cher ami ; seulement, vous vous
rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne
puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon
dоner, il se compose de tйtragones cuits et de fruits.
-- Qu'entendez-vous par tйtragones ? demanda d'Artagnan avec
inquiйtude.
-- J'entends des йpinards, reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai
des oeufs, et c'est une grave infraction а la rиgle, car les oeufs sont
viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
-- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec
vous, je le subirai.
-- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne
profite pas а votre corps, il profitera, soyez-en certain, а votre вme.
-- Ainsi, dйcidйment, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire
nos amis, que va dire M. de Trйville ? Ils vous traiteront de dйserteur, je
vous en prйviens.
-- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est l'Eglise que j'avais
dйsertйe pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour
prendre la casaque de mousquetaire.
-- Moi, je n'en sais rien.
-- Vous ignorez comment j'ai quittй le sйminaire ?
-- Tout а fait.
-- Voici mon histoire ; d'ailleurs les Ecritures disent : "
Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse а vous, d'Artagnan.
-- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je suis
bon homme.
-- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
-- Alors, dites, je vous йcoute.
-- J'йtais donc au sйminaire depuis l'вge de neuf ans, j'en avais vingt
dans trois jours, j'allais кtre abbй, et tout йtait dit. Un soir que je me
rendais, selon mon habitude, dans une maison que je frйquentais avec plaisir
-- on est jeune, que voulez-vous ! on est faible -- un officier qui me
voyait d'un oeil jaloux lire les vies des saints а la maоtresse de la
maison, entra tout а coup et sans кtre annoncй. Justement, ce soir-lа,
j'avais traduit un йpisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers а
la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchйe sur mon
йpaule, les relisait avec moi. La pose, qui йtait quelque peu abandonnйe, je
l'avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il
sortit derriиre moi, et me rejoignant :
" -- Monsieur l'abbй, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?
" -- Je ne puis le dire, Monsieur, rйpondis-je, personne n'ayant jamais
osй m'en donner.
" -- Eh bien, йcoutez-moi, Monsieur l'abbй, si vous retournez dans la
maison oщ je vous ai rencontrй ce soir, j'oserai, moi. "
" Je crois que j'eus peur, je devins fort pвle, je sentis les jambes
qui me manquaient, je cherchai une rйponse que je ne trouvai pas, je me tus.
" L'officier attendait cette rйponse, et voyant qu'elle tardait, il se
mit а rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je rentrai au
sйminaire.
" Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu le
remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte йtait terrible, et, tout inconnue
qu'elle йtait restйe au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon
coeur. Je dйclarai а mes supйrieurs que je ne me sentais pas suffisamment
prйparй pour l'ordination, et, sur ma demande, on remit la cйrйmonie а un
an.
" J'allai trouver le meilleur maоtre d'armes de Paris, je fis condition
avec lui pour prendre une leзon d'escrime chaque jour, et chaque jour,
pendant une annйe, je pris cette leзon. Puis, le jour anniversaire de celui
oщ j'avais йtй insultй, j'accrochai ma soutane а un clou, je pris un costume
complet de cavalier, et je me rendis а un bal que donnait une dame de mes
amies, et oщ je savais que devait se trouver mon homme. C'йtait rue des
Francs-Bourgeois, tout prиs de la Force.
" En effet, mon officier y йtait ; je m'approchai de lui, comme il
chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je
l'interrompis au beau milieu du second couplet.
" -- Monsieur, lui dis-je, vous dйplaоt-il toujours que je retourne
dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups
de canne, s'il me prend fantaisie de vous dйsobйir ? "
" L'officier me regarda avec йtonnement, puis il dit :
" -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas.
" -- Je suis, rйpondis-je, le petit abbй qui lit les vies des saints et
qui traduit Judith en vers.
" -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me
voulez-vous ?
" -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de
promenade avec moi.
" -- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus
grand plaisir.
" -- Non, pas demain matin, s'il vous plaоt, tout de suite.
" -- Si vous l'exigez absolument...
" -- Mais oui, je l'exige.
" -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dйrangez pas. Le
temps de tuer Monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier
couplet. "
" Nous sortоmes.
" Je le menai rue Payenne, juste а l'endroit oщ un an auparavant, heure
pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai rapportй. Il
faisait un clair de lune superbe. Nous mоmes l'йpйe а la main, et а la
premiиre passe, je le tuai roide.
-- Diable ! fit d'Artagnan.
-- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur
chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'йpйe au
travers du corps, on pensa que c'йtait moi qui l'avait accommodй ainsi, et
la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcй de renoncer а la
soutane. Athos, dont je fis la connaissance а cette йpoque, et Porthos, qui
m'avait, en dehors de mes leзons d'escrime, appris quelques bottes
gaillardes, me dйcidиrent а demander une casaque de mousquetaire. Le roi
avait fort aimй mon pиre, tuй au siиge d'Arras, et l'on m'accorda cette
casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour moi de
rentrer dans le sein de l'Eglise.
-- Et pourquoi aujourd'hui plutфt qu'hier et que demain ? Que vous est-
il donc arrivй aujourd'hui, qui vous donne de si mйchantes idйes ?
-- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a йtй un avertissement du
Ciel.
-- Cette blessure ? bah ! elle est а peu prиs guйrie, et je suis sыr
qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lа qui vous fait le plus souffrir.
-- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
-- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante,
une blessure faite par une femme. "
L'oeil d'Aramis йtincela malgrй lui.
" Ah ! dit-il en dissimulant son йmotion sous une feinte nйgligence, ne
parlez pas de ces choses-lа ; moi, penser а ces choses-lа ! avoir des
chagrins d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, а votre avis,
retournй la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque
fille de chambre, а qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi !
-- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visйes
plus haut.
-- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve
grandement dйplacй dans le monde !
-- Aramis, Aramis ! s'йcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air
de doute.
-- Poussiиre, je rentre dans la poussiиre. La vie est pleine
d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous les
fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour а tour dans la main de
l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en
donnant а sa voix une lйgиre teinte d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos
plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniиre joie des malheureux ;
gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les
curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessй.
-- Hйlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant а son tour un
profond soupir, c'est mon histoire а moi-mкme que vous faites lа.
-- Comment ?
-- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'кtre enlevйe
de force. Je ne sais pas oщ elle est, oщ on l'a conduite ; elle est
peut-кtre prisonniиre, elle est peut-кtre morte.
-- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous
a pas quittй volontairement ; que si vous n'avez point de ses nouvelles,
c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que...
-- Tandis que...
