d'Artagnan s'arrкta de l'autre cфtй du carrosse sans que personne autre que
la jolie soubrette s'aperзыt de sa prйsence.
La conversation avait lieu en anglais, langue que d'Artagnan ne
comprenait pas ; mais, а l'accent, le jeune homme crut deviner que la belle
Anglaise йtait fort en colиre ; elle termina par un geste qui ne lui laissa
point de doute sur la nature de cette conversation : c'йtait un coup
d'йventail appliquй de telle force, que le petit meuble fйminin vola en
mille morceaux.
Le cavalier poussa un йclat de rire qui parut exaspйrer Milady.
D'Artagnan pensa que c'йtait le moment d'intervenir ; il s'approcha de
l'autre portiиre, et se dйcouvrant respectueusement :
" Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me
semble que ce cavalier vous a mise en colиre. Dites un mot, Madame, et je me
charge de le punir de son manque de courtoisie. "
Aux premiиres paroles, Milady s'йtait retournйe, regardant le jeune
homme avec йtonnement, et lorsqu'il eut fini :
" Monsieur, dit-elle en trиs bon franзais, ce serait de grand coeur que
je me mettrais sous votre protection si la personne qui me querelle n'йtait
point mon frиre.
-- Ah ! excusez-moi, alors, dit d'Artagnan, vous comprenez que
j'ignorais cela, Madame.
-- De quoi donc se mкle cet йtourneau, s'йcria en s'abaissant а la
hauteur de la portiиre le cavalier que Milady avait dйsignй comme son
parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ?
-- Etourneau vous-mкme, dit d'Artagnan en se baissant а son tour sur le
cou de son cheval, et en rйpondant de son cфtй par la portiиre ; je ne passe
pas mon chemin parce qu'il me plaоt de m'arrкter ici. "
Le cavalier adressa quelques mots en anglais а sa soeur.
" Je vous parle franзais, moi, dit d'Artagnan ; faites-moi donc, je
vous prie, le plaisir de me rйpondre dans la mкme langue. Vous кtes le frиre
de Madame, soit, mais vous n'кtes pas le mien, heureusement. "
On eыt pu croire que Milady, craintive comme l'est ordinairement une
femme, allait s'interposer dans ce commencement de provocation, afin
d'empкcher que la querelle n'allвt plus loin ; mais, tout au contraire, elle
se rejeta au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher :
" Touche а l'hфtel ! "
La jolie soubrette jeta un regard d'inquiйtude sur d'Artagnan, dont la
bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle.
Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l'un de l'autre,
aucun obstacle matйriel ne les sйparant plus.
Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan,
dont la colиre dйjа bouillante s'йtait encore augmentйe en reconnaissant en
lui l'Anglais qui, а Amiens, lui avait gagnй son cheval et avait failli
gagner а Athos son diamant, sauta а la bride et l'arrкta.
" Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus йtourneau que moi,
car vous me faites l'effet d'oublier qu'il y a entre nous une petite
querelle engagйe.
-- Ah ! ah ! dit l'Anglais, c'est vous, mon maоtre. Il faut donc
toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ?
-- Oui, et cela me rappelle que j'ai une revanche а prendre. Nous
verrons, mon cher Monsieur, si vous maniez aussi adroitement la rapiиre que
le cornet.
-- Vous voyez bien que je n'ai pas d'йpйe, dit l'Anglais ; voulez-vous
faire le brave contre un homme sans armes ?
-- J'espиre bien que vous en avez chez vous, rйpondit d'Artagnan. En
tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une.
-- Inutile, dit l'Anglais, je suis muni suffisamment de ces sortes
d'ustensiles.
-- Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d'Artagnan, choisissez la
plus longue et venez me la montrer ce soir.
-- Oщ cela, s'il vous plaоt ?
-- Derriиre le Luxembourg, c'est un charmant quartier pour les
promenades dans le genre de celle que je vous propose.
-- C'est bien, on y sera.
-- Votre heure ?
-- Six heures.
-- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ?
-- Mais j'en ai trois qui seront fort honorйs de jouer la mкme partie
que moi.
-- Trois ? а merveille ! comme cela se rencontre ! dit d'Artagnan,
c'est juste mon compte.
-- Maintenant, qui кtes-vous ? demanda l'Anglais.
-- Je suis M. d'Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux gardes,
compagnie de M. des Essarts. Et vous ?
-- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.
-- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan,
quoique vous ayez des noms bien difficiles а retenir. "
Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin de
Paris.
Comme il avait l'habitude de le faire en pareille occasion, d'Artagnan
descendit droit chez Athos.
Il trouva Athos couchй sur un grand canapй, oщ il attendait, comme il
l'avait dit, que son йquipement le vоnt trouver.
