lettre de recommandation promise. Pendant ce temps, d'Artagnan, : qui
n'avait rien de mieux а faire, se mit а battre une marche contre les
carreaux, regardant les mousquetaires qui s'en allaient les uns aprиs les
autres, et les suivant du regard jusqu'а ce qu'ils eussent disparu au
tournant de la rue.
M. de Trйville, aprиs avoir йcrit la lettre, la cacheta et, se levant,
s'approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment mкme oщ
d'Artagnan йtendait la main pour la recevoir, M. de Trйville fut bien йtonnй
de voir son protйgй faire un soubresaut, rougir de colиre et s'йlancer hors
du cabinet en criant :
" Ah ! sangdieu ! il ne m'йchappera pas, cette fois.
-- Et qui cela ? demanda M. de Trйville.
-- Lui, mon voleur ! rйpondit d'Artagnan. Ah ! traоtre ! "
Et il disparut.
" Diable de fou ! murmura M. de Trйville. A moins toutefois, ajouta-t-
il, que ce ne soit une maniиre adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a
manquй son coup. "



    CHAPITRE IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS





D'Artagnan, furieux, avait traversй l'antichambre en trois bonds et
s'йlanзait sur l'escalier, dont il comptait descendre les degrйs quatre а
quatre, lorsque, emportй par sa course, il alla donner tкte baissйe dans un
mousquetaire qui sortait de chez M. de Trйville par une porte de dйgagement,
et, le heurtant du front а l'йpaule, lui fit pousser un cri ou plutфt un
hurlement.
" Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course,
excusez-moi, mais je suis pressй. "
A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le
saisit par son йcharpe et l'arrкta.
" Vous кtes pressй ! s'йcria le mousquetaire, pвle comme un linceul ;
sous ce prйtexte, vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " , et vous
croyez que cela suffit ? Pas tout а fait, mon jeune homme. Croyez-vous,
parce que vous avez entendu M. de Trйville nous parler un peu cavaliиrement
aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ?
Dйtrompez-vous, compagnon, vous n'кtes pas M. de Trйville, vous.
-- Ma foi, rйpliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, aprиs le
pansement opйrй par le docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne
l'ai pas fait exprиs, j'ai dit : " Excusez-moi. " Il me semble donc que
c'est assez. Je vous rйpиte cependant, et cette fois c'est trop peut-кtre,
parole d'honneur ! je suis pressй, trиs pressй. Lвchez-moi donc, je vous
prie, et laissez-moi aller oщ j'ai affaire.
-- Monsieur, dit Athos en le lвchant, vous n'кtes pas poli. On voit que
vous venez de loin. "
D'Artagnan avait dйjа enjambй trois ou quatre degrйs, mais а la
remarque d'Athos il s'arrкta court.
" Morbleu, Monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas
vous qui me donnerez une leзon de belles maniиres, je vous prйviens.
-- Peut-кtre, dit Athos.
-- Ah ! si je n'йtais pas si pressй, s'йcria d'Artagnan, et si je ne
courais pas aprиs quelqu'un...
-- Monsieur l'homme pressй, vous me trouverez sans courir, moi,
entendez-vous ?
-- Et oщ cela, s'il vous plaоt ?
-- Prиs des Carmes-Deschaux.
-- A quelle heure ?
-- Vers midi.
-- Vers midi, c'est bien, j'y serai.
-- Tвchez de ne pas me faire attendre, car а midi un quart je vous
prйviens que c'est moi qui courrai aprиs vous et vous couperai les oreilles
а la course.
-- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera а midi moins dix minutes. "
Et il se mit а courir comme si le diable l'emportait, espйrant
retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir
conduit bien loin.
Mais, а la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes.
Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan
crut que cet espace lui suffirait, et il s'йlanзa pour passer comme une
flиche entre eux deux. Mais d'Artagnan avait comptй sans le vent. Comme il
allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et
d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des
raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vкtement, car,
au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira а lui, de sorte que
d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation
qu'explique la rйsistance de l'obstinй Porthos.
D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de dessous
le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il redoutait
surtout d'avoir portй atteinte а la fraоcheur du magnifique baudrier que
nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez
collй entre les deux йpaules de Porthos, c'est- а-dire prйcisйment sur le
baudrier.
Hйlas ! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont pour elles
que l'apparence, le baudrier йtait d'or par-devant et de simple buffle
par-derriиre. Porthos, en vrai glorieux qu'il йtait, ne pouvant avoir un
baudrier d'or tout entier, en avait au moins la moitiй : on comprenait dиs
lors la nйcessitй du rhume et l'urgence du manteau.
" Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se dйbarrasser
de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous кtes donc enragй de vous
jeter comme cela sur les gens !
-- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'йpaule du gйant,
mais je suis trиs pressй, je cours aprиs quelqu'un, et...
-- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ?
demanda Porthos.
-- Non, rйpondit d'Artagnan piquй, non, et grвce а mes yeux je vois
mкme ce que ne voient pas les autres. "
Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant
aller а sa colиre :
" Monsieur, dit-il, vous vous ferez йtriller, je vous en prйviens, si
vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
-- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur.
-- C'est celui qui convient а un homme habituй а regarder en face ses
ennemis.
-- Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux
vфtres, vous. "
Et le jeune homme, enchantй de son espiиglerie, s'йloigna en riant а
gorge dйployйe.
Porthos йcuma de rage et fit un mouvement pour se prйcipiter sur
d'Artagnan.
" Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus
votre manteau.
-- A une heure donc, derriиre le Luxembourg.
-- Trиs bien, а une heure " , rйpondit d'Artagnan en tournant l'angle
de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il
embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eыt
marchй l'inconnu, il avait gagnй du chemin ; peut-кtre aussi йtait-il entrй
dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui а tous ceux qu'il
rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la
Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. Cependant cette course lui fut
profitable en ce sens qu'а mesure que la sueur inondait son front, son coeur
se refroidissait.
Il se mit alors а rйflйchir sur les йvйnements qui venaient de se
passer ; ils йtaient nombreux et nйfastes : il йtait onze heures du matin а
peine, et dйjа la matinйe lui avait apportй la disgrвce de M. de Trйville,
qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavaliиre la faзon dont d'Artagnan
l'avait quittй.
En outre, il avait ramassй deux bons duels avec deux hommes capables de
tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires enfin, c'est-а-dire
avec deux de ces кtres qu'il estimait si fort qu'il les mettait, dans sa
pensйe et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes.
La conjecture йtait triste. Sыr d'кtre tuй par Athos, on comprend que
le jeune homme ne s'inquiйtait pas beaucoup de Porthos. Pourtant, comme
l'espйrance est la derniиre chose qui s'йteint dans le coeur de l'homme, il
en arriva а espйrer qu'il pourrait survivre, avec des blessures terribles,
bien entendu, а ces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour
l'avenir les rйprimandes suivantes :
" Quel йcervelй je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux
Athos йtait blessй juste а l'йpaule contre laquelle je m'en vais, moi,
donner de la tкte comme un bйlier. La seule chose qui m'йtonne, c'est qu'il
ne m'ait pas tuй roide ; il en avait le droit, et la douleur que je lui ai
causйe a dы кtre atroce. Quant а Porthos ! Oh ! quant а Porthos, ma foi,
c'est plus drфle. "
Et malgrй lui le jeune homme se mit а rire, tout en regardant nйanmoins
si ce rire isolй, et sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire,
n'allait pas blesser quelque passant.
" Quant а Porthos, c'est plus drфle ; mais je n'en suis pas moins un
misйrable йtourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non !
et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il
m'eыt pardonnй bien certainement ; il m'eыt pardonnй si je n'eusse pas йtй
lui parler de ce maudit baudrier, а mots couverts, c'est vrai ; oui,
couverts joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit
dans la poкle а frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant
а lui-mкme avec toute l'amйnitй qu'il croyait se devoir, si tu en rйchappes,
ce qui n'est pas probable, il s'agit d'кtre а l'avenir d'une politesse
parfaite. Dйsormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modиle. Etre
prйvenant et poli, ce n'est pas кtre lвche. Regardez plutфt Aramis : Aramis,
c'est la douceur, c'est la grвce en personne. Eh bien, personne s'est-il
jamais avisй de dire qu'Aramis йtait un lвche ? Non, bien certainement, et
dйsormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.
"
D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, йtait arrivй а quelques
pas de l'hфtel d'Aiguillon, et devant cet hфtel il avait aperзu Aramis
causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son cфtй,
Aramis aperзut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait point que c'йtait
devant ce jeune homme que M. de Trйville s'йtait si fort emportй le matin,
et qu'un tйmoin des reproches que les mousquetaires avaient reзus ne lui
йtait d'aucune faзon agrйable, il fit semblant de ne pas le voir.
D'Artagnan, tout entier au contraire а ses plans de conciliation et de
courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut
accompagnй du plus gracieux sourire. Aramis inclina lйgиrement la tкte, mais
ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent а l'instant mкme leur
conversation.
