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йtiez embarrassй sur ce que vous deviez faire ?... Mais attendez...
rendez-moi ce saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses
faces йraillйe par suite d'un accident. "
D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit а Athos.
Athos tressaillit :
" Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas йtrange ? "
Et il montrait а d'Artagnan cette йgratignure qu'il se rappelait devoir
exister.
" Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
-- De ma mиre, qui le tenait de sa mиre а elle. Comme je vous le dis,
c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la famille.
-- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hйsitation d'Artagnan.
-- Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l'ai donnй pendant
une nuit d'amour, comme il vous a йtй donnй а vous. "
D'Artagnan resta pensif а son tour, il lui semblait voir dans l'вme de
Milady des abоmes dont les profondeurs йtaient sombres et inconnues.
Il remit la bague non pas а son doigt, mais dans sa poche.
" Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous
aime, d'Artagnan ; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas plus que vous.
Eh bien, croyez-moi, renoncez а cette femme. Je ne la connais pas, mais une
espиce d'intuition me dit que c'est une crйature perdue, et qu'il y a
quelque chose de fatal en elle.
-- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sйpare ; je vous
avoue que cette femme m'effraie moi-mкme.
-- Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
-- Je l'aurai, rйpondit d'Artagnan, et а l'instant mкme.
-- Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en
serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu
veuille que cette femme, qui est а peine entrйe dans votre vie, n'y laisse
pas une trace funeste ! "
Et Athos salua d'Artagnan de la tкte, en homme qui veut faire
comprendre qu'il n'est pas fвchй de rester seul avec ses pensйes.
En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait. Un mois
de fiиvre n'eыt pas plus changй la pauvre enfant qu'elle ne l'йtait pour
cette nuit d'insomnie et de douleur.
Elle йtait envoyйe par sa maоtresse au faux de Wardes. Sa maоtresse
йtait folle d'amour, ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui
donnerait une seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, pвle et tremblante, attendait la rйponse de
d'Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les conseils de
son ami joints aux cris de son propre coeur l'avaient dйterminй, maintenant
que son orgueil йtait sauvй et sa vengeance satisfaite, а ne plus revoir
Milady. Pour toute rйponse il prit donc une plume et йcrivit la lettre
suivante :
" Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis
ma convalescence j'ai tant d'occupations de ce genre qu'il m'a fallu y
mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de vous
en faire part.
" Je vous baise les mains.
" Comte DE WARDES. "
Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme contre
Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une
derniиre ressource pour l'йquipement ?
On aurait tort au reste de juger les actions d'une йpoque au point de
vue d'une autre йpoque. Ce qui aujourd'hui serait regardй comme une honte
pour un galant homme йtait dans ce temps une chose toute simple et toute
naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en gйnйral
entretenir par leurs maоtresses.
D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte а Ketty, qui la lut d'abord
sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une
seconde fois.
Ketty ne pouvait croire а ce bonheur : d'Artagnan fut forcй de lui
renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par йcrit ;
et quel que fыt, avec le caractиre emportй de Milady, le danger que courыt
la pauvre enfant а remettre ce billet а sa maоtresse, elle n'en revint pas
moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d'une
rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement йgal а celui que Ketty
avait mis а l'apporter, mais au premier mot qu'elle lut, elle devint livide
; puis elle froissa le papier ; puis elle se retourna avec un йclair dans
les yeux du cфtй de Ketty.
" Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle.
-- Mais c'est la rйponse а celle de Madame, rйpondit Ketty toute
tremblante.
-- Impossible ! s'йcria Milady ; impossible qu'un gentilhomme ait йcrit
а une femme une pareille lettre ! "
Puis tout а coup tressaillant :
" Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrкta.
Ses dents grinзaient, elle йtait couleur de cendre : elle voulut faire
un pas vers la fenкtre pour aller chercher de l'air ; mais elle ne put
qu'йtendre les bras, les jambes lui manquиrent, et elle tomba sur un
fauteuil.
Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se prйcipita pour ouvrir son
corsage. Mais Milady se releva vivement :
" Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur
moi ?
-- J'ai pensй que Madame se trouvait mal et j'ai voulu lui porter
secours, rйpondit la suivante tout йpouvantйe de l'expression terrible
qu'avait prise la figure de sa maоtresse.
-- Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une femmelette ?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez- vous ! "
Et de la main elle fit signe а Ketty de sortir.
Le soir Milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan aussitфt qu'il
viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta
tout ce qui s'йtait passй la veille : d'Artagnan sourit ; cette jalouse
colиre de Milady, c'йtait sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela
l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l'attendit
inutilement.
Le lendemain Ketty se prйsenta chez d'Artagnan, non plus joyeuse et
alerte comme les deux jours prйcйdents, mais au contraire triste а mourir.
D'Artagnan demanda а la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais celle-ci,
pour toute rйponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
Cette lettre йtait de l'йcriture de Milady : seulement cette fois elle
йtait bien а l'adresse de d'Artagnan et non а celle de M. de Wardes.
Il l'ouvrit et lut ce qui suit :
" Cher Monsieur d'Artagnan, c'est mal de nйgliger ainsi ses amis,
surtout au moment oщ l'on va les quitter pour si longtemps. Mon beau- frиre
et moi nous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera- t-il de
mкme ce soir ?
" Votre bien reconnaissante,
" LADY CLARICK. "
" C'est tout simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais а cette lettre.
Mon crйdit hausse de la baisse du comte de Wardes.
-- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
-- Ecoute, ma chиre enfant, dit le Gascon, qui cherchait а s'excuser а
ses propres yeux de manquer а la promesse qu'il avait faite а Athos, tu
comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre а une invitation si
positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien а
l'interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et
qui peut dire jusqu'oщ irait la vengeance d'une femme de cette trempe ?
-- Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez prйsenter les choses de faзon
que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et
si cette fois vous alliez lui plaire sous votre vйritable nom et votre vrai
visage, ce serait bien pis que la premiиre fois ! "
L'instinct faisait deviner а la pauvre fille une partie de ce qui
allait arriver.
D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester
insensible aux sйductions de Milady.
Il lui fit rйpondre qu'il йtait on ne peut plus reconnaissant de ses
bontйs et qu'il se rendrait а ses ordres ; mais il n'osa lui йcrire de peur
de ne pouvoir, а des yeux aussi exercйs que ceux de Milady, dйguiser
suffisamment son йcriture.
A neuf heures sonnant, d'Artagnan йtait place Royale. Il йtait йvident
que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre йtaient prйvenus, car
aussitфt que d'Artagnan parut, avant mкme qu'il eыt demandй si Milady йtait
visible, un d'eux courut l'annoncer.
" Faites entrer " , dit Milady d'une voix brиve, mais si perзante que
d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
On l'introduisit.
" Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne.
"
Le laquais sortit.
D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle йtait pвle et avait
les yeux fatiguйs, soit par les larmes, soit par l'insomnie. On avait avec
intention diminuй le nombre habituel des lumiиres, et cependant la jeune
femme ne pouvait arriver а cacher les traces de la fiиvre qui l'avait
dйvorйe depuis deux jours.
D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit
alors un effort suprкme pour le recevoir, mais jamais physionomie plus
bouleversйe ne dйmentit sourire plus aimable.
Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santй :
" Mauvaise, rйpondit-elle, trиs mauvaise.
-- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de
repos sans doute et je vais me retirer.
-- Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, Monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira. "
" Oh ! oh ! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais йtй si charmante,
dйfions- nous. "
Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout
l'йclat possible а sa conversation. En mкme temps cette fiиvre qui l'avait
abandonnйe un instant revenait rendre l'йclat а ses yeux, le coloris а ses
joues, le carmin а ses lиvres. D'Artagnan retrouva la Circй qui l'avait dйjа
enveloppй de ses enchantements. Son amour, qu'il croyait йteint et qui
n'йtait qu'assoupi, se rйveilla dans son coeur. Milady souriait et
d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
Il y eut un moment oщ il sentit quelque chose comme un remords de ce
qu'il avait fait contre elle.