Il raconta а Athos tout ce qui venait de se passer, moins la lettre de
M. de Wardes.
Athos fut enchantй lorsqu'il sut qu'il allait se battre contre un
Anglais. Nous avons dit que c'йtait son rкve.
On envoya chercher а l'instant mкme Porthos et Aramis par les laquais,
et on les mit au courant de la situation.
Porthos tira son йpйe hors du fourreau et se mit а espadonner contre le
mur en se reculant de temps en temps et en faisant des pliйs comme un
danseur. Aramis, qui travaillait toujours а son poиme, s'enferma dans le
cabinet d'Athos et pria qu'on ne le dйrangeвt plus qu'au moment de dйgainer.
Athos demanda par signe а Grimaud une bouteille.
Quant а d'Artagnan, il arrangea en lui-mкme un petit plan dont nous
verrons plus tard l'exйcution, et qui lui promettait quelque gracieuse
aventure, comme on pouvait le voir aux sourires qui, de temps en temps,
passaient sur son visage dont ils йclairaient la rкverie.



    CHAPITRE XXXI. ANGLAIS ET FRANCAIS



L'heure venue, on se rendit avec les quatre laquais, derriиre le
Luxembourg, dans un enclos abandonnй aux chиvres. Athos donna une piиce de
monnaie au chevrier pour qu'il s'йcartвt. Les laquais furent chargйs de
faire sentinelle.
Bientфt une troupe silencieuse s'approcha du mкme enclos, y pйnйtra et
joignit les mousquetaires ; puis, selon les habitudes d'outre-mer, les
prйsentations eurent lieu.
Les Anglais йtaient tous gens de la plus haute qualitй, les noms
bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de
surprise, mais encore d'inquiйtude.
" Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent
йtй nommйs, nous ne savons pas qui vous кtes, et nous ne nous battrons pas
avec des noms pareils ; ce sont des noms de bergers, cela.
-- Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de faux noms,
dit Athos.
-- Ce qui ne nous donne qu'un plus grand dйsir de connaоtre les noms
vйritables, rйpondit l'Anglais.
-- Vous avez bien jouй contre nous sans les connaоtre, dit Athos, а
telles enseignes que vous nous avez gagnй nos deux chevaux ?
-- C'est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette fois
nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde, on ne se bat qu'avec
ses йgaux.
-- C'est juste " , dit Athos. Et il prit а l'йcart celui des quatre
Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout bas.
Porthos et Aramis en firent autant de leur cфtй.
" Cela vous suffit-il, dit Athos а son adversaire, et me trouvez-vous
assez grand seigneur pour me faire la grвce de croiser l'йpйe avec moi ?
-- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant.
-- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit
froidement Athos.
-- Laquelle ? demanda l'Anglais.
-- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me
fisse connaоtre.
-- Pourquoi cela ?
-- Parce qu'on me croit mort, que j'ai des raisons pour dйsirer qu'on
ne sache pas que je vis, et que je vais кtre obligй de vous tuer, pour que
mon secret ne coure pas les champs. "
L'Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos
ne plaisantait pas le moins du monde.
" Messieurs, dit-il en s'adressant а la fois а ses compagnons et а
leurs adversaires, y sommes-nous ?
-- Oui, rйpondirent tout d'une voix Anglais et Franзais.
-- Alors, en garde " , dit Athos.
Et aussitфt huit йpйes brillиrent aux rayons du soleil couchant, et le
combat commenзa avec un acharnement bien naturel entre gens deux fois
ennemis.
Athos s'escrimait avec autant de calme et de mйthode que s'il eыt йtй
dans une salle d'armes.
Porthos, corrigй sans doute de sa trop grande confiance par son
aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence.
Aramis, qui avait le troisiиme chant de son poиme а finir, se dйpкchait
en homme trиs pressй.
Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait portй qu'un
coup, mais, comme il l'en avait prйvenu, le coup avait йtй mortel. L'йpйe
lui traversa le coeur.
Porthos, le second, йtendit le sien sur l'herbe : il lui avait percй la
cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue rйsistance, lui avait
rendu son йpйe, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse.
Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'aprиs avoir rompu une
cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite а toutes jambes et
disparut aux huйes des laquais.
Quant а d'Artagnan, il avait jouй purement et simplement un jeu
dйfensif ; puis, lorsqu'il avait vu son adversaire bien fatiguй, il lui
avait, d'une vigoureuse flanconade, fait sauter son йpйe. Le baron, se
voyant dйsarmй, fit deux ou trois pas en arriиre ; mais, dans ce mouvement,
son pied glissa, et il tomba а la renverse.
D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'йpйe а la gorge
:
" Je pourrais vous tuer, Monsieur, dit-il а l'Anglais, et vous кtes
bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de votre soeur.
