les provinces de France et mкme dans tous les Etats йtrangers, les hommes
cйlиbres pour les grands coups d'йpйe. Aussi Richelieu et Louis XIII se
disputaient souvent, en faisant leur partie d'йchecs, le soir, au sujet du
mйrite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens,
et tout en se prononзant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils
les excitaient tout bas а en venir aux mains, et concevaient un vйritable
chagrin ou une joie immodйrйe de la dйfaite ou de la victoire des leurs.
Ainsi, du moins, le disent les Mйmoires d'un homme qui fut dans
quelques-unes de ces dйfaites et dans beaucoup de ces victoires.
Trйville avait pris le cфtй faible de son maоtre, et c'est а cette
adresse qu'il devait la longue et constante faveur d'un roi qui n'a pas
laissй la rйputation d'avoir йtй trиs fidиle а ses amitiйs. Il faisait
parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air
narquois qui hйrissait de colиre la moustache grise de Son Eminence.
Trйville entendait admirablement bien la guerre de cette йpoque, oщ, quand
on ne vivait pas aux dйpens de l'ennemi, on vivait aux dйpens de ses
compatriotes : ses soldats formaient une lйgion de diables а quatre,
indisciplinйe pour tout autre que pour lui.
Dйbraillйs, avinйs, йcorchйs, les mousquetaires du roi, ou plutфt ceux
de M. de Trйville, s'йpandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans
les jeux publics, criant fort et retroussant leurs moustaches, faisant
sonner leurs йpйes, heurtant avec voluptй les gardes de M. le cardinal quand
ils les rencontraient ; puis dйgainant en pleine rue, avec mille
plaisanteries ; tuйs quelquefois, mais sыrs en ce cas d'кtre pleurйs et
vengйs ; tuant souvent, et sыrs alors de ne pas moisir en prison, M. de
Trйville йtant lа pour les rйclamer. Aussi M. de Trйville йtait-il louй sur
tous les tons, chantй sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient,
et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils йtaient, tremblaient devant lui
comme des йcoliers devant leur maоtre, obйissant au moindre mot, et prкts а
se faire tuer pour laver le moindre reproche.
M. de Trйville avait usй de ce levier puissant, pour le roi d'abord et
les amis du roi, -- puis pour lui-mкme et pour ses amis. Au reste, dans
aucun des Mйmoires de ce temps, qui a laissй tant de mйmoires, on ne voit
que ce digne gentilhomme ait йtй accusй, mкme par ses ennemis -- et il en
avait autant parmi les gens de plume que chez les gens d'йpйe -- , nulle
part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait йtй accusй de se
faire payer la coopйration de ses sйides. Avec un rare gйnie d'intrigue, qui
le rendait l'йgal des plus forts intrigants, il йtait restй honnкte homme.
Bien plus, en dйpit des grandes estocades qui dйhanchent et des exercices
pйnibles qui fatiguent, il йtait devenu un des plus galants coureurs de
ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiquйs diseurs de phйbus
de son йpoque ; on parlait des bonnes fortunes de Trйville comme on avait
parlй vingt ans auparavant de celles de Bassompierre -- et ce n'йtait pas
peu dire. Le capitaine des mousquetaires йtait donc admirй, craint et aimй,
ce qui constitue l'apogйe des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste
rayonnement ; mais son pиre, soleil pluribus impar , laissa sa splendeur
personnelle а chacun de ses favoris, sa valeur individuelle а chacun de ses
courtisans. Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors а
Paris plus de deux cents petits levers, un peu recherchйs. Parmi les deux
cents petits levers, celui de Trйville йtait un des plus courus.
La cour de son hфtel, situй rue du Vieux-Colombier, ressemblait а un
camp, et cela dиs six heures du matin en йtй et dиs huit heures en hiver.
Cinquante а soixante mousquetaires, qui semblaient s'y relayer pour
prйsenter un nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armйs en
guerre et prкts а tout. Le long d'un de ses grands escaliers sur
l'emplacement desquels notre civilisation bвtirait une maison tout entiиre,
montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient aprиs une
faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d'кtre enrфlйs, et
les laquais chamarrйs de toutes couleurs, qui venaient apporter а M. de
Trйville les messages de leurs maоtres. Dans l'antichambre, sur de longues
banquettes circulaires, reposaient les йlus, c'est-а-dire ceux qui йtaient
convoquйs. Un bourdonnement durait lа depuis le matin jusqu'au soir, tandis
que M. de Trйville, dans son cabinet contigu а cette antichambre, recevait
les visites, йcoutait les plaintes, donnait ses ordres et, comme le roi а
son balcon du Louvre, n'avait qu'а se mettre а sa fenкtre pour passer la
revue des hommes et des armes.
