vous.
-- Oh ! quand j'ai dit que j'йtais seule, dit Milady, espйrant faire
parler la novice en parlant d'elle-mкme, ce n'est pas faute d'avoir aussi
quelques connaissances haut placйes ; mais ces connaissances tremblent
elles-mкmes devant le cardinal : la reine elle-mкme n'ose pas soutenir
contre le terrible ministre ; j'ai la preuve que Sa Majestй, malgrй son
excellent coeur, a plus d'une fois йtй obligйe d'abandonner а la colиre de
Son Eminence les personnes qui l'avaient servie.
-- Croyez-moi, Madame, la reine peut avoir l'air d'avoir abandonnй ces
personnes-lа ; mais il ne faut pas en croire l'apparence : plus elles sont
persйcutйes, plus elle pense а elles, et souvent, au moment oщ elles y
pensent le moins, elles ont la preuve d'un bon souvenir.
-- Hйlas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne.
-- Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous
parlez d'elle ainsi ! s'йcria la novice avec enthousiasme.
-- C'est-а-dire, reprit Milady, poussйe dans ses retranchements,
qu'elle, personnellement, je n'ai pas l'honneur de la connaоtre ; mais je
connais bon nombre de ses amis les plus intimes : je connais M. de Putange ;
j'ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de Trйville .
-- M. de Trйville ! s'йcria la novice, vous connaissez M. de Trйville ?
-- Oui, parfaitement, beaucoup mкme.
-- Le capitaine des mousquetaires du roi ?
-- Le capitaine des mousquetaires du roi.
-- Oh ! mais vous allez voir, s'йcria la novice, que tout а l'heure
nous allons кtre des connaissances achevйes, presque des amies ; si vous
connaissez M. de Trйville, vous avez dы aller chez lui ?
-- Souvent ! dit Milady, qui, entrйe dans cette voie, et s'apercevant
que le mensonge rйussissait, voulait le pousser jusqu'au bout.
-- Chez lui, vous avez dы voir quelques-uns de ses mousquetaires ?
-- Tous ceux qu'il reзoit habituellement ! rйpondit Milady, pour
laquelle cette conversation commenзait а prendre un intйrкt rйel.
-- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez
qu'ils seront de mes amis.
-- Mais, dit Milady embarrassйe, je connais M. de Louvigny, M. de
Courtivron, M. de Fйrussac. "
La novice la laissa dire ; puis, voyant qu'elle s'arrкtait :
" Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommй Athos ? "
Milady devint aussi pвle que les draps dans lesquels elle йtait
couchйe, et, si maоtresse qu'elle fыt d'elle-mкme, ne put s'empкcher de
pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dйvorant
du regard.
" Quoi ! qu'avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre femme,
ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessйe ?
-- Non, mais ce nom m'a frappйe, parce que, moi aussi, j'ai connu ce
gentilhomme, et qu'il me paraоt йtrange de trouver quelqu'un qui le
connaisse beaucoup.
-- Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses
amis : MM. Porthos et Aramis !
-- En vйritй ! eux aussi je les connais ! s'йcria Milady, qui sentit le
froid pйnйtrer jusqu'а son coeur.
-- Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu'ils sont bons
et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous а eux, si vous avez besoin
d'appui ?
-- C'est-а-dire, balbutia Milady, je ne suis liйe rйellement avec aucun
d'eux ; je les connais pour en avoir beaucoup entendu parler par un de leurs
amis, M. d'Artagnan.
-- Vous connaissez M. d'Artagnan ! " s'йcria la novice а son tour, en
saisissant la main de Milady et en la dйvorant des yeux.
Puis, remarquant l'йtrange expression du regard de Milady :
" Pardon, Madame, dit-elle, vous le connaissez, а quel titre ?
-- Mais, reprit Milady embarrassйe, mais а titre d'ami.
-- Vous me trompez, Madame, dit la novice ; vous avez йtй sa maоtresse.
-- C'est vous qui l'avez йtй, Madame, s'йcria Milady а son tour.
-- Moi ! dit la novice.
-- Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous кtes Madame Bonacieux.
"
La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.
" Oh ! ne niez pas ! rйpondez, reprit Milady.
-- Eh bien, oui, Madame ! je l'aime, dit la novice sommes-nous rivales
? "
La figure de Milady s'illumina d'un feu tellement sauvage que, dans
toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fыt enfuie d'йpouvante ; mais
elle йtait toute а sa jalousie.
" Voyons, dites, Madame, reprit Mme Bonacieux avec une йnergie dont on
l'eыt crue incapable, avez-vous йtй ou кtes-vous sa maоtresse ?
-- Oh ! non ! s'йcria Milady avec un accent qui n'admettait pas le
doute sur sa vйritй, jamais ! jamais !
-- Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi donc alors vous
кtes-vous йcriйe ainsi ?
-- Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui йtait dйjа remise
de son trouble, et qui avait retrouvй toute sa prйsence d'esprit.
-- Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.
-- Vous ne comprenez pas que M. d'Artagnan йtant mon ami, il m'avait
prise pour confidente ?
-- Vraiment !
-- Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlиvement de la
petite maison de Saint-Germain, son dйsespoir, celui de ses amis, leurs
recherches inutiles depuis ce moment ! Et comment ne voulez-vous pas que je
m'en йtonne, quand, sans m'en douter, je me trouve en face de vous, de vous
dont nous avons parlй si souvent ensemble, de vous qu'il aime de toute la
force de son вme, de vous qu'il m'avait fait aimer avant que je vous eusse
vue ? Ah ! chиre Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin ! "
Et Milady tendit ses bras а Mme Bonacieux, qui, convaincue par ce
qu'elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu'un instant
auparavant elle avait crue sa rivale, qu'une amie sincиre et dйvouйe.
" Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s'йcria-t-elle en se laissant
aller sur son йpaule, je l'aime tant ! "
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassйes. Certes, si les forces
de Milady eussent йtй а la hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne fыt sortie
que morte de cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l'йtouffer, elle lui
sourit.
" O chиre belle ! chиre bonne petite ! dit Milady, que je suis heureuse
de vous voir ! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots, elle la
dйvorait effectivement du regard. Oui, c'est bien vous. Ah ! d'aprиs ce
qu'il m'a dit, je vous reconnais а cette heure, je vous reconnais
parfaitement. "
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait
d'affreusement cruel derriиre le rempart de ce front pur, derriиre ces yeux
si brillants oщ elle ne lisait que de l'intйrкt et de la compassion.
" Alors vous savez ce que j'ai souffert, dit Mme Bonacieux, puisqu'il
vous a dit ce qu'il souffrait ; mais souffrir pour lui, c'est du bonheur. "
Milady reprit machinalement :
" Oui, c'est du bonheur. "
Elle pensait а autre chose.
" Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche а son terme ;
demain, ce soir peut-кtre, je le reverrai, et alors le passй n'existera
plus.
-- Ce soir ? demain ? s'йcria Milady tirйe de sa rкverie par ces
paroles, que voulez-vous dire ? Attendez-vous quelque nouvelle de lui ?
-- Je l'attends lui-mкme.
-- Lui-mкme ; d'Artagnan, ici !
-- Lui-mкme.
-- Mais, c'est impossible ! il est au siиge de La Rochelle avec le
cardinal ; il ne reviendra а Paris qu'aprиs la prise de la ville.
-- Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu'il y a quelque chose
d'impossible а mon d'Artagnan, le noble et loyal gentilhomme !
-- Oh ! je ne puis vous croire !
-- Eh bien, lisez donc ! " dit, dans l'excиs de son orgueil et de sa
joie, la malheureuse jeune femme en prйsentant une lettre а Milady.
" L'йcriture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle-mкme Milady. Ah !
j'йtais bien sыre qu'ils avaient des intelligences de ce cфtй-lа ! "
Et elle lut avidement ces quelques lignes :
" Ma chиre enfant, tenez-vous prкte ; notre ami vous verra bientфt, et
il ne vous verra que pour vous arracher de la prison oщ votre sыretй
exigeait que vous fussiez cachйe : prйparez-vous donc au dйpart et ne
dйsespйrez jamais de nous.
" Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidиle comme
toujours, dites-lui qu'on lui est bien reconnaissant quelque part de l'avis
qu'il a donnй. "
" Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est prйcise. Savez-vous quel est
cet avis ?
-- Non. Je me doute seulement qu'il aura prйvenu la reine de quelque
nouvelle machination du cardinal.
-- Oui, c'est cela sans doute ! " dit Milady en rendant la lettre а Mme
Bonacieux et en laissant retomber sa tкte pensive sur sa poitrine.
En ce moment on entendit le galop d'un cheval.
" Oh ! s'йcria Mme Bonacieux en s'йlanзant а la fenкtre, serait-ce dйjа
lui ? "
Milady йtait restйe dans son lit, pйtrifiйe par la surprise ; tant de
choses inattendues lui arrivaient tout а coup, que pour la premiиre fois la
tкte lui manquait.
" Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? "
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
" Hйlas, non ! dit Mme Bonacieux, c'est un homme que je ne connais pas,
et qui cependant a l'air de venir ici ; oui, il ralentit sa course, il
s'arrкte а la porte, il sonne. "
Milady sauta hors de son lit.
" Vous кtes bien sыre que ce n'est pas lui ? dit-elle.
-- Oh ! oui, bien sыre !
-- Vous avez peut-кtre mal vu.
-- Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que
je le reconnaоtrais, lui ! "
Milady s'habillait toujours.
" N'importe ! cet homme vient ici, dites-vous ?
-- Oui, il est entrй.
-- C'est ou pour vous ou pour moi.
-- Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitйe !
-- Oui, je l'avoue, je n'ai pas votre confiance, je crains tout du
cardinal.
-- Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! "
Effectivement, la porte s'ouvrit, et la supйrieure entra.
" Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle а Milady.
-- Oui, c'est moi, rйpondit celle-ci, et, tвchant de ressaisir son
sang- froid, qui me demande ?
-- Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du
cardinal.
-- Et qui veut me parler ? demanda Milady.
-- Qui veut parler а une dame arrivant de Boulogne.
-- Alors faites entrer, Madame, je vous prie.
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque
mauvaise nouvelle ?
-- J'en ai peur.
