-- Et que diable vois-tu donc lа de si fвcheux ? demanda d'Artagnan.
-- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maоtresse ne vous aime pas du
tout.
-- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargйe de me le dire ?
-- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intйrкt pour vous,
ai pris la rйsolution de vous en prйvenir.
-- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la
confidence, tu en conviendras, n'est point agrйable.
-- C'est-а-dire que vous ne croyez point а ce que je vous ai dit,
n'est-ce pas ?
-- On a toujours peine а croire de pareilles choses, ma belle enfant,
ne fыt-ce que par amour-propre.
-- Donc vous ne me croyez pas ?
-- J'avoue que jusqu'а ce que tu daignes me donner quelques preuves de
ce que tu avances...
-- Que dites-vous de celle-ci ? "
Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
" Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre.
-- Non, pour un autre.
-- Pour un autre ?
-- Oui.
-- Son nom, son nom ! s'йcria d'Artagnan.
-- Voyez l'adresse.
-- M. le comte de Wardes. "
Le souvenir de la scиne de Saint-Germain se prйsenta aussitфt а
l'esprit du prйsomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la pensйe,
il dйchira l'enveloppe malgrй le cri que poussa Ketty en voyant ce qu'il
allait faire, ou plutфt ce qu'il faisait.
" Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ?
-- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut :
" Vous n'avez pas rйpondu а mon premier billet ; кtes-vous donc
souffrant, ou bien auriez-vous oubliй quels yeux vous me fоtes au bal de Mme
de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas йchapper. "
D'Artagnan pвlit ; il йtait blessй dans son amour-propre, il se crut
blessй dans son amour.
" Pauvre cher Monsieur d'Artagnan ! dit Ketty d'une voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
-- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan.
-- Oh ! oui, de tout mon coeur ! car je sais ce que c'est que l'amour,
moi !
-- Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la regardant pour
la premiиre fois avec une certaine attention.
-- Hйlas ! oui.
-- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de
m'aider а me venger de ta maоtresse.
-- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ?
-- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival.
-- Je ne vous aiderai jamais а cela, Monsieur le chevalier ! dit
vivement Ketty.
-- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan.
-- Pour deux raisons.
-- Lesquelles ?
-- La premiиre, c'est que jamais ma maоtresse ne vous aimera.
-- Qu'en sais-tu ?
-- Vous l'avez blessйe au coeur.
-- Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessйe, moi qui, depuis que je la
connais, vis а ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie.
-- Je n'avouerais jamais cela qu'а l'homme... qui lirait jusqu'au fond
de mon вme ! "
D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille йtait
d'une fraоcheur et d'une beautй que bien des duchesses eussent achetйes de
leur couronne.
" Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton вme quand tu voudras ;
qu'а cela ne tienne, ma chиre enfant. "
Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge
comme une cerise.
" Oh ! non, s'йcria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maоtresse que
vous aimez, vous me l'avez dit tout а l'heure.
-- Et cela t'empкche-t-il de me faire connaоtre la seconde raison ?
-- La seconde raison, Monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par
le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est
qu'en amour chacun pour soi. "
Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil languissants de
Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor,
ses frфlements de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et ses soupirs
йtouffйs ; mais, absorbй par le dйsir de plaire а la grande dame, il avait
dйdaignй la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiиte pas du passereau.
Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le parti
qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer d'une faзon si
naпve ou si effrontйe : interception des lettres adressйes au comte de
Wardes, intelligences dans la place, entrйe а toute heure dans la chambre de
Ketty, contiguл а celle de sa maоtresse. Le perfide, comme on le voit,
sacrifiait dйjа en idйe la pauvre fille pour obtenir Milady de grй ou de
force.
" Eh bien, dit-il а la jeune fille, veux-tu, ma chиre Ketty, que je te
donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?
-- De quel amour ? demanda la jeune fille.
-- De celui que je suis tout prкt а ressentir pour toi.
-- Et quelle est cette preuve ?
-- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe
ordinairement avec ta maоtresse ?
-- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.
-- Eh bien, ma chиre enfant, dit d'Artagnan en s'йtablissant dans un
fauteuil, viens за que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que
j'aie jamais vue ! "
Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne
demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand
йtonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se dйfendait avec une certaine
rйsolution.
Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en dйfenses.
Minuit sonna, et l'on entendit presque en mкme temps retentir la
sonnette dans la chambre de Milady.
" Grand Dieu ! s'йcria Ketty, voici ma maоtresse qui m'appelle !
Partez, partez vite ! "
D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention
d'obйir ; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande armoire au lieu
d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et
des peignoirs de Milady.
" Que faites-vous donc ? " s'йcria Ketty.
D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire
sans rйpondre.
" Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne
venez pas quand je sonne ? "
Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de
communication.
" Me voici, Milady, me voici " , s'йcria Ketty en s'йlanзant а la
rencontre de sa maоtresse.
Toutes deux rentrиrent dans la chambre а coucher, et comme la porte de
communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque temps encore
Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa, et la conversation
tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maоtresse.
" Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ?
-- Comment, Madame, dit Ketty, il n'est pas venu ! Serait-il volage
avant d'кtre heureux ?
-- Oh non ! il faut qu'il ait йtй empкchй par M. de Trйville ou par M.
des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-lа.
-- Qu'en fera Madame ?
-- Ce que j'en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet
homme et moi une chose qu'il ignore... il a manquй me faire perdre mon
crйdit prиs de Son Eminence... Oh ! je me vengerai !
-- Je croyais que Madame l'aimait ?
-- Moi, l'aimer ! je le dйteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de
Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois
cent mille livres de rente !
-- C'est vrai, dit Ketty, votre fils йtait le seul hйritier de son
oncle, et jusqu'а sa majoritй vous auriez eu la jouissance de sa fortune. "
D'Artagnan frissonna jusqu'а la moelle des os en entendant cette suave
crйature lui reprocher, avec cette voix stridente qu'elle avait tant de
peine а cacher dans la conversation, de n'avoir pas tuй un homme qu'il
l'avait vue combler d'amitiй.
" Aussi, continua Milady, je me serais dйjа vengйe sur lui-mкme, si, je
ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandй de le mйnager.
-- Oh ! oui, mais Madame n'a point mйnagй cette petite femme qu'il
aimait.
-- Oh ! la merciиre de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu'il n'a pas
dйjа oubliй qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! "
Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan : c'йtait donc un
monstre que cette femme.
Il se remit а йcouter, mais malheureusement la toilette йtait finie.
" C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tвchez enfin
d'avoir une rйponse а cette lettre que je vous ai donnйe.
-- Pour M. de Wardes ? dit Ketty.
-- Sans doute, pour M. de Wardes.
-- En voilа un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'кtre tout le contraire
de ce pauvre M. d'Artagnan.
-- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. "
D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux
verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son cфtй, mais
le plus doucement qu'elle put, Ketty donna а la serrure un tour de clef ;
d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire.
" O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme vous кtes
pвle !
-- L'abominable crйature ! murmura d'Artagnan.
-- Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n'y a qu'une cloison
entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce qui se dit
dans l'autre !
-- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan.
-- Comment ? fit Ketty en rougissant.
-- Ou du moins que je sortirai... plus tard. "
Et il attira Ketty а lui ; il n'y avait plus moyen de rйsister, la
rйsistance fait tant de bruit ! aussi Ketty cйda.
C'йtait un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan trouva
qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi,
avec un peu de coeur, se serait-il contentй de cette nouvelle conquкte ;
mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil.
Cependant, il faut le dire а sa louange, le premier emploi qu'il avait
fait de son influence sur Ketty avait йtй d'essayer de savoir d'elle ce
qu'йtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura sur le crucifix а
d'Artagnan qu'elle l'ignorait complиtement, sa maоtresse ne laissant jamais
pйnйtrer que la moitiй de ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir
rйpondre qu'elle n'йtait pas morte.
Quant а la cause qui avait manquй faire perdre а Milady son crйdit prиs
du cardinal, Ketty n'en savait pas davantage ; mais cette fois, d'Artagnan
йtait plus avancй qu'elle : comme il avait aperзu Milady sur un bвtiment
consignй au moment oщ lui-mкme quittait l'Angleterre, il se douta qu'il
йtait question cette fois des ferrets de diamants.
Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la haine
vйritable, la haine profonde, la haine invйtйrйe de Milady lui venait de ce
qu'il n'avait pas tuй son beau-frиre.
D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle йtait de fort
mйchante humeur, d'Artagnan se douta que c'йtait le dйfaut de rйponse de M.
de Wardes qui l'agaзait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la reзut fort
durement. Un coup d'oeil qu'elle lanзa а d'Artagnan voulait dire : Vous
voyez ce que je souffre pour vous.
Cependant vers la fin de la soirйe, la belle lionne s'adoucit, elle
йcouta en souriant les doux propos de d'Artagnan, elle lui donna mкme sa
main а baiser.
D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c'йtait un
garзon а qui on ne faisait pas facilement perdre la tкte, tout en faisant sa
cour а Milady il avait bвti dans son esprit un petit plan.
Il trouva Ketty а la porte, et comme la veille il monta chez elle pour
avoir des nouvelles. Ketty avait йtй fort grondйe, on l'avait accusйe de
nйgligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle
lui avait ordonnй d'entrer chez elle а neuf heures du matin pour y prendre
une troisiиme lettre.
D'Artagnan fit promettre а Ketty de lui apporter chez lui cette lettre
le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant :
elle йtait folle.
Les choses se passиrent comme la veille : d'Artagnan s'enferma dans son
armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte.
Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez lui qu'а cinq heures du matin.
A onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait а la main un nouveau
billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n'essaya pas mкme de le
disputer а d'Artagnan ; elle le laissa faire ; elle appartenait corps et вme
а son beau soldat.