Le jour oщ d'Artagnan se prйsenta, l'assemblйe йtait imposante, surtout
pour un provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial
йtait Gascon, et que surtout а cette йpoque les compatriotes de d'Artagnan
avaient la rйputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet,
une fois qu'on avait franchi la porte massive, chevillйe de longs clous а
tкte quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'йpйe qui se
croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant et jouant entre eux.
Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes,
il eыt fallu кtre officier, grand seigneur ou jolie femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce dйsordre que notre jeune
homme s'avanзa, le coeur palpitant, rangeant sa longue rapiиre le long de
ses jambes maigres, et tenant une main au rebord de son feutre avec ce
demi-sourire du provincial embarrassй qui veut faire bonne contenance.
Avait-il dйpassй un groupe, alors il respirait plus librement, mais il
comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et pour la premiиre fois de
sa vie, d'Artagnan, qui jusqu'а ce jour avait une assez bonne opinion de
lui-mкme, se trouva ridicule.
Arrivй а l'escalier, ce fut pis encore : il y avait sur les premiиres
marches quatre mousquetaires qui se divertissaient а l'exercice suivant,
tandis que dix ou douze de leurs camarades attendaient sur le palier que
leur tour vоnt de prendre place а la partie.
Un d'eux, placй sur le degrй supйrieur, l'йpйe nue а la main, empкchait
ou du moins s'efforзait d'empкcher les trois autres de monter.
Ces trois autres s'escrimaient contre lui de leurs йpйes fort agiles.
D'Artagnan prit d'abord ces fers pour des fleurets d'escrime, il les crut
boutonnйs : mais il reconnut bientфt а certaines йgratignures que chaque
arme, au contraire, йtait affilйe et aiguisйe а souhait, et а chacune de ces
йgratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient
comme des fous.
Celui qui occupait le degrй en ce moment tenait merveilleusement ses
adversaires en respect. On faisait cercle autour d'eux : la condition
portait qu'а chaque coup le touchй quitterait la partie, en perdant son tour
d'audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleurйs,
l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre а l'oreille, par le dйfenseur du
degrй, qui lui-mкme ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon les
conventions arrкtйes, trois tours de faveur.
Si difficile non pas qu'il fыt, mais qu'il voulыt кtre а йtonner, ce
passe- temps йtonna notre jeune voyageur ; il avait vu dans sa province,
cette terre oщ s'йchauffent cependant si promptement les tкtes, un peu plus
de prйliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut
la plus forte de toutes celles qu'il avait ouпes jusqu'alors, mкme en
Gascogne. Il se crut transportй dans ce fameux pays des gйants oщ Gulliver
alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant il n'йtait pas au bout :
restaient le palier et l'antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de
femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. Sur le palier,
d'Artagnan rougit ; dans l'antichambre, il frissonna. Son imagination
йveillйe et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes
femmes de chambre et mкme quelquefois aux jeunes maоtresses, n'avait jamais
rкvй, mкme dans ces moments de dйlire, la moitiй de ces merveilles
amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussйes des noms les
plus connus et des dйtails les moins voilйs. Mais si son amour pour les
bonnes moeurs fut choquй sur le palier, son respect pour le cardinal fut
scandalisй dans l'antichambre. Lа, а son grand йtonnement, d'Artagnan
entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l'Europe, et
la vie privйe du cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient
йtй punis d'avoir tentй d'approfondir : ce grand homme, rйvйrй par M.
d'Artagnan pиre, servait de risйe aux mousquetaires de M. de Trйville, qui
raillaient ses jambes cagneuses et son dos voыtй ; quelques-uns chantaient
des noлls sur Mme d'Aiguillon, sa maоtresse, et Mme de Combalet, sa niиce,
tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du
cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient а d'Artagnan de monstrueuses
impossibilitйs.
Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout а coup а
l'improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une espиce de
bвillon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses ; on
regardait avec hйsitation autour de soi, et l'on semblait craindre
l'indiscrйtion de la cloison du cabinet de M. de Trйville ; mais bientфt une
allusion ramenait la conversation sur Son Eminence, et alors les йclats
reprenaient de plus belle, et la lumiиre n'йtait mйnagйe sur aucune de ses
actions.
" Certes, voilа des gens qui vont кtre embastillйs et pendus, pensa
d'Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du moment oщ
je les ai йcoutйs et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait
Monsieur mon pиre, qui m'a si fort recommandй le respect du cardinal, s'il
me savait dans la sociйtй de pareils paпens ? "
Aussi, comme on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait se
livrer а la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, йcoutant
de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre,
et malgrй sa confiance dans les recommandations paternelles, il se sentait
portй par ses goыts et entraоnй par ses instincts а louer plutфt qu'а blвmer
les choses inouпes qui se passaient lа.
