Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majestй connaоt de nom et dont
elle a plus d'une fois apprйciй le dйvouement, et qui ont, je puis
l'affirmer au roi, son service fort а coeur ; -- trois de mes meilleurs
soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis, avaient fait une partie de
plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur avais recommandй le
matin mкme. La partie allait avoir lieu а Saint- Germain, je crois, et ils
s'йtaient donnй rendez-vous aux Carmes- Deschaux, lorsqu'elle fut troublйe
par M. de Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes qui ne
venaient certes pas lа en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention
contre les йdits.
-- Ah ! ah ! vous m'y faites penser, dit le roi : sans doute, ils
venaient pour se battre eux-mкmes.
-- Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre Majestй apprйcier
ce que peuvent aller faire cinq hommes armйs dans un lieu aussi dйsert que
le sont les environs du couvent des Carmes.
-- Oui, vous avez raison, Trйville, vous avez raison.
-- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changй d'idйe et
ils ont oubliй leur haine particuliиre pour la haine de corps ; car Votre
Majestй n'ignore pas que les mousquetaires, qui sont au roi et rien qu'au
roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont а M. le cardinal.
-- Oui, Trйville, oui, dit le roi mйlancoliquement, et c'est bien
triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deux tкtes а la
royautй ; mais tout cela finira, Trйville, tout cela finira. Vous dites donc
que les gardes ont cherchй querelle aux mousquetaires ?
-- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passйes ainsi, mais
je n'en jure pas, Sire. Vous savez combien la vйritй est difficile а
connaоtre, et а moins d'кtre douй de cet instinct admirable qui a fait
nommer Louis XIII le Juste...
-- Et vous avez raison, Trйville ; mais ils n'йtaient pas seuls, vos
mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ?
-- Oui, Sire, et un homme blessй, de sorte que trois mousquetaires du
roi, dont un blessй, et un enfant, non seulement ont tenu tкte а cinq des
plus terribles gardes de M. le cardinal, mais encore en ont portй quatre а
terre.
-- Mais c'est une victoire, cela ! s'йcria le roi tout rayonnant ; une
victoire complиte !
-- Oui, Sire, aussi complиte que celle du pont de Cй.
-- Quatre hommes, dont un blessй, et un enfant, dites-vous ?
-- Un jeune homme а peine ; lequel s'est mкme si parfaitement conduit
en cette occasion, que je prendrai la libertй de le recommander а Votre
Majestй.
-- Comment s'appelle-t-il ?
-- D'Artagnan, Sire. C'est le fils d'un de mes plus anciens amis ; le
fils d'un homme qui a fait avec le roi votre pиre, de glorieuse mйmoire, la
guerre de partisan.
-- Et vous dites qu'il s'est bien conduit, ce jeune homme ? Racontez-
moi cela, Trйville ; vous savez que j'aime les rйcits de guerre et de
combat. "
Et le roi Louis XIII releva fiиrement sa moustache en se posant sur la
hanche.
" Sire, reprit Trйville, comme je vous l'ai dit, M. d'Artagnan est
presque un enfant, et comme il n'a pas l'honneur d'кtre mousquetaire, il
йtait en habit bourgeois ; les gardes de M. le cardinal, reconnaissant sa
grande jeunesse et, de plus, qu'il йtait йtranger au corps, l'invitиrent
donc а se retirer avant qu'ils attaquassent.
-- Alors, vous voyez bien, Trйville, interrompit le roi, que ce sont
eux qui ont attaquй.
-- C'est juste, Sire : ainsi, plus de doute ; ils le sommиrent donc de
se retirer ; mais il rйpondit qu'il йtait mousquetaire de coeur et tout а Sa
Majestй, qu'ainsi donc il resterait avec Messieurs les mousquetaires.
-- Brave jeune homme ! murmura le roi.
-- En effet, il demeura avec eux ; et Votre Majestй a lа un si ferme
champion, que ce fut lui qui donna а Jussac ce terrible coup d'йpйe qui met
si fort en colиre M. le cardinal.
-- C'est lui qui a blessй Jussac ? s'йcria le roi ; lui, un enfant !
Ceci, Trйville, c'est impossible.
-- C'est comme j'ai l'honneur de le dire а Votre Majestй.
-- Jussac, une des premiиres lames du royaume !
-- Eh bien, Sire ! il a trouvй son maоtre.
-- Je veux voir ce jeune homme, Trйville, je veux le voir, et si l'on
peut faire quelque chose, Eh bien, nous nous en occuperons.
-- Quand Votre Majestй daignera-t-elle le recevoir ?
-- Demain а midi, Trйville.
-- L'amиnerai-je seul ?
-- Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les remercier
tous а la fois ; les hommes dйvouйs sont rares, Trйville, et il faut
rйcompenser le dйvouement.
-- A midi, Sire, nous serons au Louvre.
-- Ah ! par le petit escalier, Trйville, par le petit escalier. Il est
inutile que le cardinal sache...
-- Oui, Sire.
-- Vous comprenez, Trйville, un йdit est toujours un йdit ; il est
dйfendu de se battre, au bout du compte.