-- Je vous laisse avec cet йtranger, mais aussitфt son dйpart, si vous
le permettez, je reviendrai.
-- Comment donc ! je vous en prie. "
La supйrieure et Mme Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixйs sur la porte ; un instant aprиs on
entendit le bruit d'йperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les
pas se rapprochиrent, puis la porte s'ouvrit, et un homme parut.
Milady jeta un cri de joie : cet homme c'йtait le comte de Rochefort,
l'вme damnйe de Son Eminence.


    CHAPITRE LXII. DEUX VARIETES DE DEMONS



" Ah ! s'йcriиrent ensemble Rochefort et Milady, c'est vous !
-- Oui, c'est moi.
-- Et vous arrivez... ? demanda Milady.
-- De La Rochelle, et vous ?
-- D'Angleterre.
-- Buckingham ?
-- Mort ou blessй dangereusement ; comme je partais sans avoir rien pu
obtenir de lui, un fanatique venait de l'assassiner.
-- Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voilа un hasard bien heureux !
et qui satisfera Son Eminence ! L'avez-vous prйvenue ?
-- Je lui ai йcrit de Boulogne. Mais comment кtes-vous ici ?
-- Son Eminence, inquiиte, m'a envoyй а votre recherche.
-- Je suis arrivйe d'hier seulement.
-- Et qu'avez-vous fait depuis hier ?
-- Je n'ai pas perdu mon temps.
-- Oh ! je m'en doute bien !
-- Savez-vous qui j'ai rencontrй ici ?
-- Non.
-- Devinez.
-- Comment voulez-vous ?...
-- Cette jeune femme que la reine a tirйe de prison.
-- La maоtresse du petit d'Artagnan ?
-- Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
-- Eh bien, dit Rochefort, voilа encore un hasard qui peut aller de
pair avec l'autre ; M. le cardinal est en vйritй un homme privilйgiй.
-- Comprenez-vous mon йtonnement, continua Milady, quand je me suis
trouvйe face а face avec cette femme ?
-- Vous connaоt-elle ?
-- Non.
-- Alors elle vous regarde comme une йtrangиre ? "
Milady sourit.
" Je suis sa meilleure amie !
-- Sur mon honneur, dit Rochefort, il n'y a que vous, ma chиre
Comtesse, pour faire de ces miracles-lа.
-- Et bien m'en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce qui se
passe ?
-- Non.
-- On va la venir chercher demain ou aprиs-demain avec un ordre de la
reine.
-- Vraiment ? et qui cela ?
-- D'Artagnan et ses amis.
-- En vйritй ils en feront tant, que nous serons obligйs de les envoyer
а la Bastille.
-- Pourquoi n'est-ce point dйjа fait ?
-- Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une
faiblesse que je ne comprends pas.
-- Vraiment ?
-- Oui.
-- Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui que notre
conversation а l'auberge du Colombier-Rouge a йtй entendue par ces quatre
hommes ; dites-lui qu'aprиs son dйpart l'un d'eux est montй et m'a arrachй
par violence le sauf-conduit qu'il m'avait donnй ; dites-lui qu'ils avaient
fait prйvenir Lord de Winter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois
encore, ils ont failli faire йchouer ma mission, comme ils ont fait йchouer
celle des ferrets ; dites-lui que parmi ces quatre hommes, deux seulement
sont а craindre, d'Artagnan et Athos ; dites-lui que le troisiиme, Aramis,
est l'amant de Mme de Chevreuse : il faut laisser vivre celui-lа, on sait
son secret, il peut кtre utile ; quant au quatriиme, Porthos, c'est un sot,
un fat et un niais, qu'il ne s'en occupe mкme pas.
-- Mais ces quatre hommes doivent кtre а cette heure au siиge de La
Rochelle.
-- Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bonacieux a reзue
de Mme de Chevreuse, et qu'elle a eu l'imprudence de me communiquer, me
porte а croire que ces quatre hommes au contraire sont en campagne pour la
venir enlever.
-- Diable ! comment faire ?
-- Que vous a dit le cardinal а mon йgard ?
-- De prendre vos dйpкches йcrites ou verbales, de revenir en poste,
et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera а ce que vous devez
faire.
-- Je dois donc rester ici ? demanda Milady.
-- Ici ou dans les environs.
-- Vous ne pouvez m'emmener avec vous ?
-- Non, l'ordre est formel : aux environs du camp, vous pourriez кtre
reconnue, et votre prйsence, vous le comprenez, compromettrait Son Eminence,
surtout aprиs ce qui vient de se passer lа-bas. Seulement, dites-moi
d'avance oщ vous attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache toujours
oщ vous retrouver.
-- Ecoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
-- Pourquoi ?
-- Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un moment а l'autre.
-- C'est vrai ; mais alors cette petite femme va йchapper а Son
Eminence ?
-- Bah ! dit Milady avec un sourire qui n'appartenait qu'а elle, vous
oubliez que je suis sa meilleure amie.
-- Ah ! c'est vrai ! je puis donc dire au cardinal, а l'endroit de
cette femme...
-- Qu'il soit tranquille.
-- Voilа tout ?
-- Il saura ce que cela veut dire.
-- Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ?