"
D'Artagnan йtait au comble de la joie ; il venait de rйaliser le plan
qu'il avait arrкtй d'avance, et dont le dйveloppement avait fait йclore sur
son visage les sourires dont nous avons parlй.
L'Anglais, enchantй d'avoir affaire а un gentilhomme d'aussi bonne
composition, serra d'Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux trois
mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos йtait dйjа installй dans la
voiture et que celui d'Aramis avait pris la poudre d'escampette, on ne
songea plus qu'au dйfunt.
Comme Porthos et Aramis le dйshabillaient dans l'espйrance que sa
blessure n'йtait pas mortelle, une grosse bourse s'йchappa de sa ceinture.
D'Artagnan la ramassa et la tendit а Lord de Winter.
" Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais.
-- Vous la rendrez а sa famille, dit d'Artagnan.
-- Sa famille se soucie bien de cette misиre : elle hйrite de quinze
mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos laquais. "
D'Artagnan mit la bourse dans sa poche.
" Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l'espиre, de
vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dиs ce soir, si vous le voulez bien,
je vous prйsenterai а ma soeur, Lady Clarick ; car je veux qu'elle vous
prenne а son tour dans ses bonnes grвces, et, comme elle n'est point tout а
fait mal en cour, peut-кtre dans l'avenir un mot dit par elle ne vous
serait-il point inutile. "
D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment.
Pendant ce temps, Athos s'йtait approchй de d'Artagnan.
" Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui dit-il tout bas а
l'oreille.
-- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
-- A moi ? et pourquoi cela ?
-- Dame, vous l'avez tuй : ce sont les dйpouilles opimes.
-- Moi, hйritier d'un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous
?
-- C'est l'habitude а la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi ne serait-ce
pas l'habitude dans un duel ?
-- Mкme sur le champ de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait cela.
"
Porthos leva les йpaules. Aramis, d'un mouvement de lиvres, approuva
Athos.
" Alors, dit d'Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme Lord de
Winter nous a dit de le faire.
-- Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non а nos laquais, mais aux
laquais anglais. "
Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher :
" Pour vous et vos camarades. "
Cette grandeur de maniиres dans un homme entiиrement dйnuй frappa
Porthos lui-mкme, et cette gйnйrositй franзaise, redite par Lord de Winter
et son ami, eut partout un grand succиs, exceptй auprиs de MM. Grimaud,
Mousqueton, Planchet et Bazin.
Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur
; elle demeurait place Royale, qui йtait alors le quartier а la mode, au
numйro 6. D'ailleurs, il s'engageait а le venir prendre pour le prйsenter.
D'Artagnan lui donna rendez-vous а huit heures, chez Athos.
Cette prйsentation а Milady occupait fort la tкte de notre Gascon. Il
se rappelait de quelle faзon йtrange cette femme avait йtй mкlйe jusque-lа
dans sa destinйe. Selon sa conviction, c'йtait quelque crйature du cardinal,
et cependant il se sentait invinciblement entraоnй vers elle, par un de ces
sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte йtait que Milady
ne reconnыt en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il
йtait des amis de M. de Trйville, et par consйquent qu'il appartenait corps
et вme au roi, ce qui, dиs lors, lui ferait perdre une partie de ses
avantages, puisque, connu de Milady comme il la connaissait, il jouerait
avec elle а jeu йgal. Quant а ce commencement d'intrigue entre elle et le
comte de Wardes, notre prйsomptueux ne s'en prйoccupait que mйdiocrement,
bien que le marquis fыt jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du
cardinal. Ce n'est pas pour rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on
est nй а Tarbes.
D'Artagnan commenзa par aller faire chez lui une toilette flamboyante ;
puis, il s'en revint chez Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout.
Athos йcouta ses projets ; puis il secoua la tкte, et lui recommanda la
prudence avec une sorte d'amertume.
" Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez
bonne, charmante, parfaite, et voilа que vous courez dйjа aprиs une autre !
"
D'Artagnan sentit la vйritй de ce reproche.
" J'aimais Mme Bonacieux avec le coeur, tandis que j'aime Milady avec
la tкte, dit-il ; en me faisant conduire chez elle, je cherche surtout а
m'йclairer sur le rфle qu'elle joue а la cour.
-- Le rфle qu'elle joue, pardieu ! il n'est pas difficile а deviner
d'aprиs tout ce que vous m'avez dit. C'est quelque йmissaire du cardinal :
une femme qui vous attirera dans un piиge, oщ vous laisserez votre tкte tout
bonnement.
-- Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me
semble.
-- Mon cher, je me dйfie des femmes ; que voulez-vous ! je suis payй
pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde, m'avez- vous
dit ?
-- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
-- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos.
-- Ecoutez, je veux m'йclairer ; puis, quand je saurai ce que je dйsire
savoir, je m'йloignerai.
-- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos.