Cependant, comme il йtait absolument йtranger а la foule des courtisans
de M. de Trйville, et que c'йtait la premiиre fois qu'on l'apercevait en ce
lieu, on vint lui demander ce qu'il dйsirait. A cette demande, d'Artagnan se
nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de
chambre qui йtait venu lui faire cette question de demander pour lui а M. de
Trйville un moment d'audience, demande que celui-ci promit d'un ton
protecteur de transmettre en temps et lieu.
D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise premiиre, eut donc le loisir
d'йtudier un peu les costumes et les physionomies.
Au centre du groupe le plus animй йtait un mousquetaire de grande
taille, d'une figure hautaine et d'une bizarrerie de costume qui attirait
sur lui l'attention gйnйrale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque
d'uniforme, qui, au reste, n'йtait pas absolument obligatoire dans cette
йpoque de libertй moindre mais d'indйpendance plus grande, mais un
justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fanй et rвpй, et sur cet habit un
baudrier magnifique, en broderies d'or, et qui reluisait comme les йcailles
dont l'eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi
tombait avec grвce sur ses йpaules, dйcouvrant par- devant seulement le
splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapiиre.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde а l'instant mкme, se
plaignait d'кtre enrhumй et toussait de temps en temps avec affectation.
Aussi avait-il pris le manteau, а ce qu'il disait autour de lui, et tandis
qu'il parlait du haut de sa tкte, en frisant dйdaigneusement sa moustache,
on admirait avec enthousiasme le baudrier brodй, et d'Artagnan plus que tout
autre.
" Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une
folie, je le sais bien, mais c'est la mode. D'ailleurs, il faut bien
employer а quelque chose l'argent de sa lйgitime.
-- Ah ! Porthos ! s'йcria un des assistants, n'essaie pas de nous faire
croire que ce baudrier te vient de la gйnйrositй paternelle : il t'aura йtй
donnй par la dame voilйe avec laquelle je t'ai rencontrй l'autre dimanche
vers la porte Saint-Honorй.
-- Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l'ai achetй moi-
mкme, et de mes propres deniers, rйpondit celui qu'on venait de dйsigner
sous le nom de Porthos.
-- Oui, comme j'ai achetй, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse
neuve, avec ce que ma maоtresse avait mis dans la vieille.
-- Vrai, dit Porthos, et la preuve c'est que je l'ai payй douze
pistoles. "
L'admiration redoubla, quoique le doute continuвt d'exister.
" N'est-ce pas, Aramis ? " dit Porthos se tournant vers un autre
mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui
l'interrogeait et qui venait de le dйsigner sous le nom d'Aramis : c'йtait
un jeune homme de vingt-deux а vingt-trois ans а peine, а la figure naпve et
doucereuse, а l'oeil noir et doux et aux joues roses et veloutйes comme une
pкche en automne ; sa moustache fine dessinait sur sa lиvre supйrieure une
ligne d'une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de
s'abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps
il se pinзait le bout des oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre
et transparent. D'habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup,
riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du
reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il rйpondit
par un signe de tкte affirmatif а l'interpellation de son ami.
Cette affirmation parut avoir fixй tous les doutes а l'endroit du
baudrier ; on continua donc de l'admirer, mais on n'en parla plus ; et par
un de ces revirements rapides de la pensйe, la conversation passa tout а
coup а un autre sujet.
" Que pensez-vous de ce que raconte l'йcuyer de Chalais ? " demanda un
autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais s'adressant
au contraire а tout le monde.
" Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant.
-- Il raconte qu'il a trouvй а Bruxelles Rochefort, l'вme damnйe du
cardinal, dйguisй en capucin ; ce Rochefort maudit, grвce а ce dйguisement,
avait jouй M. de Laigues comme un niais qu'il est.
-- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle sыre ?
-- Je la tiens d'Aramis, rйpondit le mousquetaire.
-- Vraiment ?
-- Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l'ai
racontйe, а vous-mкme hier, n'en parlons donc plus.
-- N'en parlons plus, voilа votre opinion а vous, reprit Porthos. N'en
parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite. Comment ! le cardinal fait
espionner un gentilhomme, fait voler sa correspondance par un traоtre, un
brigand, un pendard ; fait, avec l'aide de cet espion et grвce а cette
correspondance, couper le cou а Chalais, sous le stupide prйtexte qu'il a
voulu tuer le roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne ne savait un
mot de cette йnigme, vous nous l'apprenez hier, а la grande satisfaction de
tous, et quand nous sommes encore tout йbahis de cette nouvelle, vous venez
nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus !
-- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le dйsirez, reprit Aramis avec
patience.
-- Ce Rochefort, s'йcria Porthos, si j'йtais l'йcuyer du pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.
-- Et vous, vous passeriez un triste quart d'heure avec le duc Rouge,
reprit Aramis.
-- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! rйpondit Porthos en
battant des mains et en approuvant de la tкte. Le " duc Rouge " est
charmant. Je rйpandrai le mot, mon cher, soyez tranquille. A-t-il de
l'esprit, cet Aramis ! Quel malheur que vous n'ayez pas pu suivre votre
vocation, mon cher ! quel dйlicieux abbй vous eussiez fait !