Peu а peu Milady devint plus communicative. Elle demanda а d'Artagnan
s'il avait une maоtresse.
" Hйlas ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il put
prendre, pouvez-vous кtre assez cruelle pour me faire une pareille question,
а moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous
et pour vous ! "
Milady sourit d'un йtrange sourire.
" Ainsi vous m'aimez ? dit-elle.
-- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en кtes-vous point aperзue
?
-- Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils
sont difficiles а prendre.
-- Oh ! les difficultйs ne m'effraient pas, dit d'Artagnan ; il n'y a
que les impossibilitйs qui m'йpouvantent.
-- Rien n'est impossible, dit Milady, а un vйritable amour.
-- Rien, Madame ?
-- Rien " , reprit Milady.
" Diable ! reprit d'Artagnan а part lui, la note est changйe.
Deviendrait- elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et
serait-elle disposйe а me donner а moi-mкme quelque autre saphir pareil а
celui qu'elle m'a donnй me prenant pour de Wardes ? "
D'Artagnan rapprocha vivement son siиge de celui de Milady.
" Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont
vous parlez ?
-- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prкt.
-- A tout ?
-- A tout ! s'йcria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas
grand- chose а risquer en s'engageant ainsi.
-- Eh bien, causons un peu, dit а son tour Milady en rapprochant son
fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
-- Je vous йcoute, Madame " , dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme indйcise ; puis paraissant
prendre une rйsolution :
" J'ai un ennemi, dit-elle.
-- Vous, Madame ! s'йcria d'Artagnan jouant la surprise, est-ce
possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'кtes !
-- Un ennemi mortel.
-- En vйritй ?
-- Un ennemi qui m'a insultйe si cruellement que c'est entre lui et moi
une guerre а mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? "
D'Artagnan comprit sur-le-champ oщ la vindicative crйature en voulait
venir.
" Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous
appartiennent comme mon amour.
-- Alors, dit Milady, puisque vous кtes aussi gйnйreux qu'amoureux... "
Elle s'arrкta.
" Eh bien ? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, reprit Milady aprиs un moment de silence, cessez dиs
aujourd'hui de parler d'impossibilitйs.
-- Ne m'accablez pas de mon bonheur " , s'йcria d'Artagnan en se
prйcipitant а genoux et en couvrant de baisers les mains qu'on lui
abandonnait.
" Venge-moi de cet infвme de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et
je saurai bien me dйbarrasser de toi ensuite, double sot, lame d'йpйe
vivante ! "
" Tombe volontairement entre mes bras aprиs m'avoir raillй si
effrontйment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son cфtй,
et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. "
D'Artagnan releva la tкte.
" Je suis prкt, dit-il.
-- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady.
-- Je devinerais un de vos regards.
-- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est dйjа acquis
tant de renommйe ?
-- A l'instant mкme.
-- Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?
-- Vous savez la seule rйponse que je dйsire, dit d'Artagnan, la seule
qui soit digne de vous et de moi ! "
Et il l'attira doucement vers lui.
Elle rйsista а peine.
" Intйressй ! dit-elle en souriant.
-- Ah ! s'йcria d'Artagnan vйritablement emportй par la passion que
cette femme avait le don d'allumer dans son coeur, ah ! c'est que mon
bonheur me paraоt invraisemblable, et qu'ayant toujours peur de le voir
s'envoler comme un rкve, j'ai hвte d'en faire une rйalitй.
-- Eh bien, mйritez donc ce prйtendu bonheur.
-- Je suis а vos ordres, dit d'Artagnan.
-- Bien sыr ? fit Milady avec un dernier doute.
-- Nommez-moi l'infвme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
-- Qui vous dit que j'ai pleurй ? dit-elle.
-- Il me semblait...
-- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
-- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
-- Songez que son nom c'est tout mon secret.
-- Il faut cependant que je sache son nom.
-- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
-- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ?
-- Vous le connaissez.
-- Vraiment ?
-- Oui.
-- Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant
l'hйsitation pour faire croire а son ignorance.
-- Si c'йtait un de vos amis, vous hйsiteriez donc ? " s'йcria Milady.
Et un йclair de menace passa dans ses yeux.
" Non, fыt-ce mon frиre ! " s'йcria d'Artagnan comme emportй par
l'enthousiasme.
Notre Gascon s'avanзait sans risque ; car il savait oщ il allait.
" J'aime votre dйvouement, dit Milady.
-- Hйlas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan.
-- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main.
Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le
toucher, cette fiиvre qui brыlait Milady le gagnait lui-mкme.
" Vous m'aimez, vous ! s'йcria-t-il. Oh ! si cela йtait, ce serait а en
perdre la raison. "
Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'йcarter ses
lиvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.
Ses lиvres йtaient froides : il sembla а d'Artagnan qu'il venait
d'embrasser une statue.
Il n'en йtait pas moins ivre de joie, йlectrisй d'amour ; il croyait
presque а la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes.
Si de Wardes eыt йtй en ce moment sous sa main, il l'eыt tuй.
Milady saisit l'occasion.
" Il s'appelle... , dit-elle а son tour.
-- De Wardes, je le sais, s'йcria d'Artagnan.
-- Et comment le savez-vous ? " demanda Milady en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son вme.
D'Artagnan sentit qu'il s'йtait laissй emporter, et qu'il avait fait
une faute.
" Dites, dites, mais dites donc ! rйpйtait Milady, comment le savez-
vous ?
-- Comment je le sais ? dit d'Artagnan.
-- Oui.
-- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon oщ j'йtais, a
montrй une bague qu'il a dit tenir de vous.
-- Le misйrable ! " s'йcria Milady.
L'йpithиte, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au fond du coeur
de d'Artagnan.
" Eh bien ? continua-t-elle.
-- Eh bien, je vous vengerai de ce misйrable, reprit d'Artagnan en se
donnant des airs de don Japhet d'Armйnie.
-- Merci, mon brave ami ! s'йcria Milady ; et quand serai-je vengйe ?
-- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. "
Milady allait s'йcrier : " Tout de suite " ; mais elle rйflйchit qu'une
pareille prйcipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan.
D'ailleurs, elle avait mille prйcautions а prendre, mille conseils а
donner а son dйfenseur, pour qu'il йvitвt les explications devant tйmoins
avec le comte. Tout cela se trouva prйvu par un mot de d'Artagnan.
" Demain, dit-il, vous serez vengйe ou je serai mort.
-- Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est
un lвche.
-- Avec les femmes peut-кtre, mais pas avec les hommes. J'en sais
quelque chose, moi.
-- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez pas eu
а vous plaindre de la fortune.
-- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir
demain.
-- Ce qui veut dire que vous hйsitez maintenant.
-- Non, je n'hйsite pas, Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me
laisser aller а une mort possible sans m'avoir donnй au moins un peu plus
que de l'espoir ? "
Milady rйpondit par un coup d'oeil qui voulait dire :
" N'est-ce que cela ? parlez donc. "
Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives :
" C'est trop juste, dit-elle tendrement.
-- Oh ! vous кtes un ange, dit le jeune homme.
-- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
-- Sauf ce que je vous demande, chиre вme !
-- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier а ma tendresse ?
-- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
-- Silence ; j'entends mon frиre : il est inutile qu'il vous trouve
ici. "
Elle sonna ; Ketty parut.
" Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte
dйrobйe, et revenez а onze heures ; nous achиverons cet entretien : Ketty
vous introduira chez moi. "
La pauvre enfant pensa tomber а la renverse en entendant ces paroles.
" Eh bien ! que faites-vous, Mademoiselle, а demeurer lа, immobile
comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir, а onze
heures, vous avez entendu ! "
" Il paraоt que ses rendez-vous sont а onze heures, pensa d'Artagnan :
c'est une habitude prise. "
Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
" Voyons, dit-il en se retirant et en rйpondant а peine aux reproches
de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; dйcidйment cette femme est une
grande scйlйrate : prenons garde. "
D'Artagnan йtait sorti de l'hфtel au lieu de monter tout de suite chez
Ketty, malgrй les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela
pour deux raisons : la premiиre, parce que de cette faзon il йvitait les
reproches, les rйcriminations, les priиres ; la seconde, parce qu'il n'йtait
pas fвchй de lire un peu dans sa pensйe, et, s'il йtait possible, dans celle
de cette femme.
Tout ce qu'il y avait de plus clair lа-dedans, c'est que d'Artagnan
aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un
instant d'Artagnan comprit que ce qu'il aurait de mieux а faire serait de
rentrer chez lui et d'йcrire а Milady une longue lettre dans laquelle il lui
avouerait que lui et de Wardes йtaient jusqu'а prйsent absolument le mкme,
que par consйquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, а tuer de
Wardes. Mais lui aussi йtait йperonnй d'un fйroce dйsir de vengeance ; il
voulait possйder а son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette
vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y
renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de
dix pas en dix pas pour regarder la lumiиre de l'appartement de Milady,
qu'on apercevait а travers les jalousies ; il йtait йvident que cette fois
la jeune femme йtait moins pressйe que la premiиre de rentrer dans sa
chambre.
Enfin la lumiиre disparut.
Avec cette lueur s'йteignit la derniиre irrйsolution dans le coeur de
d'Artagnan ; il se rappela les dйtails de la premiиre nuit, et, le coeur
bondissant, la tкte en feu, il rentra dans l'hфtel et se prйcipita dans la
chambre de Ketty.
La jeune fille, pвle comme la mort, tremblant de tous ses membres,
voulut arrкter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait entendu le
bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte.
" Venez " , dit-elle.
Tout cela йtait d'une si incroyable imprudence, d'une si monstrueuse
effronterie, qu'а peine si d'Artagnan pouvait croire а ce qu'il voyait et а
ce qu'il entendait. Il croyait кtre entraоnй dans quelqu'une de ces
intrigues fantastiques comme on en accomplit en rкve.
Il ne s'йlanзa pas moins vers Milady, cйdant а cette attraction que
l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derriиre eux.
Ketty s'йlanзa а son tour contre la porte.
La jalousie, la fureur, l'orgueil offensй, toutes les passions enfin
qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la poussaient а une
rйvйlation ; mais elle йtait perdue si elle avouait avoir donnй les mains а
une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan йtait perdu pour
elle. Cette derniиre pensйe d'amour lui conseilla encore ce dernier
sacrifice.
D'Artagnan, de son cфtй, йtait arrivй au comble de tous ses voeux : ce
n'йtait plus un rival qu'on aimait en lui, c'йtait lui-mкme qu'on avait
l'air d'aimer. Une voix secrиte lui disait bien au fond du coeur qu'il
n'йtait qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en attendant qu'il
donnвt la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient
taire cette voix, йtouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait а de Wardes et se demandait
pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-mкme.
Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut
plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant
йpouvantй, ce fut une maоtresse ardente et passionnйe s'abandonnant tout
entiиre а un amour qu'elle semblait йprouver elle- mкme. Deux heures а peu
prиs s'йcoulиrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se calmиrent ; Milady, qui
n'avait point les mкmes motifs que d'Artagnan pour oublier, revint la
premiиre а la rйalitй et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient
amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre йtaient bien
arrкtйes d'avance dans son esprit.
Mais d'Artagnan, dont les idйes avaient pris un tout autre cours,
s'oublia comme un sot et rйpondit galamment qu'il йtait bien tard pour
s'occuper de duels а coups d'йpйe.
Cette froideur pour les seuls intйrкts qui l'occupassent effraya
Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais sйrieusement pensй а ce duel
impossible, voulut dйtourner la conversation, mais il n'йtait plus de force.
Milady le contint dans les limites qu'elle avait tracйes d'avance avec
son esprit irrйsistible et sa volontй de fer.
D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant а Milady de renoncer,
en pardonnant а de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait formйs.
Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et
s'йloigna.
" Auriez-vous peur, cher d'Artagnan ? dit-elle d'une voix aiguл et
railleuse qui rйsonna йtrangement dans l'obscuritй.
-- Vous ne le pensez pas, chиre вme ! rйpondit d'Artagnan ; mais enfin,
si ce pauvre comte de Wardes йtait moins coupable que vous ne le pensez ?
-- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompйe, et du moment oщ
il m'a trompйe il a mйritй la mort.
-- Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! " dit d'Artagnan d'un
ton si ferme, qu'il parut а Milady l'expression d'un dйvouement а toute
йpreuve.
Aussitфt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais
d'Artagnan croyait кtre prиs d'elle depuis deux heures а peine lorsque le
jour parut aux fentes des jalousies et bientфt envahit la chambre de sa
lueur blafarde.
Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela la
promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
" Je suis tout prкt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais кtre
certain d'une chose.
-- De laquelle ? demanda Milady.
-- C'est que vous m'aimez.
-- Je vous en ai donnй la preuve, ce me semble.
-- Oui, aussi je suis а vous corps et вme.
-- Merci, mon brave amant ! mais de mкme que je vous ai prouvй mon
amour, vous me prouverez le vфtre а votre tour, n'est-ce pas ?
-- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites, reprit
d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?
-- Que puis-je craindre ?
-- Mais enfin, que je sois blessй dangereusement, tuй mкme.
-- Impossible, dit Milady, vous кtes un homme si vaillant et une si
fine йpйe.
-- Vous ne prйfйreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous
vengerait de mкme tout en rendant inutile le combat. "
Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers
rayons du jour donnait а ses yeux clairs une expression йtrangement funeste.
" Vraiment, dit-elle, je crois que voilа que vous hйsitez maintenant.
-- Non, je n'hйsite pas ; mais c'est que ce pauvre comte de Wardes me
fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me semble qu'un
homme doit кtre si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il
n'a pas besoin d'autre chвtiment :
-- Qui vous dit que je l'aie aimй ? demanda Milady.
-- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuitй que vous en
aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le rйpиte,
je m'intйresse au comte.
-- Vous ? demanda Milady.
-- Oui moi.
-- Et pourquoi vous ?
-- Parce que seul je sais...
-- Quoi ?
-- Qu'il est loin d'кtre ou plutфt d'avoir йtй aussi coupable envers
vous qu'il le paraоt.
-- En vйritй ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car je ne
sais vraiment ce que vous voulez dire. "
Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrassйe, avec des yeux
qui semblaient s'enflammer peu а peu.
" Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan dйcidй а en finir ;
et depuis que votre amour est а moi, que je suis bien sыr de le possйder,
car je le possиde, n'est-ce pas ?...
-- Tout entier, continuez.
-- Eh bien, je me sens comme transportй, un aveu me pиse.
-- Un aveu ?
-- Si j'eusse doutй de votre amour je ne l'eusse pas fait ; mais vous
m'aimez, ma belle maоtresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ?
-- Sans doute.
-- Alors si par excиs d'amour je me suis rendu coupable envers vous,
vous me pardonnerez ?
-- Peut-кtre ! "
D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pыt prendre, de
rapprocher ses lиvres des lиvres de Milady, mais celle-ci l'йcarta.
" Cet aveu, dit-elle en pвlissant, quel est cet aveu ?
-- Vous aviez donnй rendez-vous а de Wardes, jeudi dernier, dans cette
mкme chambre, n'est-ce pas ?
-- Moi, non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme et
d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eыt pas eu une certitude si
parfaite, il eыt doutй.
-- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait
inutile.
-- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !
-- Oh ! rassurez-vous, vous n'кtes point coupable envers moi, et je
vous ai dйjа pardonnй !
-- Aprиs, aprиs ?
-- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
-- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-mкme que cette bague...
-- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes de
jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mкme personne. "
L'imprudent s'attendait а une surprise mкlйe de pudeur, а un petit
orage qui se rйsoudrait en larmes ; mais il se trompait йtrangement, et son
erreur ne fut pas longue.
Pвle et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d'Artagnan d'un
violent coup dans la poitrine, elle s'йlanзa hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.
D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour
implorer son pardon ; mais elle, d'un mouvement puissant et rйsolu, elle
essaya de fuir. Alors la batiste se dйchira en laissant а nu les йpaules, et
sur l'une de ces belles йpaules rondes et blanches, d'Artagnan, avec un
saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque indйlйbile
qu'imprime la main infamante du bourreau.
" Grand Dieu ! " s'йcria d'Artagnan en lвchant le peignoir.
Et il demeura muet, immobile et glacй sur le lit.
Mais Milady se sentait dйnoncйe par l'effroi mкme de d'Artagnan. Sans
doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret
terrible, que tout le monde ignorait, exceptй lui.
Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthиre blessйe.
" Ah ! misйrable, dit-elle, tu m'as lвchement trahie, et de plus tu as
mon secret ! Tu mourras ! "
Et elle courut а un coffret de marqueterie posй sur la toilette,
l'ouvrit d'une main fiйvreuse et tremblante, en tira un petit poignard а
manche d'or, а la lame aiguл et mince, et revint d'un bond sur d'Artagnan а
demi nu.
Quoique le jeune homme fыt brave, on le sait, il fut йpouvantй de cette
figure bouleversйe, de ces pupilles dilatйes horriblement, de ces joues
pвles et de ces lиvres sanglantes ; il recula jusqu'а la ruelle, comme il
eыt fait а l'approche d'un serpent qui eыt rampй vers lui, et son йpйe se
rencontrant sous sa main souillйe de sueur, il la tira du fourreau.
Mais sans s'inquiйter de l'йpйe, Milady essaya de remonter sur le lit
pour le frapper, et elle ne s'arrкta que lorsqu'elle sentit la pointe aiguл
sur sa gorge.
Alors elle essaya de saisir cette йpйe avec les mains mais d'Artagnan
l'йcarta toujours de ses йtreintes, et, la lui prйsentant tantфt aux yeux,
tantфt а la poitrine, il se laissa glisser а bas du lit, cherchant pour
faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty.
Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports,
rugissant d'une faзon formidable.
Cependant cela ressemblait а un duel, aussi d'Artagnan se remettait
petit а petit.
" Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-vous,
ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre йpaule.
-- Infвme ! infвme ! " hurlait Milady.
Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la
dйfensive.
Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller а
lui, lui s'abritant derriиre les meubles pour se garantir d'elle, Ketty
ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans cesse manoeuvrй pour se
rapprocher de cette porte, n'en йtait plus qu'а trois pas. D'un seul йlan il
s'йlanзa de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme
l'йclair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.
Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait dans sa
chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une femme ; puis,
lorsqu'elle sentit que c'йtait chose impossible, elle cribla la porte de
coups de poignard, dont quelques-uns traversиrent l'йpaisseur du bois.
Chaque coup йtait accompagnй d'une imprйcation terrible.
" Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan а demi-voix lorsque les verrous
furent mis, fais-moi sortir de l'hфtel, ou si nous lui laissons le temps de
se retourner, elle me fera tuer par les laquais.
-- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous кtes tout nu.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperзut alors seulement du costume
dans lequel il se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais
hвtons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! "
Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l'affubla d'une
robe а fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet ; elle lui donna des
pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entraоna par
les degrйs. Il йtait temps, Milady avait dйjа sonnй et rйveillй tout
l'hфtel. Le portier tira le cordon а la voix de Ketty au moment mкme oщ
Milady, а demi nue de son cфtй, criait par la fenкtre :
" N'ouvrez pas ! "
Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le menaзait encore d'un geste
impuissant. Au moment oщ elle le perdit de vue, Milady tomba йvanouie dans
sa chambre.
D'Artagnan йtait tellement bouleversй, que, sans s'inquiйter de ce que
deviendrait Ketty, il traversa la moitiй de Paris tout en courant, et ne
s'arrкta que devant la porte d'Athos. L'йgarement de son esprit, la terreur
qui l'йperonnait, les cris de quelques patrouilles qui se mirent а sa
poursuite, et les huйes de quelques passants qui, malgrй l'heure peu
avancйe, se rendaient а leurs affaires, ne firent que prйcipiter sa course.
Il traversa la cour, monta les deux йtages d'Athos et frappa а la porte
а tout rompre.
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan s'йlanзa
avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant.
Malgrй le mutisme habituel du pauvre garзon, cette fois la parole lui
revint.
" Hй, lа, lа ! s'йcria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-
vous, drфlesse ? "
D'Artagnan releva ses coiffes et dйgagea ses mains de dessous son
mantelet ; а la vue de ses moustaches et de son йpйe nue, le pauvre diable
s'aperзut qu'il avait affaire а un homme.
Il crut alors que c'йtait quelque assassin.
" Au secours ! а l'aide ! au secours ! s'йcria-t-il.
-- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me
reconnais-tu pas ? Oщ est ton maоtre ?
-- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'йcria Grimaud йpouvantй. Impossible.
-- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je
crois que vous vous permettez de parler.
-- Ah ! Monsieur ! c'est que...
-- Silence. "
Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan а son maоtre.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il йtait, il
partit d'un йclat de rire que motivait bien la mascarade йtrange qu'il avait
sous les yeux : coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers ;
manches retroussйes et moustaches raides d'йmotion.
" Ne riez pas, mon ami, s'йcria d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez
pas, car, sur mon вme, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. "
Et il prononзa ces mots d'un air si solennel et avec une йpouvante si
vraie qu'Athos lui prit aussitфt les mains en s'йcriant :
" Seriez-vous blessй, mon ami ? vous кtes bien pвle !
-- Non, mais il vient de m'arriver un terrible йvйnement. Etes-vous
seul, Athos ?
-- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi а cette heure ?
-- Bien, bien. "
Et d'Artagnan se prйcipita dans la chambre d'Athos.
" Hй, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les
verrous pour n'кtre pas dйrangйs. Le roi est-il mort ? Avez-vous tuй M. le
cardinal ? Vous кtes tout renversй ; voyons, voyons, dites, car je meurs
vйritablement d'inquiйtude.
-- Athos, dit d'Artagnan se dйbarrassant de ses vкtements de femme et
apparaissant en chemise, prйparez-vous а entendre une histoire incroyable,
inouпe.
-- Prenez d'abord cette robe de chambre " , dit le mousquetaire а son
ami.
D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre
tant il йtait encore йmu.
" Eh bien ? dit Athos.
-- Eh bien, rйpondit d'Artagnan en se courbant vers l'oreille d'Athos
et en baissant la voix, Milady est marquйe d'une fleur de lys а l'йpaule.
-- Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eыt reзu une balle dans le
coeur.
-- Voyons, dit d'Artagnan, кtes-vous sыr que l'autre soit bien morte ?
-- L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde, qu'а peine si d'Artagnan
l'entendit.
-- Oui, celle dont vous m'avez parlй un jour а Amiens. "
Athos poussa un gйmissement et laissa tomber sa tкte dans ses mains.
" Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six а vingt-
huit ans.
-- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ?
-- Oui.
-- Des yeux bleu clair, d'une clartй йtrange, avec des cils et sourcils
noirs ?
-- Oui.
-- Grande, bien faite ? Il lui manque une dent prиs de l'oeillиre
gauche.
-- Oui.
-- La fleur de lys est petite, rousse de couleur et comme effacйe par
les couches de pвte qu'on y applique.
-- Oui.
-- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !
-- On l'appelle Milady, mais elle peut кtre Franзaise. Malgrй cela,
Lord de Winter n'est que son beau-frиre.
-- Je veux la voir, d'Artagnan.
-- Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la tuer, elle
est femme а vous rendre la pareille et а ne pas vous manquer.
-- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dйnoncer elle-mкme.
-- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ?
-- Non, dit Athos.
-- Une tigresse, une panthиre ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai bien peur
d'avoir attirй sur nous deux une vengeance terrible ! "
D'Artagnan raconta tout alors : la colиre insensйe de Milady et ses
menaces de mort.
" Vous avez raison, et, sur mon вme, je donnerais ma vie pour un
cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est aprиs-demain que nous quittons Paris
; nous allons, selon toute probabilitй, а La Rochelle, et une fois partis...
-- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous
reconnaоt ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
-- Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens а la vie ?
-- Il y a quelque horrible mystиre sous tout cela. , Athos ! cette
femme est l'espion du cardinal, j'en suis sыr !
-- En ce cas, prenez garde а vous. Si le cardinal ne vous a pas dans
une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en grande haine ;
mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher
ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse, surtout quand c'est
une haine de cardinal, prenez garde а vous ! Si vous sortez, ne sortez pas
seul ; si vous mangez, prenez vos prйcautions : mйfiez-vous de tout enfin,
mкme de votre ombre.
-- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'а
aprиs-demain soir sans encombre, car une fois а l'armйe nous n'aurons plus,
je l'espиre, que des hommes а craindre.
-- En attendant, dit Athos, je renonce а mes projets de rйclusion, et
je vais partout avec vous : il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs,
je vous accompagne.
-- Mais si prиs que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne puis y
retourner comme cela.
-- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des
habits.
Grimaud rйpondit par un autre signe qu'il comprenait parfaitement et
partit.
" Ah за ! mais voilа qui ne nous avance pas pour l'йquipement, cher
ami, dit Athos ; car, si je ne m'abuse, vous avez laissй toute votre
dйfroque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention de vous la
retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
-- Le saphir est а vous, mon cher Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que
c'йtait une bague de famille ?
-- Oui, mon pиre l'acheta deux mille йcus, а ce qu'il me dit autrefois
; il faisait partie des cadeaux de noce qu'il fit а ma mиre ; et il est
magnifique. Ma mиre me le donna, et moi, fou que j'йtais, plutфt que de
garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai а mon tour а cette
misйrable.
-- Alors, mon cher, reprenez cette bague, а laquelle je comprends que
vous devez tenir.
-- Moi, reprendre cette bague, aprиs qu'elle a passй par les mains de
l'infвme ! jamais : cette bague est souillйe, d'Artagnan.
-- Vendez-la donc.
-- Vendre un diamant qui vient de ma mиre ! je vous avoue que je
regarderais cela comme une profanation.
-- Alors engagez-la, on vous prкtera bien dessus un millier d'йcus.
Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier
argent qui vous rentrera, vous la dйgagerez, et vous la reprendrez lavйe de
ses anciennes taches, car elle aura passй par les mains des usuriers. "
Athos sourit.
" Vous кtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d'Artagnan ; vous
relevez par votre йternelle gaietй les pauvres esprits dans l'affliction. Eh
bien, oui, engageons cette bague, mais а une condition !
-- Laquelle ?
-- C'est qu'il y aura cinq cents йcus pour vous et cinq cents йcus pour
moi.
-- Y songez-vous, Athos ? Je n'ai pas besoin du quart de cette somme,
moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la procurerai.
Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet, voilа tout. Puis vous oubliez que
j'ai une bague aussi.
-- A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens,
moi, а la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
-- Oui, car dans une circonstance extrкme elle peut nous tirer non
seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger ;
c'est non seulement un diamant prйcieux, mais c'est encore un talisman
enchantй.
-- Je ne vous comprends pas, mais je crois а ce que vous me dites.
Revenons donc а ma bague, ou plutфt а la vфtre ; vous toucherez la moitiй de
la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je
doute que, comme а Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour
nous la rapporter.
-- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan.
En ce moment Grimaud rentra accompagnй de Planchet ; celui-ci, inquiet
de son maоtre et curieux de savoir ce qui lui йtait arrivй, avait profitй de
la circonstance et apportait les habits lui-mкme.
D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent
prкts а sortir, ce dernier fit а Grimaud le signe d'un homme qui met en joue
; celui-ci dйcrocha aussitфt son mousqueton et s'apprкta а accompagner son
maоtre.
Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arrivиrent sans incident а
la rue des Fossoyeurs. Bonacieux йtait sur la porte, il regarda d'Artagnan
d'un air goguenard.
" Eh, mon cher locataire ! dit-il, hвtez-vous donc, vous avez une belle
jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez,
n'aiment pas qu'on les fasse attendre !
-- C'est Ketty ! " s'йcria d'Artagnan.
Et il s'йlanзa dans l'allйe.
Effectivement, sur le carrй conduisant а sa chambre, et tapie contre sa
porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. Dиs qu'elle l'aperзut :
" Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me sauver
rendez-moi ce saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses
faces йraillйe par suite d'un accident. "
D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit а Athos.
Athos tressaillit :
" Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas йtrange ? "
Et il montrait а d'Artagnan cette йgratignure qu'il se rappelait devoir
exister.
" Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
-- De ma mиre, qui le tenait de sa mиre а elle. Comme je vous le dis,
c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la famille.
-- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hйsitation d'Artagnan.
-- Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l'ai donnй pendant
une nuit d'amour, comme il vous a йtй donnй а vous. "
D'Artagnan resta pensif а son tour, il lui semblait voir dans l'вme de
Milady des abоmes dont les profondeurs йtaient sombres et inconnues.
Il remit la bague non pas а son doigt, mais dans sa poche.
" Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous
aime, d'Artagnan ; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas plus que vous.
Eh bien, croyez-moi, renoncez а cette femme. Je ne la connais pas, mais une
espиce d'intuition me dit que c'est une crйature perdue, et qu'il y a
quelque chose de fatal en elle.
-- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sйpare ; je vous
avoue que cette femme m'effraie moi-mкme.
-- Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
-- Je l'aurai, rйpondit d'Artagnan, et а l'instant mкme.
-- Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en
serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu
veuille que cette femme, qui est а peine entrйe dans votre vie, n'y laisse
pas une trace funeste ! "
Et Athos salua d'Artagnan de la tкte, en homme qui veut faire
comprendre qu'il n'est pas fвchй de rester seul avec ses pensйes.
En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait. Un mois
de fiиvre n'eыt pas plus changй la pauvre enfant qu'elle ne l'йtait pour
cette nuit d'insomnie et de douleur.
Elle йtait envoyйe par sa maоtresse au faux de Wardes. Sa maоtresse
йtait folle d'amour, ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui
donnerait une seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, pвle et tremblante, attendait la rйponse de
d'Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les conseils de
son ami joints aux cris de son propre coeur l'avaient dйterminй, maintenant
que son orgueil йtait sauvй et sa vengeance satisfaite, а ne plus revoir
Milady. Pour toute rйponse il prit donc une plume et йcrivit la lettre
suivante :
" Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis
ma convalescence j'ai tant d'occupations de ce genre qu'il m'a fallu y
mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de vous
en faire part.
" Je vous baise les mains.
" Comte DE WARDES. "
Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme contre
Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une
derniиre ressource pour l'йquipement ?
On aurait tort au reste de juger les actions d'une йpoque au point de
vue d'une autre йpoque. Ce qui aujourd'hui serait regardй comme une honte
pour un galant homme йtait dans ce temps une chose toute simple et toute
naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en gйnйral
entretenir par leurs maоtresses.
D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte а Ketty, qui la lut d'abord
sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une
seconde fois.
Ketty ne pouvait croire а ce bonheur : d'Artagnan fut forcй de lui
renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par йcrit ;
et quel que fыt, avec le caractиre emportй de Milady, le danger que courыt
la pauvre enfant а remettre ce billet а sa maоtresse, elle n'en revint pas
moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d'une
rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement йgal а celui que Ketty
avait mis а l'apporter, mais au premier mot qu'elle lut, elle devint livide
; puis elle froissa le papier ; puis elle se retourna avec un йclair dans
les yeux du cфtй de Ketty.
" Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle.
-- Mais c'est la rйponse а celle de Madame, rйpondit Ketty toute
tremblante.
-- Impossible ! s'йcria Milady ; impossible qu'un gentilhomme ait йcrit
а une femme une pareille lettre ! "
Puis tout а coup tressaillant :
" Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrкta.
Ses dents grinзaient, elle йtait couleur de cendre : elle voulut faire
un pas vers la fenкtre pour aller chercher de l'air ; mais elle ne put
qu'йtendre les bras, les jambes lui manquиrent, et elle tomba sur un
fauteuil.
Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se prйcipita pour ouvrir son
corsage. Mais Milady se releva vivement :
" Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur
moi ?
-- J'ai pensй que Madame se trouvait mal et j'ai voulu lui porter
secours, rйpondit la suivante tout йpouvantйe de l'expression terrible
qu'avait prise la figure de sa maоtresse.
-- Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une femmelette ?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez- vous ! "
Et de la main elle fit signe а Ketty de sortir.
Le soir Milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan aussitфt qu'il
viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta
tout ce qui s'йtait passй la veille : d'Artagnan sourit ; cette jalouse
colиre de Milady, c'йtait sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela
l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l'attendit
inutilement.
Le lendemain Ketty se prйsenta chez d'Artagnan, non plus joyeuse et
alerte comme les deux jours prйcйdents, mais au contraire triste а mourir.
D'Artagnan demanda а la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais celle-ci,
pour toute rйponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
Cette lettre йtait de l'йcriture de Milady : seulement cette fois elle
йtait bien а l'adresse de d'Artagnan et non а celle de M. de Wardes.
Il l'ouvrit et lut ce qui suit :
" Cher Monsieur d'Artagnan, c'est mal de nйgliger ainsi ses amis,
surtout au moment oщ l'on va les quitter pour si longtemps. Mon beau- frиre
et moi nous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera- t-il de
mкme ce soir ?
" Votre bien reconnaissante,
" LADY CLARICK. "
" C'est tout simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais а cette lettre.
Mon crйdit hausse de la baisse du comte de Wardes.
-- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
-- Ecoute, ma chиre enfant, dit le Gascon, qui cherchait а s'excuser а
ses propres yeux de manquer а la promesse qu'il avait faite а Athos, tu
comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre а une invitation si
positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien а
l'interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et
qui peut dire jusqu'oщ irait la vengeance d'une femme de cette trempe ?
-- Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez prйsenter les choses de faзon
que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et
si cette fois vous alliez lui plaire sous votre vйritable nom et votre vrai
visage, ce serait bien pis que la premiиre fois ! "
L'instinct faisait deviner а la pauvre fille une partie de ce qui
allait arriver.
D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester
insensible aux sйductions de Milady.
Il lui fit rйpondre qu'il йtait on ne peut plus reconnaissant de ses
bontйs et qu'il se rendrait а ses ordres ; mais il n'osa lui йcrire de peur
de ne pouvoir, а des yeux aussi exercйs que ceux de Milady, dйguiser
suffisamment son йcriture.
A neuf heures sonnant, d'Artagnan йtait place Royale. Il йtait йvident
que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre йtaient prйvenus, car
aussitфt que d'Artagnan parut, avant mкme qu'il eыt demandй si Milady йtait
visible, un d'eux courut l'annoncer.
" Faites entrer " , dit Milady d'une voix brиve, mais si perзante que
d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
On l'introduisit.
" Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne.
"
Le laquais sortit.
D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle йtait pвle et avait
les yeux fatiguйs, soit par les larmes, soit par l'insomnie. On avait avec
intention diminuй le nombre habituel des lumiиres, et cependant la jeune
femme ne pouvait arriver а cacher les traces de la fiиvre qui l'avait
dйvorйe depuis deux jours.
D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit
alors un effort suprкme pour le recevoir, mais jamais physionomie plus
bouleversйe ne dйmentit sourire plus aimable.
Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santй :
" Mauvaise, rйpondit-elle, trиs mauvaise.
-- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de
repos sans doute et je vais me retirer.
-- Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, Monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira. "
" Oh ! oh ! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais йtй si charmante,
dйfions- nous. "
Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout
l'йclat possible а sa conversation. En mкme temps cette fiиvre qui l'avait
abandonnйe un instant revenait rendre l'йclat а ses yeux, le coloris а ses
joues, le carmin а ses lиvres. D'Artagnan retrouva la Circй qui l'avait dйjа
enveloppй de ses enchantements. Son amour, qu'il croyait йteint et qui
n'йtait qu'assoupi, se rйveilla dans son coeur. Milady souriait et
d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
Il y eut un moment oщ il sentit quelque chose comme un remords de ce
qu'il avait fait contre elle.
Peu а peu Milady devint plus communicative. Elle demanda а d'Artagnan
s'il avait une maоtresse.
" Hйlas ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il put
prendre, pouvez-vous кtre assez cruelle pour me faire une pareille question,
а moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous
et pour vous ! "
Milady sourit d'un йtrange sourire.
" Ainsi vous m'aimez ? dit-elle.
-- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en кtes-vous point aperзue
?
-- Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils
sont difficiles а prendre.
-- Oh ! les difficultйs ne m'effraient pas, dit d'Artagnan ; il n'y a
que les impossibilitйs qui m'йpouvantent.
-- Rien n'est impossible, dit Milady, а un vйritable amour.
-- Rien, Madame ?
-- Rien " , reprit Milady.
" Diable ! reprit d'Artagnan а part lui, la note est changйe.
Deviendrait- elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et
serait-elle disposйe а me donner а moi-mкme quelque autre saphir pareil а
celui qu'elle m'a donnй me prenant pour de Wardes ? "
D'Artagnan rapprocha vivement son siиge de celui de Milady.
" Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont
vous parlez ?
-- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prкt.
-- A tout ?
-- A tout ! s'йcria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas
grand- chose а risquer en s'engageant ainsi.
-- Eh bien, causons un peu, dit а son tour Milady en rapprochant son
fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
-- Je vous йcoute, Madame " , dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme indйcise ; puis paraissant
prendre une rйsolution :
" J'ai un ennemi, dit-elle.
-- Vous, Madame ! s'йcria d'Artagnan jouant la surprise, est-ce
possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'кtes !
-- Un ennemi mortel.
-- En vйritй ?
-- Un ennemi qui m'a insultйe si cruellement que c'est entre lui et moi
une guerre а mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? "
D'Artagnan comprit sur-le-champ oщ la vindicative crйature en voulait
venir.
" Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous
appartiennent comme mon amour.
-- Alors, dit Milady, puisque vous кtes aussi gйnйreux qu'amoureux... "
Elle s'arrкta.
" Eh bien ? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, reprit Milady aprиs un moment de silence, cessez dиs
aujourd'hui de parler d'impossibilitйs.
-- Ne m'accablez pas de mon bonheur " , s'йcria d'Artagnan en se
prйcipitant а genoux et en couvrant de baisers les mains qu'on lui
abandonnait.
" Venge-moi de cet infвme de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et
je saurai bien me dйbarrasser de toi ensuite, double sot, lame d'йpйe
vivante ! "
" Tombe volontairement entre mes bras aprиs m'avoir raillй si
effrontйment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son cфtй,
et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. "
D'Artagnan releva la tкte.
" Je suis prкt, dit-il.
-- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady.
-- Je devinerais un de vos regards.
-- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est dйjа acquis
tant de renommйe ?
-- A l'instant mкme.
-- Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?
-- Vous savez la seule rйponse que je dйsire, dit d'Artagnan, la seule
qui soit digne de vous et de moi ! "
Et il l'attira doucement vers lui.
Elle rйsista а peine.
" Intйressй ! dit-elle en souriant.
-- Ah ! s'йcria d'Artagnan vйritablement emportй par la passion que
cette femme avait le don d'allumer dans son coeur, ah ! c'est que mon
bonheur me paraоt invraisemblable, et qu'ayant toujours peur de le voir
s'envoler comme un rкve, j'ai hвte d'en faire une rйalitй.
-- Eh bien, mйritez donc ce prйtendu bonheur.
-- Je suis а vos ordres, dit d'Artagnan.
-- Bien sыr ? fit Milady avec un dernier doute.
-- Nommez-moi l'infвme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
-- Qui vous dit que j'ai pleurй ? dit-elle.
-- Il me semblait...
-- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
-- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
-- Songez que son nom c'est tout mon secret.
-- Il faut cependant que je sache son nom.
-- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
-- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ?
-- Vous le connaissez.
-- Vraiment ?
-- Oui.
-- Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant
l'hйsitation pour faire croire а son ignorance.
-- Si c'йtait un de vos amis, vous hйsiteriez donc ? " s'йcria Milady.
Et un йclair de menace passa dans ses yeux.
" Non, fыt-ce mon frиre ! " s'йcria d'Artagnan comme emportй par
l'enthousiasme.
Notre Gascon s'avanзait sans risque ; car il savait oщ il allait.
" J'aime votre dйvouement, dit Milady.
-- Hйlas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan.
-- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main.
Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le
toucher, cette fiиvre qui brыlait Milady le gagnait lui-mкme.
" Vous m'aimez, vous ! s'йcria-t-il. Oh ! si cela йtait, ce serait а en
perdre la raison. "
Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'йcarter ses
lиvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.
Ses lиvres йtaient froides : il sembla а d'Artagnan qu'il venait
d'embrasser une statue.
Il n'en йtait pas moins ivre de joie, йlectrisй d'amour ; il croyait
presque а la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes.
Si de Wardes eыt йtй en ce moment sous sa main, il l'eыt tuй.
Milady saisit l'occasion.
" Il s'appelle... , dit-elle а son tour.
-- De Wardes, je le sais, s'йcria d'Artagnan.
-- Et comment le savez-vous ? " demanda Milady en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son вme.
D'Artagnan sentit qu'il s'йtait laissй emporter, et qu'il avait fait
une faute.
" Dites, dites, mais dites donc ! rйpйtait Milady, comment le savez-
vous ?
-- Comment je le sais ? dit d'Artagnan.
-- Oui.
-- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon oщ j'йtais, a
montrй une bague qu'il a dit tenir de vous.
-- Le misйrable ! " s'йcria Milady.
L'йpithиte, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au fond du coeur
de d'Artagnan.
" Eh bien ? continua-t-elle.
-- Eh bien, je vous vengerai de ce misйrable, reprit d'Artagnan en se
donnant des airs de don Japhet d'Armйnie.
-- Merci, mon brave ami ! s'йcria Milady ; et quand serai-je vengйe ?
-- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. "
Milady allait s'йcrier : " Tout de suite " ; mais elle rйflйchit qu'une
pareille prйcipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan.
D'ailleurs, elle avait mille prйcautions а prendre, mille conseils а
donner а son dйfenseur, pour qu'il йvitвt les explications devant tйmoins
avec le comte. Tout cela se trouva prйvu par un mot de d'Artagnan.
" Demain, dit-il, vous serez vengйe ou je serai mort.
-- Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est
un lвche.
-- Avec les femmes peut-кtre, mais pas avec les hommes. J'en sais
quelque chose, moi.
-- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez pas eu
а vous plaindre de la fortune.
-- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir
demain.
-- Ce qui veut dire que vous hйsitez maintenant.
-- Non, je n'hйsite pas, Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me
laisser aller а une mort possible sans m'avoir donnй au moins un peu plus
que de l'espoir ? "
Milady rйpondit par un coup d'oeil qui voulait dire :
" N'est-ce que cela ? parlez donc. "
Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives :
" C'est trop juste, dit-elle tendrement.
-- Oh ! vous кtes un ange, dit le jeune homme.
-- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
-- Sauf ce que je vous demande, chиre вme !
-- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier а ma tendresse ?
-- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
-- Silence ; j'entends mon frиre : il est inutile qu'il vous trouve
ici. "
Elle sonna ; Ketty parut.
" Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte
dйrobйe, et revenez а onze heures ; nous achиverons cet entretien : Ketty
vous introduira chez moi. "
La pauvre enfant pensa tomber а la renverse en entendant ces paroles.
" Eh bien ! que faites-vous, Mademoiselle, а demeurer lа, immobile
comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir, а onze
heures, vous avez entendu ! "
" Il paraоt que ses rendez-vous sont а onze heures, pensa d'Artagnan :
c'est une habitude prise. "
Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
" Voyons, dit-il en se retirant et en rйpondant а peine aux reproches
de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; dйcidйment cette femme est une
grande scйlйrate : prenons garde. "
D'Artagnan йtait sorti de l'hфtel au lieu de monter tout de suite chez
Ketty, malgrй les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela
pour deux raisons : la premiиre, parce que de cette faзon il йvitait les
reproches, les rйcriminations, les priиres ; la seconde, parce qu'il n'йtait
pas fвchй de lire un peu dans sa pensйe, et, s'il йtait possible, dans celle
de cette femme.
Tout ce qu'il y avait de plus clair lа-dedans, c'est que d'Artagnan
aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un
instant d'Artagnan comprit que ce qu'il aurait de mieux а faire serait de
rentrer chez lui et d'йcrire а Milady une longue lettre dans laquelle il lui
avouerait que lui et de Wardes йtaient jusqu'а prйsent absolument le mкme,
que par consйquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, а tuer de
Wardes. Mais lui aussi йtait йperonnй d'un fйroce dйsir de vengeance ; il
voulait possйder а son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette
vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y
renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de
dix pas en dix pas pour regarder la lumiиre de l'appartement de Milady,
qu'on apercevait а travers les jalousies ; il йtait йvident que cette fois
la jeune femme йtait moins pressйe que la premiиre de rentrer dans sa
chambre.
Enfin la lumiиre disparut.
Avec cette lueur s'йteignit la derniиre irrйsolution dans le coeur de
d'Artagnan ; il se rappela les dйtails de la premiиre nuit, et, le coeur
bondissant, la tкte en feu, il rentra dans l'hфtel et se prйcipita dans la
chambre de Ketty.
La jeune fille, pвle comme la mort, tremblant de tous ses membres,
voulut arrкter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait entendu le
bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte.
" Venez " , dit-elle.
Tout cela йtait d'une si incroyable imprudence, d'une si monstrueuse
effronterie, qu'а peine si d'Artagnan pouvait croire а ce qu'il voyait et а
ce qu'il entendait. Il croyait кtre entraоnй dans quelqu'une de ces
intrigues fantastiques comme on en accomplit en rкve.
Il ne s'йlanзa pas moins vers Milady, cйdant а cette attraction que
l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derriиre eux.