Lord de Winter arriva а l'heure dite, mais Athos, prйvenu а temps,
passa dans la seconde piиce. Il trouva donc d'Artagnan seul, et, comme il
йtait prиs de huit heures, il emmena le jeune homme.
Un йlйgant carrosse attendait en bas, et comme il йtait attelй de deux
excellents chevaux, en un instant on fut place Royale.
Milady Clarick reзut gracieusement d'Artagnan. Son hфtel йtait d'une
somptuositй remarquable ; et, bien que la plupart des Anglais, chassйs par
la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la quitter,
Milady venait de faire faire chez elle de nouvelles dйpenses : ce qui
prouvait que la mesure gйnйrale qui renvoyait les Anglais ne la regardait
pas.
" Vous voyez, dit Lord de Winter en prйsentant d'Artagnan а sa soeur,
un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et qui n'a point
voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions deux fois ennemis,
puisque c'est moi qui l'ai insultй, et que je suis Anglais. Remerciez-le
donc, Madame, si vous avez quelque amitiй pour moi. "
Milady fronзa lйgиrement le sourcil ; un nuage а peine visible passa
sur son front, et un sourire tellement йtrange apparut sur ses lиvres, que
le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.
Le frиre ne vit rien ; il s'йtait retournй pour jouer avec le singe
favori de Milady, qui l'avait tirй par son pourpoint.
" Soyez le bienvenu, Monsieur, dit Milady d'une voix dont la douceur
singuliиre contrastait avec les symptфmes de mauvaise humeur que venait de
remarquer d'Artagnan, vous avez acquis aujourd'hui des droits йternels а ma
reconnaissance. "
L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un
dйtail. Milady l'йcouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait
facilement, quelque effort qu'elle fоt pour cacher ses impressions, que ce
rйcit ne lui йtait point agrйable. Le sang lui montait а la tкte, et son
petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe.
Lord de Winter ne s'aperзut de rien. Puis, lorsqu'il eut fini, il
s'approcha d'une table oщ йtaient servis sur un plateau une bouteille de vin
d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d'un signe invita
d'Artagnan а boire.
D'Artagnan savait que c'йtait fort dйsobliger un Anglais que de refuser
de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la table, et prit le second
verre. Cependant il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il
s'aperзut du changement qui venait de s'opйrer sur son visage. Maintenant
qu'elle croyait n'кtre plus regardйe, un sentiment qui ressemblait а de la
fйrocitй animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir а belles dents.
Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait dйjа remarquйe,
entra alors ; elle dit en anglais quelques mots а Lord de Winter, qui
demanda aussitфt а d'Artagnan la permission de se retirer, s'excusant sur
l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant sa soeur d'obtenir son
pardon.
D'Artagnan йchangea une poignйe de main avec Lord de Winter et revint
prиs de Milady. Le visage de cette femme, avec une mobilitй surprenante,
avait repris son expression gracieuse, seulement quelques petites taches
rouges dissйminйes sur son mouchoir indiquaient qu'elle s'йtait mordu les
lиvres jusqu'au sang.
Ses lиvres йtaient magnifiques, on eыt dit du corail.
La conversation prit une tournure enjouйe. Milady paraissait s'кtre
entiиrement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'йtait que son
beau-frиre et non son frиre : elle avait йpousй un cadet de famille qui
l'avait laissйe veuve avec un enfant. Cet enfant йtait le seul hйritier de
Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait point. Tout cela laissait
voir а d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne
distinguait pas encore sous ce voile.
Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan йtait
convaincu que Milady йtait sa compatriote : elle parlait le franзais avec
une puretй et une йlйgance qui ne laissaient aucun doute а cet йgard.
D'Artagnan se rйpandit en propos galants et en protestations de
dйvouement. A toutes les fadaises qui йchappиrent а notre Gascon, Milady
sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva. D'Artagnan prit
congй de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.
Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frфla
doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux yeux, lui demanda
pardon de l'avoir touchй, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordй
а l'instant mкme.
D'Artagnan revint le lendemain et fut reзu encore mieux que la veille.
Lord de Winter n'y йtait point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous
les honneurs de la soirйe. Elle parut prendre un grand intйrкt а lui, lui
demanda d'oщ il йtait, quels йtaient ses amis, et s'il n'avait pas pensй
quelquefois а s'attacher au service de M. le cardinal.
D'Artagnan, qui, comme on le sait, йtait fort prudent pour un garзon de
vingt ans, se souvint alors de ses soupзons sur Milady ; il lui fit un grand
йloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eыt point manquй d'entrer dans les
gardes du cardinal au lieu d'entrer dans les gardes du roi, s'il eыt connu
par exemple M. de Cavois au lieu de connaоtre M. de Trйville.
Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda а
d'Artagnan de la faзon la plus nйgligйe du monde s'il n'avait jamais йtй en
Angleterre.
D'Artagnan rйpondit qu'il y avait йtй envoyй par M. de Trйville pour
traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait mкme ramenй quatre comme
йchantillon.
Milady, dans le cours de la conversation, se pinзa deux ou trois fois
les lиvres : elle avait affaire а un Gascon qui jouait serrй.
A la mкme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il
rencontra encore la jolie Ketty ; c'йtait le nom de la soubrette. Celle-ci
le regarda avec une expression de mystйrieuse bienveillance а laquelle il
n'y avait point а se tromper. Mais d'Artagnan йtait si prйoccupй de la
maоtresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle.
D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et
chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.
Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit
sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention а
cette persistance de la pauvre Ketty.


    CHAPITRE XXXII. UN DINER DE PROCUREUR



Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouй un rфle si brillant ne
lui avait pas fait oublier le dоner auquel l'avait invitй la femme du
procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de
brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme
qui est en double bonne fortune.
Son coeur battait, mais ce n'йtait pas, comme celui de d'Artagnan, d'un
jeune et impatient amour. Non, un intйrкt plus matйriel lui fouettait le
sang, il allait enfin franchir, ce seuil mystйrieux, gravir cet escalier
inconnu qu'avaient montй un а un, les vieux йcus de maоtre Coquenard.
Il allait voir en rйalitй certain bahut dont vingt fois il avait vu
l'image dans ses rкves ; bahut de forme longue et profonde, cadenassй,
verrouillй, scellй au sol ; bahut dont il avait si souvent entendu parler,
et que les mains un peu sиches, il est vrai, mais non pas sans йlйgance de
la procureuse, allaient ouvrir а ses regards admirateurs.
Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme
sans famille, le soldat habituй aux auberges, aux cabarets, aux tavernes,
aux posadas, le gourmet forcй pour la plupart du temps de s'en tenir aux
lippйes de rencontre, il allait tвter des repas de mйnage, savourer un
intйrieur confortable, et se laisser faire а ces petits soins, qui, plus on
est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
Venir en qualitй de cousin s'asseoir tous les jours а une bonne table,
dйrider le front jaune et plissй du vieux procureur, plumer quelque peu les
jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet
dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par maniиre
d'honoraires, pour la leзon qu'il leur donnerait en une heure, leurs
йconomies d'un mois, tout cela souriait йnormйment а Porthos.
Le mousquetaire se retraзait bien, de-ci, de-lа, les mauvais propos qui
couraient dиs ce temps-lа sur les procureurs et qui leur ont survйcu : la
lйsine, la rognure, les jours de jeыne, mais comme, aprиs tout, sauf
quelques accиs d'йconomie que Porthos avait toujours trouvйs fort
intempestifs, il avait vu la procureuse assez libйrale, pour une procureuse,
bien entendu, il espйra rencontrer une maison montйe sur un pied flatteur.
Cependant, а la porte, le mousquetaire eut quelques doutes, l'abord
n'йtait point fait pour engager les gens : allйe puante et noire, escalier
mal йclairй par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une
cour voisine ; au premier une porte basse et ferrйe d'йnormes clous comme la
porte principale du Grand Chвtelet.
Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pвle et enfoui sous une forкt
de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air d'un homme forcй de
respecter а la fois dans un autre la haute taille qui indique la force,
l'habit militaire qui indique l'йtat, et la mine vermeille qui indique
l'habitude de bien vivre.
Autre clerc plus petit derriиre le premier, autre clerc plus grand
derriиre le second, saute-ruisseau de douze ans derriиre le troisiиme.
En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, annonзait une
йtude des plus achalandйes.
Quoique le mousquetaire ne dыt arriver qu'а une heure, depuis midi la
procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur le coeur et peut-кtre aussi
sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure.
Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque en
mкme temps que son convive arrivait par la porte de l'escalier, et
l'apparition de la digne dame le tira d'un grand embarras. Les clercs
avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop que dire а cette gamme
ascendante et descendante, demeurait la langue muette.
" C'est mon cousin, s'йcria la procureuse ; entrez donc, entrez donc,
Monsieur Porthos. "
Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent а rire ;
mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrиrent dans leur gravitй.
On arriva dans le cabinet du procureur aprиs avoir traversй
l'antichambre oщ йtaient les clercs, et l'йtude oщ ils auraient dы кtre :
cette derniиre chambre йtait une sorte de salle noire et meublйe de
paperasses. En sortant de l'йtude on laissa la cuisine а droite, et l'on
entra dans la salle de rйception.