-- Mais cette rencontre, Sire, sort tout а fait des conditions
ordinaires d'un duel : c'est une rixe, et la preuve, c'est qu'ils йtaient
cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M. d'Artagnan.
-- C'est juste, dit le roi ; mais n'importe, Trйville, venez toujours
par le petit escalier. "
Trйville sourit. Mais comme c'йtait dйjа beaucoup pour lui d'avoir
obtenu de cet enfant qu'il se rйvoltвt contre son maоtre, il salua
respectueusement le roi, et avec son agrйment prit congй de lui.
Dиs le soir mкme, les trois mousquetaires furent prйvenus de l'honneur
qui leur йtait accordй. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils
n'en furent pas trop йchauffйs : mais d'Artagnan, avec son imagination
gasconne, y vit sa fortune а venir, et passa la nuit а faire des rкves d'or.
Aussi, dиs huit heures du matin, йtait-il chez Athos.
D'Artagnan trouva le mousquetaire tout habillй et prкt а sortir. Comme
on n'avait rendez-vous chez le roi qu'а midi, il avait formй le projet, avec
Porthos et Aramis, d'aller faire une partie de paume dans un tripot situй
tout prиs des йcuries du Luxembourg. Athos invita d'Artagnan а les suivre,
et malgrй son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait jamais jouй, celui-ci
accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du matin
qu'il йtait а peine jusqu'а midi.
Les deux mousquetaires йtaient dйjа arrivйs et pelotaient ensemble.
Athos, qui йtait trиs fort а tous les exercices du corps, passa avec
d'Artagnan du cфtй opposй, et leur fit dйfi. Mais au premier mouvement qu'il
essaya, quoiqu'il jouвt de la main gauche, il comprit que sa blessure йtait
encore trop rйcente pour lui permettre un pareil exercice. D'Artagnan resta
donc seul, et comme il dйclara qu'il йtait trop maladroit pour soutenir une
partie en rиgle, on continua seulement а s'envoyer des balles sans compter
le jeu. Mais une de ces balles, lancйe par le poignet herculйen de Porthos,
passa si prиs du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu de passer
а cфtй, elle eыt donnй dedans, son audience йtait probablement perdue,
attendu qu'il lui eыt йtй de toute impossibilitй de se prйsenter chez le
roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination gasconne, dйpendait
tout son avenir, il salua poliment Porthos et Aramis, dйclarant qu'il ne
reprendrait la partie que lorsqu'il serait en йtat de leur tenir tкte, et il
s'en revint prendre place prиs de la corde et dans la galerie.
Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs se trouvait un
garde de Son Eminence, lequel, tout йchauffй encore de la dйfaite de ses
compagnons, arrivйe la veille seulement, s'йtait promis de saisir la
premiиre occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion йtait venue,
et s'adressant а son voisin :
" Il n'est pas йtonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur d'une
balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire. "
D'Artagnan se retourna comme si un serpent l'eыt mordu, et regarda
fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.
" Pardieu ! reprit celui-ci en frisant insolemment, sa moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit Monsieur, j'ai dit ce que j'ai
dit.
-- Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos paroles
aient besoin d'explication, rйpondit d'Artagnan а voix basse, je vous
prierai de me suivre.
-- Et quand cela ? demanda le garde avec le mкme air railleur.
-- Tout de suite, s'il vous plaоt.
-- Et vous savez qui je suis, sans doute ?
-- Moi, je l'ignore complиtement, et je ne m'en inquiиte guиre.
-- Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-кtre
seriez-vous moins pressй.
-- Comment vous appelez-vous ?
-- Bernajoux, pour vous servir.
-- Eh bien, Monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je vais
vous attendre sur la porte.
-- Allez, Monsieur, je vous suis.
-- Ne vous pressez pas trop, Monsieur, qu'on ne s'aperзoive pas que
nous sortons ensemble ; vous comprenez que pour ce que nous allons faire,
trop de monde nous gкnerait.
-- C'est bien " , rйpondit le garde, йtonnй que son nom n'eыt pas
produit plus d'effet sur le jeune homme.
En effet, le nom de Bernajoux йtait connu de tout le monde, de
d'Artagnan seul exceptй, peut-кtre ; car c'йtait un de ceux qui figuraient
le plus souvent dans les rixes journaliиres que tous les йdits du roi et du
cardinal n'avaient pu rйprimer.
Porthos et Aramis йtaient si occupйs de leur partie, et Athos les
regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas mкme sortir leur jeune
compagnon, lequel, ainsi qu'il l'avait dit au garde de Son Eminence,
s'arrкta sur la porte ; un instant aprиs, celui-ci descendit а son tour.
Comme d'Artagnan n'avait pas de temps а perdre, vu l'audience du roi qui
йtait fixйe а midi, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue
йtait dйserte :
" Ma foi, dit-il а son adversaire, il est bien heureux pour vous,
quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire qu'а un apprenti
mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon mieux. En garde
!
-- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le
lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux derriиre l'abbaye de
Saint-Germain ou dans le Prй-aux-Clercs.
-- Ce que vous dites est plein de sens, rйpondit d'Artagnan ;
malheureusement j'ai peu de temps а moi, ayant un rendez-vous а midi juste.