-- Oh ! ce n'est qu'un retard momentanй, reprit Aramis ; un jour, je le
serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'йtudier la thйologie pour
cela.
-- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tфt ou tard.
-- Tфt, dit Aramis.
-- Il n'attend qu'une chose pour le dйcider tout а fait et pour
reprendre sa soutane, qui est pendue derriиre son uniforme, reprit un
mousquetaire.
-- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.
-- Il attend que la reine ait donnй un hйritier а la couronne de
France.
-- Ne plaisantons pas lа-dessus, Messieurs, dit Porthos ; grвce а Dieu,
la reine est encore d'вge а le donner.
-- On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis avec un
rire narquois qui donnait а cette phrase, si simple en apparence, une
signification passablement scandaleuse.
-- Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit
Porthos, et votre manie d'esprit vous entraоne toujours au-delа des bornes ;
si M. de Trйville vous entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi.
-- Allez-vous me faire la leзon, Porthos ? s'йcria Aramis, dans l'oeil
doux duquel on vit passer comme un йclair.
-- Mon cher, soyez mousquetaire ou abbй. Soyez l'un ou l'autre, mais
pas l'un et l'autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous l'a dit encore
l'autre jour : vous mangez а tous les rвteliers. Ah ! ne nous fвchons pas,
je vous prie, ce serait inutile, vous savez bien ce qui est convenu entre
vous, Athos et moi. Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites la
cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et
vous passez pour кtre fort en avant dans les bonnes grвces de la dame. Oh !
mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur, on ne vous demande pas votre secret,
on connaоt votre discrйtion. Mais puisque vous possйdez cette vertu, que
diable ! Faites-en usage а l'endroit de Sa Majestй. S'occupe qui voudra, et
comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sacrйe, et si l'on
en parle, que ce soit en bien.
-- Porthos, vous кtes prйtentieux comme Narcisse, je vous en prйviens,
rйpondit Aramis ; vous savez que je hais la morale, exceptй quand elle est
faite par Athos. Quant а vous, mon cher, vous avez un trop magnifique
baudrier pour кtre bien fort lа-dessus. Je serai abbй s'il me convient ; en
attendant, je suis mousquetaire : en cette qualitй, je dis ce qu'il me
plaоt, et en ce moment il me plaоt de vous dire que vous m'impatientez.
-- Aramis !
-- Porthos !
-- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'йcria-t-on autour d'eux.
-- M. de Trйville attend M. d'Artagnan " , interrompit le laquais en
ouvrant la porte du cabinet.
A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se
tut, et au milieu du silence gйnйral le jeune Gascon traversa l'antichambre
dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires,
se fйlicitant de tout son coeur d'йchapper aussi а point а la fin de cette
bizarre querelle.



    CHAPITRE III. L'AUDIENCE





M. de Trйville йtait pour le moment de fort mйchante humeur ; nйanmoins
il salua poliment le jeune homme, qui s'inclina jusqu'а terre, et il sourit
en recevant son compliment, dont l'accent bйarnais lui rappela а la fois sa
jeunesse et son pays, double souvenir qui fait sourire l'homme а tous les
вges. Mais, se rapprochant presque aussitфt de l'antichambre et faisant а
d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la permission d'en
finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela trois fois, en
grossissant la voix а chaque fois, de sorte qu'il parcourut tous les tons
intervallaires entre l'accent impйratif et l'accent irritй :
" Athos ! Porthos ! Aramis ! "
Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons dйjа fait connaissance,
et qui rйpondaient aux deux derniers de ces trois noms, quittиrent aussitфt
les groupes dont ils faisaient partie et s'avancиrent vers le cabinet, dont
la porte se referma derriиre eux dиs qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur
contenance, bien qu'elle ne fыt pas tout а fait tranquille, excita
cependant, par son laisser-aller а la fois plein de dignitй et de
soumission, l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des
demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armй de tous ses foudres.
Quand les deux mousquetaires furent entrйs, quand la porte fut refermйe
derriиre eux, quand le murmure bourdonnant de l'antichambre, auquel l'appel
qui venait d'кtre fait avait sans doute donnй un nouvel aliment, eut
recommencй ; quand enfin M. de Trйville eut trois ou quatre fois arpentй,
silencieux et le sourcil froncй, toute la longueur de son cabinet, passant
chaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme а la parade, il
s'arrкta tout а coup en face d'eux, et les couvrant des pieds а la tкte d'un
regard irritй :
" Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'йcria-t-il, et cela pas plus tard
qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ?
-- Non, rйpondirent aprиs un instant de silence les deux mousquetaires
; non, Monsieur, nous l'ignorons.
-- Mais j'espиre que vous nous ferez l'honneur de nous le dire, ajouta
Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse rйvйrence.