D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :
" Voilа la troisiиme fois que je vous йcris pour vous dire que je vous
aime. Prenez garde que je ne vous йcrive une quatriиme pour vous dire que je
vous dйteste.
" Si vous vous repentez de la faзon dont vous avez agi avec moi, la
jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle maniиre un
galant homme peut obtenir son pardon. "
D'Artagnan rougit et pвlit plusieurs fois en lisant ce billet.
" Oh ! vous l'aimez toujours ! dit Ketty, qui n'avait pas dйtournй un
instant les yeux du visage du jeune homme.
-- Non, Ketty, tu te trompes, je ne l'aime plus ; mais je veux me
venger de ses mйpris.
-- Oui, je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite.
-- Que t'importe, Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que j'aime.
-- Comment peut-on savoir cela ?
-- Par le mйpris que je ferai d'elle. "
Ketty soupira.
D'Artagnan prit une plume et йcrivit :
" Madame, jusqu'ici j'avais doutй que ce fыt bien а moi que vos deux
premiers billets eussent йtй adressйs, tant je me croyais indigne d'un
pareil honneur ; d'ailleurs j'йtais si souffrant, que j'eusse en tout cas
hйsitй а y rйpondre.
" Mais aujourd'hui il faut bien que je croie а l'excиs de vos bontйs,
puisque non seulement votre lettre, mais encore votre suivante, m'affirme
que j'ai le bonheur d'кtre aimй de vous.
" Elle n'a pas besoin de me dire de quelle maniиre un galant homme peut
obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce soir а onze heures.
Tarder d'un jour serait а mes yeux, maintenant, vous faire une nouvelle
offense.
" Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
" Comte DE WARDES. "
Ce billet йtait d'abord un faux, c'йtait ensuite une indйlicatesse ;
c'йtait mкme, au point de vue de nos moeurs actuelles, quelque chose comme
une infamie ; mais on se mйnageait moins а cette йpoque qu'on ne le fait
aujourd'hui. D'ailleurs d'Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady
coupable de trahison а des chefs plus importants, et il n'avait pour elle
qu'une estime fort mince. Et cependant malgrй ce peu d'estime, il sentait
qu'une passion insensйe le brыlait pour cette femme. Passion ivre de mйpris,
mais passion ou soif, comme on voudra.
L'intention de d'Artagnan йtait bien simple : par la chambre de Ketty
il arrivait а celle de sa maоtresse ; il profitait du premier moment de
surprise, de honte, de terreur pour triompher d'elle ; peut-кtre aussi
йchouerait-il, mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. Dans
huit jours la campagne s'ouvrait, et il fallait partir ; d'Artagnan n'avait
pas le temps de filer le parfait amour.
" Tiens, dit le jeune homme en remettant а Ketty le billet tout
cachetй, donne cette lettre а Milady ; c'est la rйponse de M. de Wardes. "
La pauvre Ketty devint pвle comme la mort, elle se doutait de ce que
contenait le billet.
" Ecoute, ma chиre enfant, lui dit d'Artagnan, tu comprends qu'il faut
que tout cela finisse d'une faзon ou de l'autre ; Milady peut dйcouvrir que
tu as remis le premier billet а mon valet, au lieu de le remettre au valet
du comte ; que c'est moi qui ai dйcachetй les autres qui devaient кtre
dйcachetйs par M. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce
n'est pas une femme а borner lа sa vengeance.
-- Hйlas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposйe а tout cela ?
-- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi
je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure.
-- Mais enfin, que contient votre billet ?
-- Milady te le dira.
-- Ah ! vous ne m'aimez pas ! s'йcria Ketty, et je suis bien
malheureuse ! "
A ce reproche il y a une rйponse а laquelle les femmes se trompent
toujours ; d'Artagnan rйpondit de maniиre que Ketty demeurвt dans la plus
grande erreur.
Cependant elle pleura beaucoup avant de se dйcider а remettre cette
lettre а Milady, mais enfin elle se dйcida, c'est tout ce que voulait
d'Artagnan.
D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de
chez sa maоtresse, et qu'en sortant de chez sa maоtresse il monterait chez
elle.
Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.


    CHAPITRE XXXIV. OU IL EST TRAITE DE L'EQUIPEMENT D'ARAMIS ET DE PORTHOS



Depuis que les quatre amis йtaient chacun а la chasse de son
йquipement, il n'y avait plus entre eux de rйunion arrкtйe. On dоnait les
uns sans les autres, oщ l'on se trouvait, ou plutфt oщ l'on pouvait. Le
service, de son cфtй, prenait aussi sa part de ce temps prйcieux, qui
s'йcoulait si vite. Seulement on йtait convenu de se trouver une fois la
semaine, vers une heure, au logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le
serment qu'il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
C'йtait le jour mкme oщ Ketty йtait venue trouver d'Artagnan chez lui,
jour de rйunion.