Toutes ces piиces qui se commandaient n'inspirиrent point а Porthos de
bonnes idйes. Les paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes
ouvertes ; puis, en passant, il avait jetй un regard rapide et investigateur
sur la cuisine, et il s'avouait а lui-mкme, а la honte de la procureuse et а
son grand regret, а lui, qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce
mouvement qui, au moment d'un bon repas, rиgnent ordinairement dans ce
sanctuaire de la gourmandise.
Le procureur avait sans doute йtй prйvenu de cette visite, car il ne
tйmoigna aucune surprise а la vue de Porthos, qui s'avanзa jusqu'а lui d'un
air assez dйgagй et le salua courtoisement.
" Nous sommes cousins, а ce qu'il paraоt, Monsieur Porthos ? " dit le
procureur en se soulevant а la force des bras sur son fauteuil de canne.
Le vieillard, enveloppй dans un grand pourpoint noir oщ se perdait son
corps fluet, йtait vert et sec ; ses petits yeux gris brillaient comme des
escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grimaзante, la seule partie de
son visage oщ la vie fыt demeurйe. Malheureusement les jambes commenзaient а
refuser le service а toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois
que cet affaiblissement s'йtait fait sentir, le digne procureur йtait а peu
prиs devenu l'esclave de sa femme.
Le cousin fut acceptй avec rйsignation, voilа tout. Maоtre Coquenard
ingambe eыt dйclinй toute parentй avec M. Porthos.
" Oui, Monsieur, nous sommes cousins, dit sans se dйconcerter Porthos,
qui, d'ailleurs, n'avait jamais comptй кtre reзu par le mari avec
enthousiasme.
-- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur.
Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naпvetй
dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, qui savait que le
procureur naпf йtait une variйtй fort rare dans l'espиce, sourit un peu et
rougit beaucoup.
Maоtre Coquenard avait, dиs l'arrivйe de Porthos, jetй les yeux avec
inquiйtude sur une grande armoire placйe en face de son bureau de chкne.
Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne rйpondоt point par la
forme а celle qu'il avait vue dans ses songes, devait кtre le bienheureux
bahut, et il s'applaudit de ce que la rйalitй avait six pieds de plus en
hauteur que le rкve.
Maоtre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations
gйnйalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos,
il se contenta de dire :
" Monsieur notre cousin, avant son dйpart pour la campagne, nous fera
bien la grвce de dоner une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard !
"
Cette fois, Porthos reзut le coup en plein estomac et le sentit ; il
paraоt que de son cфtй Mme Coquenard non plus n'y fut pas insensible, car
elle ajouta :
" Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal ;
mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps а passer а Paris, et par
consйquent а nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les
instants dont il peut disposer jusqu'а son dйpart.
-- Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! oщ кtes-vous ? " murmura
Coquenard. Et il essaya de sourire.
Ce secours qui йtait arrivй а Porthos au moment oщ il йtait attaquй
dans ses espйrances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de
reconnaissance pour sa procureuse.
Bientфt l'heure du dоner arriva. On passa dans la salle а manger,
grande piиce noire qui йtait situйe en face de la cuisine.
Les clercs, qui, а ce qu'il paraоt, avaient senti dans la maison des
parfums inaccoutumйs, йtaient d'une exactitude militaire, et tenaient en
main leurs tabourets, tout prкts qu'ils йtaient а s'asseoir. On les voyait
d'avance remuer les mвchoires avec des dispositions effrayantes.
" Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamйs, car
le saute-ruisseau n'йtait pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de
la table magistrale ; tudieu ! а la place de mon cousin, je ne garderais pas
de pareils gourmands. On dirait des naufragйs qui n'ont pas mangй depuis six
semaines. "
Maоtre Coquenard entra, poussй sur son fauteuil а roulettes par Mme
Coquenard, а qui Porthos, а son tour, vint en aide pour rouler son mari
jusqu'а la table.
A peine entrй, il remua le nez et les mвchoires а l'exemple de ses
clercs.
" Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! "
" Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? " dit
Porthos а l'aspect d'un bouillon pвle, abondant, mais parfaitement aveugle,
et sur lequel quelques croыtes nageaient rares comme les оles d'un archipel.
Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit
avec empressement.
Maоtre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme
Coquenard emplit son assiette, et distribua les croыtes sans bouillon aux
clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle а manger s'ouvrit d'elle-mкme en
criant, et Porthos, а travers les battants entrebвillйs, aperзut le petit
clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain а la double
odeur de la cuisine et de la salle а manger.
Aprиs le potage la servante apporta une poule bouillie ; magnificence
qui fit dilater les paupiиres des convives, de telle faзon qu'elles
semblaient prкtes а se fendre.
" On voit que vous aimez votre famille, Madame Coquenard, dit le
procureur avec un sourire presque tragique ; voilа certes une galanterie que
vous faites а votre cousin. "
La pauvre poule йtait maigre et revкtue d'une de ces grosses peaux
hйrissйes que les os ne percent jamais malgrй leurs efforts ; il fallait
qu'on l'eыt cherchйe bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir oщ
elle s'йtait retirйe pour mourir de vieillesse.