-- Repartir а l'instant mкme ; il me semble que les nouvelles que vous
reportez valent bien la peine que l'on fasse diligence.
-- Ma chaise s'est cassйe en entrant а Lillers.
-- A merveille !
-- Comment, а merveille ?
-- Oui, j'ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.
-- Et comment partirai-je, alors ?
-- A franc йtrier.
-- Vous en parlez bien а votre aise, cent quatre-vingts lieues.
-- Qu'est-ce que cela ?
-- On les fera. Aprиs ?
-- Aprиs : en passant а Lillers, vous me renvoyez la chaise avec ordre
а votre domestique de se mettre а ma disposition.
-- Bien.
-- Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ?
-- J'ai mon plein pouvoir.
-- Vous le montrez а l'abbesse, et vous dites qu'on viendra me
chercher, soit aujourd'hui, soit demain, et que j'aurai а suivre la personne
qui se prйsentera en votre nom.
-- Trиs bien !
-- N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi а l'abbesse.
-- A quoi bon ?
-- Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j'inspire de la
confiance а cette pauvre petite Mme Bonacieux.
-- C'est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce
qui est arrivй ?
-- Mais je vous ai racontй les йvйnements, vous avez bonne mйmoire,
rйpйtez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd.
-- Vous avez raison ; seulement que je sache oщ vous retrouver, que je
n'aille pas courir inutilement dans les environs.
-- C'est juste, attendez.
-- Voulez-vous une carte ?
-- Oh ! je connais ce pays а merveille.
-- Vous ? quand donc y кtes-vous venue ?
-- J'y ai йtй йlevйe.
-- Vraiment ?
-- C'est bon а quelque chose, vous le voyez, que d'avoir йtй йlevйe
quelque part.
-- Vous m'attendrez donc... ?
-- Laissez-moi rйflйchir un instant ; eh ! tenez, а Armentiиres.
-- Qu'est-ce que cela, Armentiиres ?
-- Une petite ville sur la Lys ! je n'aurai qu'а traverser la riviиre
et je suis en pays йtranger.
-- A merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la
riviиre qu'en cas de danger.
-- C'est bien entendu.
-- Et, dans ce cas, comment saurai-je oщ vous кtes ?
-- Vous n'avez pas besoin de votre laquais ?
-- Non.
-- C'est un homme sыr ?
-- A l'йpreuve.
-- Donnez-le-moi ; personne ne le connaоt, je le laisse а l'endroit que
je quitte, et il vous conduit oщ je suis.
-- Et vous dites que vous m'attendez а Argentiиres ?
-- A Armentiиres, rйpondit Milady.
-- Ecrivez-moi ce nom-lа sur un morceau de papier, de peur que je
l'oublie ; ce n'est pas compromettant, un nom de ville, n'est-ce pas ?
-- Eh, qui sait ? N'importe, dit Milady en йcrivant le nom sur une
demi- feuille de papier, je me compromets.
-- Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier, qu'il
plia et qu'il enfonзa dans la coiffe de son feutre ; d'ailleurs, soyez
tranquille, je vais faire comme les enfants, et, dans le cas oщ je perdrais
ce papier, rйpйter le nom tout le long de la route. Maintenant est-ce tout ?
-- Je le crois.
-- Cherchons bien : Buckingham mort ou griиvement blessй ; votre
entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires ; Lord de Winter
prйvenu de votre arrivйe а Portsmouth ; d'Artagnan et Athos а la Bastille ;
Aramis l'amant de Mme de Chevreuse ; Porthos un fat ; Mme Bonacieux
retrouvйe ; vous envoyer la chaise le plus tфt possible ; mettre mon laquais
а votre disposition ; faire de vous une victime du cardinal, pour que
l'abbesse ne prenne aucun soupзon ; Armentiиres sur les bords de la Lys.
Est-ce cela ?
-- En vйritй, mon cher chevalier, vous кtes un miracle de mйmoire. A
propos, ajoutez une chose...
-- Laquelle ?
-- J'ai vu de trиs jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent,
dites qu'il m'est permis de me promener dans ces bois ; qui sait ? j'aurai
peut-кtre besoin de sortir par une porte de derriиre.
-- Vous pensez а tout.
-- Et vous, vous oubliez une chose...
-- Laquelle ?
-- C'est de me demander si j'ai besoin d'argent.
-- C'est juste, combien voulez-vous ?
-- Tout ce que vous aurez d'or.
-- J'ai cinq cents pistoles а peu prиs.
-- J'en ai autant : avec mille pistoles on fait face а tout ; videz vos
poches.
-- Voilа, Comtesse.
-- Bien, mon cher Comte ! et vous partez... ?
-- Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pendant lequel
j'enverrai chercher un cheval de poste.
-- A merveille ! Adieu, Chevalier !
-- Adieu, Comtesse.
-- Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.
-- Recommandez-moi а Satan " , rйpliqua Rochefort.
Milady et Rochefort йchangиrent un sourire et se sйparиrent.
Une heure aprиs, Rochefort partit au grand galop de son cheval ; cinq
heures aprиs il passait а Arras.
Nos lecteurs savent dйjа comment il avait йtй reconnu par d'Artagnan,
et comment cette reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre
mousquetaires, avait donnй une nouvelle activitй а leur voyage.