-- Il m'a dit qu'il recruterait dйsormais ses mousquetaires parmi les
gardes de M. le cardinal !
-- Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? demanda
vivement Porthos.
-- Parce qu'il voyait bien que sa piquette avait besoin d'кtre
ragaillardie par un mйlange de bon vin. "
Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne
savait oщ il en йtait et eыt voulu кtre а cent pieds sous terre.
" Oui, oui, continua M. de Trйville en s'animant, oui, et Sa Majestй
avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les mousquetaires font
triste figure а la cour. M. le cardinal racontait hier au jeu du roi, avec
un air de condolйance qui me dйplut fort, qu'avant-hier ces damnйs
mousquetaires, ces diables а quatre -- il appuyait sur ces mots avec un
accent ironique qui me dйplut encore davantage --, ces pourfendeurs,
ajoutait-il en me regardant de son oeil de chat-tigre, s'йtaient attardйs
rue Fйrou, dans un cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il
allait me rire au nez -- avait йtй forcйe d'arrкter les perturbateurs.
Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose ! Arrкter des mousquetaires !
Vous en йtiez, vous autres, ne vous en dйfendez pas, on vous a reconnus, et
le cardinal vous a nommйs. Voilа bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est
moi qui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable
m'avez-vous demandй la casaque quand vous alliez кtre si bien sous la
soutane ? Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau baudrier d'or que
pour y suspendre une йpйe de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos. Oщ
est-il ?
-- Monsieur, rйpondit tristement Aramis, il est malade, fort malade.
-- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?
-- On craint que ce ne soit de la petite vйrole, Monsieur, rйpondit
Porthos voulant mкler а son tour un mot а la conversation, et ce qui serait
fвcheux en ce que trиs certainement cela gвterait son visage.
-- De la petite vйrole ! Voilа encore une glorieuse histoire que vous
me contez lа, Porthos !... Malade de la petite vйrole, а son вge ?... Non
pas !... mais blessй sans doute, tuй peut-кtre... Ah ! si je le savais !...
Sangdieu ! Messieurs les mousquetaires, je n'entends pas que l'on hante
ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne de querelle dans la rue et qu'on
joue de l'йpйe dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu'on prкte а rire
aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits,
qui ne se mettent jamais dans le cas d'кtre arrкtйs, et qui d'ailleurs ne se
laisseraient pas arrкter eux !... j'en suis sыr... Ils aimeraient mieux
mourir sur la place que de faire un pas en arriиre... Se sauver, dйtaler,
fuir, c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! "
Porthos et Aramis frйmissaient de rage. Ils auraient volontiers
йtranglй M. de Trйville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que
c'йtait le grand amour qu'il leur portait qui le faisait leur parler ainsi.
Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient les lиvres jusqu'au sang et
serraient de toute leur force la garde de leur йpйe. Au-dehors on avait
entendu appeler, comme nous l'avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l'on
avait devinй, а l'accent de la voix de M. de Trйville, qu'il йtait
parfaitement en colиre. Dix tкtes curieuses йtaient appuyйes а la tapisserie
et pвlissaient de fureur, car leurs oreilles collйes а la porte ne perdaient
pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs bouches rйpйtaient au
fur et а mesure les paroles insultantes du capitaine а toute la population
de l'antichambre. En un instant depuis la porte du cabinet jusqu'а la porte
de la rue, tout l'hфtel fut en йbullition.
" Ah ! les mousquetaires du roi se font arrкter par les gardes de M. le
cardinal " , continua M. de Trйville aussi furieux а l'intйrieur que ses
soldats, mais saccadant ses paroles et les plongeant une а une pour ainsi
dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. "
Ah ! six gardes de Son Eminence arrкtent six mousquetaires de Sa Majestй !
Morbleu ! j'ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne ma
dйmission de capitaine des mousquetaires du roi pour demander une
lieutenance dans les gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me
fais abbй. "
A ces paroles, le murmure de l'extйrieur devint une explosion : partout
on n'entendait que jurons et blasphиmes. Les morbleu ! les sangdieu ! les
morts de tous les diables ! se croisaient dans l'air. D'Artagnan cherchait
une tapisserie derriиre laquelle se cacher, et se sentait une envie
dйmesurйe de se fourrer sous la table.
" Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vйritй est que
nous йtions six contre six, mais nous avons йtй pris en traоtre, et avant
que nous eussions eu le temps de tirer nos йpйes, deux d'entre nous йtaient
tombйs morts, et Athos, blessй griиvement, ne valait guиre mieux. Car vous
le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayй de se relever deux
fois, et il est retombй deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus,
non ! l'on nous a entraоnйs de force. En chemin, nous nous sommes sauvйs.
Quant а Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissй bien tranquillement sur
le champ de bataille, ne pensant pas qu'il valыt la peine d'кtre emportй.
