D'Artagnan tira son йpйe et s'йlanзa vers la porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu s'йlanзa а bas de son
cheval, et s'avanзa а la rencontre de d'Artagnan.
" Ah ! Monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette
fois vous ne m'йchapperez pas.
-- Ce n'est pas mon intention non plus, Monsieur, car cette fois je
vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrкte et dis que vous ayez а me
rendre votre йpйe, Monsieur, et cela sans rйsistance ; il y va de la tкte,
je vous en avertis.
-- Qui кtes-vous donc ? demanda d'Artagnan en baissant son йpйe, mais
sans la rendre encore.
-- Je suis le chevalier de Rochefort, rйpondit l'inconnu, l'йcuyer de
M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de vous ramener а Son Eminence.
-- Nous retournons auprиs de Son Eminence, Monsieur le chevalier, dit
Athos en s'avanзant, et vous accepterez bien la parole de M. d'Artagnan,
qu'il va se rendre en droite ligne а La Rochelle.
-- Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramиneront au
camp.
-- Nous lui en servirons, Monsieur, sur notre parole de gentilshommes ;
mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fronзant le
sourcil, M. d'Artagnan ne nous quittera pas. "
Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'oeil en arriиre et vit que
Porthos et Aramis s'йtaient placйs entre lui et la porte ; il comprit qu'il
йtait complиtement а la merci de ces quatre hommes.
" Messieurs, dit-il, si M. d'Artagnan veut me rendre son йpйe, et
joindre sa parole а la votre, je me contenterai de votre promesse de
conduire M. d'Artagnan au quartier de Monseigneur le cardinal.
-- Vous avez ma parole, Monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon йpйe.
-- Cela me va d'autant mieux, ajouta Rochefort, qu'il faut que je
continue mon voyage.
-- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est inutile,
vous ne la retrouverez pas.
-- Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.
-- Revenez au camp et vous le saurez. "
Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n'йtait plus qu'а
une journйe de Surgиres, jusqu'oщ le cardinal devait venir au-devant du roi,
il rйsolut de suivre le conseil d'Athos et de revenir avec eux.
D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c'йtait de surveiller
lui-mкme son prisonnier.
On se remit en route.
Le lendemain, а trois heures de l'aprиs-midi, on arriva а Surgиres. Le
cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi y йchangиrent force
caresses, se fйlicitиrent de l'heureux hasard qui dйbarrassait la France de
l'ennemi acharnй qui ameutait l'Europe contre elle. Aprиs quoi, le cardinal,
qui avait йtй prйvenu par Rochefort que d'Artagnan йtait arrкtй, et qui
avait hвte de le voir, prit congй du roi en l'invitant а venir voir le
lendemain les travaux de la digue qui йtaient achevйs.
En revenant le soir а son quartier du pont de La Pierre, le cardinal
trouva debout, devant la porte de la maison qu'il habitait, d'Artagnan sans
йpйe et les trois mousquetaires armйs.
Cette fois, comme il йtait en force, il les regarda sйvиrement, et fit
signe de l'oeil et de la main а d'Artagnan de le suivre.
D'Artagnan obйit.
" Nous t'attendrons, d'Artagnan " , dit Athos assez haut pour que le
cardinal l'entendоt.
Son Eminence fronзa le sourcil, s'arrкta un instant, puis continua son
chemin sans prononcer une seule parole.
D'Artagnan entra derriиre le cardinal, et Rochefort derriиre d'Artagnan
; la porte fut gardйe.
Son Eminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et
fit signe а Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire.
Rochefort obйit et se retira.
D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'йtait sa seconde entrevue
avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait йtй bien convaincu que ce
serait la derniиre.
Richelieu resta debout, appuyй contre la cheminйe, une table йtait
dressйe entre lui et d'Artagnan.
" Monsieur, dit le cardinal, vous avez йtй arrкtй par mes ordres.
-- On me l'a dit, Monseigneur.
-- Savez-vous pourquoi ?
-- Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais кtre
arrкtй est encore inconnue de Son Eminence. "
Richelieu regarda fixement le jeune homme.
" Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ?
-- Si Monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes qu'on m'impute,
je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis.
-- On vous impute des crimes qui ont fait choir des tкtes plus hautes
que la vфtre, Monsieur ! dit le cardinal.
-- Lesquels, Monseigneur ? demanda d'Artagnan avec un calme qui йtonna
le cardinal lui-mкme.
-- On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on
vous impute d'avoir surpris les secrets de l'Etat, on vous impute d'avoir
essayй de faire avorter les plans de votre gйnйral.
-- Et qui m'impute cela, Monseigneur ? dit d'Artagnan, qui se doutait
que l'accusation venait de Milady : une femme flйtrie par la justice du
pays, une femme qui a йpousй un homme en France et un autre en Angleterre,
une femme qui a empoisonnй son second mari et qui a tentй de m'empoisonner
moi-mкme !
-- Que dites-vous donc lа ? Monsieur, s'йcria le cardinal йtonnй, et de
quelle femme parlez-vous ainsi ?
-- De Milady de Winter, rйpondit d'Artagnan ; oui, de Milady de Winter,
dont, sans doute, Votre Eminence ignorait tous les crimes lorsqu'elle l'a
honorйe de sa confiance.
-- Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les crimes
que vous dites, elle sera punie.
-- Elle l'est, Monseigneur.
-- Et qui l'a punie ?
-- Nous.
-- Elle est en prison ?
-- Elle est morte.
-- Morte ! rйpйta le cardinal, qui ne pouvait croire а ce qu'il
entendait : morte ! N'avez-vous pas dit qu'elle йtait morte ?
-- Trois fois elle avait essayй de me tuer, et je lui avais pardonnй ;,
mais elle a tuй la femme que j'aimais. Alors, mes amis et moi, nous l'avons
prise, jugйe et condamnйe. "
D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de Mme Bonacieux dans le
couvent des Carmйlites de Bйthune, le jugement dans la maison isolйe,
l'exйcution sur les bords de la Lys.
Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne
frissonnait pas facilement.
Mais tout а coup, comme subissant l'influence d'une pensйe muette, la
physionomie du cardinal, sombre jusqu'alors, s'йclaircit peu а peu et arriva
а la plus parfaite sйrйnitй.
" Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la
sйvйritй de ses paroles, vous vous кtes constituйs juges, sans penser que
ceux qui n'ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins !
-- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant l'intention
de dйfendre ma tкte contre vous. Je subirai le chвtiment que Votre Eminence
voudra bien m'infliger. Je ne tiens pas assez а la vie pour craindre la
mort.
-- Oui, je le sais, vous кtes un homme de coeur, Monsieur, dit le
cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous dire d'avance
que vous serez jugй, condamnй mкme.
-- Un autre pourrait rйpondre а Votre Eminence qu'il a sa grвce dans sa
poche ; moi je me contenterai de vous dire : " Ordonnez, Monseigneur, je
suis prкt. "
-- Votre grвce ? dit Richelieu surpris.
-- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan.
-- Et signйe de qui ? du roi ? "
Et le cardinal prononзa ces mots avec une singuliиre expression de
mйpris.
" Non, de Votre Eminence.
-- De moi ? vous кtes fou, Monsieur ?
-- Monseigneur reconnaоtra sans doute son йcriture. "
Et d'Artagnan prйsenta au cardinal le prйcieux papier qu'Athos avait
arrachй а Milady, et qu'il avait donnй а d'Artagnan pour lui servir de
sauvegarde.
Son Eminence prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant sur
chaque syllabe :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du
prйsent a fait ce qu'il a fait. "
"Au camp devant La Rochelle, ce 5 aoыt 1628. "
" RICHELIEU "
Le cardinal, aprиs avoir lu ces deux lignes, tomba dans une rкverie
profonde, mais il ne rendit pas le papier а d'Artagnan.
" Il mйdite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit tout
bas d'Artagnan ; Eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un gentilhomme. "
Le jeune mousquetaire йtait en excellente disposition pour trйpasser
hйroпquement.
Richelieu pensait toujours, roulait et dйroulait le papier dans ses
mains. Enfin il leva la tкte, fixa son regard d'aigle sur cette physionomie
loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonnй de larmes toutes
les souffrances qu'il avait endurйes depuis un mois, et songea pour la
troisiиme ou quatriиme fois combien cet enfant de vingt et un ans avait
d'avenir, et quelles ressources son activitй, son courage et son esprit
pouvaient offrir а un bon maоtre.
D'un autre cфtй, les crimes, la puissance, le gйnie infernal de Milady
l'avaient plus d'une fois йpouvantй. Il sentait comme une joie secrиte
d'кtre а jamais dйbarrassй de ce complice dangereux.
Il dйchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si
gйnйreusement remis.
" Je suis perdu ! " , dit en lui-mкme d'Artagnan.
Et il s'inclina profondйment devant le cardinal en homme qui dit : "
Seigneur, que votre volontй soit faite ! "
Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir, йcrivit
quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers йtaient dйjа remplis et
y apposa son sceau .
" Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan ; il m'йpargne l'ennui de la
Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort aimable а lui. "
" Tenez, Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un
blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet : vous
l'йcrirez vous-mкme. "
D'Artagnan prit le papier en hйsitant et jeta les yeux dessus.
C'йtait une lieutenance dans les mousquetaires.
D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
" Monseigneur, dit-il, ma vie est а vous ; disposez-en dйsormais ; mais
cette faveur que vous m'accordez, je ne la mйrite pas : j'ai trois amis qui
sont plus mйritants et plus dignes...
-- Vous кtes un brave garзon, d'Artagnan, interrompit le cardinal en
lui frappant familiиrement sur l'йpaule, charmй qu'il йtait d'avoir vaincu
cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu'il vous plaira. Seulement
rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c'est а vous que je le
donne.
-- Je ne l'oublierai jamais, rйpondit d'Artagnan, . Votre Eminence peut
en кtre certaine. "
Le cardinal se retourna et dit а haute voix :
" Rochefort ! "
Le chevalier, qui sans doute йtait derriиre la porte, entra aussitфt.
" Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan ; je le reзois
au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on s'embrasse et que l'on soit sage
si l'on tient а conserver sa tкte. "
Rochefort et d'Artagnan s'embrassиrent du bout des lиvres ; mais le
cardinal йtait lа, qui les observait de son oeil vigilant.
Ils sortirent de la chambre en mкme temps.
" Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, Monsieur ?
-- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan.
-- L'occasion viendra, rйpondit Rochefort.
-- Hein ? " fit Richelieu en ouvrant la porte.
Les deux hommes se sourirent, se serrиrent la main et saluиrent Son
Eminence.
" Nous commencions а nous impatienter, dit Athos.
-- Me voilа, mes amis ! rйpondit d'Artagnan, non seulement libre, mais
en faveur.
-- Vous nous conterez cela ?
-- Dиs ce soir. "
En effet, dиs le soir mкme d'Artagnan se rendit au logis d'Athos, qu'il
trouva en train de vider sa bouteille de vin d'Espagne, occupation qu'il
accomplissait religieusement tous les soirs.
Il lui raconta ce qui s'йtait passй entre le cardinal et lui, et tirant
le brevet de sa poche :
" Tenez, mon cher Athos, voilа, dit-il, qui vous revient tout
naturellement. "
Athos sourit de son doux et charmant sourire.
" Amis, dit-il, pour Athos c'est trop ; pour le comte de La Fиre, c'est
trop peu. Gardez ce brevet, il est а vous ; hйlas, mon Dieu ! vous l'avez
achetй assez cher. "
D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos, et entra dans celle de
Porthos.
Il le trouva vкtu d'un magnifique habit, couvert de broderies
splendides, et se mirant dans une glace.
" Ah ! ah ! dit Porthos, c'est vous, cher ami ! comment trouvez-vous
que ce vкtement me va ?
-- A merveille, dit d'Artagnan, mais je viens vous proposer un habit
qui vous ira mieux encore.
-- Lequel ? demanda Porthos.
-- Celui de lieutenant aux mousquetaires. "
D'Artagnan raconta а Porthos son entrevue avec le cardinal, et tirant
le brevet de sa poche :
" Tenez, mon cher, dit-il, йcrivez votre nom lа-dessus, et soyez bon
chef pour moi. "
Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit а d'Artagnan, au
grand йtonnement du jeune homme.
" Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas assez
longtemps а jouir de cette faveur. Pendant notre expйdition de Bйthune, le
mari de ma duchesse est mort ; de sorte que, mon cher, le coffre du dйfunt
me tendant les bras, j'йpouse la veuve. Tenez, j'essayais mon habit de noce
; gardez la lieutenance, mon cher, gardez. "
Et il rendit le brevet а d'Artagnan.
Le jeune homme entra chez Aramis.
Il le trouva agenouillй devant un prie-Dieu, le front appuyй contre son
livre d'heures ouvert.
Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la
troisiиme fois son brevet de sa poche :
" Vous, notre ami, notre lumiиre, notre protecteur invisible, dit-il,
acceptez ce brevet ; vous l'avez mйritй plus que personne, par votre sagesse
et vos conseils toujours suivis de si heureux rйsultats.
-- Hйlas, cher ami ! dit Aramis, nos derniиres aventures m'ont dйgoыtй
tout а fait de la vie d'homme d'йpйe. Cette fois, mon parti est pris
irrйvocablement, aprиs le siиge j'entre chez les Lazaristes. Gardez ce
brevet, d'Artagnan, le mйtier des armes vous convient, vous serez un brave
et aventureux capitaine. "
D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint
а Athos, qu'il trouva toujours attablй et mirant son dernier verre de malaga
а la lueur de la lampe.
" Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusй.
-- C'est que personne, cher ami, n'en йtait plus digne que vous. "
Il prit une plume, йcrivit sur le brevet le nom de d'Artagnan, et le
lui remit.
" Je n'aurai donc plus d'amis, dit le jeune homme, hйlas ! plus rien,
que d'amers souvenirs... "
Et il laissa tomber sa tкte entre ses deux mains, tandis que deux
larmes roulaient le long de ses joues.
" Vous кtes jeune, vous, rйpondit Athos, et vos souvenirs amers ont le
temps de se changer en doux souvenirs ! "