    CHAPITRE LXIII. UNE GOUTTE D'EAU



A peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle trouva
Milady le visage riant.
" Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivй ;
ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ?
-- Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady.
-- Je l'ai entendu de la bouche mкme du messager.
-- Venez vous asseoir ici prиs de moi, dit Milady.
-- Me voici.
-- Attendez que je m'assure si personne ne nous йcoute.
-- Pourquoi toutes ces prйcautions ?
-- Vous allez le savoir. "
Milady se leva et alla а la porte, l'ouvrit, regarda dans le corridor,
et revint se rasseoir prиs de Mme Bonacieux.
" Alors, dit-elle, il a bien jouй son rфle.
-- Qui cela ?
-- Celui qui s'est prйsentй а l'abbesse comme l'envoyй du cardinal.
-- C'йtait donc un rфle qu'il jouait ?
-- Oui, mon enfant.
-- Cet homme n'est donc pas...
-- Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c'est mon frиre.
-- Votre frиre ! s'йcria Mme Bonacieux.
-- Eh bien, il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant ; si
vous le confiez а qui que ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi
peut-кtre.
-- Oh ! mon Dieu !
-- Ecoutez, voici ce qui se passe : mon frиre, qui venait а mon secours
pour m'enlever ici de force, s'il le fallait, a rencontrй l'йmissaire du
cardinal qui venait me chercher ; il l'a suivi. Arrivй а un endroit du
chemin solitaire et йcartй, il a mis l'йpйe а la main en sommant le messager
de lui remettre les papiers dont il йtait porteur ; le messager a voulu se
dйfendre, mon frиre l'a tuй.
-- Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.
-- C'йtait le seul moyen, songez-y. Alors mon frиre a rйsolu de
substituer la ruse а la force : il a pris les papiers, il s'est prйsentй ici
comme l'йmissaire du cardinal lui-mкme, et dans une heure ou deux, une
voiture doit venir me prendre de la part de Son Eminence.
-- Je comprends ; cette voiture, c'est votre frиre qui vous l'envoie.
-- Justement ; mais ce n'est pas tout : cette lettre que vous avez
reзue, et que vous croyez de Mme Chevreuse...
-- Eh bien ?
-- Elle est fausse.
-- Comment cela ?
-- Oui, fausse : c'est un piиge pour que vous ne fassiez pas de
rйsistance quand on viendra vous chercher.
-- Mais c'est d'Artagnan qui viendra.
-- Dйtrompez-vous, d'Artagnan et ses amis sont retenus au siиge de La
Rochelle.
-- Comment savez-vous cela ?
-- Mon frиre a rencontrй des йmissaires du cardinal en habits de
mousquetaires. On vous aurait appelйe а la porte, vous auriez cru avoir
affaire а des amis, on vous enlevait et on vous ramenait а Paris.
-- Oh ! mon Dieu ! ma tкte se perd au milieu de ce chaos d'iniquitйs.
Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux en portant ses mains а
son front, je deviendrais folle !
-- Attendez...
-- Quoi ?
-- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon frиre qui repart ;
je veux lui dire un dernier adieu, venez. "
Milady ouvrit la fenкtre et fit signe а Mme Bonacieux de l'y rejoindre.
La jeune femme y alla.
Rochefort passait au galop.
" Adieu, frиre " , s'йcria Milady.
Le chevalier leva la tкte, vit les deux jeunes femmes, et, tout
courant, fit а Milady un signe amical de la main.
" Ce bon Georges ! " dit-elle en refermant la fenкtre avec une
expression de visage pleine d'affection et de mйlancolie.
Et elle revint s'asseoir а sa place, comme si elle eыt йtй plongйe dans
des rйflexions toutes personnelles.
" Chиre dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre ! mais que
me conseillez-vous de faire ? mon Dieu ! Vous avez plus d'expйrience que
moi, parlez, je vous йcoute.
-- D'abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que d'Artagnan
et ses amis viennent vйritablement а votre secours.
-- Oh ! c'eыt йtй trop beau ! s'йcria Mme Bonacieux, et tant de bonheur
n'est pas fait pour moi !
-- Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une question de
temps, une espиce de course а qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis
qui l'emportent en rapiditй, vous кtes sauvйe ; si ce sont les satellites du
cardinal, vous кtes perdue.
-- Oh ! oui, oui, perdue sans misйricorde ! Que faire donc ? que faire
?
-- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
-- Lequel, dites ?
-- Ce serait d'attendre, cachйe dans les environs, et de s'assurer
ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
-- Mais oщ attendre ?
-- Oh ! ceci n'est point une question : moi-mкme je m'arrкte et je me
cache а quelques lieues d'ici en attendant que mon frиre vienne me rejoindre
; Eh bien, je vous emmиne avec moi, nous nous cachons et nous attendons
ensemble.
-- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonniиre.
-- Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous
croira pas trиs pressйe de me suivre.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, la voiture est а la porte, vous me dites adieu, vous montez
sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une derniиre fois ; le
domestique de mon frиre qui vient me prendre est prйvenu, il fait un signe
au postillon, et nous partons au galop.
-- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient ?