Voilа l'histoire. Que diable, capitaine ! on ne gagne pas toutes les
batailles. Le grand Pompйe a perdu celle de Pharsale, et le roi Franзois
Ier, qui, а ce que j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.
-- Et j'ai l'honneur de vous assurer que j'en ai tuй un avec sa propre
йpйe, dit Aramis, car la mienne s'est brisйe а la premiиre parade... Tuй ou
poignardй, Monsieur, comme il vous sera agrйable.
-- Je ne savais pas cela, reprit M. de Trйville d'un ton un peu
radouci. M. le cardinal avait exagйrй, а ce que je vois.
-- Mais de grвce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son capitaine
s'apaiser, osait hasarder une priиre, de grвce, Monsieur, ne dites pas
qu'Athos lui-mкme est blessй : il serait au dйsespoir que cela parvint aux
oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu qu'aprиs
avoir traversй l'йpaule elle pйnиtre dans la poitrine, il serait а
craindre... "
Au mкme instant la portiиre se souleva, et une tкte noble et belle,
mais affreusement pвle, parut sous la frange.
" Athos ! s'йcriиrent les deux mousquetaires.
-- Athos ! rйpйta M. de Trйville lui-mкme.
-- Vous m'avez mandй, Monsieur, dit Athos а M. de Trйville d'une voix
affaiblie mais parfaitement calme, vous m'avez demandй, а ce que m'ont dit
nos camarades, et je m'empresse de me rendre а vos ordres ; voilа, Monsieur,
que me voulez-vous ? "
Et а ces mots le mousquetaire, en tenue irrйprochable, sanglй comme de
coutume, entra d'un pas ferme dans le cabinet. M. de Trйville, йmu jusqu'au
fond du coeur de cette preuve de courage, se prйcipita vers lui.
" J'йtais en train de dire а ces Messieurs, ajouta-t-il, que je dйfends
а mes mousquetaires d'exposer leurs jours sans nйcessitй, car les braves
gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les
plus braves gens de la terre. Votre main, Athos. "
Et sans attendre que le nouveau venu rйpondоt de lui-mкme а cette
preuve d'affection, M. de Trйville saisissait sa main droite et la lui
serrait de toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel que fыt son
empire sur lui-mкme, laissait йchapper un mouvement de douleur et pвlissait
encore, ce que l'on aurait pu croire impossible.
La porte йtait restйe entrouverte, tant l'arrivйe d'Athos, dont, malgrй
le secret gardй, la blessure йtait connue de tous, avait produit de
sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers mots du
capitaine et deux ou trois tкtes, entraоnйes par l'enthousiasme, apparurent
par les ouvertures de la tapisserie. Sans doute, M. de Trйville allait
rйprimer par de vives paroles cette infraction aux lois de l'йtiquette,
lorsqu'il sentit tout а coup la main d'Athos se crisper dans la sienne, et
qu'en portant les yeux sur lui il s'aperзut qu'il allait s'йvanouir. Au mкme
instant, Athos, qui avait rassemblй toutes ses forces pour lutter contre la
douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fыt mort.
" Un chirurgien ! cria M. de Trйville. Le mien, celui du roi, le
meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va trйpasser. "
Aux cris de M. de Trйville, tout le monde se prйcipita dans son cabinet
sans qu'il songeвt а en fermer la porte а personne, chacun s'empressant
autour du blessй. Mais tout cet empressement eыt йtй inutile, si le docteur
demandй ne se fыt trouvй dans l'hфtel mкme ; il fendit la foule, s'approcha
d'Athos toujours йvanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement le
gкnait fort, il demanda comme premiиre chose et comme la plus urgente que le
mousquetaire fыt emportй dans une chambre voisine. Aussitфt M. de Trйville
ouvrit une porte et montra le chemin а Porthos et а Aramis, qui emportиrent
leur camarade dans leurs bras. Derriиre ce groupe marchait le chirurgien, et
derriиre le chirurgien, la porte se referma.
Alors le cabinet de M. de Trйville, ce lieu ordinairement si respectй,
devint momentanйment une succursale de l'antichambre. Chacun discourait,
pйrorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes а
tous les diables.
Un instant aprиs, Porthos et Aramis rentrиrent ; le chirurgien et M. de
Trйville seuls йtaient restйs prиs du blessй.
Enfin M. de Trйville rentra а son tour. Le blessй avait repris
connaissance ; le chirurgien dйclarait que l'йtat du mousquetaire n'avait
rien qui pыt inquiйter ses amis, sa faiblesse ayant йtй purement et
simplement occasionnйe par la perte de son sang.
Puis M. de Trйville fit un signe de la main, et chacun se retira,
exceptй d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait audience et qui, avec
sa tйnacitй de Gascon, йtait demeurй а la mкme place.
Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermйe, M. de
Trйville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L'йvйnement qui
venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idйes. Il
s'informa de ce que lui voulait l'obstinй solliciteur. D'Artagnan alors se
nomma, et M. de Trйville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du
prйsent et du passй, se trouva au courant de sa situation.
" Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je
vous avais parfaitement oubliй. Que voulez-vous ! un capitaine n'est rien
qu'un pиre de famille chargй d'une plus grande responsabilitй qu'un pиre de
famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens
а ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient
exйcutйs... "
D'Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de Trйville
jugea qu'il n'avait point affaire а un sot, et venant droit au fait, tout en
changeant de conversation :
" J'ai beaucoup aimй Monsieur votre pиre, dit-il. Que puis-je faire
pour son fils ? hвtez-vous, mon temps n'est pas а moi.
-- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me
proposais de vous demander, en souvenir de cette amitiй dont vous n'avez pas
perdu mйmoire, une casaque de mousquetaire ; mais, aprиs tout ce que je vois
depuis deux heures, je comprends qu'une telle faveur serait йnorme, et je
tremble de ne point la mйriter.
-- C'est une faveur en effet, jeune homme, rйpondit M. de Trйville ;
mais elle peut ne pas кtre si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou
que vous avez l'air de le croire. Toutefois une dйcision de Sa Majestй a
prйvu ce cas, et je vous annonce avec regret qu'on ne reзoit personne
mousquetaire avant l'йpreuve prйalable de quelques campagnes, de certaines
actions d'йclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre rйgiment
moins favorisй que le nфtre. "
D'Artagnan s'inclina sans rien rйpondre. Il se sentait encore plus
avide d'endosser l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y avait de si
grandes difficultйs а l'obtenir.
" Mais, continua Trйville en fixant sur son compatriote un regard si
perзant qu'on eыt dit qu'il voulait lire jusqu'au fond de son coeur, mais,
en faveur de votre pиre, mon ancien compagnon, comme je vous l'ai dit, je
veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de Bйarn ne sont
ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort changй de
face depuis mon dйpart de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop,
pour vivre, de l'argent que vous avez apportй avec vous. "
D'Artagnan se redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne
demandait l'aumфne а personne.
" C'est bien, jeune homme, c'est bien, continua Trйville, je connais
ces airs-lа, je suis venu а Paris avec quatre йcus dans ma poche, et je me
serais battu avec quiconque m'aurait dit que je n'йtais pas en йtat
d'acheter le Louvre. "
D'Artagnan se redressa de plus en plus ; grвce а la vente de son
cheval, il commenзait sa carriиre avec quatre йcus de plus que M. de
Trйville n'avait commencй la sienne.
" Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous
avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de
vous perfectionner dans les exercices qui conviennent а un gentilhomme.
J'йcrirai dиs aujourd'hui une lettre au directeur de l'Acadйmie royale, et
dиs demain il vous recevra sans rйtribution aucune. Ne refusez pas cette
petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nйs et les plus riches la
sollicitent quelquefois, sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le manиge
du cheval, l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et
de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire oщ vous en кtes et si
je puis faire quelque chose pour vous. "
D'Artagnan, tout йtranger qu'il fыt encore aux faзons de cour,
s'aperзut de la froideur de cet accueil.
" Hйlas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation
que mon pиre m'avait remise pour vous me fait dйfaut aujourd'hui !
-- En effet, rйpondit M. de Trйville, je m'йtonne que vous ayez
entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligй, notre seule
ressource а nous autres Bйarnais.
-- Je l'avais, Monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'йcria
d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement dйrobй. "
Et il raconta toute la scиne de Meung, dйpeignit le gentilhomme inconnu
dans ses moindres dйtails, le tout avec une chaleur, une vйritй qui
charmиrent M. de Trйville.
" Voilа qui est йtrange, dit ce dernier en mйditant ; vous aviez donc
parlй de moi tout haut ?
-- Oui, Monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence ; que
voulez-vous, un nom comme le vфtre devait me servir de bouclier en route :
jugez si je me suis mis souvent а couvert ! "
La flatterie йtait fort de mise alors, et M. de Trйville aimait
l'encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s'empкcher de
sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s'effaзa bientфt, et
revenant de lui-mкme а l'aventure de Meung :
" Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une lйgиre
cicatrice а la tempe ?
-- Oui, comme le ferait l'йraflure d'une balle.
-- N'йtait-ce pas un homme de belle mine ?
-- Oui.
-- De haute taille ?
-- Oui.
-- Pвle de teint et brun de poil ?
-- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, Monsieur, que vous
connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai,
je vous le jure, fыt-ce en enfer...
-- Il attendait une femme ? continua Trйville.
-- Il est du moins parti aprиs avoir causй un instant avec celle qu'il
attendait.
-- Vous ne savez pas quel йtait le sujet de leur conversation ?
-- Il lui remettait une boоte, lui disait que cette boоte contenait ses
instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'а Londres.
-- Cette femme йtait Anglaise ?