A peine Ketty fut-elle sortie, que d'Artagnan se dirigea vers la rue
Fйrou.
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques
vellйitйs de revenir а la soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le
dissuadait ni ne l'encourageait. Athos йtait pour qu'on laissвt а chacun son
libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu'on ne les lui demandвt.
Encore fallait-il les lui demander deux fois.
" En gйnйral, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas
suivre ; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu'un а qui l'on puisse
faire le reproche de les avoir donnйs. "
Porthos arriva un instant aprиs d'Artagnan. Les quatre amis se
trouvaient donc rйunis.
Les quatre visages exprimaient quatre sentiments diffйrents : celui de
Porthos la tranquillitй, celui de d'Artagnan l'espoir, celui d'Aramis
l'inquiйtude, celui d'Athos l'insouciance.
Au bout d'un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa
entrevoir qu'une personne haut placйe avait bien voulu se charger de le
tirer d'embarras, Mousqueton entra.
Il venait prier Porthos de passer а son logis, oщ, disait-il d'un air
fort piteux, sa prйsence йtait urgente.
" Sont-ce mes йquipages ? demanda Porthos.
-- Oui et non, rйpondit Mousqueton.
-- Mais enfin que veux-tu dire ?...
-- Venez, Monsieur. "
Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
Un instant aprиs, Bazin apparut au seuil de la porte.
" Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis avec cette douceur de
langage que l'on remarquait en lui chaque fois que ses idйes le ramenaient
vers l'Eglise...
-- Un homme attend Monsieur а la maison, rйpond Bazin.
-- Un homme ! quel homme ?
-- Un mendiant.
-- Faites-lui l'aumфne, Bazin, et dites-lui de prier pour un pauvre
pйcheur.
-- Ce mendiant veut а toute force vous parler, et prйtend que vous
serez bien aise de le voir.
-- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi ?
-- Si fait. " Si M. Aramis, a-t-il dit, hйsite а me venir trouver, vous
lui annoncerez que j'arrive de Tours. "
-- De Tours ? s'йcria Aramis ; Messieurs, mille pardons, mais sans
doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais. "
Et, se levant aussitфt, il s'йloigna rapidement.
Restиrent Athos et d'Artagnan.
" Je crois que ces gaillards-lа ont trouvй leur affaire. Qu'en pensez-
vous, d'Artagnan ? dit Athos.
-- Je sais que Porthos йtait en bon train, dit d'Artagnan ; et quant а
Aramis, а vrai dire, je n'en ai jamais йtй sйrieusement inquiet : mais vous,
mon cher Athos, vous qui avez si gйnйreusement distribuй les pistoles de
l'Anglais qui йtaient votre bien lйgitime, qu'allez-vous faire ?
-- Je suis fort content d'avoir tuй ce drфle, mon enfant, vu que c'est
pain bйnit que de tuer un Anglais : mais si j'avais empochй ses pistoles,
elles me pиseraient comme un remords.
-- Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des idйes
inconcevables.
-- Passons, passons ! Que me disait donc M. de Trйville, qui me fit
l'honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais suspects que
protиge le cardinal ?
-- C'est-а-dire que je rends visite а une Anglaise, celle dont je vous
ai parlй.
-- Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai donnй des
conseils que naturellement vous vous кtes bien gardй de suivre.
-- Je vous ai donnй mes raisons.
-- Oui ; vous voyez lа votre йquipement, je crois, а ce que vous m'avez
dit.
-- Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette femme йtait pour
quelque chose dans l'enlиvement de Mme Bonacieux.
-- Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour
а une autre : c'est le chemin le plus long, mais le plus amusant. "
D'Artagnan fut sur le point de tout raconter а Athos ; mais un point
l'arrкta : Athos йtait un gentilhomme sйvиre sur le point d'honneur, et il y
avait, dans tout ce petit plan que notre amoureux avait arrкtй а l'endroit
de Milady, certaines choses qui, d'avance, il en йtait sыr, n'obtiendraient
pas l'assentiment du puritain ; il prйfйra donc garder le silence, et comme
Athos йtait l'homme le moins curieux de la terre, les confidences de
d'Artagnan en йtaient restйes lа.
Nous quitterons donc les deux amis, qui n'avaient rien de bien
important а se dire, pour suivre Aramis.
A cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de Tours,
nous avons vu avec quelle rapiditй le jeune homme avait suivi ou plutфt
devancй Bazin ; il ne fit donc qu'un saut de la rue Fйrou а la rue de
Vaugirard.
En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille,
aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
" C'est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.
-- C'est-а-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui vous appelez
ainsi ?
-- Moi-mкme : vous avez quelque chose а me remettre ?
-- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodй.
-- Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en
ouvrant un petit coffret de bois d'йbиne incrustй de nacre, le voici, tenez.
-- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. "
En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait а son
maоtre, avait rйglй son pas sur le sien, et йtait arrivй presque en mкme
temps que lui ; mais cette cйlйritй ne lui servit pas а grand-chose ; sur
l'invitation du mendiant, son maоtre lui fit signe de se retirer, et force
lui fut d'obйir.
Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin
d'кtre sыr que personne ne pouvait ni le voir ni l'entendre, et ouvrant sa
veste en haillons mal serrйe par une ceinture de cuir, il se mit а dйcoudre
le haut de son pourpoint, d'oщ il tira une lettre.
Aramis jeta un cri de joie а la vue du cachet, baisa l'йcriture, et
avec un respect presque religieux, il ouvrit l'йpоtre qui contenait ce qui
suit :
" Ami, le sort veut que nous soyons sйparйs quelque temps encore ; mais
les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans retour. Faites votre
devoir au camp ; je fais le mien autre part. Prenez ce que le porteur vous
remettra ; faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez а moi,
qui baise tendrement vos yeux noirs.
" Adieu, ou plutфt au revoir ! "
Le mendiant dйcousait toujours ; il tira une а une de ses sales habits
cent cinquante doubles pistoles d'Espagne, qu'il aligna sur la table ; puis,
il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupйfait, eыt
osй lui adresser une parole.
Aramis alors relut la lettre, et s'aperзut que cette lettre avait un
post- scriptum .
" -- P.--S. -- Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et
grand d'Espagne. "
" Rкves dorйs ! s'йcria Aramis. Oh ! la belle vie ! oui, nous sommes
jeunes ! Oui, nous aurons encore des jours heureux ! Oh ! а toi, mon amour,
mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma belle maоtresse ! "
Et il baisait la lettre avec passion, sans mкme regarder l'or qui
йtincelait sur la table.
Bazin gratta а la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour le tenir а
distance ; il lui permit d'entrer.
Bazin resta stupйfait а la vue de cet or, et oublia qu'il venait
annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c'йtait que le mendiant,
venait chez Aramis en sortant de chez Athos.
Or, comme d'Artagnan ne se gкnait pas avec Aramis, voyant que Bazin
oubliait de l'annoncer, il s'annonзa lui-mкme.
" Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, si ce sont lа les
pruneaux qu'on nous envoie de Tours, vous en ferez mon compliment au
jardinier qui les rйcolte.
-- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c'est mon
libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poиme en vers d'une syllabe
que j'avais commencй lа-bas.
-- Ah ! vraiment ! dit d'Artagnan ; Eh bien, votre libraire est
gйnйreux, mon cher Aramis, voilа tout ce que je puis vous dire.
-- Comment, Monsieur ! s'йcria Bazin, un poиme se vend si cher ! c'est
incroyable ! Oh ! Monsieur ! vous faites tout ce que vous voulez, vous
pouvez devenir l'йgal de M. de Voiture et de M. de Benserade. J'aime encore
cela, moi. Un poиte, c'est presque un abbй. Ah ! Monsieur Aramis,
mettez-vous donc poиte, je vous en prie.
-- Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mкlez а la
conversation. "
Bazin comprit qu'il йtait dans son tort ; il baissa la tкte, et sortit.
" Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions au
poids de l'or : vous кtes bien heureux, mon ami ; mais prenez garde, vous
allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui est sans doute
aussi de votre libraire. "
Aramis rougit jusqu'au blanc des yeux, renfonзa sa lettre, et
reboutonna son pourpoint.
" Mon cher d'Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien,
aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous recommencerons
aujourd'hui а dоner ensemble en attendant que vous soyez riches а votre
tour.
-- Ma foi ! dit d'Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps que
nous n'avons fait un dоner convenable ; et comme j'ai pour mon compte une
expйdition quelque peu hasardeuse а faire ce soir, je ne serais pas fвchй,
je l'avoue, de me monter un peu la tкte avec quelques bouteilles de vieux
bourgogne.
-- Va pour le vieux bourgogne ; je ne le dйteste pas non plus " , dit
Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevй comme avec la main ses idйes de
retraite.
Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour
rйpondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d'йbиne
incrustй de nacre, oщ йtait dйjа le fameux mouchoir qui lui avait servi de
talisman.
Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidиle au serment
qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter а dоner chez
lui : comme il entendait а merveille les dйtails gastronomiques, d'Artagnan
et Aramis ne firent aucune difficultй de lui abandonner ce soin important.
Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac, ils
rencontrиrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait devant lui un mulet
et un cheval.
D'Artagnan poussa un cri de surprise, qui n'йtait pas exempt d'un
mйlange de joie.
" Ah ! mon cheval jaune ! s'йcria-t-il. Aramis, regardez ce cheval !
-- Oh ! l'affreux roussin ! dit Aramis.
-- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan, c'est le cheval sur lequel je
suis venu а Paris.
-- Comment, Monsieur connaоt ce cheval ? dit Mousqueton.
-- Il est d'une couleur originale, fit Aramis ; c'est le seul que j'aie
jamais vu de ce poil-lа.
-- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois йcus,
et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas
dix- huit livres. Mais comment ce cheval se trouve-t-il entre tes mains,
Mousqueton ?