-- Ne le saurons-nous pas ?
-- Comment ?
-- Rien de plus facile. Nous renvoyons а Bйthune ce domestique de mon
frиre, а qui, je vous l'ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un
dйguisement et se loge en face du couvent : si ce sont les йmissaires du
cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis,
il les amиne oщ nous sommes.
-- Il les connaоt donc ?
-- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi !
-- Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour
le mieux ; mais ne nous йloignons pas d'ici.
-- A sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la
frontiиre par exemple, et а la premiиre alerte, nous sortons de France.
-- Et d'ici lа, que faire ?
-- Attendre.
-- Mais s'ils arrivent ?
-- La voiture de mon frиre arrivera avant eux.
-- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; а dоner ou а
souper, par exemple ?
-- Faites une chose.
-- Laquelle ?
-- Dites а votre bonne supйrieure que, pour nous quitter le moins
possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.
-- Le permettra-t-elle ?
-- Quel inconvйnient y a-t-il а cela ?
-- Oh ! trиs bien, de cette faзon nous ne nous quitterons pas un
instant !
-- Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! Je me
sens la tкte lourde, je vais faire un tour au jardin.
-- Allez, et oщ vous retrouverai-je ?
-- Ici, dans une heure.
-- Ici, dans une heure ; oh ! vous кtes bonne et je vous remercie.
-- Comment ne m'intйresserais-je pas а vous ? Quand vous ne seriez pas
belle et charmante, n'кtes-vous pas l'amie d'un de mes meilleurs amis !
-- Cher d'Artagnan, oh ! comme il vous remerciera !
-- Je l'espиre bien. Allons ! tout est convenu, descendons.
-- Vous allez au jardin ?
-- Oui.
-- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
-- A merveille ! merci. "
Et les deux femmes se quittиrent en йchangeant un charmant sourire.
Milady avait dit la vйritй, elle avait la tкte lourde ; car ses projets
mal classйs s'y heurtaient comme dans un chaos. Elle avait besoin d'кtre
seule pour mettre un peu d'ordre dans ses pensйes. Elle voyait vaguement
dans l'avenir ; mais il lui fallait un peu de silence et de quiйtude pour
donner а toutes ses idйes, encore confuses, une forme distincte, un plan
arrкtй.
Ce qu'il y avait de plus pressй, c'йtait d'enlever Mme Bonacieux, de la
mettre en lieu de sыretй, et lа, le cas йchйant, de s'en faire un otage.
Milady commenзait а redouter l'issue de ce duel terrible, oщ ses ennemis
mettaient autant de persйvйrance qu'elle mettait, elle, d'acharnement.
D'ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue
йtait proche et ne pouvait manquer d'кtre terrible.
Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, йtait donc de tenir Mme
Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c'йtait la vie de d'Artagnan ;
c'йtait plus que sa vie, c'йtait celle de la femme qu'il aimait ; c'йtait,
en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d'obtenir sыrement de
bonnes conditions.
Or, ce point йtait arrкtй : Mme Bonacieux, sans dйfiance, la suivait ;
une fois cachйe avec elle а Armentiиres, il йtait facile de lui faire croire
que d'Artagnan n'йtait pas venu а Bйthune. Dans quinze jours au plus,
Rochefort serait de retour ; pendant ces quinze jours, d'ailleurs, elle
aviserait а ce qu'elle aurait а faire pour se venger des quatre amis. Elle
ne s'ennuierait pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps
que les йvйnements pussent accorder а une femme de son caractиre : une bonne
vengeance а perfectionner.
Tout en rкvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait dans sa
tкte la topographie du jardin. Milady йtait comme un bon gйnйral, qui
prйvoit tout ensemble la victoire et la dйfaite, et qui est tout prкt, selon
les chances de la bataille, а marcher en avant ou а battre en retraite.
Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait ;
c'йtait celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement
consenti а tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture qui
s'arrкtait а la porte.
" Entendez-vous ? dit-elle.
-- Oui, le roulement d'une voiture.
-- C'est celle que mon frиre nous envoie.
-- Oh ! mon Dieu !
-- Voyons, du courage ! "
On sonna а la porte du couvent, Milady ne s'йtait pas trompйe.
" Montez dans votre chambre, dit-elle а Mme Bonacieux, vous avez bien
quelques bijoux que vous dйsirez emporter.
-- J'ai ses lettres, dit-elle.
-- Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous
souperons а la hвte ; peut-кtre voyagerons-nous une partie de la nuit, il
faut prendre des forces.
-- Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine,
le coeur m'йtouffe, je ne puis marcher.
-- Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quart d'heure
vous кtes sauvйe, et songez que ce que vous allez faire, c'est pour lui que
vous le faites.
-- Oh ! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un seul
mot ; allez, je vous rejoins. "
Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort,
et lui donna ses instructions.
Il devait attendre а la porte ; si par hasard les mousquetaires
paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et
allait attendre Milady а un petit village qui йtait situй de l'autre cфtй du
bois. Dans ce cas, Milady traversait le jardin et gagnait le village а pied
; nous l'avons dit dйjа, Milady connaissait а merveille cette partie de la
France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il
йtait convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture sous prйtexte de lui
dire adieu, et Milady enlevait Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux entra, et pour lui фter tout soupзon, si elle en avait,
Milady rйpйta devant elle au laquais toute la derniиre partie de ses
instructions.