En garde donc, Monsieur, en garde ! "
Bernajoux n'йtait pas homme а se faire rйpйter deux fois un pareil
compliment. Au mкme instant son йpйe brilla а sa main, et il fondit sur son
adversaire que, grвce а sa grande jeunesse, il espйrait intimider.
Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout frais
йmoulu de sa victoire, tout gonflй de sa future faveur, il йtait rйsolu а ne
pas reculer d'un pas : aussi les deux fers se trouvиrent-ils engagйs jusqu'а
la garde, et comme d'Artagnan tenait ferme а sa place, ce fut son adversaire
qui fit un pas de retraite. Mais d'Artagnan saisit le moment oщ, dans ce
mouvement, le fer de Bernajoux dйviait de la ligne, il dйgagea, se fendit et
toucha son adversaire а l'йpaule. Aussitфt d'Artagnan, а son tour, fit un
pas de retraite et releva son йpйe ; mais Bernajoux lui cria que ce n'йtait
rien, et se fendant aveuglйment sur lui, il s'enferra de lui-mкme.
Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se dйclarait pas vaincu,
mais que seulement il rompait du cфtй de l'hфtel de M. de La Trйmouille au
service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-mкme la gravitй
de la derniиre blessure que son adversaire avait reзue, le pressait
vivement, et sans doute allait l'achever d'un troisiиme coup, lorsque la
rumeur qui s'йlevait de la rue s'йtant йtendue jusqu'au jeu de paume, deux
des amis du garde, qui l'avaient entendu йchanger quelques paroles avec
d'Artagnan et qui l'avaient vu sortir а la suite de ces paroles, se
prйcipitиrent l'йpйe а la main hors du tripot et tombиrent sur le vainqueur.
Mais aussitфt Athos, Porthos et Aramis parurent а leur tour, et au moment oщ
les deux gardes attaquaient leur jeune camarade, les forcиrent а se
retourner. En ce moment, Bernajoux tomba ; et comme les gardes йtaient
seulement deux contre quatre, ils se mirent а crier : " A nous, l'hфtel de
La Trйmouille ! " A ces cris, tout ce qui йtait dans l'hфtel sortit, se
ruant sur les quatre compagnons, qui de leur cфtй se mirent а crier : " A
nous, mousquetaires ! "
Ce cri йtait ordinairement entendu ; car on savait les mousquetaires
ennemis de Son Eminence, et on les aimait pour la haine qu'ils portaient au
cardinal. Aussi les gardes des autres compagnies que celles appartenant au
duc Rouge, comme l'avait appelй Aramis, prenaient-ils en gйnйral parti dans
ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la
compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux vinrent donc en aide aux
quatre compagnons, tandis que l'autre courait а l'hфtel de M. de Trйville,
criant : " A nous, mousquetaires, а nous ! " Comme d'habitude, l'hфtel de M.
de Trйville йtait plein de soldats de cette arme, qui accoururent au secours
de leurs camarades ; la mкlйe devint gйnйrale, mais la force йtait aux
mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La Trйmouille se
retirиrent dans l'hфtel, dont ils fermиrent les portes assez а temps pour
empкcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en mкme temps qu'eux. Quant
au blessй, il y avait йtй tout d'abord transportй et, comme nous l'avons
dit, en fort mauvais йtat.
L'agitation йtait а son comble parmi les mousquetaires et leurs alliйs,
et l'on dйlibйrait dйjа si, pour punir l'insolence qu'avaient eue les
domestiques de M. de La Trйmouille de faire une sortie sur les mousquetaires
du roi, on ne mettrait pas le feu а son hфtel. La proposition en avait йtй
faite et accueillie avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures
sonnиrent ; d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et
comme ils eussent regrettй que l'on fоt un si beau coup sans eux, ils
parvinrent а calmer les tкtes. On se contenta donc de jeter quelques pavйs
dans les portes, mais les portes rйsistиrent : alors on se lassa ;
d'ailleurs ceux qui devaient кtre regardйs comme les chefs de l'entreprise
avaient depuis un instant quittй le groupe et s'acheminaient vers l'hфtel de
M. de Trйville, qui les attendait, dйjа au courant de cette algarade.
" Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et tвchons
de voir le roi avant qu'il soit prйvenu par le cardinal ; nous lui
raconterons la chose comme une suite de l'affaire d'hier, et les deux
passeront ensemble. "
M. de Trйville, accompagnй des quatre jeunes gens, s'achemina donc vers
le Louvre ; mais, au grand йtonnement du capitaine des mousquetaires, on lui
annonзa que le roi йtait allй courre le cerf dans la forкt de Saint-Germain.
M. de Trйville se fit rйpйter deux fois cette nouvelle, et а chaque fois ses
compagnons virent son visage se rembrunir.
" Est-ce que Sa Majestй, demanda-t-il, avait dиs hier le projet de
faire cette chasse ?
-- Non, Votre Excellence, rйpondit le valet de chambre, c'est le grand
veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait dйtournй cette nuit un
cerf а son intention. Il a d'abord rйpondu qu'il n'irait pas, puis il n'a
pas su rйsister au plaisir que lui promettait cette chasse, et aprиs le
dоner il est parti.
-- Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de Trйville.
-- Selon toute probabilitй, rйpondit le valet de chambre, car j'ai vu
ce matin les chevaux au carrosse de Son Eminence, j'ai demandй oщ elle
allait, et l'on m'a rйpondu : " A Saint-Germain. "
-- Nous sommes prйvenus, dit M. de Trйville, Messieurs, je verrai le
roi ce soir ; mais quant а vous, je ne vous conseille pas de vous y
hasarder. "
L'avis йtait trop raisonnable et surtout venait d'un homme qui
connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens essayassent de
le combattre. M. de Trйville les invita donc а rentrer chacun chez eux et а
attendre de ses nouvelles.
En entrant а son hфtel, M. de Trйville songea qu'il fallait prendre
date en portant plainte le premier. Il envoya un de ses domestiques chez M.
de La Trйmouille avec une lettre dans laquelle il le priait de mettre hors
de chez lui le garde de M. le cardinal, et de rйprimander ses gens de
l'audace qu'ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires.
Mais M. de La Trйmouille, dйjа prйvenu par son йcuyer dont, comme on le
sait, Bernajoux йtait le parent, lui fit rйpondre que ce n'йtait ni а M. de
Trйville, ni а ses mousquetaires de se plaindre, mais bien au contraire а
lui dont les mousquetaires avaient chargй les gens et voulu brыler l'hфtel.
Or, comme le dйbat entre ces deux seigneurs eыt pu durer longtemps, chacun
devant naturellement s'entкter dans son opinion, M. de Trйville avisa un
expйdient qui avait pour but de tout terminer : c'йtait d'aller trouver
lui-mкme M. de La Trйmouille.
Il se rendit donc aussitфt а son hфtel et se fit annoncer.
Les deux seigneurs se saluиrent poliment, car, s'il n'y avait pas
amitiй entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux йtaient gens de
coeur et d'honneur ; et comme M. de La Trйmouille, protestant, et voyant
rarement le roi, n'йtait d'aucun parti, il n'apportait en gйnйral dans ses
relations sociales aucune prйvention. Cette fois, nйanmoins, son accueil
quoique poli fut plus froid que d'habitude.
" Monsieur, dit M. de Trйville, nous croyons avoir а nous plaindre
chacun l'un de l'autre, et je suis venu moi-mкme pour que nous tirions de
compagnie cette affaire au clair.
-- Volontiers, rйpondit M. de La Trйmouille ; mais je vous prйviens que
je suis bien renseignй, et tout le tort est а vos mousquetaires.
-- Vous кtes un homme trop juste et trop raisonnable, Monsieur, dit M.
de Trйville, pour ne pas accepter la proposition que je vais faire.
-- Faites, Monsieur, j'йcoute.
-- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre йcuyer ?
-- Mais, Monsieur, fort mal. Outre le coup d'йpйe qu'il a reзu dans le
bras, et qui n'est pas autrement dangereux, il en a encore ramassй un autre
qui lui a traversй le poumon, de sorte que le mйdecin en dit de pauvres
choses.
-- Mais le blessй a-t-il conservй sa connaissance ?
-- Parfaitement.
-- Parle-t-il ?
-- Avec difficultй, mais il parle.
-- Eh bien, Monsieur ! rendons-nous prиs de lui ; adjurons-le, au nom
du Dieu devant lequel il va кtre appelй peut-кtre, de dire la vйritй. Je le
prends pour juge dans sa propre cause, Monsieur, et ce qu'il dira je le
croirai. "
M. de La Trйmouille rйflйchit un instant, puis, comme il йtait
difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.
Tous deux descendirent dans la chambre oщ йtait le blessй. Celui-ci, en
voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite,
essaya de se relever sur son lit, mais il йtait trop faible, et, йpuisй par
l'effort qu'il avait fait, il retomba presque sans connaissance.
M. de La Trйmouille s'approcha de lui et lui fit respirer des sels qui
le rappelиrent а la vie. Alors M. de Trйville, ne voulant pas qu'on pыt
l'accuser d'avoir influencй le malade, invita M. de La Trйmouille а
l'interroger lui-mкme.
Ce qu'avait prйvu M. de Trйville arriva. Placй entre la vie et la mort
comme l'йtait Bernajoux, il n'eut pas mкme l'idйe de taire un instant la
vйritй, et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement, telles
qu'elles s'йtaient passйes.
C'йtait tout ce que voulait M. de Trйville ; il souhaita а Bernajoux
une prompte convalescence, prit congй de M. de La Trйmouille, rentra а son
hфtel et fit aussitфt prйvenir les quatre amis qu'il les attendait а dоner.
M. de Trйville recevait fort bonne compagnie, toute anticardinaliste
d'ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dоner
sur les deux йchecs que venaient d'йprouver les gardes de Son Eminence. Or,
comme d'Artagnan avait йtй le hйros de ces deux journйes, ce fut sur lui que
tombиrent toutes les fйlicitations, qu'Athos, Porthos et Aramis lui
abandonnиrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu
assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le sien.