-- Ah ! dit le valet, ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un affreux
tour du mari de notre duchesse !
-- Comment cela, Mousqueton ?
-- Oui, nous sommes vus d'un trиs bon oeil par une femme de qualitй, la
duchesse de... ; mais pardon ! mon maоtre m'a recommandй d'кtre discret :
elle nous avait forcйs d'accepter un petit souvenir, un magnifique genet
d'Espagne et un mulet andalou, que c'йtait merveilleux а voir ; le mari a
appris la chose, il a confisquй au passage les deux magnifiques bкtes qu'on
nous envoyait, et il leur a substituй ces horribles animaux !
-- Que tu lui ramиnes ? dit d'Artagnan.
-- Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que nous ne pouvons
point accepter de pareilles montures en йchange de celles que l'on nous
avait promises.
-- Non, pardieu, quoique j'eusse voulu voir Porthos sur mon Bouton-
d'Or ; cela m'aurait donnй une idйe de ce que j'йtais moi-mкme, quand je
suis arrivй а Paris. Mais que nous ne t'arrкtions pas, Mousqueton ; va faire
la commission de ton maоtre, va. Est-il chez lui ?
-- Oui, Monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! "
Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que
les deux amis allaient sonner а la porte de l'infortunй Porthos. Celui-ci
les avait vus traversant la cour, et il n'avait garde d'ouvrir. Ils
sonnиrent donc inutilement.
Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont-
Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il atteignit la rue
aux Ours. Arrivй lа, il attacha, selon les ordres de son maоtre, cheval et
mulet au marteau de la porte du procureur ; puis, sans s'inquiйter de leur
sort futur, il s'en revint trouver Porthos et lui annonзa que sa commission
йtait faite.
Au bout d'un certain temps, les deux malheureuses bкtes, qui n'avaient
pas mangй depuis le matin, firent un tel bruit en soulevant et en laissant
retomber le marteau de la porte, que le procureur ordonna а son
saute-ruisseau d'aller s'informer dans le voisinage а qui appartenaient ce
cheval et ce mulet.
Mme Coquenard reconnut son prйsent, et ne comprit rien d'abord а cette
restitution ; mais bientфt la visite de Porthos l'йclaira. Le courroux qui
brillait dans les yeux du mousquetaire, malgrй la contrainte qu'il
s'imposait, йpouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n'avait point
cachй а son maоtre qu'il avait rencontrй d'Artagnan et Aramis, et que
d'Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet bйarnais sur lequel
il йtait venu а Paris, et qu'il avait vendu trois йcus.
Porthos sortit aprиs avoir donnй rendez-vous а la procureuse dans le
cloоtre Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l'invita а
dоner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majestй.
Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloоtre Saint-Magloire, car
elle devinait les reproches qui l'y attendaient ; mais elle йtait fascinйe
par les grandes faзons de Porthos.
Tout ce qu'un homme blessй dans son amour-propre peut laisser tomber
d'imprйcations et de reproches sur la tкte d'une femme, Porthos le laissa
tomber sur la tкte courbйe de la procureuse.
" Hйlas ! dit-elle, j'ai fait pour le mieux. Un de nos clients est
marchand de chevaux, il devait de l'argent а l'йtude, et s'est montrй
rйcalcitrant. J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il nous devait ; il
m'avait promis deux montures royales.
-- Eh bien ! Madame, dit Porthos, s'il vous devait plus de cinq йcus,
votre maquignon est un voleur.
-- Il n'est pas dйfendu de chercher le bon marchй, Monsieur Porthos,
dit la procureuse cherchant а s'excuser.
-- Non, Madame, mais ceux qui cherchent le bon marchй doivent permettre
aux autres de chercher des amis plus gйnйreux. "
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
" Monsieur Porthos ! Monsieur Porthos ! s'йcria la procureuse, j'ai
tort, je le reconnais, je n'aurais pas dы marchander quand il s'agissait
d'йquiper un cavalier comme vous ! "
Porthos, sans rйpondre, fit un second pas de retraite.
La procureuse crut le voir dans un nuage йtincelant tout entourй de
duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d'or sous les pieds.
" Arrкtez, au nom du Ciel ! Monsieur Porthos, s'йcria-t-elle, arrкtez
et causons.
-- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
-- Mais, dites-moi, que demandez-vous ?
-- Rien, car cela revient au mкme que si je vous demandais quelque
chose. "
La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l'йlan de sa
douleur, elle s'йcria :
" Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je ce
que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des harnais ?
-- Il fallait vous en rapporter а moi, qui m'y connais, Madame ; mais
vous avez voulu mйnager, et, par consйquent, prкter а usure.
-- C'est un tort, Monsieur Porthos, et je le rйparerai sur ma parole
d'honneur.
-- Et comment cela ? demanda le mousquetaire.
-- Ecoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l'a
mandй. C'est pour une consultation qui durera deux heures au moins, venez,
nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
-- A la bonne heure ! voilа qui est parler, ma chиre !