Milady fit quelques questions sur la voiture : c'йtait une chaise
attelйe de trois chevaux, conduite par un postillon ; le laquais de
Rochefort devait la prйcйder en courrier.
C'йtait а tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n'eыt des
soupзons : la pauvre jeune femme йtait trop pure pour soupзonner dans une
autre femme une telle perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de Winter,
qu'elle avait entendu prononcer par l'abbesse, lui йtait parfaitement
inconnu, et elle ignorait mкme qu'une femme eыt eu une part si grande et si
fatale aux malheurs de sa vie.
" Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est
prкt. L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me vient chercher de la
part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres ; prenez la
moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
-- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. "
Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit verre
de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet.
" Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui
vient ; au point du jour nous serons arrivйes dans notre retraite, et nul ne
pourra se douter oщ nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. "
Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchйes et trempa ses
lиvres dans son verre.
" Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien а ses lиvres,
faites comme moi. "
Mais au moment oщ elle l'approchait de sa bouche, sa main resta
suspendue : elle venait d'entendre sur la route comme le roulement lointain
d'un galop qui allait s'approchant ; puis, presque en mкme temps, il lui
sembla entendre des hennissements de chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d'orage rйveille au milieu
d'un beau rкve ; elle pвlit et courut а la fenкtre, tandis que Mme
Bonacieux, se levant toute tremblante, s'appuyait sur sa chaise pour ne
point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait
toujours se rapprochant.
-- " Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit ?
-- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang- froid
terrible ; restez oщ vous кtes, je vais vous le dire. "
Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pвle comme une
statue.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas кtre а plus de
cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point encore, c'est que la
route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct, qu'on eыt
pu compter les chevaux par le bruit saccadй de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait
juste assez clair pour qu'elle pыt reconnaоtre ceux qui venaient.
Tout а coup, au dйtour du chemin, elle vit reluire des chapeaux
galonnйs et flotter des plumes ; elle compta deux, puis cinq, puis huit
cavaliers ; l'un d'eux prйcйdait tous les autres de deux longueurs de
cheval.
Milady poussa un rugissement йtouffй. Dans celui qui tenait la tкte
elle reconnut d'Artagnan.
" Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'йcria Mme Bonacieux, qu'y a-t-il donc ?
-- C'est l'uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant а
perdre ! s'йcria Milady. Fuyons, fuyons !
-- Oui, oui, fuyons " , rйpйta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir faire
un pas, clouйe qu'elle йtait а sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenкtre.
" Venez donc ! mais venez donc ! s'йcriait Milady en essayant de
traоner la jeune femme par le bras. Grвce au jardin, nous pouvons fuir
encore, j'ai la clef, mais hвtons-nous, dans cinq minutes il serait trop
tard. "
Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux.
Milady essaya de la soulever et de l'emporter, mais elle ne put en
venir а bout.
En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui а la vue des
mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu
retentirent.
" Une derniиre fois, voulez-vous venir ? s'йcria Milady.
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces me
manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule.
-- Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais " , s'йcria Milady.
Tout а coup, un йclair livide jaillit de ses yeux, d'un bond, йperdue,
elle courut а la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d'un
chaton de bague qu'elle ouvrit avec une promptitude singuliиre.
C'йtait un grain rougeвtre qui se fondit aussitфt.
Puis, prenant le verre d'une main ferme :
" Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. "
Et elle approcha le verre des lиvres de la jeune femme, qui but
machinalement.
" Ah ! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en
reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma foi ! on
fait ce qu'on peut. "
Et elle s'йlanзa hors de l'appartement.
Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle йtait
comme ces gens qui rкvent qu'on les poursuit et qui essayent vainement de
marcher.
Quelques minutes se passиrent, un bruit affreux retentissait а la porte
; а chaque instant Mme Bonacieux s'attendait а voir reparaоtre Milady, qui
ne reparaissait pas.
Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide а son
front brыlant.
Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait, le bruit
des bottes et des йperons retentit par les escaliers ; il se faisait un
grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu desquelles
il lui semblait entendre prononcer son nom.
Tout а coup elle jeta un grand cri de joie et s'йlanзa vers la porte,
elle avait reconnu la voix de d'Artagnan.
" D'Artagnan ! d'Artagnan ! s'йcria-t-elle, est-ce vous ? Par ici, par
ici.
-- Constance ! Constance ! rйpondit le jeune homme, oщ кtes-vous ? mon
Dieu ! "
Au mкme moment, la porte de la cellule cйda au choc plutфt qu'elle ne
s'ouvrit ; plusieurs hommes se prйcipitиrent dans la chambre ; Mme Bonacieux
йtait tombйe dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement.
D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait а la main, et
tomba а genoux devant sa maоtresse, Athos repassa le sien а sa ceinture ;
Porthos et Aramis, qui tenaient leurs йpйes nues, les remirent au fourreau.
" Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimй d'Artagnan ! tu viens donc enfin, tu
ne m'avais pas trompйe, c'est bien toi !