" Diable ! pensa Porthos, voilа qui est fort triste ; je respecte la
vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rфtie. "
Et il regarda а la ronde pour voir si son opinion йtait partagйe ; mais
tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dйvoraient
d'avance cette sublime poule, objet de ses mйpris.
Mme Coquenard tira le plat а elle, dйtacha adroitement les deux grandes
pattes noires, qu'elle plaзa sur l'assiette de son mari ; trancha le cou,
qu'elle mit avec la tкte а part pour elle-mкme ; leva l'aile pour Porthos,
et remit а la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna
presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eыt eu le
temps d'examiner les variations que le dйsappointement amиne sur les
visages, selon les caractиres et les tempйraments de ceux qui l'йprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fиves fit son entrйe, plat йnorme, dans
lequel quelques os de mouton, qu'on eыt pu, au premier abord, croire
accompagnйs de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines
lugubres devinrent des visages rйsignйs.
Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modйration
d'une bonne mйnagиre.
Le tour du vin йtait venu. Maоtre Coquenard versa d'une bouteille de
grиs fort exiguл le tiers d'un verre а chacun des jeunes gens, s'en versa а
lui-mкme dans des proportions а peu prиs йgales, et la bouteille passa
aussitфt du cфtй de Porthos et de Mme Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils
avaient bu la moitiй du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient
toujours ainsi ; ce qui les amenait а la fin du repas а avaler une boisson
qui de la couleur du rubis йtait passйe а celle de la topaze brыlйe.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frйmit lorsqu'il sentit
sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but
aussi un demi-verre de ce vin fort mйnagй, et qu'il reconnut pour cet
horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercйs.
Maоtre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
" Mangerez-vous bien de ces fиves, mon cousin Porthos ? " dit Mme
Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas.
" Du diable si j'en goыte ! " murmura tout bas Porthos...
Puis tout haut :
" Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. "
Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le
procureur rйpйta plusieurs fois :
" Ah ! Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dоner
йtait un vйritable festin ; Dieu ! ai-je mangй ! "
Maоtre Coquenard avait mangй son potage, les pattes noires de la poule
et le seul os de mouton oщ il y eыt un peu de viande.
Porthos crut qu'on le mystifiait, et commenзa а relever sa moustache et
а froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement
lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui йtaient restйs
inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification
terrible pour les clercs ; sur un regard du procureur, accompagnй d'un
sourire de Mme Coquenard, ils se levиrent lentement de table, pliиrent leurs
serviettes plus lentement encore, puis ils saluиrent et partirent.
" Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant " , dit
gravement le procureur.
Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau
de fromage, des confitures de coings et un gвteau qu'elle avait fait
elle-mкme avec des amandes et du miel.
Maоtre Coquenard fronзa le sourcil, parce qu'il voyait trop de mets ;
Porthos se pinзa les lиvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi
dоner.
Il regarda si le plat de fиves йtait encore lа, le plat de fиves avait
disparu.
" Festin dйcidйment, s'йcria maоtre Coquenard en s'agitant sur sa
chaise, vйritable festin, epula epularum ; Lucullus dоne chez Lucullus. "
Porthos regarda la bouteille qui йtait prиs de lui, et il espйra
qu'avec du vin, du pain et du fromage il dоnerait ; mais le vin manquait, la
bouteille йtait vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de s'en
apercevoir.
" C'est bien, se dit Porthos а lui-mкme, me voilа prйvenu. "
Il passa la langue sur une petite cuillerйe de confitures, et s'englua
les dents dans la pвte collante de Mme Coquenard.
" Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommй. Ah ! si je n'avais
pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! "
Maоtre Coquenard, aprиs les dйlices d'un pareil repas, qu'il appelait
un excиs, йprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espйrait que la
chose aurait lieu sйance tenante et dans la localitй mкme ; mais le
procureur maudit ne voulut entendre а rien : il fallut le conduire dans sa
chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord
de laquelle, pour plus de prйcaution encore, il posa ses pieds.
La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on commenзa
de poser les bases de la rйconciliation.
" Vous pourrez venir dоner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard.
-- Merci, dit Porthos, je n'aime pas а abuser ; d'ailleurs, il faut que
je songe а mon йquipement.
-- C'est vrai, dit la procureuse en gйmissant... c'est ce malheureux
йquipement.
-- Hйlas ! oui, dit Porthos, c'est lui.
-- Mais de quoi donc se compose l'йquipement de votre corps, Monsieur
Porthos ?
-- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous
savez, sont soldats d'йlite, et il leur faut beaucoup d'objets inutiles aux
gardes ou aux Suisses.