-- Rien, reprit Aramis, rien.
-- Ainsi, vous renoncez а jamais au monde ;, c'est un parti pris, une
rйsolution arrкtйe ?
-- A tout jamais. Vous кtes mon ami aujourd'hui, demain vous ne serez
plus pour moi qu'une ombre ; oщ plutфt mкme, vous n'existerez plus. Quant au
monde, c'est un sйpulcre et pas autre chose.
-- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites lа.
-- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlиve. "
D'Artagnan sourit et ne rйpondit point. Aramis continua :
" Et cependant, tandis que je tiens encore а la terre, j'eusse voulu
vous parler de vous, de nos amis.
-- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mкme, mais
je vous vois si dйtachй de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis
sont des ombres, le monde est un sйpulcre.
-- Hйlas ! vous le verrez par vous-mкme, dit Aramis avec un soupir.
-- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brыlons cette lettre qui,
sans doute, vous annonзait quelque nouvelle infidйlitй de votre grisette ou
de votre fille de chambre.
-- Quelle lettre ? s'йcria vivement Aramis.
-- Une lettre qui йtait venue chez vous en votre absence et qu'on m'a
remise pour vous.
-- Mais de qui cette lettre ?
-- Ah ! de quelque suivante йplorйe, de quelque grisette au dйsespoir ;
la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-кtre, qui aura йtй obligйe de
retourner а Tours avec sa maоtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura
pris du papier parfumй et aura cachetй sa lettre avec une couronne de
duchesse.
-- Que dites-vous lа ?
-- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sйpulcre, que
les hommes et par consйquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un
sentiment dont vous faites fi !
-- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'йcria Aramis, tu me fais mourir !
-- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutфt la dйvora ; son
visage rayonnait.
" Il paraоt que la suivante а un beau style, dit nonchalamment le
messager.
-- Merci, d'Artagnan ! s'йcria Aramis presque en dйlire. Elle a йtй
forcйe de retourner а Tours ; elle ne m'est pas infidиle, elle m'aime
toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'йtouffe ! "
Et les deux amis se mirent а danser autour du vйnйrable saint
Chrysostome, piйtinant bravement les feuillets de la thиse qui avaient roulй
sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les йpinards et l'omelette.
" Fuis, malheureux ! s'йcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage
; retourne d'oщ tu viens, remporte ces horribles lйgumes et cet affreux
entremets ! demande un liиvre piquй, un chapon gras, un gigot а l'ail et
quatre bouteilles de vieux bourgogne. "
Bazin, qui regardait son maоtre et qui ne comprenait rien а ce
changement, laissa mйlancoliquement glisser l'omelette dans les йpinards, et
les йpinards sur le parquet.
" Voilа le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit
d'Artagnan, si vous tenez а lui faire une politesse : Non inutile desiderium
in oblatione .
-- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan,
buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce
qu'on fait lа-bas. "
" Il reste maintenant а savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan
au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui s'йtait passй
dans la capitale depuis leur dйpart, et qu'un excellent dоner leur eut fait
oublier а l'un sa thиse, а l'autre sa fatigue.
" Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivй malheur ? demanda Aramis.
Athos est si froid, si brave et manie si habilement son йpйe.
-- Oui, sans doute, et personne ne reconnaоt mieux que moi le courage
et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon йpйe le choc des lances que
celui des bвtons ; je crains qu'Athos n'ait йtй йtrillй par de la
valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tфt.
Voilа pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tфt possible.
-- Je tвcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente
guиre en йtat de monter а cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous
voyez sur ce mur, et la douleur m'empкcha de continuer ce pieux exercice.
-- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de guйrir un
coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais vous йtiez malade, et la
maladie rend la tкte faible, ce qui fait que je vous excuse.
-- Et quand partez-vous ?
-- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit,
et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
-- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous кtes, vous
devez avoir besoin de repos. "
Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva а sa
fenкtre.
" Que regardez-vous donc lа ? demanda d'Artagnan.
-- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les garзons
d'йcurie tiennent en bride ; c'est un plaisir de prince que de voyager sur
de pareilles montures.
-- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lа, car l'un
de ces chevaux est а vous.
-- Ah ! bah ! et lequel ?
-- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prйfйrence.
-- Et le riche caparaзon qui le couvre est а moi aussi ?
-- Sans doute.
-- Vous voulez rire, d'Artagnan.
-- Je ne ris plus depuis que vous parlez franзais.
-- C'est pour moi, ces fontes dorйes, cette housse de velours, cette
selle chevillйe d'argent ?
-- A vous-mкme, comme le cheval qui piaffe est а moi, comme cet autre
cheval qui caracole est а Athos.
-- Peste ! ce sont trois bкtes superbes.
-- Je suis flattй qu'elles soient de votre goыt.
-- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lа ?
-- A coup sыr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquiйtez pas
d'oщ ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriйtй.
-- Je prends celui que tient le valet roux.
-- A merveille !
-- Vive Dieu ! s'йcria Aramis, voilа qui me fait passer le reste de ma
douleur ; je monterais lа-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur
mon вme, les beaux йtriers ! Holа ! Bazin, venez за, et а l'instant mкme. "
Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
" Fourbissez mon йpйe, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et
chargez mes pistolets ! dit Aramis.
-- Cette derniиre recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan :
il y a des pistolets chargйs dans vos fontes. "
Bazin soupira.
" Allons, maоtre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on gagne
le royaume des cieux dans toutes les conditions.
-- Monsieur йtait dйjа si bon thйologien ! dit Bazin presque larmoyant
; il fыt devenu йvкque et peut-кtre cardinal.
-- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rйflйchis un peu ; а quoi sert
d'кtre homme d'Eglise, je te prie ? on n'йvite pas pour cela d'aller faire
la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la premiиre campagne avec
le pot en tкte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette,
qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande а son laquais combien de fois
il lui a fait de la charpie.
-- Hйlas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est bouleversй
dans le monde aujourd'hui. "
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais йtaient
descendus.
" Tiens-moi l'йtrier, Bazin " , dit Aramis.
Et Aramis s'йlanзa en selle avec sa grвce et sa lйgиretй ordinaire ;
mais aprиs quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son
cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu'il pвlit et
chancela. D'Artagnan qui, dans la prйvision de cet accident, ne l'avait pas
perdu des yeux, s'йlanзa vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit а
sa chambre.
" C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul а la
recherche d'Athos.
-- Vous кtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
-- Non, j'ai du bonheur, voilа tout ; mais comment allez-vous vivre en
m'attendant ? plus de thиse, plus de glose sur les doigts et les
bйnйdictions, hein ? "
Aramis sourit.