-- Oui, oui, Constance ! rйunis !
-- Oh ! elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j'espйrais
sourdement ; je n'ai pas voulu fuir ; oh ! comme j'ai bien fait, comme je
suis heureuse ! "
A ce mot elle , Athos, qui s'йtait assis tranquillement, se leva tout а
coup.
" Elle ! qui elle ? demanda d'Artagnan.
-- Mais ma compagne ; celle qui, par amitiй pour moi, voulait me
soustraire а mes persйcuteurs ; celle qui, vous prenant pour des gardes du
cardinal, vient de s'enfuir.
-- Votre compagne, s'йcria d'Artagnan, devenant plus pвle que le voile
blanc de sa maоtresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler ?
-- De celle dont la voiture йtait а la porte, d'une femme qui se dit
votre amie, d'Artagnan ; d'une femme а qui vous avez tout racontй.
-- Son nom, son nom ! s'йcria d'Artagnan ; mon Dieu ! ne savez-vous
donc pas son nom ?
-- Si fait, on l'a prononcй devant moi ;, attendez... mais c'est
йtrange... oh ! mon Dieu ! ma tкte se trouble, je n'y vois plus.
-- A moi, mes amis, а moi ! ses mains sont glacйes, s'йcria d'Artagnan,
elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connaissance ! "
Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa
voix, Aramis courut а la table pour prendre un verre d'eau ; mais il
s'arrкta en voyant l'horrible altйration du visage d'Athos, qui, debout
devant la table, les cheveux hйrissйs, les yeux glacйs de stupeur, regardait
l'un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible.
" Oh ! disait Athos, oh ! non, c'est impossible ! Dieu ne permettrait
pas un pareil crime.
-- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau !
" pauvre femme, pauvre femme ! " murmurait Athos d'une voix brisйe.
Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan.
" Elle revient а elle ! s'йcria le jeune homme. Oh ! mon Dieu, mon Dieu
! je te remercie !
-- Madame, dit Athos, Madame, au nom du Ciel ! а qui ce verre vide ?
-- A moi, Monsieur... , rйpondit la jeune femme d'une voix mourante.
-- Mais qui vous a versй ce vin qui йtait dans ce verre ?
-- Elle.
-- Mais, qui donc elle ?
Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter... "
Les quatre amis poussиrent un seul et mкme cri, mais celui d'Athos
domina tous les autres.
En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une douleur
sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et
d'Aramis.
D'Artagnan saisit les mains d'Athos avec une angoisse difficile а
dйcrire.
" Et quoi ! dit-il, tu crois... "
Sa voix s'йteignit dans un sanglot.
" Je crois tout, dit Athos en se mordant les lиvres jusqu'au sang.
-- D'Artagnan, d'Artagnan ! s'йcria Mme Bonacieux, oщ es-tu ? ne me
quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. "
D'Artagnan lвcha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre ses mains
crispйes, et courut а elle.
Son visage si beau йtait tout bouleversй, ses yeux vitreux n'avaient
dйjа plus de regard, un tremblement convulsif agitait son corps, la sueur
coulait sur son front.
" Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis, demandez du
secours !
-- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a pas de
contrepoison.
-- Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bonacieux ; du
secours ! "
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tкte du jeune homme
entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son вme йtait
passйe dans son regard, et, avec un cri sanglotant, elle appuya ses lиvres
sur les siennes.
" Constance ! Constance ! " s'йcria d'Artagnan.
Un soupir s'йchappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleurant celle de
d'Artagnan ; ce soupir, c'йtait cette вme si chaste et si aimante qui
remontait au ciel.
D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras.
Le jeune homme poussa un cri et tomba prиs de sa maоtresse, aussi pвle
et aussi glacй qu'elle.
Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de
la croix.
En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi pвle que ceux
qui йtaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui, vit Mme
Bonacieux morte et d'Artagnan йvanoui.
Il apparaissait juste а cet instant de stupeur qui suit les grandes
catastrophes.
" Je ne m'йtais pas trompй, dit-il, voilа M. d'Artagnan, et vous кtes
ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. "
Ceux dont les noms venaient d'кtre prononcйs regardaient l'йtranger
avec йtonnement, il leur semblait а tous trois le reconnaоtre.
" Messieurs, reprit le nouveau venu, vous кtes comme moi а la recherche
d'une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dы passer par ici,
car j'y vois un cadavre ! "
Les trois amis restиrent muets ; seulement la voix comme le visage leur
rappelait un homme qu'ils avaient dйjа vu ; cependant, ils ne pouvaient se
souvenir dans quelles circonstances.
" Messieurs, continua l'йtranger, puisque vous ne voulez pas
reconnaоtre un homme qui probablement vous doit la vie deux fois, il faut
bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le beau-frиre de cette femme.
"
Les trois amis jetиrent un cri de surprise.
Athos se leva et lui tendit la main.
" Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous кtes des nфtres.
-- Je suis parti cinq heures aprиs elle de Portsmouth, dit Lord de
Winter ; je suis arrivй trois heures aprиs elle а Boulogne, je l'ai manquйe
de vingt minutes а Saint-Omer ; enfin, а Lillers, j'ai perdu sa trace.