-- Vous me pardonnez ?
-- Nous verrons " , dit majestueusement Porthos.
Et tous deux se sйparиrent en se disant : " A ce soir. "
" Diable ! pensa Porthos en s'йloignant, il me semble que je me
rapproche enfin du bahut de maоtre Coquenard. "


    CHAPITRE XXXV. LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS



Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan, arriva
enfin.
D'Artagnan, comme d'habitude, se prйsenta vers les neuf heures chez
Milady. Il la trouva d'une humeur charmante ; jamais elle ne l'avait si bien
reзu. Notre Gascon vit du premier coup d'oeil que son billet avait йtй
remis, et ce billet faisait son effet.
Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maоtresse lui fit une mine
charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire ; mais, hйlas, la pauvre
fille йtait si triste, qu'elle ne s'aperзut mкme pas de la bienveillance de
Milady.
D'Artagnan regardait l'une aprиs l'autre ces deux femmes, et il йtait
forcй de s'avouer que la nature s'йtait trompйe en les formant ; а la grande
dame elle avait donnй une вme vйnale et vile, а la soubrette elle avait
donnй le coeur d'une duchesse.
A dix heures Milady commenзa а paraоtre inquiиte, d'Artagnan comprit ce
que cela voulait dire ; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait,
souriait а d'Artagnan d'un air qui voulait dire : Vous кtes fort aimable
sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez !
D'Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna sa main а
baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et comprit que c'йtait
par un sentiment non pas de coquetterie, mais de reconnaissance а cause de
son dйpart.
" Elle l'aime diablement " , murmura-t-il. Puis il sortit.
Cette fois Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre, ni
dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que d'Artagnan trouvвt
tout seul l'escalier et la petite chambre.
Ketty йtait assise la tкte cachйe dans ses mains, et pleurait.
Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la tкte ; le
jeune homme alla а elle et lui prit les mains, alors elle йclata en
sanglots.
Comme l'avait prйsumй d'Artagnan, Milady, en recevant la lettre, avait,
dans le dйlire de sa joie, tout dit а sa suivante ; puis, en rйcompense de
la maniиre dont cette fois elle avait fait la commission, elle lui avait
donnй une bourse. Ketty, en rentrant chez elle, avait jetй la bourse dans un
coin, oщ elle йtait restйe tout ouverte, dйgorgeant trois ou quatre piиces
d'or sur le tapis.
La pauvre fille, а la voix de d'Artagnan, releva la tкte. D'Artagnan
lui- mкme fut effrayй du bouleversement de son visage ; elle joignit les
mains d'un air suppliant, mais sans oser dire une parole.
Si peu sensible que fыt le coeur de d'Artagnan, il se sentit attendri
par cette douleur muette ; mais il tenait trop а ses projets et surtout а
celui- ci, pour rien changer au programme qu'il avait fait d'avance. Il ne
laissa donc а Ketty aucun espoir de le flйchir, seulement il lui prйsenta
son action comme une simple vengeance.
Cette vengeance, au reste, devenait d'autant plus facile, que Milady,
sans doute pour cacher sa rougeur а son amant, avait recommandй а Ketty
d'йteindre toutes les lumiиres dans l'appartement, et mкme dans sa chambre,
а elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans
l'obscuritй.
Au bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait dans sa chambre.
D'Artagnan s'йlanзa aussitфt dans son armoire. A peine y йtait-il blotti que
la sonnette se fit entendre.
Ketty entra chez sa maоtresse, et ne laissa point la porte ouverte ;
mais la cloison йtait si mince, que l'on entendait а peu prиs tout ce qui se
disait entre les deux femmes.
Milady semblait ivre de joie, elle se faisait rйpйter par Ketty les
moindres dйtails de la prйtendue entrevue de la soubrette avec de Wardes,
comment il avait reзu sa lettre, comment il avait rйpondu, quelle йtait
l'expression de son visage, s'il paraissait bien amoureux ; et а toutes ces
questions la pauvre Ketty, forcйe de faire bonne contenance, rйpondait d'une
voix йtouffйe dont sa maоtresse ne remarquait mкme pas l'accent douloureux,
tant le bonheur est йgoпste.
Enfin, comme l'heure de son entretien avec le comte approchait, Milady
fit en effet tout йteindre chez elle, et ordonna а Ketty de rentrer dans sa
chambre, et d'introduire de Wardes aussitфt qu'il se prйsenterait.
L'attente de Ketty ne fut pas longue. A peine d'Artagnan eut-il vu par
le trou de la serrure de son armoire que tout l'appartement йtait dans
l'obscuritй, qu'il s'йlanзa de sa cachette au moment mкme oщ Ketty refermait
la porte de communication.
" Qu'est-ce que ce bruit ? demanda Milady.
-- C'est moi, dit d'Artagnan а demi-voix ; moi, le comte de Wardes.
-- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n'a pas mкme pu attendre
l'heure qu'il avait fixйe lui-mкme !
-- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-il pas
? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! "
A cet appel, d'Artagnan йloigna doucement Ketty et s'йlanзa dans la
chambre de Milady.
Si la rage et la douleur doivent torturer une вme, c'est celle de
l'amant qui reзoit sous un nom qui n'est pas le sien des protestations
d'amour qui s'adressent а son heureux rival.
D'Artagnan йtait dans une situation douloureuse qu'il n'avait pas
prйvue, la jalousie le mordait au coeur, et il souffrait presque autant que
la pauvre Ketty, qui pleurait en ce mкme moment dans la chambre voisine.
" Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant
tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l'amour que
vos regards et vos paroles m'ont exprimй chaque fois que nous nous sommes
rencontrйs. Moi aussi, je vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque
gage de vous qui me prouve que vous pensez а moi, et comme vous pourriez
m'oublier, tenez. "
Et elle passa une bague de son doigt а celui de d'Artagnan.
D'Artagnan se rappela avoir vu cette bague а la main de Milady :
c'йtait un magnifique saphir entourй de brillants.
Le premier mouvement de d'Artagnan fut de le lui rendre, mais Milady
ajouta :
" Non, non ; gardez cette bague pour l'amour de moi. Vous me rendez
d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix йmue, un service bien
plus grand que vous ne sauriez l'imaginer. "
" Cette femme est pleine de mystиres " , murmura en lui-mкme
d'Artagnan.
En ce moment il se sentit prкt а tout rйvйler. Il ouvrit la bouche pour
dire а Milady qui il йtait, et dans quel but de vengeance il йtait venu,
mais elle ajouta :
" Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! "
Le monstre, c'йtait lui.
" Oh ! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore
souffrir ?
-- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que rйpondre.
-- Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et
cruellement ! "
" Peste ! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas encore
venu. "
Il fallut quelque temps а d'Artagnan pour se remettre de ce petit
dialogue : mais toutes les idйes de vengeance qu'il avait apportйes
s'йtaient complиtement йvanouies. Cette femme exerзait sur lui une
incroyable puissance, il la haпssait et l'adorait а la fois, il n'avait
jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le mкme
coeur, et en se rйunissant, former un amour йtrange et en quelque sorte
diabolique.
Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se sйparer ;
d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu'un vif regret de
s'йloigner, et, dans l'adieu passionnй qu'ils s'adressиrent rйciproquement,
une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty
espйrait pouvoir adresser quelques mots а d'Artagnan lorsqu'il passerait
dans sa chambre ; mais Milady le reconduisit elle-mкme dans l'obscuritй et
ne le quitta que sur l'escalier.
Le lendemain au matin, d'Artagnan courut chez Athos. Il йtait engagй
dans une si singuliиre aventure qu'il voulait lui demander conseil. Il lui
raconta tout : Athos fronзa plusieurs fois le sourcil.
" Votre Milady, lui dit-il, me paraоt une crйature infвme, mais vous
n'en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilа d'une faзon ou d'une
autre une ennemie terrible sur les bras. "
Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir
entourй de diamants qui avait pris au doigt de d'Artagnan la place de la
bague de la reine, soigneusement remise dans un йcrin.
" Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux d'йtaler aux
regards de ses amis un si riche prйsent.
-- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
-- Elle est belle, n'est-ce pas ? dit d'Artagnan.
-- Magnifique ! rйpondit Athos ; je ne croyais pas qu'il existвt deux
saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc troquйe contre votre diamant ?
-- Non, dit d'Artagnan ; c'est un cadeau de ma belle Anglaise, ou
plutфt de ma belle Franзaise : car, quoique je ne le lui aie point demandй,
je suis convaincu qu'elle est nйe en France.
-- Cette bague vous vient de Milady ? s'йcria Athos avec une voix dans
laquelle il йtait facile de distinguer une grande йmotion.
-- D'elle-mкme ; elle me l'a donnйe cette nuit.
-- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
-- La voici " , rйpondit d'Artagnan en la tirant de son doigt.
Athos l'examina et devint trиs pвle, puis il l'essaya а l'annulaire de
sa main gauche ; elle allait а ce doigt comme si elle eыt йtй faite pour
lui. Un nuage de colиre et de vengeance passa sur le front ordinairement
calme du gentilhomme.
" Il est impossible que ce soit la mкme, dit-il ; comment cette bague
se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick ? Et cependant il est
bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.
-- Connaissez-vous cette bague ? demanda d'Artagnan.
-- J'avais cru la reconnaоtre, dit Athos, mais sans doute que je me
trompais. "
Et il la rendit а d'Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.
" Tenez, dit-il au bout d'un instant, d'Artagnan, фtez cette bague de
votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans ; elle me rappelle de si
cruels souvenirs, que je n'aurais pas ma tкte pour causer avec vous. Ne
veniez-vous pas me demander des conseils, ne me disiez-vous point que vous