" Je ferai des vers, dit-il.
-- Oui, des vers parfumйs а l'odeur du billet de la suivante de Mme de
Chevreuse. Enseignez donc la prosodie а Bazin, cela le consolera. Quant au
cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux
manoeuvres.
-- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez
prкt а vous suivre. "
Ils se dirent adieu et, dix minutes aprиs, d'Artagnan, aprиs avoir
recommandй son ami а Bazin et а l'hфtesse, trottait dans la direction
d'Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et mкme le retrouverait-il ?
La position dans laquelle il l'avait laissй йtait critique ; il pouvait
bien avoir succombй. Cette idйe, en assombrissant son front, lui arracha
quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de
vengeance. De tous ses amis, Athos йtait le plus вgй, et partant le moins
rapprochй en apparence de ses goыts et de ses sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une prйfйrence marquйe. L'air
noble et distinguй d'Athos, ces йclairs de grandeur qui jaillissaient de
temps en temps de l'ombre oщ il se tenait volontairement enfermй, cette
inaltйrable йgalitй d'humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la
terre, cette gaietй forcйe et mordante, cette bravoure qu'on eыt appelйe
aveugle si elle n'eыt йtй le rйsultat du plus rare sang- froid, tant de
qualitйs attiraient plus que l'estime, plus que l'amitiй de d'Artagnan,
elles attiraient son admiration.
En effet, considйrй mкme auprиs de M. de Trйville, l'йlйgant et noble
courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir
avantageusement la comparaison ; il йtait de taille moyenne, mais cette
taille йtait si admirablement prise et si bien proportionnйe, que, plus
d'une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le gйant dont
la force physique йtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa
tкte, aux yeux perзants, au nez droit, au menton dessinй comme celui de
Brutus, avait un caractиre indйfinissable de grandeur et de grвce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le dйsespoir d'Aramis, qui
cultivait les siennes а grand renfort de pвte d'amandes et d'huile parfumйe
; le son de sa voix йtait pйnйtrant et mйlodieux tout а la fois, et puis, ce
qu'il y avait d'indйfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et
petit, c'йtait cette science dйlicate du monde et des usages de la plus
brillante sociйtй, cette habitude de bonne maison qui perзait comme а son
insu dans ses moindres actions.
S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du
soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant oщ est le bon
coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve кtre en
rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrйtaire.
Maintenant, voulez-vous goыter notre vin, et, sans prйvention, vous nous
direz ce que vous en pensez.
-- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de dйjeuner.
-- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous
dйjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est devenu lui- mкme,
depuis dix jours qu'il nous a quittйs.
-- Volontiers " , dit d'Artagnan.
Tandis que Porthos et Mousqueton dйjeunaient avec des appйtits de
convalescents et cette cordialitй de frиres qui rapproche les hommes dans le
malheur, d'Artagnan raconta comment Aramis blessй avait йtй forcй de
s'arrкter а Crиvecoeur, comment il avait laissй Athos se dйbattre а Amiens
entre les mains de quatre hommes qui l'accusaient d'кtre un faux-monnayeur,
et comment, lui, d'Artagnan, avait йtй forcй de passer sur le ventre du
comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre.
Mais lа s'arrкta la confidence de d'Artagnan ; il annonзa seulement
qu'а son retour de la Grande-Bretagne il avait ramenй quatre chevaux
magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons,
puis il termina en annonзant а Porthos que celui qui lui йtait destinй йtait
dйjа installй dans l'йcurie de l'hфtel.
En ce moment Planchet entra ; il prйvenait son maоtre que les chevaux
йtaient suffisamment reposйs, et qu'il serait possible d'aller coucher а
Clermont.
Comme d'Artagnan йtait а peu prиs rassurй sur Porthos, et qu'il lui
tardait d'avoir des nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au
malade, et le prйvint qu'il allait se mettre en route pour continuer ses
recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la mкme route, si, dans
sept а huit jours, Porthos йtait encore а l'hфtel du Grand Saint Martin , il
le reprendrait en passant.
Porthos rйpondit que, selon toute probabilitй, sa foulure ne lui
permettrait pas de s'йloigner d'ici lа. D'ailleurs il fallait qu'il restвt а
Chantilly pour attendre une rйponse de sa duchesse.
D'Artagnan lui souhaita cette rйponse prompte et bonne ; et aprиs avoir
recommandй de nouveau Porthos а Mousqueton, et payй sa dйpense а l'hфte, il
se remit en route avec Planchet, dйjа dйbarrassй d'un de ses chevaux de
main.
D'Artagnan n'avait rien dit а Porthos de sa blessure ni de sa
procureuse. C'йtait un garзon fort sage que notre Bйarnais, si jeune qu'il
fыt. En consйquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait
racontй le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il n'y a pas d'amitiй qui
tienne а un secret surpris, surtout quand ce secret intйresse l'orgueil ;
puis on a toujours une certaine supйrioritй morale sur ceux dont on sait la
vie.
Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue а venir, et dйcidй qu'il
йtait а faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune,
d'Artagnan n'йtait pas fвchй de rйunir d'avance dans sa main les fils
invisibles а l'aide desquels il comptait les mener.
Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait
le coeur : il pensait а cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui
donner le prix de son dйvouement ; mais, hвtons-nous de le dire, cette
tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu
que de la crainte qu'il йprouvait qu'il n'arrivвt malheur а cette pauvre
femme. Pour lui, il n'y avait pas de doute, elle йtait victime d'une
vengeance du cardinal, et comme on le sait, les vengeances de Son Eminence
йtaient terribles. Comment avait-il trouvй grвce devant les yeux du
ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-mкme et sans doute ce que lui eыt
rйvйlй M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eыt trouvй chez lui.
Rien ne fait marcher le temps et n'abrиge la route comme une pensйe qui
absorbe en elle-mкme toutes les facultйs de l'organisation de celui qui
pense. L'existence extйrieure ressemble alors а un sommeil dont cette pensйe
est le rкve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace n'a
plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive а un autre, voilа tout.
De l'intervalle parcouru, rien ne reste prйsent а votre souvenir qu'un
brouillard vague dans lequel s'effacent mille images confuses d'arbres, de
montagnes et de paysages. Ce fut en proie а cette hallucination que
d'Artagnan franchit, а l'allure que voulut prendre son cheval, les six ou
huit lieues qui sйparent Chantilly de Crиvecoeur, sans qu'en arrivant dans
ce village il se souvоnt d'aucune des choses qu'il avait rencontrйes sur sa
route.