-- Il l'appelait Milady.
-- C'est lui ! murmura Trйville, c'est lui ! je le croyais encore а
Bruxelles !
-- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'йcria d'Artagnan,
indiquez-moi qui il est et d'oщ il est, puis je vous tiens quitte de tout,
mкme de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant
toute chose je veux me venger.
-- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'йcria Trйville ; si vous le
voyez venir, au contraire, d'un cфtй de la rue, passez de l'autre ! Ne vous
heurtez pas а un pareil rocher : il vous briserait comme un verre.
-- Cela n'empкche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve...
-- En attendant, reprit Trйville, ne le cherchez pas, si j'ai un
conseil а vous donner. "
Tout а coup Trйville s'arrкta, frappй d'un soupзon subit. Cette grande
haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui,
chose assez peu vraisemblable, lui avait dйrobй la lettre de son pиre, cette
haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n'йtait-il pas
envoyй par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque piиge ?
ce prйtendu d'Artagnan n'йtait-il pas un йmissaire du cardinal qu'on
cherchait а introduire dans sa maison, et qu'on avait placй prиs de lui pour
surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s'йtait
mille fois pratiquй ? Il regarda d'Artagnan plus fixement encore cette
seconde fois que la premiиre. Il fut mйdiocrement rassurй par l'aspect de
cette physionomie pйtillante d'esprit astucieux et d'humilitй affectйe.
" Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'кtre aussi
bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, йprouvons-le. "
" Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien
ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre perdue, je veux,
dis- je, pour rйparer la froideur que vous avez d'abord remarquйe dans mon
accueil, vous dйcouvrir les secrets de notre politique. Le roi et le
cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents dйmкlйs ne sont que pour
tromper les sots. Je ne prйtends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un
brave garзon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et
donne comme un niais dans le panneau, а la suite de tant d'autres qui s'y
sont perdus. Songez bien que je suis dйvouй а ces deux maоtres
tout-puissants, et que jamais mes dйmarches sйrieuses n'auront d'autre but
que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres
gйnies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, rйglez-vous
lа-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit
d'instinct mкme, quelqu'une de ces inimitiйs contre le cardinal telles que
nous les voyons йclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et
quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous
attacher а ma personne. J'espиre que ma franchise, en tout cas, vous fera
mon ami ; car vous кtes jusqu'а prйsent le seul jeune homme а qui j'aie
parlй comme je le fais. "
Trйville se disait а part lui :
" Si le cardinal m'a dйpкchй ce jeune renard, il n'aura certes pas
manquй, lui qui sait а quel point je l'exиcre, de dire а son espion que le
meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ;
aussi, malgrй mes protestations, le rusй compиre va-t-il me rйpondre bien
certainement qu'il a l'Eminence en horreur. "
Il en fut tout autrement que s'y attendait Trйville ; d'Artagnan
rйpondit avec la plus grande simplicitй :
" Monsieur, j'arrive а Paris avec des intentions toutes semblables. Mon
pиre m'a recommandй de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de
vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. "
D'Artagnan ajoutait M. de Trйville aux deux autres, comme on peut s'en
apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien gвter.
" J'ai donc la plus grande vйnйration pour M. le cardinal,
continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour
moi, Monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car
alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goыt ; mais si
vous avez eu quelque dйfiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me
perds en disant la vйritй ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de
m'estimer, et c'est а quoi je tiens plus qu'а toute chose au monde. "
M. de Trйville fut surpris au dernier point. Tant de pйnйtration, tant
de franchise enfin, lui causait de l'admiration, mais ne levait pas
entiиrement ses doutes : plus ce jeune homme йtait supйrieur aux autres
jeunes gens, plus il йtait а redouter s'il se trompait. Nйanmoins il serra
la main а d'Artagnan, et lui dit :
" Vous кtes un honnкte garзon, mais dans ce moment je ne puis faire que
ce que je vous ai offert tout а l'heure. Mon hфtel vous sera toujours
ouvert. Plus tard, pouvant me demander а toute heure et par consйquent
saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce que vous
dйsirez obtenir.
-- C'est-а-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je
m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, ajouta-t-il avec la
familiaritй du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. "
Et il salua pour se retirer, comme si dйsormais le reste le regardait.
" Mais attendez donc, dit M. de Trйville en l'arrкtant, je vous ai
promis une lettre pour le directeur de l'Acadйmie. Etes-vous trop fier pour
l'accepter, mon jeune gentilhomme ?
-- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous rйponds qu'il n'en sera pas
de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera, je
vous le jure, а son adresse, et malheur а celui qui tenterait de me
l'enlever ! "
M. de Trйville sourit а cette fanfaronnade, et, laissant son jeune
compatriote dans l'embrasure de la fenкtre oщ ils se trouvaient et oщ ils
avaient causй ensemble, il alla s'asseoir а une table et se mit а йcrire la