D'Artagnan n'йtait pas assez niais pour ne point s'apercevoir qu'il
йtait de trop ; mais il n'йtait pas encore assez rompu aux faзons du beau
monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est, en
gйnйral, celle d'un homme qui est venu se mкler а des gens qu'il connaоt а
peine et а une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en
lui-mкme un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible,
lorsqu'il remarqua qu'Aramis avait laissй tomber son mouchoir et, par
mйgarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivй de
rйparer son inconvenance : il se baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il
pыt trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire,
quelques efforts que celui-ci fоt pour le retenir, et lui dit en le lui
remettant :
" Je crois, Monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez fвchй de
perdre. "
Le mouchoir йtait en effet richement brodй et portait une couronne et
des armes а l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutфt
qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.
" Ah ! Ah ! s'йcria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que
tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance
de te prкter ses mouchoirs ? "
Aramis lanзa а d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre а un
homme qu'il vient de s'acquйrir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air
doucereux :
" Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas а moi, et
je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutфt qu'а
l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma
poche. "
A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort йlйgant aussi,
et de fine batiste, quoique la batiste fыt chиre а cette йpoque, mais
mouchoir sans broderie, sans armes et ornй d'un seul chiffre, celui de son
propriйtaire.
Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa bйvue ;
mais les amis d'Aramis ne se laissиrent pas convaincre par ses dйnйgations,
et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sйrieux affectй :
" Si cela йtait, dit-il, ainsi que tu le prйtends, je serais forcй, mon
cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de
mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophйe des effets de sa femme.
-- Tu demandes cela mal, rйpondit Aramis, et tout en reconnaissant la
justesse de ta rйclamation quant au fond, je refuserais а cause de la forme.
-- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu
sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilа
tout, et j'ai pensй que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir йtait а
lui.
-- Et vous vous кtes trompй, mon cher Monsieur " , rйpondit froidement
Aramis, peu sensible а la rйparation.
Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'йtait dйclarй l'ami de
Bois-Tracy :
" D'ailleurs, continua-t-il, je rйflйchis, mon cher intime de
Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'кtre toi-mкme
; de sorte qu'а la rigueur ce mouchoir peut aussi bien кtre sorti de ta
poche que de la mienne.
-- Non, sur mon honneur ! s'йcria le garde de Sa Majestй.
-- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y
aura йvidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran,
prenons-en chacun la moitiй.
-- Du mouchoir ?
-- Oui.
-- Parfaitement, s'йcriиrent les deux autres gardes, le jugement du roi
Salomon. Dйcidйment, Aramis, tu es plein de sagesse. "
Les jeunes gens йclatиrent de rire, et comme on le pense bien,
l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la conversation
cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, aprиs s'кtre cordialement
serrй la main, tirиrent, les trois gardes de leur cфtй et Aramis du sien.
" Voilа le moment de faire ma paix avec ce galant homme " , se dit а
part lui d'Artagnan, qui s'йtait tenu un peu а l'йcart pendant toute la
derniиre partie de cette conversation. Et, sur ce bon sentiment, se
rapprochant d'Aramis, qui s'йloignait sans faire autrement attention а lui :
" Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espиre.
-- Ah ! Monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire
observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un galant
homme le devait faire.
-- Quoi, Monsieur ! s'йcria d'Artagnan, vous supposez...
-- Je suppose, Monsieur, que vous n'кtes pas un sot, et que vous savez
bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans cause sur les
mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavй en batiste.
-- Monsieur, vous avez tort de chercher а m'humilier, dit d'Artagnan,
chez qui le naturel querelleur commenзait а parler plus haut que les
rйsolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le
savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants
; de sorte que, lorsqu'ils se sont excusйs une fois, fыt-ce d'une sottise,
ils sont convaincus qu'ils ont dйjа fait moitiй plus qu'ils ne devaient
faire.
-- Monsieur, ce que je vous en dis, rйpondit Aramis, n'est point pour
vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un spadassin, et
n'йtant mousquetaire que par intйrim, je ne me bats que lorsque j'y suis
forcй, et toujours avec une grande rйpugnance ; mais cette fois l'affaire
est grave, car voici une dame compromise par vous.
-- Par nous, c'est-а-dire, s'йcria d'Artagnan.
-- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ?
-- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ?
-- J'ai dit et je rйpиte, Monsieur, que ce mouchoir n'est point sorti
de ma poche.
-- Eh bien, vous en avez menti deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu
sortir, moi !
-- Ah ! vous le prenez sur ce ton, Monsieur le Gascon ! eh bien, je
vous apprendrai а vivre.
-- Et moi je vous renverrai а votre messe, Monsieur l'abbй ! Dйgainez,
s'il vous plaоt, et а l'instant mкme.
-- Non pas, s'il vous plaоt, mon bel ami ; non, pas ici, du moins. Ne
voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hфtel d'Aiguillon, lequel est
plein de crйatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Eminence
qui vous a chargй de lui procurer ma tкte ? Or j'y tiens ridiculement, а ma
tкte, attendu qu'elle me semble aller assez correctement а mes йpaules. Je
veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans
un endroit clos et couvert, lа oщ vous ne puissiez vous vanter de votre mort
а personne.
-- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre
mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-кtre aurez-vous l'occasion de
vous en servir.
-- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
-- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ?
-- La prudence, Monsieur, est une vertu assez inutile aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je
ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens а rester prudent. A deux
heures, j'aurai l'honneur de vous attendre а l'hфtel de M. de Trйville. Lа
je vous indiquerai les bons endroits. "
Les deux jeunes gens se saluиrent, puis Aramis s'йloigna en remontant
la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que d'Artagnan, voyant que
l'heure s'avanзait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant а
part soi :
" Dйcidйment, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tuй,
je serai tuй par un mousquetaire. "



    CHAPITRE V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL





D'Artagnan ne connaissait personne а Paris. Il alla donc au rendez-
vous d'Athos sans amener de second, rйsolu de se contenter de ceux qu'aurait
choisis son adversaire. D'ailleurs son intention йtait formelle de faire au
brave mousquetaire toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse,
craignant qu'il ne rйsultвt de ce duel ce qui rйsulte toujours de fвcheux,
dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat
contre un adversaire blessй et affaibli : vaincu, il double le triomphe de
son antagoniste ; vainqueur, il est accusй de forfaiture et de facile
audace.
Au reste, ou nous avons mal exposй le caractиre de notre chercheur
d'aventures, ou notre lecteur a dйjа dы remarquer que d'Artagnan n'йtait
point un homme ordinaire. Aussi, tout en se rйpйtant а lui- mкme que sa mort
йtait inйvitable, il ne se rйsigna point а mourir tout doucettement, comme
un autre moins courageux et moins modйrй que lui eыt fait а sa place. Il
rйflйchit aux diffйrents caractиres de ceux avec lesquels il allait se
battre, et commenзa а voir plus clair dans sa situation. Il espйrait, grвce
aux excuses loyales qu'il lui rйservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air
grand seigneur et la mine austиre lui agrйaient fort. Il se flattait de
faire peur а Porthos avec l'aventure du baudrier, qu'il pouvait, s'il
n'йtait pas tuй sur le coup, raconter а tout le monde, rйcit qui, poussй
adroitement а l'effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au
sournois Aramis, il n'en avait pas trиs grand-peur, et en supposant qu'il
arrivвt jusqu'а lui, il se chargeait de l'expйdier bel et bien, ou du moins
en le frappant au visage, comme Cйsar avait recommandй de faire aux soldats
de Pompйe, d'endommager а tout jamais cette beautй dont il йtait si fier.
Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds inйbranlable de rйsolution
qu'avaient dйposй dans son coeur les conseils de son pиre, conseils dont la
substance йtait : " Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et
de M. de Trйville. " Il vola donc plutфt qu'il ne marcha vers le couvent des
Carmes Dйchaussйs, ou plutфt Deschaux, comme on disait а cette йpoque, sorte
de bвtiment sans fenкtres, bordй de prйs arides, succursale du
Prй-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui
n'avaient pas de temps а perdre.
Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s'йtendait
au pied de ce monastиre, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et
midi sonnait. Il йtait donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus
rigoureux casuiste а l'йgard des duels n'avait rien а dire.
Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu'elle
eыt йtй pansйe а neuf par le chirurgien de M. de Trйville, s'йtait assis sur
une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet
air digne qui ne l'abandonnaient jamais. A l'aspect de d'Artagnan, il se
leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son cфtй,
n'aborda son adversaire que le chapeau а la main et sa plume traоnant
jusqu'а terre.
" Monsieur, dit Athos, j'ai fait prйvenir deux de mes amis qui me
serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arrivйs. Je
m'йtonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude.
-- Je n'ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car arrivй
d'hier seulement а Paris, je n'y connais encore personne que M. de Trйville,
auquel j'ai йtй recommandй par mon pиre qui a l'honneur d'кtre quelque peu
de ses amis. "
Athos rйflйchit un instant.
" Vous ne connaissez que M. de Trйville ? demanda-t-il.
-- Oui, Monsieur, je ne connais que lui.
-- Ah за, mais... , continua Athos parlant moitiй а lui-mкme, moitiй а
d'Artagnan, ah... за, mais si je vous tue, j'aurai l'air d'un mangeur
d'enfants, moi !
-- Pas trop, Monsieur, rйpondit d'Artagnan avec un salut qui ne
manquait pas de dignitй ; pas trop, puisque vous me faites l'honneur de
tirer l'йpйe contre moi avec une blessure dont vous devez кtre fort
incommodй.
-- Trиs incommodй, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable,
je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, c'est mon habitude en
pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une grвce, je
tire proprement des deux mains ; et il y aura mкme dйsavantage pour vous :
un gaucher est trиs gкnant pour les gens qui ne sont pas prйvenus. Je
regrette de ne pas vous avoir fait part plus tфt de cette circonstance.
-- Vous кtes vraiment, Monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant de
nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.
-- Vous me rendez confus, rйpondit Athos avec son air de gentilhomme ;
causons donc d'autre chose, je vous prie, а moins que cela ne vous soit
dйsagrйable. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'йpaule me brыle.
-- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timiditй.
-- Quoi, Monsieur ?
-- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient
de ma mиre, et dont j'ai fait l'йpreuve sur moi-mкme.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, je suis sыr qu'en moins de trois jours ce baume vous
guйrirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guйri : eh bien,
Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'кtre votre homme. "
D'Artagnan dit ces mots avec une simplicitй qui faisait honneur а sa
courtoisie, sans porter aucunement atteinte а son courage.
" Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaоt, non
pas que je l'accepte, mais elle sent son gentilhomme d'une lieue. C'est
ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur
lesquels tout cavalier doit chercher а se modeler. Malheureusement, nous ne
sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le
cardinal, et d'ici а trois jours on saurait, si bien gardй que soit le
secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l'on
s'opposerait а notre combat. Ah за, mais ! ces flвneurs ne viendront donc
pas ?
-- Si vous кtes pressй, Monsieur, dit d'Artagnan а Athos avec la mкme
simplicitй qu'un instant auparavant il lui avait proposй de remettre le duel
а trois jours, si vous кtes pressй et qu'il vous plaise de m'expйdier tout
de suite, ne vous gкnez pas, je vous en prie.
-- Voilа encore un mot qui me plaоt, dit Athos en faisant un gracieux
signe de tкte а d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il
est а coup sыr d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre
trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus
tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs, je
vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un,
je crois. "
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commenзait а apparaоtre le
gigantesque Porthos.
" Quoi ! s'йcria d'Artagnan, votre premier tйmoin est M. Porthos ?
-- Oui, cela vous contrarie-t-il ?
-- Non, aucunement.
-- Et voici le second. "
D'Artagnan se retourna du cфtй indiquй par Athos, et reconnut Aramis.
" Quoi ! s'йcria-t-il d'un accent plus йtonnй que la premiиre fois,
votre second tйmoin est M. Aramis ?
-- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un sans
l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, а
la cour et а la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois insйparables ?
Aprиs cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau...
-- De Tarbes, dit d'Artagnan.
-- Il vous est permis d'ignorer ce dйtail, dit Athos.
-- Ma foi, dit d'Artagnan, vous кtes bien nommйs, Messieurs, et mon
aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union
n'est point fondйe sur les contrastes. "
Pendant ce temps, Porthos s'йtait rapprochй, avait saluй de la main
Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il йtait restй tout йtonnй.
Disons, en passant, qu'il avait changй de baudrier et quittй son
manteau.
" Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ?
-- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main
d'Artagnan, et en le saluant du mкme geste.
-- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
-- Mais а une heure seulement, rйpondit d'Artagnan.
-- Et moi aussi, c'est avec Monsieur que je me bats, dit Aramis en
arrivant а son tour sur le terrain.
-- Mais а deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mкme calme.
-- Mais а propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.
-- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal а l'йpaule ; et toi,
Porthos ?
-- Ma foi, je me bats parce que je me bats " , rйpondit Porthos en
rougissant.
Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lиvres du
Gascon.
" Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
-- Et toi, Aramis ? demanda Athos.
-- Moi, je me bats pour cause de thйologie " , rйpondit Aramis tout en
faisant signe а d'Artagnan qu'il le priait de tenir secrиte la cause de son
duel.
Athos vit passer un second sourire sur les lиvres de d'Artagnan.
" Vraiment, dit Athos.
-- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas
d'accord, dit le Gascon.
-- Dйcidйment c'est un homme d'esprit, murmura Athos.
-- Et maintenant que vous кtes rassemblйs, Messieurs, dit d'Artagnan,
permettez-moi de vous faire mes excuses. "
A ce mot d'excuses , un nuage passa sur le front d'Athos, un sourire
hautain glissa sur les lиvres de Porthos, et un signe nйgatif fut la rйponse
d'Aramis.
" Vous ne me comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan en relevant sa
tкte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les
lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas oщ je ne
pourrais vous payer ma dette а tous trois, car M. Athos a le droit de me
tuer le premier, ce qui фte beaucoup de sa valeur а votre crйance, Monsieur
Porthos, et ce qui rend la vфtre а peu prиs nulle, Monsieur Aramis. Et
maintenant, Messieurs, je vous le rйpиte, excusez-moi, mais de cela
seulement, et en garde ! "
A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d'Artagnan
tira son йpйe.
Le sang йtait montй а la tкte de d'Artagnan, et dans ce moment il eыt
tirй son йpйe contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de
faire contre Athos, Porthos et Aramis.
Il йtait midi et un quart. Le soleil йtait а son zйnith, et
l'emplacement choisi pour кtre le thйвtre du duel se trouvait exposй а toute
son ardeur.
" Il fait trиs chaud, dit Athos en tirant son йpйe а son tour, et
cependant je ne saurais фter mon pourpoint ; car, tout а l'heure encore,
j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gкner Monsieur en
lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tirй lui-mкme.
-- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et tirй par un autre ou par
moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un
aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous.
-- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et
songez que nous attendons notre tour.
-- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez а dire de pareilles
incongruitйs, interrompit Aramis. Quant а moi, je trouve les choses que ces
Messieurs se disent fort bien dites et tout а fait dignes de deux
gentilshommes.
-- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde.
-- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer.
Mais les deux rapiиres avaient а peine rйsonnй en se touchant, qu'une
escouade des gardes de Son Eminence, commandйe par M. de Jussac, se montra а
l'angle du couvent.
" Les gardes du cardinal ! s'йcriиrent а la fois Porthos et Aramis.
L'йpйe au fourreau, Messieurs ! l'йpйe au fourreau ! "
Mais il йtait trop tard. Les deux combattants avaient йtй vus dans une
pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.
" Holа ! cria Jussac en s'avanзant vers eux et en faisant signe а ses
hommes d'en faire autant, holа ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les
йdits, qu'en faisons-nous ?
-- Vous кtes bien gйnйreux, Messieurs les gardes, dit Athos plein de
rancune, car Jussac йtait l'un des agresseurs de l'avant-veille. Si nous
vous voyions battre, je vous rйponds, moi, que nous nous garderions bien de
vous en empкcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir
sans prendre aucune peine.
-- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous dйclare
que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s'il
vous plaоt, et nous suivez.
-- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand
plaisir que nous obйirions а votre gracieuse invitation, si cela dйpendait
de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de Trйville nous
l'a dйfendu. Passez donc votre chemin, c'est ce que vous avez de mieux а
faire. "
Cette raillerie exaspйra Jussac.
" Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous dйsobйissez.
-- Ils sont cinq, dit Athos а demi-voix, et nous ne sommes que trois ;
nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je le dйclare,
je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. "
Alors Porthos et Aramis se rapprochиrent а l'instant les uns des
autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.
Ce seul moment suffit а d'Artagnan pour prendre son parti : c'йtait lа
un de ces йvйnements qui dйcident de la vie d'un homme, c'йtait un choix а
faire entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persйvйrer.
Se battre, c'est-а-dire dйsobйir а la loi, c'est-а-dire risquer sa tкte,
c'est-а-dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre plus puissant
que le roi lui-mкme : voilа ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le а
sa louange, il n'hйsita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et
ses amis :
" Messieurs, dit-il, je reprendrai, s'il vous plaоt, quelque chose а
vos paroles. Vous avez dit que vous n'йtiez que trois, mais il me semble, а
moi, que nous sommes quatre.
-- Mais vous n'кtes pas des nфtres, dit Porthos.
-- C'est vrai, rйpondit d'Artagnan ; je n'ai pas l'habit, mais j'ai
l'вme. Mon coeur est mousquetaire, je le sens bien, Monsieur, et cela
m'entraоne.
-- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute а ses gestes
et а l'expression de son visage avait devinй le dessein de d'Artagnan. Vous
pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. "
D'Artagnan ne bougea point.
" Dйcidйment vous кtes un joli garзon, dit Athos en serrant la main du
jeune homme.
-- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.
-- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.
-- Monsieur est plein de gйnйrositй " , dit Athos.
Mais tous trois pensaient а la jeunesse de d'Artagnan et redoutaient
son inexpйrience.
" Nous ne serons que trois, dont un blessй, plus un enfant, reprit
Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous йtions quatre hommes.
-- Oui, mais reculer ! dit Porthos.
-- C'est difficile " , reprit Athos.
D'Artagnan comprit leur irrйsolution.
" Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur
l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes vaincus.
-- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.
-- D'Artagnan, Monsieur.
-- Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan, en avant ! cria
Athos.
-- Eh bien, voyons, Messieurs, vous dйcidez-vous а vous dйcider ? cria
pour la troisiиme fois Jussac.
-- C'est fait, Messieurs, dit Athos.
-- Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.
-- Nous allons avoir l'honneur de vous charger, rйpondit Aramis en
levant son chapeau d'une main et tirant son йpйe de l'autre.
-- Ah ! vous rйsistez ! s'йcria Jussac.
-- Sangdieu ! cela vous йtonne ? "
Et les neuf combattants se prйcipitиrent les uns sur les autres avec
une furie qui n'excluait pas une certaine mйthode.
Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos eut
Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.
Quant а d'Artagnan, il se trouva lancй contre Jussac lui-mкme.
Le coeur du jeune Gascon battait а lui briser la poitrine, non pas de
peur, Dieu merci ! il n'en avait pas l'ombre, mais d'йmulation ; il se
battait comme un tigre en fureur, tournant dix fois autour de son
adversaire, changeant vingt fois ses gardes et son terrain. Jussac йtait,
comme on le disait alors, friand de la lame, et avait fort pratiquй ;
cependant il avait toutes les peines du monde а se dйfendre contre un
adversaire qui, agile et bondissant, s'йcartait а tout moment des rиgles
reзues, attaquant de tous cфtйs а la fois, et tout cela en parant en homme
qui a le plus grand respect pour son йpiderme.
Enfin cette lutte finit par faire perdre patience а Jussac. Furieux
d'кtre tenu en йchec par celui qu'il avait regardй comme un enfant, il
s'йchauffa et commenзa а faire des fautes. D'Artagnan, qui, а dйfaut de la
pratique, avait une profonde thйorie, redoubla d'agilitй. Jussac, voulant en
finir, porta un coup terrible а son adversaire en se fendant а fond ; mais
celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un
serpent sous son fer, il lui passa son йpйe au travers du corps. Jussac
tomba comme une masse.
D'Artagnan jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le champ de
bataille.
Aramis avait dйjа tuй un de ses adversaires ; mais l'autre le pressait
vivement. Cependant Aramis йtait en bonne situation et pouvait encore se
dйfendre.
Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourrй : Porthos avait reзu
un coup d'йpйe au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais
comme ni l'une ni l'autre des deux blessures n'йtait grave, ils ne s'en
escrimaient qu'avec plus d'acharnement.
Athos, blessй de nouveau par Cahusac, pвlissait а vue d'oeil, mais il
ne reculait pas d'une semelle : il avait seulement changй son йpйe de main,
et se battait de la main gauche.
D'Artagnan, selon les lois du duel de cette йpoque, pouvait secourir
quelqu'un ; pendant qu'il cherchait du regard celui de ses compagnons qui
avait besoin de son aide, il surprit un coup d'oeil d'Athos. Ce coup d'oeil
йtait d'une йloquence sublime. Athos serait mort plutфt que d'appeler au
secours ; mais il pouvait regarder, et du regard demander un appui.
D'Artagnan le devina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac
en criant :
" A moi, Monsieur le garde, je vous tue ! "
Cahusac se retourna ; il йtait temps. Athos, que son extrкme courage
soutenait seul, tomba sur un genou.
" Sangdieu ! criait-il а d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je
vous en prie ; j'ai une vieille affaire а terminer avec lui, quand je serai
guйri et bien portant. Dйsarmez-le seulement, liez-lui l'йpйe. C'est cela.
Bien ! trиs bien ! "
Cette exclamation йtait arrachйe а Athos par l'йpйe de Cahusac qui
sautait а vingt pas de lui. D'Artagnan et Cahusac s'йlancиrent ensemble,
l'un pour la ressaisir, l'autre pour s'en emparer ; mais d'Artagnan, plus
leste, arriva le premier et mit le pied dessus.
Cahusac courut а celui des gardes qu'avait tuй Aramis, s'empara de sa
rapiиre, et voulut revenir а d'Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra
Athos, qui, pendant cette pause d'un instant que lui avait procurйe
d'Artagnan, avait repris haleine, et qui, de crainte que d'Artagnan ne lui
tuвt son ennemi, voulait recommencer le combat.
D'Artagnan comprit que ce serait dйsobliger Athos que de ne pas le
laisser faire. En effet, quelques secondes aprиs, Cahusac tomba la gorge
traversйe d'un coup d'йpйe.
Au mкme instant, Aramis appuyait son йpйe contre la poitrine de son
adversaire renversй, et le forзait а demander merci.
Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaronnades,
demandant а Biscarat quelle heure il pouvait bien кtre, et lui faisait ses
compliments sur la compagnie que venait d'obtenir son frиre dans le rйgiment
de Navarre ; mais, tout en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat йtait un
de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.
Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous
les combattants, blessйs ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis
et d'Artagnan entourиrent Biscarat et le sommиrent de se rendre. Quoique
seul contre tous, et avec un coup d'йpйe qui lui traversait la cuisse,
Biscarat voulait tenir ; mais Jussac, qui s'йtait relevй sur son coude, lui
cria de se rendre. Biscarat йtait un Gascon comme d'Artagnan ; il fit la
sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le
temps de dйsigner, du bout de son йpйe, une place а terre :
" Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Biscarat,
seul de ceux qui sont avec lui.
-- Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l'ordonne.
-- Ah ! si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu es
mon brigadier, je dois obйir. "
Et, faisant un bond en arriиre, il cassa son йpйe sur son genou pour ne
pas la rendre, en jeta les morceaux par-dessus le mur du couvent et se
croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.
La bravoure est toujours respectйe, mкme dans un ennemi. Les
mousquetaires saluиrent Biscarat de leurs йpйes et les remirent au fourreau.
D'Artagnan en fit autant, puis, aidй de Biscarat, le seul qui fыt restй
debout, il porta sous le porche du couvent Jussac, Cahusac et celui des
adversaires d'Aramis qui n'йtait que blessй. Le quatriиme, comme nous
l'avons dit, йtait mort. Puis ils sonnиrent la cloche, et, emportant quatre
йpйes sur cinq, ils s'acheminиrent ivres de joie vers l'hфtel de M. de
Trйville. On les voyait entrelacйs, tenant toute la largeur de la rue, et
accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient, si bien qu'а la fin ce
fut une marche triomphale. Le coeur de d'Artagnan nageait dans l'ivresse, il
marchait entre Athos et Porthos en les йtreignant tendrement.
" Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il а ses nouveaux amis en
franchissant la porte de l'hфtel de M. de Trйville, au moins me voilа reзu
apprenti, n'est-ce pas ? "



    CHAPITRE VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME





L'affaire fit grand bruit. M. de Trйville gronda beaucoup tout haut
contre ses mousquetaires, et les fйlicita tout bas ; mais comme il n'y avait
pas de temps а perdre pour prйvenir le roi, M. de Trйville s'empressa de se
rendre au Louvre. Il йtait dйjа trop tard, le roi йtait enfermй avec le
cardinal, et l'on dit а M. de Trйville que le roi travaillait et ne pouvait
recevoir en ce moment. Le soir, M. de Trйville vint au jeu du roi. Le roi
gagnait, et comme Sa Majestй йtait fort avare, elle йtait d'excellente
humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperзut Trйville :
" Venez ici, Monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde ;
savez-vous que Son Eminence est venue me faire des plaintes sur vos
mousquetaires, et cela avec une telle йmotion, que ce soir Son Eminence en
est malade ? Ah за, mais ce sont des diables а quatre, des gens а pendre,
que vos mousquetaires !
-- Non, Sire, rйpondit Trйville, qui vit du premier coup d'oeil comment
la chose allait tourner ; non, tout au contraire, ce sont de bonnes
crйatures, douces comme des agneaux, et qui n'ont qu'un dйsir, je m'en
ferais garant : c'est que leur йpйe ne sorte du fourreau que pour le service
de Votre Majestй. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont
sans cesse а leur chercher querelle, et, pour l'honneur mкme du corps, les
pauvres jeunes gens sont obligйs de se dйfendre.
-- Ecoutez M. de Trйville ! dit le roi, йcoutez-le ! ne dirait-on pas
qu'il parle d'une communautй religieuse ! En vйritй, mon cher capitaine,
j'ai envie de vous фter votre brevet et de le donner а Mlle de Chemerault, а
laquelle j'ai promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai
ainsi sur parole. On m'appelle Louis le Juste, Monsieur de Trйville, et tout
а l'heure, tout а l'heure nous verrons.
-- Ah ! c'est parce que je me fie а cette justice, Sire, que
j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre Majestй.
-- Attendez donc, Monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai
pas longtemps attendre. "
En effet, la chance tournait, et comme le roi commenзait а perdre ce
qu'il avait gagnй, il n'йtait pas fвchй de trouver un prйtexte pour faire --
qu'on nous passe cette expression de joueur, dont, nous l'avouons, nous ne
connaissons pas l'origine --, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au
bout d'un instant, et mettant dans sa poche l'argent qui йtait devant lui et
dont la majeure partie venait de son gain :
" La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle а M. de
Trйville pour affaire d'importance. Ah !... j'avais quatre-vingts louis
devant moi ; mettez la mкme somme, afin que ceux qui ont perdu n'aient point
а se plaindre. La justice avant tout. "
Puis, se retournant vers M. de Trйville et marchant avec lui vers
l'embrasure d'une fenкtre :
" Eh bien, Monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les gardes
de l'Eminentissime qui ont йtй chercher querelle а vos mousquetaires ?
-- Oui, Sire, comme toujours.
-- Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon
cher capitaine, il faut qu'un juge йcoute les deux parties.
-- Ah ! mon Dieu ! de la faзon la plus simple et la plus naturelle.