Vers six heures, M. de Trйville annonзa qu'il йtait tenu d'aller au
Louvre ; mais comme l'heure de l'audience accordйe par Sa Majestй йtait
passйe, au lieu de rйclamer l'entrйe par le petit escalier, il se plaзa avec
les quatre jeunes gens dans l'antichambre. Le roi n'йtait pas encore revenu
de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure а peine,
mкlйs а la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s'ouvrirent et
qu'on annonзa Sa Majestй.
A cette annonce, d'Artagnan se sentit frйmir jusqu'а la moelle des os.
L'instant qui allait suivre devait, selon toute probabilitй, dйcider du
reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixиrent-ils avec angoisse sur la porte
par laquelle devait entrer le roi.
Louis XIII parut, marchant le premier ; il йtait en costume de chasse,
encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet а la main.
Au premier coup d'oeil, d'Artagnan jugea que l'esprit du roi йtait а
l'orage.
Cette disposition, toute visible qu'elle йtait chez Sa Majestй,
n'empкcha pas les courtisans de se ranger sur son passage : dans les
antichambres royales, mieux vaut encore кtre vu d'un oeil irritй que de
n'кtre pas vu du tout. Les trois mousquetaires n'hйsitиrent donc pas, et
firent un pas en avant, tandis que d'Artagnan au contraire restait cachй
derriиre eux ; mais quoique le roi connыt personnellement Athos, Porthos et
Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler et comme
s'il ne les avait jamais vus. Quant а M. de Trйville, lorsque les yeux du
roi s'arrкtиrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec tant de
fermetй, que ce fut le roi qui dйtourna la vue ; aprиs quoi, tout en
grommelant, Sa Majestй rentra dans son appartement.
" Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas
encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci.
-- Attendez ici dix minutes, dit M. de Trйville ; et si au bout de dix
minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez а mon hфtel : car il sera
inutile que vous m'attendiez plus longtemps. "
Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure, vingt
minutes ; et voyant que M. de Trйville ne reparaissait point, ils sortirent
fort inquiets de ce qui allait arriver.
M. de Trйville йtait entrй hardiment dans le cabinet du roi, et avait
trouvй Sa Majestй de trиs mйchante humeur, assise sur un fauteuil et battant
ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l'avait pas empкchй de lui
demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santй.
" Mauvaise, Monsieur, mauvaise, rйpondit le roi, je m'ennuie. "
C'йtait en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait un
de ses courtisans, l'attirait а une fenкtre et lui disait : " Monsieur un
tel, ennuyons-nous ensemble. "
" Comment ! Votre Majestй s'ennuie ! dit M. de Trйville. N'a-t-elle
donc pas pris aujourd'hui le plaisir de la chasse ?
-- Beau plaisir, Monsieur ! Tout dйgйnиre, sur mon вme, et je ne sais
si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui n'ont plus de nez.
Nous lanзons un cerf dix cors, nous le courons six heures, et quand il est
prкt а tenir, quand Saint-Simon met dйjа le cor а sa bouche pour sonner
l'hallali, crac ! toute la meute prend le change et s'emporte sur un daguet.
Vous verrez que je serai obligй de renoncer а la chasse а courre comme j'ai
renoncй а la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, Monsieur de
Trйville ! je n'avais plus qu'un gerfaut, et il est mort avant-hier.
-- En effet, Sire, je comprends votre dйsespoir, et le malheur est
grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de faucons,
d'йperviers et de tiercelets.
-- Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s'en vont, il
n'y a plus que moi qui connaisse l'art de la vйnerie. Aprиs moi tout sera
dit, et l'on chassera avec des traquenards, des piиges, des trappes. Si
j'avais le temps encore de former des йlиves ! mais oui, M. le cardinal est
lа qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l'Espagne, qui
me parle de l'Autriche, qui me parle de l'Angleterre ! Ah ! а propos de M.
le cardinal, Monsieur de Trйville, je suis mйcontent de vous. "
M. de Trйville attendait le roi а cette chute. Il connaissait le roi de
longue main ; il avait compris que toutes ses plaintes n'йtaient qu'une
prйface, une espиce d'excitation pour s'encourager lui-mкme, et que c'йtait
oщ il йtait arrivй enfin qu'il en voulait venir.
" Et en quoi ai-je йtй assez malheureux pour dйplaire а Votre Majestй ?
demanda M. de Trйville en feignant le plus profond йtonnement.
-- Est-ce ainsi que vous faites votre charge, Monsieur ? continua le
roi sans rйpondre directement а la question de M. de Trйville ; est-ce pour
cela que je vous ai nommй capitaine de mes mousquetaires, que ceux- ci
assassinent un homme, йmeuvent tout un quartier et veulent brыler Paris sans
que vous en disiez un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que
je me hвte de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison
et que vous venez m'annoncer que justice est faite.
-- Sire, rйpondit tranquillement M. de Trйville, je viens vous la
demander au contraire.
-- Et contre qui ? s'йcria le roi.
-- Contre les calomniateurs, dit M. de Trйville.