-- Mais encore, dйtaillez-le-moi.
-- Mais cela peut aller а... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter
le total que le menu.
La procureuse attendait frйmissante.
" A combien ? dit-elle, j'espиre bien que cela ne passe point... "
Elle s'arrкta, la parole lui manquait.
" Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents
livres ; je crois mкme qu'en y mettant de l'йconomie, avec deux mille livres
je m'en tirerai.
-- Bon Dieu, deux mille livres ! s'йcria-t-elle, mais c'est une
fortune. "
Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la
comprit.
" Je demandais le dйtail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup de parents
et de pratiques dans le commerce, j'йtais presque sыre d'obtenir les choses
а cent pour cent au-dessous du prix oщ vous les payeriez vous- mкme.
-- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire !
-- Oui, cher Monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d'abord un
cheval ?
-- Oui, un cheval.
-- Eh bien, justement j'ai votre affaire.
-- Ah ! dit Porthos rayonnant, voilа donc qui va bien quant а mon
cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets
qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera pas, d'ailleurs, а
plus de trois cents livres.
-- Trois cents livres : alors mettons trois cents livres " , dit la
procureuse avec un soupir.
Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait de
Buckingham, c'йtait donc trois cents livres qu'il comptait mettre
sournoisement dans sa poche.
" Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ;
quant aux armes, il est inutile que vous vous en prйoccupiez, je les ai.
-- Un cheval pour votre laquais ? reprit en hйsitant la procureuse ;
mais c'est bien grand seigneur, mon ami.
-- Eh ! Madame ! dit fiиrement Porthos, est-ce que je suis un croquant,
par hasard ?
-- Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait quelquefois
aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en vous procurant un joli
mulet pour Mousqueton...
-- Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j'ai vu de
trиs grands seigneurs espagnols dont toute la suite йtait а mulets. Mais
alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des
grelots ?
-- Soyez tranquille, dit la procureuse.
-- Reste la valise, reprit Porthos.
-- Oh ! que cela ne vous inquiиte point, s'йcria Mme Coquenard : mon
mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure ; il y en a une
surtout qu'il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande а tenir un
monde.
-- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naпvement Porthos.
-- Assurйment qu'elle est vide, rйpondit naпvement de son cфtй la
procureuse.
-- Ah ! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma
chиre. "
Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Moliиre n'avait pas encore
йcrit sa scиne de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon.
Enfin le reste de l'йquipement fut successivement dйbattu de la mкme
maniиre ; et le rйsultat de la scиne fut que la procureuse demanderait а son
mari un prкt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le
mulet qui auraient l'honneur de porter а la gloire Porthos et Mousqueton.
Ces conditions arrкtйes, et les intйrкts stipulйs ainsi que l'йpoque du
remboursement, Porthos prit congй de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le
retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prйtexta les exigences
du service, et il fallut que la procureuse cйdвt le pas au roi.
Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur.


    CHAPITRE XXXIII. SOUBRETTE ET MAITRESSE



Cependant, comme nous l'avons dit, malgrй les cris de sa conscience et
les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait d'heure en heure plus
amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les jours d'aller lui
faire une cour а laquelle l'aventureux Gascon йtait convaincu qu'elle ne
pouvait, tфt ou tard, manquer de rйpondre.
Un soir qu'il arrivait le nez au vent, lйger comme un homme qui attend
une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochиre ; mais cette
fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui
prit doucement la main.
" Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargйe de quelque message pour moi de
la part de sa maоtresse ; elle va m'assigner quelque rendez-vous qu'on
n'aura pas osй me donner de vive voix. "
Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put
prendre.
" Je voudrais bien vous dire deux mots, Monsieur le chevalier... ,
balbutia la soubrette.
-- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'йcoute.
-- Ici, impossible : ce que j'ai а vous dire est trop long et surtout
trop secret.
-- Eh bien, mais comment faire alors ?
-- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.
-- Oщ tu voudras, ma belle enfant.
-- Alors, venez. "
Et Ketty, qui n'avait point lвchй la main de d'Artagnan, l'entraоna par
un petit escalier sombre et tournant, et, aprиs lui avoir fait monter une
quinzaine de marches, ouvrit une porte.
" Entrez, Monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et
nous pourrons causer.
-- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda
d'Artagnan.
-- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec celle
de ma maоtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra
entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'а minuit. "
D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre йtait
charmante de goыt et de propretй ; mais, malgrй lui, ses yeux se fixиrent
sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire а la chambre de Milady.
Ketty devina ce qui se passait dans l'вme du jeune homme et poussa un
soupir.
" Vous aimez donc bien ma maоtresse, Monsieur le chevalier, dit-elle.
-- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! "
Ketty poussa un second soupir.
" Hйlas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage !