-- Aramis doit-il en faire autant que moi, Madame ? dit d'Artagnan
piquй.
-- Voilа dйjа deux ou trois fois que vous avez prononcй ce nom,
Monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
-- Vous ne connaissez pas l'homme au volet duquel vous avez йtй
frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez par trop crйdule, aussi !
-- Avouez que c'est pour me faire parler que vous inventez cette
histoire, et que vous crйez ce personnage.
-- Je n'invente rien, Madame, je ne crйe rien, je dis l'exacte vйritй.
-- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ?
-- Je le dis et je le rйpиte pour la troisiиme fois, cette maison est
celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis.
-- Tout cela s'йclaircira plus tard, murmura la jeune femme :
maintenant, Monsieur, taisez-vous.
-- Si vous pouviez voir mon coeur tout а dйcouvert, dit d'Artagnan,
vous y liriez tant de curiositй, que vous auriez pitiй de moi, et tant
d'amour, que vous satisferiez а l'instant mкme ma curiositй. On n'a rien а
craindre de ceux qui vous aiment.
-- Vous parlez bien vite d'amour, Monsieur ! dit la jeune femme en
secouant la tкte.
-- C'est que l'amour m'est venu vite et pour la premiиre fois, et que
je n'ai pas vingt ans. "
La jeune femme le regarda а la dйrobйe.
" Ecoutez, je suis dйjа sur la trace, dit d'Artagnan. Il y a trois
mois, j'ai manquй avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil а celui
que vous avez montrй а cette femme qui йtait chez lui, pour un mouchoir
marquй de la mкme maniиre, j'en suis sыr.
-- Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le
jure, avec ces questions.
-- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous йtiez arrкtйe avec
ce mouchoir, et que ce mouchoir fыt saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
-- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. ,
Constance Bonacieux ?
-- Ou Camille de Bois-Tracy.
-- Silence, Monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les
dangers que je cours pour moi-mкme ne vous arrкtent pas, songez а ceux que
vous pouvez courir, vous !
-- Moi ?
-- Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie а me
connaоtre.
-- Alors, je ne vous quitte plus.
-- Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains,
Monsieur, au nom du Ciel, au nom de l'honneur d'un militaire, au nom de la
courtoisie d'un gentilhomme, йloignez-vous ; tenez, voilа minuit qui sonne,
c'est l'heure oщ l'on m'attend.
-- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser а
qui me demande ainsi ; soyez contente, je m'йloigne.
-- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'йpierez pas ?
-- Je rentre chez moi а l'instant.
-- Ah ! je le savais bien, que vous йtiez un brave jeune homme ! "
s'йcria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre sur le
marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille.
-- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment.
" Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s'йcria d'Artagnan
avec cette brutalitй naпve que les femmes prйfиrent souvent aux affйteries
de la politesse, parce qu'elle dйcouvre le fond de la pensйe et qu'elle
prouve que le sentiment l'emporte sur la raison.
-- Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante, et en
serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonnй la sienne ; Eh bien,
je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd'hui n'est
pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je serai dйliйe un jour, je ne
satisferai pas votre curiositй ?
-- Et faites-vous la mкme promesse а mon amour ? s'йcria d'Artagnan au
comble de la joie.
-- Oh ! de ce cфtй, je ne veux point m'engager, cela dйpendra des
sentiments que vous saurez m'inspirer.
-- Ainsi, aujourd'hui, Madame...
-- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'а la reconnaissance.
-- Ah ! vous кtes trop charmante, dit d'Artagnan avec tristesse, et
vous abusez de mon amour.
-- Non, j'use de votre gйnйrositй, voilа tout. Mais, croyez-le bien,
avec certaines gens tout se retrouve.
-- Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette
soirйe, n'oubliez pas cette promesse.
-- Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh
bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m'attendait а minuit juste,
et je suis en retard.
-- De cinq minutes.
-- Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq
siиcles.
-- Quand on aime.
-- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire а un amoureux ?
-- C'est un homme qui vous attend ? s'йcria d'Artagnan, un homme !
-- Allons, voilа la discussion qui va recommencer, fit Mme Bonacieux
avec un demi-sourire qui n'йtait pas exempt d'une certaine teinte
d'impatience.
-- Non, non, je m'en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir
tout le mйrite de mon dйvouement, ce dйvouement dыt-il кtre une stupiditй.
Adieu, Madame, adieu ! "
Et comme s'il ne se fыt senti la force de se dйtacher de la main qu'il
tenait que par une secousse, il s'йloigna tout courant, tandis que Mme
Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et rйguliers ; puis,
arrivй а l'angle de la rue, il se retourna : la porte s'йtait ouverte et
refermйe, la jolie merciиre avait disparu.
D'Artagnan continua son chemin, il avait donnй sa parole de ne pas
йpier Mme Bonacieux, et sa vie eыt-elle dйpendu de l'endroit oщ elle allait
se rendre, ou de la personne qui devait l'accompagner, d'Artagnan serait
rentrй chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq minutes aprиs,
il йtait dans la rue des Fossoyeurs.
" Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se
sera endormi en m'attendant, ou il sera retournй chez lui, et en rentrant il
aura appris qu'une femme y йtait venue. Une femme chez Athos ! Aprиs tout,
continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort
йtrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
-- Mal, Monsieur, mal " , rйpondit une voix que le jeune homme reconnut
pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, а la maniиre des
gens trиs prйoccupйs, il s'йtait engagй dans l'allйe au fond de laquelle
йtait l'escalier qui conduisait а sa chambre.
" Comment, mal ? que veux-tu dire, imbйcile ? demanda d'Artagnan,
qu'est-il donc arrivй ?
-- Toutes sortes de malheurs.
-- Lesquels ?
-- D'abord M. Athos est arrкtй.
-- Arrкtй ! Athos ! arrкtй ! pourquoi ?
-- On l'a trouvй chez vous ; on l'a pris pour vous.
-- Et par qui a-t-il йtй arrкtй ?
-- Par la garde qu'ont йtй chercher les hommes noirs que vous avez mis
en fuite.
-- Pourquoi ne s'est-il pas nommй ? pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il
йtait йtranger а cette affaire ?
-- Il s'en est bien gardй, Monsieur ; il s'est au contraire approchй de
moi et m'a dit : " C'est ton maоtre qui a besoin de sa libertй en ce moment,
et non pas moi, puisqu'il sait tout et que je ne sais rien. On le croira
arrкtй, et cela lui donnera du temps ; dans trois jours je dirai qui je
suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. "
-- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien
lа ! Et qu'ont fait les sbires ?
-- Quatre l'ont emmenй je ne sais oщ, а la Bastille ou au Fort-l'Evкque
; deux sont restйs avec les hommes noirs, qui ont fouillй partout et qui ont
pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expйdition,
montaient la garde а la porte ; puis, quand tout a йtй fini, ils sont
partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
-- Et Porthos et Aramis ?
-- Je ne les avais pas trouvйs, ils ne sont pas venus.
-- Mais ils peuvent venir d'un moment а l'autre, car tu leur as fait
dire que je les attendais ?
-- Oui, Monsieur.
-- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent, prйviens-les de ce qui
m'est arrivй, qu'ils m'attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il y
aurait danger, la maison peut кtre espionnйe. Je cours chez M. de Trйville
pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
-- C'est bien, Monsieur, dit Planchet.
-- Mais tu resteras, tu n'auras pas peur ! dit d'Artagnan en revenant
sur ses pas pour recommander le courage а son laquais.
-- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas
encore ; je suis brave quand je m'y mets, allez ; c'est le tout de m'y
mettre ; d'ailleurs je suis Picard.
-- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutфt que de
quitter ton poste.
-- Oui, Monsieur, et il n'y a rien que je ne fasse pour prouver а
Monsieur que je lui suis attachй. "
" Bon, dit en lui-mкme d'Artagnan, il paraоt que la mйthode que j'ai
employйe а l'йgard de ce garзon est dйcidйment la bonne : j'en userai dans
l'occasion. "
Et de toute la vitesse de ses jambes, dйjа quelque peu fatiguйes
cependant par les courses de la journйe, d'Artagnan se dirigea vers la rue
du Colombier.
M. de Trйville n'йtait point а son hфtel ; sa compagnie йtait de garde
au Louvre ; il йtait au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu'а M. de Trйville ; il йtait important qu'il
fыt prйvenu de ce qui se passait. D'Artagnan rйsolut d'essayer d'entrer au
Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait
кtre un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour
prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l'idйe de passer le bac ; mais
en arrivant au bord de l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans
sa poche et s'йtait aperзu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait а la hauteur de la rue Guйnйgaud, il vit dйboucher de
la rue Dauphine un groupe composй de deux personnes et dont l'allure le
frappa.
Les deux personnes qui composaient le groupe йtaient : l'un, un homme ;
l'autre, une femme.
La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme ressemblait а
s'y mйprendre а Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore
se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de
La Harpe.
De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires.
Le capuchon de la femme йtait rabattu, l'homme tenait son mouchoir sur
son visage ; tous deux, cette double prйcaution l'indiquait, tous deux
avaient donc intйrкt а n'кtre point reconnus.
Ils prirent le pont : c'йtait le chemin de d'Artagnan, puisque
d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit.
D'Artagnan n'avait pas fait vingt pas, qu'il fut convaincu que cette
femme, c'йtait Mme Bonacieux, et que cet homme, c'йtait Aramis.
Il sentit а l'instant mкme tous les soupзons de la jalousie qui
s'agitaient dans son coeur.
Il йtait doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait dйjа
comme une maоtresse. Mme Bonacieux lui avait jurй ses grands dieux qu'elle
ne connaissait pas Aramis, et un quart d'heure aprиs qu'elle lui avait fait
ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis.
D'Artagnan ne rйflйchit pas seulement qu'il connaissait la jolie
merciиre depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien qu'un peu
de reconnaissance pour l'avoir dйlivrйe des hommes noirs qui voulaient
l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant
outragй, trahi, bafouй ; le sang et la colиre lui montиrent au visage, il
rйsolut de tout йclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s'йtaient aperзus qu'ils йtaient
suivis, et ils avaient doublй le pas. D'Artagnan prit sa course, les
dйpassa, puis revint sur eux au moment oщ ils se trouvaient devant la
Samaritaine, йclairйe par un rйverbиre qui projetait sa lueur sur toute
cette partie du pont.
D'Artagnan s'arrкta devant eux, et ils s'arrкtиrent devant lui.
" Que voulez-vous, Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un
pas et avec un accent йtranger qui prouvait а d'Artagnan qu'il s'йtait
trompй dans une partie de ses conjectures.
-- Ce n'est pas Aramis ! s'йcria-t-il.
-- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et а votre exclamation je vois
que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
-- Vous me pardonnez ! s'йcria d'Artagnan.
-- Oui, rйpondit l'inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce n'est
pas а moi que vous avez affaire.
-- Vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan, ce n'est pas а vous que
j'ai affaire, c'est а Madame.
-- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'йtranger.
-- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais.
-- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais
votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme ; j'espйrais pouvoir
compter dessus.
-- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassй, vous m'aviez promis...
-- Prenez mon bras, Madame, dit l'йtranger, et continuons notre chemin.
"
Cependant d'Artagnan, йtourdi, atterrй, anйanti par tout ce qui lui
arrivait, restait debout et les bras croisйs devant le mousquetaire et Mme
Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et йcarta d'Artagnan avec la
main.
D'Artagnan fit un bond en arriиre et tira son йpйe.
En mкme temps et avec la rapiditй de l'йclair, l'inconnu tira la
sienne.
" Au nom du Ciel, Milord ! s'йcria Mme Bonacieux en se jetant entre les
combattants et prenant les йpйes а pleines mains.
-- Milord ! s'йcria d'Artagnan illuminй d'une idйe subite, Milord !
pardon, Monsieur ; mais est-ce que vous seriez...
-- Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux а demi-voix ; et
maintenant vous pouvez nous perdre tous.
-- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord,
et j'йtais jaloux ; vous savez ce que c'est que d'aimer, Milord ;
pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Grвce.
-- Vous кtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant а
d'Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement ; vous m'offrez vos
services, je les accepte ; suivez-nous а vingt pas jusqu'au Louvre ; et si
quelqu'un nous йpie, tuez-le ! "
D'Artagnan mit son йpйe nue sous son bras, laissa prendre а Mme
Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit, prкt а exйcuter а la
lettre les instructions du noble et йlйgant ministre de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune sйide n'eut aucune occasion de donner au duc
cette preuve de son dйvouement, et la jeune femme et le beau mousquetaire
rentrиrent au Louvre par le guichet de l'Echelle sans avoir йtй inquiйtйs.
Quant а d'Artagnan, il se rendit aussitфt au cabaret de la Pomme de Pin
, oщ il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient.
Mais, sans leur donner d'autre explication sur le dйrangement qu'il
leur avait causй, il leur dit qu'il avait terminй seul l'affaire pour
laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention. Et
maintenant, emportйs que nous sommes par notre rйcit, laissons nos trois
amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les dйtours du Louvre, le duc
de Buckingham et son guide.



    CHAPITRE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM





Madame Bonacieux et le duc entrиrent au Louvre sans difficultй ; Mme
Bonacieux йtait connue pour appartenir а la reine ; le duc portait
l'uniforme des mousquetaires de M. de Trйville, qui, comme nous l'avons dit,
йtait de garde ce soir-lа. D'ailleurs Germain йtait dans les intйrкts de la
reine, et si quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accusйe d'avoir
introduit son amant au Louvre, voilа tout ; elle prenait sur elle le crime :
sa rйputation йtait perdue, il est vrai, mais de quelle valeur йtait dans le
monde la rйputation d'une petite merciиre ?
Une fois entrйs dans l'intйrieur de la cour, le duc et la jeune femme
suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ vingt-cinq pas ;
cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa une petite porte de service,
ouverte le jour, mais ordinairement fermйe la nuit ; la porte cйda ; tous
deux entrиrent et se trouvиrent dans l'obscuritй, mais Mme Bonacieux
connaissait tous les tours et dйtours de cette partie du Louvre, destinйe
aux gens de la suite. Elle referma les portes derriиre elle, prit le duc par
la main, fit quelques pas en tвtonnant, saisit une rampe, toucha du pied un
degrй, et commenзa de monter un escalier : le duc compta deux йtages. Alors
elle prit а droite, suivit un long corridor, redescendit un йtage, fit
quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte
et poussa le duc dans un appartement йclairй seulement par une lampe de
nuit, en disant : " Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit
par la mкme porte, qu'elle ferma а la clef, de sorte que le duc se trouva
littйralement prisonnier.
Cependant, tout isolй qu'il se trouvait, il faut le dire, le duc de
Buckingham n'йprouva pas un instant de crainte ; un des cфtйs saillants de
son caractиre йtait la recherche de l'aventure et l'amour du romanesque.
Brave, hardi, entreprenant, ce n'йtait pas la premiиre fois qu'il risquait
sa vie dans de pareilles tentatives ; il avait appris que ce prйtendu
message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il йtait venu а Paris, йtait un
piиge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position
qu'on lui avait faite, dйclarй а la reine qu'il ne partirait pas sans
l'avoir vue. La reine avait positivement refusй d'abord, puis enfin elle
avait craint que le duc, exaspйrй, ne fоt quelque folie. Dйjа elle йtait
dйcidйe а le recevoir et а le supplier de partir aussitфt, lorsque, le soir
mкme de cette dйcision, Mme Bonacieux, qui йtait chargйe d'aller chercher le
duc et de le conduire au Louvre, fut enlevйe. Pendant deux jours on ignora
complиtement ce qu'elle йtait devenue, et tout resta en suspens. Mais une
fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient
repris leur cours, et elle venait d'accomplir la pйrilleuse entreprise que,
sans son arrestation, elle eыt exйcutйe trois jours plus tфt.
Buckingham, restй seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de
mousquetaire lui allait а merveille.
A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait а juste titre pour le
plus beau gentilhomme et pour le plus йlйgant cavalier de France et
d'Angleterre.
Favori de deux rois, riche а millions, tout-puissant dans un royaume
qu'il bouleversait а sa fantaisie et calmait а son caprice, Georges
Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences
fabuleuses qui restent dans le cours des siиcles comme un йtonnement pour la
postйritй.
Aussi, sыr de lui-mкme, convaincu de sa puissance, certain que les lois
qui rйgissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au
but qu'il s'йtait fixй, ce but fыt-il si йlevй et si йblouissant que c'eыt
йtй folie pour un autre que de l'envisager seulement. C'est ainsi qu'il
йtait arrivй а s'approcher plusieurs fois de la belle et fiиre Anne
d'Autriche et а s'en faire aimer, а force d'йblouissement.
Georges Villiers se plaзa donc devant une glace, comme nous l'avons
dit, rendit а sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son
chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le coeur tout
gonflй de joie, heureux et fier de toucher au moment qu'il avait si
longtemps dйsirй, se sourit а lui-mкme d'orgueil et d'espoir.
En ce moment, une porte cachйe dans la tapisserie s'ouvrit et une femme
apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri,
c'йtait la reine !
Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c'est-а-dire
qu'elle se trouvait dans tout l'йclat de sa beautй.
Sa dйmarche йtait celle d'une reine ou d'une dйesse ; ses yeux, qui
jetaient des reflets d'йmeraude, йtaient parfaitement beaux, et tout а la
fois pleins de douceur et de majestй.
Sa bouche йtait petite et vermeille, et quoique sa lиvre infйrieure,
comme celle des princes de la maison d'Autriche, avanзвt lйgиrement sur
l'autre, elle йtait йminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi
profondйment dйdaigneuse dans le mйpris.
Sa peau йtait citйe pour sa douceur et son veloutй, sa main et ses bras
йtaient d'une beautй surprenante, et tous les poиtes du temps les chantaient
comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils йtaient dans sa jeunesse,
йtaient devenus chвtains, et qu'elle portait frisйs trиs clair et avec
beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur
le plus rigide n'eыt pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire
le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez.
Buckingham resta un instant йbloui ; jamais Anne d'Autriche ne lui
йtait apparue aussi belle, au milieu des bals, des fкtes, des carrousels,
qu'elle lui apparut en ce moment, vкtue d'une simple robe de satin blanc et
accompagnйe de doсa Estйfania, la seule de ses femmes espagnoles qui n'eыt
pas йtй chassйe par la jalousie du roi et par les persйcutions de Richelieu.
Anne d'Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se prйcipita а ses
genoux, et avant que la reine eыt pu l'en empкcher, il baisa le bas de sa
robe.
" Duc, vous savez dйjа que ce n'est pas moi qui vous ai fait йcrire.
-- Oh ! oui, Madame, oui, Votre Majestй, s'йcria le duc ; je sais que
j'ai йtй un fou, un insensй de croire que la neige s'animerait, que le
marbre s'йchaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on croit
facilement а l'amour ; d'ailleurs je n'ai pas tout perdu а ce voyage,
puisque je vous vois.
-- Oui, rйpondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous
vois, Milord. Je vous vois par pitiй pour vous-mкme ; je vous vois parce
qu'insensible а toutes mes peines, vous vous кtes obstinй а rester dans une
ville oщ, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir
risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous sйpare,
les profondeurs de la mer, l'inimitiй des royaumes, la saintetй des
serments. Il est sacrilиge de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous
vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir.
-- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre
voix couvre la duretй de vos paroles. Vous parlez de sacrilиge ! mais le
sacrilиge est dans la sйparation des coeurs que Dieu avait formйs l'un pour
l'autre.
-- Milord, s'йcria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit
que je vous aimais.
-- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ;
et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de Votre
Majestй une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, oщ trouvez- vous un
amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l'absence, ni le
dйsespoir ne peuvent йteindre ; un amour qui se contente d'un ruban йgarй,
d'un regard perdu, d'une parole йchappйe ?
" Il y a trois ans, Madame, que je vous ai vue pour la premiиre fois,
et depuis trois ans je vous aime ainsi.
" Voulez-vous que je vous dise comment vous йtiez vкtue la premiиre
fois que je vous vis ? voulez-vous que je dйtaille chacun des ornements de
votre toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous йtiez assise sur des
carreaux, а la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des
broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renouйes sur vos beaux
bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise
fermйe, un petit bonnet sur votre tкte, de la couleur de votre robe, et sur
ce bonnet une plume de hйron.
" Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous
йtiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous кtes maintenant,
c'est-а-dire cent fois plus belle encore !
-- Quelle folie ! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le courage
d'en vouloir au duc d'avoir si bien conservй son portrait dans son coeur ;
quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs !
-- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n'ai que des
souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon trйsor, mon espйrance. Chaque fois
que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'йcrin de
mon coeur. Celui-ci est le quatriиme que vous laissez tomber et que je
ramasse ; car en trois ans, Madame, je ne vous ai vue que quatre fois :
cette premiиre que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse,
la troisiиme dans les jardins d'Amiens.
-- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirйe.
-- Oh ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soirйe
heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il
faisait ? Comme l'air йtait doux et parfumй, comme le ciel йtait bleu et
tout йmaillй d'йtoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu кtre un instant
seul avec vous ; cette fois, vous йtiez prкte а tout me dire, l'isolement de
votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous йtiez appuyйe а mon bras,
tenez, а celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tкte а votre cфtй, vos beaux
cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je
frissonnais de la tкte aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas
tout ce qu'il y a de fйlicitйs du ciel, de joies du paradis enfermйes dans
un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me
reste de jours а vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit !
car cette nuit-lа, Madame, cette nuit-lа vous m'aimiez, je vous le jure.
-- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme
de cette belle soirйe, que la fascination de votre regard, que ces mille
circonstances enfin qui se rйunissent parfois pour perdre une femme se
soient groupйes autour de moi dans cette fatale soirйe ; mais vous l'avez
vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au
premier mot que vous avez osй dire, а la premiиre hardiesse а laquelle j'ai
eu а rйpondre, j'ai appelй.
-- Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait
succombй а cette йpreuve ; mais mon amour, а moi, en est sorti plus ardent
et plus йternel. Vous avez cru me fuir en revenant а Paris, vous avez cru
que je n'oserais quitter le trйsor sur lequel mon maоtre m'avait chargй de
veiller. Ah ! que m'importent а moi tous les trйsors du monde et tous les
rois de la terre ! Huit jours aprиs, j'йtais de retour, Madame. Cette fois,
vous n'avez rien eu а me dire : j'avais risquй ma faveur, ma vie, pour vous
voir une seconde, je n'ai pas mкme touchй votre main, et vous m'avez
pardonnй en me voyant si soumis et si repentant.
-- Oui, mais la calomnie s'est emparйe de toutes ces folies dans
lesquelles je n'йtais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le roi, excitй
par M. le cardinal, a fait un йclat terrible : Mme de Vernet a йtй chassйe,
Putange exilй, Mme de Chevreuse est tombйe en dйfaveur, et lorsque vous avez
voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-mкme,
souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-mкme s'y est opposй.
-- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je ne
puis plus vous voir, Madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous
entendiez parler de moi.
" Quel but pensez-vous qu'aient eu cette expйdition de Rй et cette
ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ? Le plaisir de
vous voir !
" Je n'ai pas l'espoir de pйnйtrer а main armйe jusqu'а Paris, je le
sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nйcessitera
un nйgociateur, ce nйgociateur ce sera moi. On n'osera plus me refuser
alors, et je reviendrai а Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un
instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront payй mon bonheur de leur
vie ; mais que m'importera, а moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est
peut-кtre bien fou, peut-кtre bien insensй ; mais, dites- moi, quelle femme
a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ?
-- Milord, Milord, vous invoquez pour votre dйfense des choses qui vous
accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d'amour que vous voulez me
donner sont presque des crimes.
-- Parce que vous ne m'aimez pas, Madame : si vous m'aimiez, vous
verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez,
ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont
vous parliez tout а l'heure, Mme de Chevreuse a йtй moins cruelle que vous ;
Holland l'a aimйe, et elle a rйpondu а son amour.
-- Mme de Chevreuse n'йtait pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue
malgrй elle par l'expression d'un amour si profond.
-- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'йtiez pas, vous, Madame, dites,
vous m'aimeriez donc ? Je puis donc croire que c'est la dignitй seule de
votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis donc croire que si vous
eussiez йtй Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espйrer ? Merci
de ces douces paroles, ф ma belle Majestй, cent fois merci.
-- Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interprйtй ; je n'ai pas
voulu dire...
-- Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur,
n'ayez pas la cruautй de me l'enlever. Vous l'avez dit vous-mкme, on m'a
attirй dans un piиge, j'y laisserai ma vie peut-кtre, car, tenez, c'est
йtrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je vais mourir. "
Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant а la fois.
" Oh ! mon Dieu ! s'йcria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui
prouvait quel intйrкt plus grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au
duc.
-- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, Madame, non ; c'est
mкme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me prйoccupe point de
pareils rкves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espйrance, que vous
m'avez presque donnйe, aura tout payй, fыt-ce mкme ma vie.
-- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des
pressentiments, moi aussi j'ai des rкves. J'ai songй que je vous voyais
couchй sanglant, frappй d'une blessure.
-- Au cфtй gauche, n'est-ce pas, avec un couteau ? interrompit
Buckingham.
-- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cфtй gauche avec un couteau.
Qui a pu vous dire que j'avais fait ce rкve ? Je ne l'ai confiй qu'а Dieu,
et encore dans mes priиres.
-- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien.
-- Je vous aime, moi ?
-- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mкmes rкves qu'а moi, si vous
ne m'aimiez pas ? Aurions-nous les mкmes pressentiments, si nos deux
existences ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez, ф reine, et
vous me pleurerez ?
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'йcria Anne d'Autriche, c'est plus que
je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez, retirez-vous ;
je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais,
c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitiй de moi, et partez. Oh
! si vous кtes frappй en France, si vous mourez en France, si je pouvais
supposer que votre amour pour moi fыt cause de votre mort, je ne me
consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en
supplie.
-- Oh ! que vous кtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit
Buckingham.
-- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez
comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entourй de gardes qui
vous dйfendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors je ne
craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur а vous revoir.
-- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
-- Oui...
-- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et
qui me rappelle que je n'ai point fait un rкve ; quelque chose que vous ayez
portй et que je puisse porter а mon tour, une bague, un collier, une chaоne.
-- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me
demandez ?
-- Oui.
-- A l'instant mкme ?
-- Oui.
-- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?
-- Oui, je vous le jure !
-- Attendez, alors, attendez. "
Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque
aussitфt, tenant а la main un petit coffret en bois de rose а son chiffre,
tout incrustй d'or.
" Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mйmoire de moi. "
Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois а genoux.
" Vous m'avez promis de partir, dit la reine.
-- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. "
Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s'appuyant de
l'autre sur Estйfania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lиvres sur cette belle main, puis se
relevant :
" Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue,
Madame, dussй-je bouleverser le monde pour cela. "
Et, fidиle а la promesse qu'il avait faite, il s'йlanзa hors de
l'appartement.
Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et qui,
avec les mкmes prйcautions et le mкme bonheur, le reconduisit hors du
Louvre.



    CHAPITRE XIII. MONSIEUR BONACIEUX





Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage
dont, malgrй sa position prйcaire, on n'avait paru s'inquiйter que fort
mйdiocrement ; ce personnage йtait M. Bonacieux, respectable martyr des
intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevкtraient si bien les unes aux
autres, dans cette йpoque а la fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement -- le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas --
heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
Les estafiers qui l'avaient arrкtй le conduisirent droit а la Bastille,
oщ on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui
chargeaient leurs mousquets.
De lа, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part
de ceux qui l'avaient amenй, l'objet des plus grossiиres injures et des plus
farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire а un
gentilhomme, et ils le traitaient en vйritable croquant.
Au bout d'une demi-heure а peu prиs, un greffier vint mettre fin а ses
tortures, mais non pas а ses inquiйtudes, en donnant l'ordre de conduire M.
Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait
les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de
faзons.
Deux gardes s'emparиrent du mercier, lui firent traverser une cour, le
firent entrer dans un corridor oщ il y avait trois sentinelles, ouvrirent
une porte et le poussиrent dans une chambre basse, oщ il n'y avait pour tous
meubles qu'une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire йtait
assis sur la chaise et occupй а йcrire sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un
signe du commissaire, s'йloignиrent hors de la portйe de la voix.
Le commissaire, qui jusque-lа avait tenu sa tкte baissйe sur ses
papiers, la releva pour voir а qui il avait affaire. Ce commissaire йtait un
homme а la mine rйbarbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et
saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et vifs, а la physionomie
tenant а la fois de la fouine et du renard. Sa tкte, supportйe par un cou
long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balanзant avec un
mouvement а peu prиs pareil а celui de la tortue tirant sa tкte hors de sa
carapace.
Il commenзa par demander а M. Bonacieux ses nom et prйnoms, son вge,
son йtat et son domicile.
L'accusй rйpondit qu'il s'appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu'il
йtait вgй de cinquante et un ans, mercier retirй et qu'il demeurait rue des
Fossoyeurs, n 11.
Le commissaire alors, au lieu de continuer а l'interroger, lui fit un
grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois obscur а se mкler
des choses publiques.

Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta la
puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce
vainqueur des ministres passйs, cet exemple des ministres а venir : actes et
puissance que nul ne contrecarrait impunйment.
Aprиs cette deuxiиme partie de son discours, fixant son regard
d'йpervier sur le pauvre Bonacieux, il l'invita а rйflйchir а la gravitй de
sa situation.
Les rйflexions du mercier йtaient toutes faites : il donnait au diable
l'instant oщ M. de La Porte avait eu l'idйe de le marier avec sa filleule,
et l'instant surtout oщ cette filleule avait йtй reзue dame de la lingerie
chez la reine.
Le fond du caractиre de maоtre Bonacieux йtait un profond йgoпsme mкlй
а une avarice sordide, le tout assaisonnй d'une poltronnerie extrкme.
L'amour que lui avait inspirй sa jeune femme, йtant un sentiment tout
secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons
d'йnumйrer.
Bonacieux rйflйchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire.
" Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je
connais et que j'apprйcie plus que personne le mйrite de l'incomparable
Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'кtre gouvernйs.
-- Vraiment ? demanda le commissaire d'un air de doute ; mais s'il en
йtait vйritablement ainsi, comment seriez-vous а la Bastille ?
-- Comment j'y suis, ou plutфt pourquoi j'y suis, rйpliqua M.
Bonacieux, voilа ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que
je l'ignore moi-mкme ; mais, а coup sыr, ce n'est pas pour avoir dйsobligй,
sciemment du moins, M. le cardinal.
-- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous кtes
ici accusй de haute trahison.
-- De haute trahison ! s'йcria Bonacieux йpouvantй, de haute trahison !
et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui dйteste les huguenots et qui
abhorre les Espagnols soit accusй de haute trahison ? Rйflйchissez,
Monsieur, la chose est matйriellement impossible.
-- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l'accusй comme
si ses petits yeux avaient la facultй de lire jusqu'au plus profond des
coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ?
-- Oui, Monsieur, rйpondit le mercier tout tremblant, sentant que
c'йtait lа oщ les affaires allaient s'embrouiller ; c'est-а-dire, j'en avais
une.
-- Comment ? vous en aviez une ! qu'en avez-vous fait, si vous ne
l'avez plus ?
-- On me l'a enlevйe, Monsieur.
-- On vous l'a enlevйe ? dit le commissaire. Ah ! "
Bonacieux sentit а ce " ah ! " que l'affaire s'embrouillait de plus en
plus.
" On vous l'a enlevйe ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est
l'homme qui a commis ce rapt ?
-- Je crois le connaоtre.
-- Quel est-il ?
-- Songez que je n'affirme rien, Monsieur le commissaire, et que je
soupзonne seulement.
-- Qui soupзonnez-vous ? Voyons, rйpondez franchement. "
M. Bonacieux йtait dans la plus grande perplexitй : devait-il tout nier
ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu'il en savait trop long
pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve de bonne volontй. Il se
dйcida donc а tout dire.
" Je soupзonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout а
fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, а ce qu'il
m'a semblй, quand j'attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la
ramener chez moi. "
Le commissaire parut йprouver quelque inquiйtude.
" Et son nom ? dit-il.
-- Oh ! quant а son nom, je n'en sais rien, mais si je le rencontre
jamais, je le reconnaоtrai а l'instant mкme, je vous en rйponds, fыt-il
entre mille personnes. "
Le front du commissaire se rembrunit.
" Vous le reconnaоtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il...
-- C'est-а-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait fausse
route, c'est-а-dire...
-- Vous avez rйpondu que vous le reconnaоtriez, dit le commissaire ;
c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui ; il faut, avant que nous
allions plus loin, que quelqu'un soit prйvenu que vous connaissez le
ravisseur de votre femme.
-- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'йcria Bonacieux
au dйsespoir. Je vous ai dit au contraire...
-- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
-- Et oщ faut-il le conduire ? demanda le greffier.
-- Dans un cachot.
-- Dans lequel ?
-- Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien " ,
rйpondit le commissaire avec une indiffйrence qui pйnйtra d'horreur le
pauvre Bonacieux.
" Hйlas ! hйlas ! se dit-il, le malheur est sur ma tкte ; ma femme aura
commis quelque crime effroyable ; on me croit son complice, et l'on me
punira avec elle : elle en aura parlй, elle aura avouй qu'elle m'avait tout
dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela !
une nuit est bientфt passйe ; et demain, а la roue, а la potence ! Oh ! mon
Dieu ! mon Dieu ! ayez pitiй de moi ! "
Sans йcouter le moins du monde les lamentations de maоtre Bonacieux,
lamentations auxquelles d'ailleurs ils devaient кtre habituйs, les deux
gardes prirent le prisonnier par un bras, et l'emmenиrent, tandis que le
commissaire йcrivait en hвte une lettre que son greffier attendait.
Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fыt par trop
dйsagrйable, mais parce que ses inquiйtudes йtaient trop grandes. Il resta
toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les
premiers rayons du jour se glissиrent dans sa chambre, l'aurore lui parut
avoir pris des teintes funиbres.
Tout а coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut
terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire а l'йchafaud
; aussi, lorsqu'il vit purement et simplement paraоtre, au lieu de
l'exйcuteur qu'il attendait, son commissaire et son greffier de la veille,
il fut tout prиs de leur sauter au cou.
" Votre affaire s'est fort compliquйe depuis hier au soir, mon brave
homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la vйritй
; car votre repentir peut seul conjurer la colиre du cardinal.
-- Mais je suis prкt а tout dire, s'йcria Bonacieux, du moins tout ce
que je sais. Interrogez, je vous prie.
-- Oщ est votre femme, d'abord ?
-- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevйe.
-- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'aprиs-midi, grвce а vous,
elle s'est йchappйe.
-- Ma femme s'est йchappйe ! s'йcria Bonacieux. Oh ! la malheureuse !
Monsieur, si elle s'est йchappйe, ce n'est pas ma faute, je vous le jure.
-- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan, votre voisin,
avec lequel vous avez eu une longue confйrence dans la journйe ?
-- Ah ! oui, Monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j'avoue
que j'ai eu tort. J'ai йtй chez M. d'Artagnan.
-- Quel йtait le but de cette visite ?
-- De le prier de m'aider а retrouver ma femme. Je croyais que j'avais
droit de la rйclamer ; je me trompais, а ce qu'il paraоt, et je vous en
demande bien pardon.
-- Et qu'a rйpondu M. d'Artagnan ?
-- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais je me suis bientфt aperзu
qu'il me trahissait.
-- Vous en imposez а la justice ! M. d'Artagnan a fait un pacte avec
vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui
avaient arrкtй votre femme, et l'a soustraite а toutes les recherches.
-- M. d'Artagnan a enlevй ma femme ! Ah за, mais que me dites-vous lа ?
-- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui
кtre confrontй.
-- Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s'йcria Bonacieux ; je ne
serais pas fвchй de voir une figure de connaissance.