Lа seulement la mйmoire lui revint, il secoua la tкte, aperзut le
cabaret oщ il avait laissй Aramis, et, mettant son cheval au trot, il
s'arrкta а la porte.
Cette fois ce ne fut pas un hфte, mais une hфtesse qui le reзut ;
d'Artagnan йtait physionomiste, il enveloppa d'un coup d'oeil la grosse
figure rйjouie de la maоtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin
de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien а craindre de la part d'une
si joyeuse physionomie.
" Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous avons йtй forcйs de laisser ici il y
a une douzaine de jours ?
-- Un beau jeune homme de vingt-trois а vingt-quatre ans, doux,
aimable, bien fait ?
-- De plus, blessй а l'йpaule.
-- C'est cela !
-- Justement.
-- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici.
-- Ah ! pardieu, ma chиre dame, dit d'Artagnan en mettant pied а terre
et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la
vie ; oщ est-il, ce cher Aramis, que je l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai
hвte de le revoir.
-- Pardon, Monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en ce
moment.
-- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ?
-- Jйsus ! que dites-vous lа ! le pauvre garзon ! Non, Monsieur, il
n'est pas avec une femme.
-- Et avec qui est-il donc ?
-- Avec le curй de Montdidier et le supйrieur des jйsuites d'Amiens.
-- Mon Dieu ! s'йcria d'Artagnan, le pauvre garзon irait-il plus mal ?
-- Non, Monsieur, au contraire ; mais, а la suite de sa maladie, la
grвce l'a touchй et il s'est dйcidй а entrer dans les ordres.
-- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oubliй qu'il n'йtait
mousquetaire que par intйrim.
-- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
-- Plus que jamais.
-- Eh bien, Monsieur n'a qu'а prendre l'escalier а droite dans la cour,
au second, n 5. "
D'Artagnan s'йlanзa dans la direction indiquйe et trouva un de ces
escaliers extйrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans les cours
des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi chez le futur abbй ;
les dйfilйs de la chambre d'Aramis йtaient gardйs ni plus ni moins que les
jardins d'Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le
passage avec d'autant plus d'intrйpiditй qu'aprиs bien des annйes d'йpreuve,
Bazin se voyait enfin prиs d'arriver au rйsultat qu'il avait йternellement
ambitionnй.
En effet, le rкve du pauvre Bazin avait toujours йtй de servir un homme
d'Eglise, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans
l'avenir oщ Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la
soutane. La promesse renouvelйe chaque jour par le jeune homme que le moment
ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service
dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son вme.
Bazin йtait donc au comble de la joie. Selon toute probabilitй, cette
fois son maоtre ne se dйdirait pas. La rйunion de la douleur physique а la
douleur morale avait produit l'effet si longtemps dйsirй : Aramis, souffrant
а la fois du corps et de l'вme, avait enfin arrкtй sur la religion ses yeux
et sa pensйe, et il avait regardй comme un avertissement du Ciel le double
accident qui lui йtait arrivй, c'est-а-dire la disparition subite de sa
maоtresse et sa blessure а l'йpaule.
On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oщ il se trouvait,
кtre plus dйsagrйable а Bazin que l'arrivйe de d'Artagnan, laquelle pouvait
rejeter son maоtre dans le tourbillon des idйes mondaines qui l'avaient si
longtemps entraоnй. Il rйsolut donc de dйfendre bravement la porte ; et
comme, trahi par la maоtresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis
йtait absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le
comble de l'indiscrйtion que de dйranger son maоtre dans la pieuse
confйrence qu'il avait entamйe depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne
pouvait кtre terminйe avant le soir.
Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'йloquent discours de maоtre
Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une polйmique avec le valet
de son ami, il l'йcarta tout simplement d'une main, et de l'autre il tourna
le bouton de la porte n 5.
La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pйnйtra dans la chambre.
Aramis, en surtout noir, le chef accommodй d'une espиce de coiffure
ronde et plate qui ne ressemblait pas mal а une calotte, йtait assis devant
une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'йnormes in-folio ; а
sa droite йtait assis le supйrieur des jйsuites, et а sa gauche le curй de
Montdidier. Les rideaux йtaient а demi clos et ne laissaient pйnйtrer qu'un
jour mystйrieux, mйnagй pour une bйate rкverie. Tous les objets mondains qui
peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et
surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramenвt son maоtre aux
idйes de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'йpйe, les pistolets, le
chapeau а plume, les broderies et les dentelles de tout genre et de toute
espиce.
Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un coin
obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou а la muraille.
Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tкte et
reconnut son ami. Mais, au grand йtonnement du jeune homme, sa vue ne parut
pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit
йtait dйtachй des choses de la terre.
" Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de
vous voir.
-- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sыr
que ce soit а Aramis que je parle.
-- A lui-mкme, mon ami, а lui-mкme ; mais qui a pu vous faire douter ?
-- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord entrer
dans l'appartement de quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur m'a
pris en vous trouvant en compagnie de ces Messieurs : c'est que vous ne
fussiez gravement malade. "
Les deux hommes noirs lancиrent sur d'Artagnan, dont ils comprirent
l'intention, un regard presque menaзant ; mais d'Artagnan ne s'en inquiйta
pas.
" Je vous trouble peut-кtre, mon cher Aramis, continua d'Artagnan ;
car, d'aprиs ce que je vois, je suis portй а croire que vous vous confessez
а ces Messieurs. "
Aramis rougit imperceptiblement.
" Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure
; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me rйjouir en vous
voyant sain et sauf.
-- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux.
-- Car, Monsieur, qui est mon ami, vient d'йchapper а un rude danger,
continua Aramis avec onction, en montrant de la main d'Artagnan aux deux
ecclйsiastiques.
-- Louez Dieu, Monsieur, rйpondirent ceux-ci en s'inclinant а
l'unisson.
-- Je n'y ai pas manquй, mes rйvйrends, rйpondit le jeune homme en leur
rendant leur salut а son tour.
-- Vous arrivez а propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et vous allez,
en prenant part а la discussion, l'йclairer de vos lumiиres. M. le principal
d'Amiens, M. le curй de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines
questions thйologiques dont l'intйrкt nous captive depuis longtemps ; je
serais charmй d'avoir votre avis.
-- L'avis d'un homme d'йpйe est bien dйnuй de poids, rйpondit
d'Artagnan, qui commenзait а s'inquiйter de la tournure que prenaient les
choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, а la science de ces
Messieurs. "
Les deux hommes noirs saluиrent а leur tour.
" Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prйcieux ; voici
de quoi il s'agit : M. le principal croit que ma thиse doit кtre surtout
dogmatique et didactique.
-- Votre thиse ! vous faites donc une thиse ?
-- Sans doute, rйpondit le jйsuite ; pour l'examen qui prйcиde
l'ordination, une thиse est de rigueur.
-- L'ordination ! s'йcria d'Artagnan, qui ne pouvait croire а ce que
lui avaient dit successivement l'hфtesse et Bazin, ... l'ordination ! "
Et il promenait ses yeux stupйfaits sur les trois personnages qu'il
avait devant lui.
" Or " , continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mкme pose
gracieuse que s'il eыt йtй dans une ruelle et en examinant avec complaisance
sa main blanche et potelйe comme une main de femme, qu'il tenait en l'air
pour en faire descendre le sang : " or, comme vous l'avez entendu,
d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thиse fыt dogmatique, tandis que
je voudrais, moi, qu'elle fыt idйale. C'est donc pourquoi M. le principal me
proposait ce sujet qui n'a point encore йtй traitй, dans lequel je reconnais
qu'il y a matiиre а de magnifiques dйveloppements.
" Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. "
D'Artagnan, dont nous connaissons l'йrudition, ne sourcilla pas plus а
cette citation qu'а celle que lui avait faite M. de Trйville а propos des
prйsents qu'il prйtendait que d'Artagnan avait reзus de M. de Buckingham.
" Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitй : les
deux mains sont indispensables aux prкtres des ordres infйrieurs, quand ils
donnent la bйnйdiction.
-- Admirable sujet ! s'йcria le jйsuite.
-- Admirable et dogmatique ! " rйpйta le curй qui, de la force de
d'Artagnan а peu prиs sur le latin, surveillait soigneusement le jйsuite
pour emboоter le pas avec lui et rйpйter ses paroles comme un йcho.
Quant а d'Artagnan, il demeura parfaitement indiffйrent а
l'enthousiasme des deux hommes noirs.
" Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige
une йtude approfondie des Pиres et des Ecritures. Or j'ai avouй а ces
savants ecclйsiastiques, et cela en toute humilitй, que les veilles des
corps de garde et le service du roi m'avaient fait un peu nйgliger l'йtude.
Je me trouverai donc plus а mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon
choix, qui serait а ces rudes questions thйologiques ce que la morale est а
la mйtaphysique en philosophie. "
D'Artagnan s'ennuyait profondйment, le curй aussi.
" Voyez quel exorde ! s'йcria le jйsuite.
-- Exordium , rйpйta le curй pour dire quelque chose.
-- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. "
Aramis jeta un coup d'oeil de cфtй sur d'Artagnan, et il vit que son
ami bвillait а se dйmonter la mвchoire.
" Parlons franзais, mon pиre, dit-il au jйsuite, M. d'Artagnan goыtera
plus vivement nos paroles.
-- Oui, je suis fatiguй de la route, dit d'Artagnan, et tout ce latin
m'йchappe.
-- D'accord, dit le jйsuite un peu dйpitй, tandis que le curй,
transportй d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance
; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose.
-- Moпse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur, entendez-vous
bien ! Moпse bйnit avec les mains ; il se fait tenir les deux bras, tandis
que les Hйbreux battent leurs ennemis ; donc il bйnit avec les deux mains.
D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez
les mains, et non pas la main.
-- Imposez les mains, rйpйta le curй en faisant un geste. -- A saint
Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jйsuite
: Ponige digitos . Prйsentez les doigts ; y кtes-vous maintenant ?
-- Certes, rйpondit Aramis en se dйlectant, mais la chose est subtile.
-- Les doigts ! reprit le jйsuite ; saint Pierre bйnit avec les doigts.
Le pape bйnit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bйnit-
il ? Avec trois doigts, un pour le Pиre, un pour le Fils, et un pour le
Saint-Esprit. "
Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
" Le pape est successeur de saint Pierre et reprйsente les trois
pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hiйrarchie
ecclйsiastique, bйnit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus
humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bйnissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre indйfini de doigts bйnissants. Voilа le
sujet simplifiй, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela,
continua le jйsuite, deux volumes de la taille de celui-ci. "
Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
D'Artagnan frйmit.
" Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautйs de cette thиse, mais
en mкme temps je la reconnais йcrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ;
dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goыt : Non inutile est
desiderium in oblatione , ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas
dans une offrande au Seigneur.
-- Halte-lа ! s'йcria le jйsuite, car cette thиse frise l'hйrйsie ; il
y a une proposition presque semblable dans l'Augustinus de l'hйrйsiarque
Jansйnius, dont tфt ou tard le livre sera brыlй par les mains du bourreau.
Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les fausses doctrines, mon
jeune ami ; vous vous perdrez !
-- Vous vous perdrez, dit le curй en secouant douloureusement la tкte.
-- Vous touchez а ce fameux point du libre arbitre, qui est un йcueil
mortel. Vous abordez de front les insinuations des pйlagiens et des
demi-pйlagiens.
-- Mais, mon rйvйrend... . , reprit Aramis quelque peu abasourdi de la
grкle d'arguments qui lui tombait sur la tкte.
-- Comment prouverez-vous, continua le jйsuite sans lui donner le temps
de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on s'offre а Dieu ?
Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le
monde, c'est regretter le diable : voilа ma conclusion.
-- C'est la mienne aussi, dit le curй.
-- Mais de grвce !... dit Aramis.
-- Desideras diabolum , infortunй ! s'йcria le jйsuite.
-- Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curй en
gйmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. "
D'Artagnan tournait а l'idiotisme ; il lui semblait кtre dans une
maison de fous, et qu'il allait devenir fou comme ceux qu'il voyait.
Seulement il йtait forcй de se taire, ne comprenant point la langue qui se
parlait devant lui.
" Mais йcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle
commenзait а percer un peu d'impatience, je ne dis pas que je regrette ;
non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... "
Le jйsuite leva les bras au ciel, et le curй en fit autant.
" Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise grвce de n'offrir au
Seigneur que ce dont on est parfaitement dйgoыtй. Ai-je raison, d'Artagnan ?
-- Je le crois pardieu bien ! " s'йcria celui-ci.
Le curй et le jйsuite firent un bond sur leur chaise.
" Voici mon point de dйpart, c'est un syllogisme : le monde ne manque
pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or
l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.
-- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
-- Et puis, continua Aramis en se pinзant l'oreille pour la rendre
rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai
fait certain rondeau lа-dessus que je communiquai а M. Voiture l'an passй,
et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments.
-- Un rondeau ! fit dйdaigneusement le jйsuite.
-- Un rondeau ! dit machinalement le curй.
-- Dites, dites, s'йcria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu.
-- Non, car il est religieux, rйpondit Aramis, et c'est de la thйologie
en vers.
-- Diable ! fit d'Artagnan.
-- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'йtait pas exempt
d'une certaine teinte d'hypocrisie :
-- Vous qui pleurez un passй plein de charmes, --
-- Et qui traоnez des jours infortunйs, --
-- Tous vos malheurs se verront terminйs, --
-- Quand а Dieu seul vous offrirez vos larmes, --
-- Vous qui pleurez. --
D'Artagnan et le curй parurent flattйs. Le jйsuite persista dans son
opinion.
" Gardez-vous du goыt profane dans le style thйologique. Que dit en
effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo .
-- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curй.
-- Or, se hвta d'interrompre le jйsuite en voyant que son acolyte se
fourvoyait, or votre thиse plaira aux dames, voilа tout ; elle aura le
succиs d'une plaidoirie de maоtre Patru.
-- Plaise а Dieu ! s'йcria Aramis transportй.
-- Vous le voyez, s'йcria le jйsuite, le monde parle encore en vous а
haute voix, altissima voce . Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je
tremble que la grвce ne soit point efficace.
-- Rassurez-vous, mon rйvйrend, je rйponds de moi.
-- Prйsomption mondaine !
-- Je me connais, mon pиre, ma rйsolution est irrйvocable.
-- Alors vous vous obstinez а poursuivre cette thиse ?
-- Je me sens appelй а traiter celle-lа, et non pas une autre ; je vais
donc la continuer, et demain j'espиre que vous serez satisfait des
corrections que j'y aurai faites d'aprиs vos avis.
-- Travaillez lentement, dit le curй, nous vous laissons dans des
dispositions excellentes.
-- Oui, le terrain est tout ensemencй, dit le jйsuite, et nous n'avons
pas а craindre qu'une partie du grain soit tombйe sur la pierre, l'autre le
long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangй le reste, aves coeli
coznederunt illam .
-- Que la peste t'йtouffe avec ton latin ! dit d'Artagnan, qui se
sentait au bout de ses forces.
-- Adieu, mon fils, dit le curй, а demain.
-- A demain, jeune tйmйraire, dit le jйsuite ; vous promettez d'кtre
une des lumiиres de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumiиre ne soit pas
un feu dйvorant. "
D'Artagnan, qui pendant une heure s'йtait rongй les ongles
d'impatience, commenзait а attaquer la chair.
Les deux hommes noirs se levиrent, saluиrent Aramis et d'Artagnan, et
s'avancиrent vers la porte. Bazin, qui s'йtait tenu debout et qui avait
йcoutй toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s'йlanзa vers
eux, prit le brйviaire du curй, le missel du jйsuite, et marcha
respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.
Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta aussitфt
prиs de d'Artagnan qui rкvait encore.
Restйs seuls, les deux amis gardиrent d'abord un silence embarrassй ;
cependant il fallait que l'un des deux le rompоt le premier, et comme
d'Artagnan paraissait dйcidй а laisser cet honneur а son ami :
" Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu а mes idйes
fondamentales.
-- Oui, la grвce efficace vous a touchй, comme disait ce Monsieur tout
а l'heure.
-- Oh ! ces plans de retraite sont formйs depuis longtemps ; et vous
m'en avez dйjа ouп parler, n'est-ce pas, mon ami ?
-- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez.
-- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan !
-- Dame ! on plaisante bien avec la mort.
-- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit
а la perdition ou au salut.
-- D'accord ; mais, s'il vous plaоt, ne thйologisons pas, Aramis ; vous
devez en avoir assez pour le reste de la journйe ; quant а moi, j'ai а peu
prиs oubliй le peu de latin que je n'ai jamais su ; puis, je vous
l'avouerai, je n'ai rien mangй depuis ce matin dix heures, et j'ai une faim
de tous les diables.
-- Nous dоnerons tout а l'heure, cher ami ; seulement, vous vous
rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne
puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon
dоner, il se compose de tйtragones cuits et de fruits.
-- Qu'entendez-vous par tйtragones ? demanda d'Artagnan avec
inquiйtude.
-- J'entends des йpinards, reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai
des oeufs, et c'est une grave infraction а la rиgle, car les oeufs sont
viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
-- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec
vous, je le subirai.
-- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne
profite pas а votre corps, il profitera, soyez-en certain, а votre вme.
-- Ainsi, dйcidйment, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire
nos amis, que va dire M. de Trйville ? Ils vous traiteront de dйserteur, je
vous en prйviens.
-- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est l'Eglise que j'avais
dйsertйe pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour
prendre la casaque de mousquetaire.
-- Moi, je n'en sais rien.
-- Vous ignorez comment j'ai quittй le sйminaire ?
-- Tout а fait.
-- Voici mon histoire ; d'ailleurs les Ecritures disent : "
Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse а vous, d'Artagnan.
-- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je suis
bon homme.
-- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
-- Alors, dites, je vous йcoute.
-- J'йtais donc au sйminaire depuis l'вge de neuf ans, j'en avais vingt
dans trois jours, j'allais кtre abbй, et tout йtait dit. Un soir que je me
rendais, selon mon habitude, dans une maison que je frйquentais avec plaisir
-- on est jeune, que voulez-vous ! on est faible -- un officier qui me
voyait d'un oeil jaloux lire les vies des saints а la maоtresse de la
maison, entra tout а coup et sans кtre annoncй. Justement, ce soir-lа,
j'avais traduit un йpisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers а
la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchйe sur mon
йpaule, les relisait avec moi. La pose, qui йtait quelque peu abandonnйe, je
l'avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il
sortit derriиre moi, et me rejoignant :
" -- Monsieur l'abbй, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?
" -- Je ne puis le dire, Monsieur, rйpondis-je, personne n'ayant jamais
osй m'en donner.
" -- Eh bien, йcoutez-moi, Monsieur l'abbй, si vous retournez dans la
maison oщ je vous ai rencontrй ce soir, j'oserai, moi. "
" Je crois que j'eus peur, je devins fort pвle, je sentis les jambes
qui me manquaient, je cherchai une rйponse que je ne trouvai pas, je me tus.
" L'officier attendait cette rйponse, et voyant qu'elle tardait, il se
mit а rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je rentrai au
sйminaire.
" Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu le
remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte йtait terrible, et, tout inconnue
qu'elle йtait restйe au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon
coeur. Je dйclarai а mes supйrieurs que je ne me sentais pas suffisamment
prйparй pour l'ordination, et, sur ma demande, on remit la cйrйmonie а un
an.
" J'allai trouver le meilleur maоtre d'armes de Paris, je fis condition
avec lui pour prendre une leзon d'escrime chaque jour, et chaque jour,
pendant une annйe, je pris cette leзon. Puis, le jour anniversaire de celui
oщ j'avais йtй insultй, j'accrochai ma soutane а un clou, je pris un costume
complet de cavalier, et je me rendis а un bal que donnait une dame de mes
amies, et oщ je savais que devait se trouver mon homme. C'йtait rue des
Francs-Bourgeois, tout prиs de la Force.
" En effet, mon officier y йtait ; je m'approchai de lui, comme il
chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je
l'interrompis au beau milieu du second couplet.
" -- Monsieur, lui dis-je, vous dйplaоt-il toujours que je retourne
dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups
de canne, s'il me prend fantaisie de vous dйsobйir ? "
" L'officier me regarda avec йtonnement, puis il dit :
" -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas.
" -- Je suis, rйpondis-je, le petit abbй qui lit les vies des saints et
qui traduit Judith en vers.
" -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me
voulez-vous ?
" -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de
promenade avec moi.
" -- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus
grand plaisir.
" -- Non, pas demain matin, s'il vous plaоt, tout de suite.
" -- Si vous l'exigez absolument...
" -- Mais oui, je l'exige.
" -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dйrangez pas. Le
temps de tuer Monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier
couplet. "
" Nous sortоmes.
" Je le menai rue Payenne, juste а l'endroit oщ un an auparavant, heure
pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai rapportй. Il
faisait un clair de lune superbe. Nous mоmes l'йpйe а la main, et а la
premiиre passe, je le tuai roide.
-- Diable ! fit d'Artagnan.
-- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur
chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'йpйe au
travers du corps, on pensa que c'йtait moi qui l'avait accommodй ainsi, et
la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcй de renoncer а la
soutane. Athos, dont je fis la connaissance а cette йpoque, et Porthos, qui
m'avait, en dehors de mes leзons d'escrime, appris quelques bottes
gaillardes, me dйcidиrent а demander une casaque de mousquetaire. Le roi
avait fort aimй mon pиre, tuй au siиge d'Arras, et l'on m'accorda cette
casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour moi de
rentrer dans le sein de l'Eglise.
-- Et pourquoi aujourd'hui plutфt qu'hier et que demain ? Que vous est-
il donc arrivй aujourd'hui, qui vous donne de si mйchantes idйes ?
-- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a йtй un avertissement du
Ciel.
-- Cette blessure ? bah ! elle est а peu prиs guйrie, et je suis sыr
qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lа qui vous fait le plus souffrir.
-- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
-- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante,
une blessure faite par une femme. "
L'oeil d'Aramis йtincela malgrй lui.
" Ah ! dit-il en dissimulant son йmotion sous une feinte nйgligence, ne
parlez pas de ces choses-lа ; moi, penser а ces choses-lа ! avoir des
chagrins d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, а votre avis,
retournй la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque
fille de chambre, а qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi !
-- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visйes
plus haut.
-- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve
grandement dйplacй dans le monde !
-- Aramis, Aramis ! s'йcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air
de doute.
-- Poussiиre, je rentre dans la poussiиre. La vie est pleine
d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous les
fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour а tour dans la main de
l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en
donnant а sa voix une lйgиre teinte d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos
plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniиre joie des malheureux ;
gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les
curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessй.
-- Hйlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant а son tour un
profond soupir, c'est mon histoire а moi-mкme que vous faites lа.
-- Comment ?
-- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'кtre enlevйe
de force. Je ne sais pas oщ elle est, oщ on l'a conduite ; elle est
peut-кtre prisonniиre, elle est peut-кtre morte.
-- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous
a pas quittй volontairement ; que si vous n'avez point de ses nouvelles,
c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que...
-- Tandis que...
-- Rien, reprit Aramis, rien.
-- Ainsi, vous renoncez а jamais au monde ;, c'est un parti pris, une
rйsolution arrкtйe ?
-- A tout jamais. Vous кtes mon ami aujourd'hui, demain vous ne serez
plus pour moi qu'une ombre ; oщ plutфt mкme, vous n'existerez plus. Quant au
monde, c'est un sйpulcre et pas autre chose.
-- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites lа.
-- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlиve. "
D'Artagnan sourit et ne rйpondit point. Aramis continua :
" Et cependant, tandis que je tiens encore а la terre, j'eusse voulu
vous parler de vous, de nos amis.
-- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mкme, mais
je vous vois si dйtachй de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis
sont des ombres, le monde est un sйpulcre.
-- Hйlas ! vous le verrez par vous-mкme, dit Aramis avec un soupir.
-- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brыlons cette lettre qui,
sans doute, vous annonзait quelque nouvelle infidйlitй de votre grisette ou
de votre fille de chambre.
-- Quelle lettre ? s'йcria vivement Aramis.
-- Une lettre qui йtait venue chez vous en votre absence et qu'on m'a
remise pour vous.
-- Mais de qui cette lettre ?
-- Ah ! de quelque suivante йplorйe, de quelque grisette au dйsespoir ;
la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-кtre, qui aura йtй obligйe de
retourner а Tours avec sa maоtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura
pris du papier parfumй et aura cachetй sa lettre avec une couronne de
duchesse.
-- Que dites-vous lа ?
-- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sйpulcre, que
les hommes et par consйquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un
sentiment dont vous faites fi !
-- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'йcria Aramis, tu me fais mourir !
-- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutфt la dйvora ; son
visage rayonnait.
" Il paraоt que la suivante а un beau style, dit nonchalamment le
messager.
-- Merci, d'Artagnan ! s'йcria Aramis presque en dйlire. Elle a йtй
forcйe de retourner а Tours ; elle ne m'est pas infidиle, elle m'aime
toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'йtouffe ! "
Et les deux amis se mirent а danser autour du vйnйrable saint
Chrysostome, piйtinant bravement les feuillets de la thиse qui avaient roulй
sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les йpinards et l'omelette.
" Fuis, malheureux ! s'йcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage
; retourne d'oщ tu viens, remporte ces horribles lйgumes et cet affreux
entremets ! demande un liиvre piquй, un chapon gras, un gigot а l'ail et
quatre bouteilles de vieux bourgogne. "
Bazin, qui regardait son maоtre et qui ne comprenait rien а ce
changement, laissa mйlancoliquement glisser l'omelette dans les йpinards, et
les йpinards sur le parquet.
" Voilа le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit
d'Artagnan, si vous tenez а lui faire une politesse : Non inutile desiderium
in oblatione .
-- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan,
buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce
qu'on fait lа-bas. "
" Il reste maintenant а savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan
au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui s'йtait passй
dans la capitale depuis leur dйpart, et qu'un excellent dоner leur eut fait
oublier а l'un sa thиse, а l'autre sa fatigue.
" Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivй malheur ? demanda Aramis.
Athos est si froid, si brave et manie si habilement son йpйe.
-- Oui, sans doute, et personne ne reconnaоt mieux que moi le courage
et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon йpйe le choc des lances que
celui des bвtons ; je crains qu'Athos n'ait йtй йtrillй par de la
valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tфt.
Voilа pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tфt possible.
-- Je tвcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente
guиre en йtat de monter а cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous
voyez sur ce mur, et la douleur m'empкcha de continuer ce pieux exercice.
-- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de guйrir un
coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais vous йtiez malade, et la
maladie rend la tкte faible, ce qui fait que je vous excuse.
-- Et quand partez-vous ?
-- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit,
et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
-- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous кtes, vous
devez avoir besoin de repos. "
Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva а sa
fenкtre.
" Que regardez-vous donc lа ? demanda d'Artagnan.
-- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les garзons
d'йcurie tiennent en bride ; c'est un plaisir de prince que de voyager sur
de pareilles montures.
-- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lа, car l'un
de ces chevaux est а vous.
-- Ah ! bah ! et lequel ?
-- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prйfйrence.
-- Et le riche caparaзon qui le couvre est а moi aussi ?
-- Sans doute.
-- Vous voulez rire, d'Artagnan.
-- Je ne ris plus depuis que vous parlez franзais.
-- C'est pour moi, ces fontes dorйes, cette housse de velours, cette
selle chevillйe d'argent ?
-- A vous-mкme, comme le cheval qui piaffe est а moi, comme cet autre
cheval qui caracole est а Athos.
-- Peste ! ce sont trois bкtes superbes.
-- Je suis flattй qu'elles soient de votre goыt.
-- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lа ?
-- A coup sыr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquiйtez pas
d'oщ ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriйtй.
-- Je prends celui que tient le valet roux.
-- A merveille !
-- Vive Dieu ! s'йcria Aramis, voilа qui me fait passer le reste de ma
douleur ; je monterais lа-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur
mon вme, les beaux йtriers ! Holа ! Bazin, venez за, et а l'instant mкme. "
Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
" Fourbissez mon йpйe, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et
chargez mes pistolets ! dit Aramis.
-- Cette derniиre recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan :
il y a des pistolets chargйs dans vos fontes. "
Bazin soupira.
" Allons, maоtre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on gagne
le royaume des cieux dans toutes les conditions.
-- Monsieur йtait dйjа si bon thйologien ! dit Bazin presque larmoyant
; il fыt devenu йvкque et peut-кtre cardinal.
-- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rйflйchis un peu ; а quoi sert
d'кtre homme d'Eglise, je te prie ? on n'йvite pas pour cela d'aller faire
la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la premiиre campagne avec
le pot en tкte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette,
qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande а son laquais combien de fois
il lui a fait de la charpie.
-- Hйlas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est bouleversй
dans le monde aujourd'hui. "
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais йtaient
descendus.
" Tiens-moi l'йtrier, Bazin " , dit Aramis.
Et Aramis s'йlanзa en selle avec sa grвce et sa lйgиretй ordinaire ;
mais aprиs quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son
cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu'il pвlit et
chancela. D'Artagnan qui, dans la prйvision de cet accident, ne l'avait pas
perdu des yeux, s'йlanзa vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit а
sa chambre.
" C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul а la
recherche d'Athos.
-- Vous кtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
-- Non, j'ai du bonheur, voilа tout ; mais comment allez-vous vivre en
m'attendant ? plus de thиse, plus de glose sur les doigts et les
bйnйdictions, hein ? "
Aramis sourit.
" Je ferai des vers, dit-il.
-- Oui, des vers parfumйs а l'odeur du billet de la suivante de Mme de
Chevreuse. Enseignez donc la prosodie а Bazin, cela le consolera. Quant au
cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux
manoeuvres.
-- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez
prкt а vous suivre. "
Ils se dirent adieu et, dix minutes aprиs, d'Artagnan, aprиs avoir
recommandй son ami а Bazin et а l'hфtesse, trottait dans la direction
d'Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et mкme le retrouverait-il ?
La position dans laquelle il l'avait laissй йtait critique ; il pouvait
bien avoir succombй. Cette idйe, en assombrissant son front, lui arracha
quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de
vengeance. De tous ses amis, Athos йtait le plus вgй, et partant le moins
rapprochй en apparence de ses goыts et de ses sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une prйfйrence marquйe. L'air
noble et distinguй d'Athos, ces йclairs de grandeur qui jaillissaient de
temps en temps de l'ombre oщ il se tenait volontairement enfermй, cette
inaltйrable йgalitй d'humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la
terre, cette gaietй forcйe et mordante, cette bravoure qu'on eыt appelйe
aveugle si elle n'eыt йtй le rйsultat du plus rare sang- froid, tant de
qualitйs attiraient plus que l'estime, plus que l'amitiй de d'Artagnan,
elles attiraient son admiration.
En effet, considйrй mкme auprиs de M. de Trйville, l'йlйgant et noble
courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir
avantageusement la comparaison ; il йtait de taille moyenne, mais cette
taille йtait si admirablement prise et si bien proportionnйe, que, plus
d'une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le gйant dont
la force physique йtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa
tкte, aux yeux perзants, au nez droit, au menton dessinй comme celui de
Brutus, avait un caractиre indйfinissable de grandeur et de grвce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le dйsespoir d'Aramis, qui
cultivait les siennes а grand renfort de pвte d'amandes et d'huile parfumйe
; le son de sa voix йtait pйnйtrant et mйlodieux tout а la fois, et puis, ce
qu'il y avait d'indйfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et
petit, c'йtait cette science dйlicate du monde et des usages de la plus
brillante sociйtй, cette habitude de bonne maison qui perзait comme а son
insu dans ses moindres actions.
S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du