-- Ah ! voilа qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous pas dire que
vos trois mousquetaires damnйs, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet de
Bйarn, ne se sont pas jetйs comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne
l'ont pas maltraitй de telle faзon qu'il est probable qu'il est en train de
trйpasser а cette heure ! N'allez-vous pas dire qu'ensuite ils n'ont pas
fait le siиge de l'hфtel du duc de La Trйmouille, et qu'ils n'ont point
voulu le brыler ! ce qui n'aurait peut-кtre pas йtй un trиs grand malheur en
temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de
paix, est un fвcheux exemple. Dites, n'allez-vous pas nier tout cela ?
-- Et qui vous a fait ce beau rйcit, Sire ? demanda tranquillement M.
de Trйville.
-- Qui m'a fait ce beau rйcit, Monsieur ! et qui voulez-vous que ce
soit, si ce n'est celui qui veille quand je dors, qui travaille quand je
m'amuse, qui mиne tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en
Europe ?
-- Sa Majestй veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Trйville, car
je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa Majestй.
-- Non Monsieur, je veux parler du soutien de l'Etat, de mon seul
serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.
-- Son Eminence n'est pas Sa Saintetй, Sire.
-- Qu'entendez-vous par lа, Monsieur ?
-- Qu'il n'y a que le pape qui soit infaillible, et que cette
infaillibilitй ne s'йtend pas aux cardinaux.
-- Vous voulez dire qu'il me trompe, vous voulez dire qu'il me trahit.
Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l'accusez.
-- Non, Sire ; mais je dis qu'il se trompe lui-mкme ; je dis qu'il a
йtй mal renseignй ; je dis qu'il a eu hвte d'accuser les mousquetaires de
Votre Majestй, pour lesquels il est injuste, et qu'il n'a pas йtй puiser ses
renseignements aux bonnes sources.
-- L'accusation vient de M. de La Trйmouille, du duc lui-mкme. Que
rйpondrez-vous а cela ?
-- Je pourrais rйpondre, Sire, qu'il est trop intйressй dans la
question pour кtre un tйmoin bien impartial ; mais loin de lа, Sire, je
connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en rapporterai а lui, mais
а une condition, Sire.
-- Laquelle ?
-- C'est que Votre Majestй le fera venir, l'interrogera, mais
elle-mкme, en tкte а tкte, sans tйmoins, et que je reverrai Votre Majestй
aussitфt qu'elle aura reзu le duc.
-- Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez а ce que dira M. de
La Trйmouille ?
-- Oui, Sire.
-- Vous accepterez son jugement ?
-- Sans doute.
-- Et vous vous soumettrez aux rйparations qu'il exigera ?
-- Parfaitement.
-- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! "
Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours
а la porte, entra.
" La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille а l'instant mкme me quйrir M. de
La Trйmouille ; je veux lui parler ce soir.
-- Votre Majestй me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M.
de La Trйmouille et moi ?
-- Personne, foi de gentilhomme.
-- A demain, Sire, alors.
-- A demain, Monsieur.
-- A quelle heure, s'il plaоt а Votre Majestй ?
-- A l'heure que vous voudrez.
-- Mais, en venant par trop matin, je crains de rйveiller Votre
Majestй.
-- Me rйveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, Monsieur ; je
rкve quelquefois, voilа tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez,
а sept heures ; mais gare а vous, si vos mousquetaires sont coupables !
-- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront
remis aux mains de Votre Majestй, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir.
Votre Majestй exige-t-elle quelque chose de plus ? qu'elle parle, je suis
prкt а lui obйir.
-- Non, Monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a appelй
Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, а demain.
-- Dieu garde jusque-lа Votre Majestй ! "
Si peu que dormit le roi, M. de Trйville dormit plus mal encore ; il
avait fait prйvenir dиs le soir mкme ses trois mousquetaires et leur
compagnon de se trouver chez lui а six heures et demie du matin. Il les
emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne
leur cachant pas que leur faveur et mкme la sienne tenaient а un coup de
dйs.
Arrivй au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi йtait
toujours irritй contre eux, ils s'йloigneraient sans кtre vus ; si le roi
consentait а les recevoir, on n'aurait qu'а les faire appeler.
En arrivant dans l'antichambre particuliиre du roi, M. de Trйville
trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait pas rencontrй le duc de La
Trйmouille la veille au soir а son hфtel, qu'il йtait rentrй trop tard pour
se prйsenter au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il йtait а
cette heure chez le roi.
Cette circonstance plut beaucoup а M. de Trйville, qui, de cette faзon,
fut certain qu'aucune suggestion йtrangиre ne se glisserait entre la
dйposition de M. de La Trйmouille et lui.
En effet, dix minutes s'йtaient а peine йcoulйes, que la porte du
cabinet s'ouvrit et que M. de Trйville en vit sortir le duc de La
Trйmouille, lequel vint а lui et lui dit :
" Monsieur de Trйville, Sa Majestй vient de m'envoyer quйrir pour
savoir comment les choses s'йtaient passйes hier matin а mon hфtel. Je lui
ai dit la vйritй, c'est-а-dire que la faute йtait а mes gens, et que j'йtais
prкt а vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les
recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis.
-- Monsieur le duc, dit M. de Trйville, j'йtais si plein de confiance
dans votre loyautй, que je n'avais pas voulu prиs de Sa Majestй d'autre
dйfenseur que vous-mкme. Je vois que je ne m'йtais pas abusй, et je vous
remercie de ce qu'il y a encore en France un homme de qui on puisse dire
sans se tromper ce que j'ai dit de vous.
-- C'est bien, c'est bien ! dit le roi qui avait йcoutй tous ces
compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, Trйville,
puisqu'il se prйtend un de vos amis, que moi aussi je voudrais кtre des
siens, mais qu'il me nйglige ; qu'il y a tantфt trois ans que je ne l'ai vu,
et que je ne le vois que quand je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de
ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-mкme.
-- Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre Majestй croie bien
que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Trйville, que ce ne
sont point ceux qu'elle voit а toute heure du jour qui lui sont le plus
dйvouйs.
-- Ah ! vous avez entendu ce que j'ai dit ; tant mieux, duc, tant
mieux, dit le roi en s'avanзant jusque sur la porte. Ah ! c'est vous,
Trйville ! oщ sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-hier de me
les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
-- Ils sont en bas, Sire, et avec votre congй La Chesnaye va leur dire
de monter.
-- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va кtre huit heures, et
а neuf heures j'attends une visite. Allez, Monsieur le duc, et revenez
surtout. Entrez, Trйville. "
Le duc salua et sortit. Au moment oщ il ouvrait la porte, les trois
mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au
haut de l'escalier.
" Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai а vous gronder. "
Les mousquetaires s'approchиrent en s'inclinant ; d'Artagnan les
suivait par-derriиre.
" Comment diable ! continua le roi ; а vous quatre, sept gardes de Son
Eminence mis hors de combat en deux jours ! C'est trop, Messieurs, c'est
trop. A ce compte-lа, Son Eminence serait forcйe de renouveler sa compagnie
dans trois semaines, et moi de faire appliquer les йdits dans toute leur
rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le
rйpиte, c'est trop, c'est beaucoup trop.
-- Aussi, Sire, Votre Majestй voit qu'ils viennent tout contrits et
tout repentants lui faire leurs excuses.
-- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie
point а leurs faces hypocrites ; il y a surtout lа-bas une figure de Gascon.
Venez ici, Monsieur. "
D'Artagnan, qui comprit que c'йtait а lui que le compliment
s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus dйsespйrй.
" Eh bien, que me disiez-vous donc que c'йtait un jeune homme ? c'est
un enfant, Monsieur de Trйville, un vйritable enfant ! Et c'est celui-lа qui
a donnй ce rude coup d'йpйe а Jussac ?
-- Et ces deux beaux coups d'йpйe а Bernajoux.
-- Vйritablement !
-- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tirй des mains de
Biscarat, je n'aurais trиs certainement pas l'honneur de faire en ce
moment-ci ma trиs humble rйvйrence а Votre Majestй.
-- Mais c'est donc un vйritable dйmon que ce Bйarnais, ventre-saint-
gris ! Monsieur de Trйville, comme eыt dit le roi mon pиre. A ce mйtier-lа,
on doit trouer force pourpoints et briser force йpйes. Or les Gascons sont
toujours pauvres, n'est-ce pas ?
-- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvй des mines d'or dans
leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dыt bien ce miracle en rйcompense
de la maniиre dont ils ont soutenu les prйtentions du roi votre pиre.
-- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi moi-
mкme, n'est-ce pas, Trйville, puisque je suis le fils de mon pиre ? Eh bien,
а la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en
fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si
vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la
main sur la conscience, comment cela s'est-il passй ? "
D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses dйtails :
comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il йprouvait а voir Sa Majestй,
il йtait arrivй chez ses amis trois heures avant l'heure de l'audience ;
comment ils йtaient allйs ensemble au tripot, et comment, sur la crainte
qu'il avait manifestйe de recevoir une balle au visage, il avait йtй raillй
par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la
vie, et M. de La Trйmouille, qui n'y йtait pour rien, de la perte de son
hфtel.
" C'est bien cela, murmurait le roi ; oui, c'est ainsi que le duc m'a
racontй la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses
plus chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs, entendez-vous ! c'est
assez : vous avez pris votre revanche de la rue Fйrou, et au-delа ; vous
devez кtre satisfaits.
-- Si Votre Majestй l'est, dit Trйville, nous le sommes.
-- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignйe d'or de la
main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici, dit-il,
une preuve de ma satisfaction. "
A cette йpoque, les idйes de fiertй qui sont de mise de nos jours
n'йtaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main а la main
de l'argent du roi, et n'en йtait pas le moins du monde humiliй. D'Artagnan
mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune faзon, et en
remerciant tout au contraire grandement Sa Majestй.
" Lа, dit le roi en regardant sa pendule, lа, et maintenant qu'il est
huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l'ai dit, j'attends
quelqu'un а neuf heures. Merci de votre dйvouement, Messieurs. J'y puis
compter, n'est-ce pas ?
-- Oh ! Sire, s'йcriиrent d'une mкme voix les quatre compagnons, nous
nous ferions couper en morceaux pour Votre Majestй.
-- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez
plus utiles. Trйville, ajouta le roi а demi-voix pendant que les autres se
retiraient, comme vous n'avez pas de place dans les mousquetaires et que
d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons dйcidй qu'il fallait faire
un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des
Essarts, votre beau-frиre. Ah ! pardieu ! Trйville, je me rйjouis de la
grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m'est йgal ;
je suis dans mon droit. "
Et le roi salua de la main Trйville, qui sortit et s'en vint rejoindre
ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec d'Artagnan les quarante
pistoles.
Et le cardinal, comme l'avait dit Sa Majestй, fut effectivement
furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce
qui n'empкchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et
toutes les fois qu'il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus
caressante :
" Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce
pauvre Jussac, qui sont а vous ? "



    CHAPITRE VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES





Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis sur
l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui
conseilla de commander un bon repas а la Pomme de Pin , Porthos de prendre
un laquais, et Aramis de se faire une maоtresse convenable.
Le repas fut exйcutй le jour mкme, et le laquais y servit а table. Le
repas avait йtй commandй par Athos, et le laquais fourni par Porthos.
C'йtait un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauchй le jour mкme
et а cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des
ronds en crachant dans l'eau.
Porthos avait prйtendu que cette occupation йtait la preuve d'une
organisation rйflйchie et contemplative, et il l'avait emmenй sans autre
recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il
se crut engagй, avait sйduit Planchet -- c'йtait le nom du Picard -- ; il y
eut chez lui un lйger dйsappointement lorsqu'il vit que la place йtait dйjа
prise par un confrиre nommй Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifiй
que son йtat de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques,
et qu'il lui fallait entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il
assista au dоner que donnait son maоtre et qu'il vit celui-ci tirer en
payant une poignйe d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le
Ciel d'кtre tombй en la possession d'un pareil Crйsus ; il persйvйra dans
cette opinion jusqu'aprиs le festin, des reliefs duquel il rйpara de longues
abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maоtre, les chimиres de
Planchet s'йvanouirent. Le lit йtait le seul de l'appartement, qui se
composait d'une antichambre et d'une chambre а coucher. Planchet coucha dans
l'antichambre sur une couverture tirйe du lit de d'Artagnan, et dont
d'Artagnan se passa depuis.
Athos, de son cфtй, avait un valet qu'il avait dressй а son service
d'une faзon toute particuliиre, et que l'on appelait Grimaud. Il йtait fort
silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d'Athos, bien entendu. Depuis
cinq ou six ans qu'il vivait dans la plus profonde intimitй avec ses
compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire
souvent, mais jamais ils ne l'avaient entendu rire. Ses paroles йtaient
brиves et expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de
plus : pas d'enjolivements, pas de broderies, pas d'arabesques. Sa
conversation йtait un fait sans aucun йpisode.
Quoique Athos eыt а peine trente ans et fыt d'une grande beautй de
corps et d'esprit, personne ne lui connaissait de maоtresse. Jamais il ne
parlait de femmes. Seulement il n'empкchait pas qu'on en parlвt devant lui,
quoiqu'il fыt facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se
mкlait que par des mots amers et des aperзus misanthropiques, lui йtait
parfaitement dйsagrйable. Sa rйserve, sa sauvagerie et son mutisme en
faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point dйroger а ses
habitudes, habituй Grimaud а lui obйir sur un simple geste ou sur un simple
mouvement des lиvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprкmes.
Quelquefois Grimaud, qui craignait son maоtre comme le feu, tout en
ayant pour sa personne un grand attachement et pour son gйnie une grande
vйnйration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il dйsirait, s'йlanзait
pour exйcuter l'ordre reзu, et faisait prйcisйment le contraire. Alors Athos
haussait les йpaules et, sans se mettre en colиre, rossait Grimaud. Ces
jours-lа, il parlait un peu.
Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractиre tout opposй а celui
d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui
importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'йcoutвt ou non
; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il
parlait de toutes choses exceptй de sciences, excipant а cet endroit de la
haine invйtйrйe que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants.
Il avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son infйrioritй а ce
sujet l'avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste
pour ce gentilhomme, qu'il s'йtait alors efforcй de dйpasser par ses
splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien
que par la faзon dont il rejetait la tкte en arriиre et avanзait le pied,
Athos prenait а l'instant mкme la place qui lui йtait due et relйguait le
fastueux Porthos au second rang. Porthos s'en consolait en remplissant
l'antichambre de M. de Trйville et les corps de garde du Louvre du bruit de
ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, aprиs
avoir passй de la noblesse de robe а la noblesse d'йpйe, de la robine а la
baronne, il n'йtait question de rien de moins pour Porthos que d'une
princesse йtrangиre qui lui voulait un bien йnorme.
Un vieux proverbe dit : " Tel maоtre, tel valet. " Passons donc du
valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud а Mousqueton.
Mousqueton йtait un Normand dont son maоtre avait changй le nom
pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de
Mousqueton. Il йtait entrй au service de Porthos а la condition qu'il serait
habillй et logй seulement, mais d'une faзon magnifique ; il ne rйclamait que
deux heures par jour pour les consacrer а une industrie qui devait suffire а
pourvoir а ses autres besoins. Porthos avait acceptй le marchй ; la chose