Ketty s'йlanзa а son tour contre la porte.
La jalousie, la fureur, l'orgueil offensй, toutes les passions enfin
qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la poussaient а une
rйvйlation ; mais elle йtait perdue si elle avouait avoir donnй les mains а
une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan йtait perdu pour
elle. Cette derniиre pensйe d'amour lui conseilla encore ce dernier
sacrifice.
D'Artagnan, de son cфtй, йtait arrivй au comble de tous ses voeux : ce
n'йtait plus un rival qu'on aimait en lui, c'йtait lui-mкme qu'on avait
l'air d'aimer. Une voix secrиte lui disait bien au fond du coeur qu'il
n'йtait qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en attendant qu'il
donnвt la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient
taire cette voix, йtouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait а de Wardes et se demandait
pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-mкme.
Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut
plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant
йpouvantй, ce fut une maоtresse ardente et passionnйe s'abandonnant tout
entiиre а un amour qu'elle semblait йprouver elle- mкme. Deux heures а peu
prиs s'йcoulиrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se calmиrent ; Milady, qui
n'avait point les mкmes motifs que d'Artagnan pour oublier, revint la
premiиre а la rйalitй et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient
amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre йtaient bien
arrкtйes d'avance dans son esprit.
Mais d'Artagnan, dont les idйes avaient pris un tout autre cours,
s'oublia comme un sot et rйpondit galamment qu'il йtait bien tard pour
s'occuper de duels а coups d'йpйe.
Cette froideur pour les seuls intйrкts qui l'occupassent effraya
Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais sйrieusement pensй а ce duel
impossible, voulut dйtourner la conversation, mais il n'йtait plus de force.
Milady le contint dans les limites qu'elle avait tracйes d'avance avec
son esprit irrйsistible et sa volontй de fer.
D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant а Milady de renoncer,
en pardonnant а de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait formйs.
Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et
s'йloigna.
" Auriez-vous peur, cher d'Artagnan ? dit-elle d'une voix aiguл et
railleuse qui rйsonna йtrangement dans l'obscuritй.
-- Vous ne le pensez pas, chиre вme ! rйpondit d'Artagnan ; mais enfin,
si ce pauvre comte de Wardes йtait moins coupable que vous ne le pensez ?
-- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompйe, et du moment oщ
il m'a trompйe il a mйritй la mort.
-- Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! " dit d'Artagnan d'un
ton si ferme, qu'il parut а Milady l'expression d'un dйvouement а toute
йpreuve.
Aussitфt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais
d'Artagnan croyait кtre prиs d'elle depuis deux heures а peine lorsque le
jour parut aux fentes des jalousies et bientфt envahit la chambre de sa
lueur blafarde.
Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela la
promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
" Je suis tout prкt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais кtre
certain d'une chose.
-- De laquelle ? demanda Milady.
-- C'est que vous m'aimez.
-- Je vous en ai donnй la preuve, ce me semble.
-- Oui, aussi je suis а vous corps et вme.
-- Merci, mon brave amant ! mais de mкme que je vous ai prouvй mon
amour, vous me prouverez le vфtre а votre tour, n'est-ce pas ?
-- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites, reprit
d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?
-- Que puis-je craindre ?
-- Mais enfin, que je sois blessй dangereusement, tuй mкme.
-- Impossible, dit Milady, vous кtes un homme si vaillant et une si
fine йpйe.
-- Vous ne prйfйreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous
vengerait de mкme tout en rendant inutile le combat. "
Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers
rayons du jour donnait а ses yeux clairs une expression йtrangement funeste.
" Vraiment, dit-elle, je crois que voilа que vous hйsitez maintenant.
-- Non, je n'hйsite pas ; mais c'est que ce pauvre comte de Wardes me
fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me semble qu'un
homme doit кtre si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il
n'a pas besoin d'autre chвtiment :
-- Qui vous dit que je l'aie aimй ? demanda Milady.
-- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuitй que vous en
aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le rйpиte,
je m'intйresse au comte.
-- Vous ? demanda Milady.
-- Oui moi.
-- Et pourquoi vous ?
-- Parce que seul je sais...
-- Quoi ?
-- Qu'il est loin d'кtre ou plutфt d'avoir йtй aussi coupable envers
vous qu'il le paraоt.
-- En vйritй ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car je ne
sais vraiment ce que vous voulez dire. "
Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrassйe, avec des yeux
qui semblaient s'enflammer peu а peu.
" Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan dйcidй а en finir ;
et depuis que votre amour est а moi, que je suis bien sыr de le possйder,
car je le possиde, n'est-ce pas ?...
-- Tout entier, continuez.
-- Eh bien, je me sens comme transportй, un aveu me pиse.
-- Un aveu ?
-- Si j'eusse doutй de votre amour je ne l'eusse pas fait ; mais vous
m'aimez, ma belle maоtresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ?
-- Sans doute.
-- Alors si par excиs d'amour je me suis rendu coupable envers vous,
vous me pardonnerez ?
-- Peut-кtre ! "
D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pыt prendre, de
rapprocher ses lиvres des lиvres de Milady, mais celle-ci l'йcarta.
" Cet aveu, dit-elle en pвlissant, quel est cet aveu ?
-- Vous aviez donnй rendez-vous а de Wardes, jeudi dernier, dans cette
mкme chambre, n'est-ce pas ?
-- Moi, non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme et
d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eыt pas eu une certitude si
parfaite, il eыt doutй.
-- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait
inutile.
-- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !
-- Oh ! rassurez-vous, vous n'кtes point coupable envers moi, et je
vous ai dйjа pardonnй !
-- Aprиs, aprиs ?
-- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
-- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-mкme que cette bague...
-- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes de
jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mкme personne. "
L'imprudent s'attendait а une surprise mкlйe de pudeur, а un petit
orage qui se rйsoudrait en larmes ; mais il se trompait йtrangement, et son
erreur ne fut pas longue.
Pвle et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d'Artagnan d'un
violent coup dans la poitrine, elle s'йlanзa hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.
D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour
implorer son pardon ; mais elle, d'un mouvement puissant et rйsolu, elle
essaya de fuir. Alors la batiste se dйchira en laissant а nu les йpaules, et
sur l'une de ces belles йpaules rondes et blanches, d'Artagnan, avec un
saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque indйlйbile
qu'imprime la main infamante du bourreau.
" Grand Dieu ! " s'йcria d'Artagnan en lвchant le peignoir.
Et il demeura muet, immobile et glacй sur le lit.
Mais Milady se sentait dйnoncйe par l'effroi mкme de d'Artagnan. Sans
doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret
terrible, que tout le monde ignorait, exceptй lui.
Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthиre blessйe.
" Ah ! misйrable, dit-elle, tu m'as lвchement trahie, et de plus tu as
mon secret ! Tu mourras ! "
Et elle courut а un coffret de marqueterie posй sur la toilette,
l'ouvrit d'une main fiйvreuse et tremblante, en tira un petit poignard а
manche d'or, а la lame aiguл et mince, et revint d'un bond sur d'Artagnan а
demi nu.
Quoique le jeune homme fыt brave, on le sait, il fut йpouvantй de cette
figure bouleversйe, de ces pupilles dilatйes horriblement, de ces joues
pвles et de ces lиvres sanglantes ; il recula jusqu'а la ruelle, comme il
eыt fait а l'approche d'un serpent qui eыt rampй vers lui, et son йpйe se
rencontrant sous sa main souillйe de sueur, il la tira du fourreau.
Mais sans s'inquiйter de l'йpйe, Milady essaya de remonter sur le lit
pour le frapper, et elle ne s'arrкta que lorsqu'elle sentit la pointe aiguл
sur sa gorge.
Alors elle essaya de saisir cette йpйe avec les mains mais d'Artagnan
l'йcarta toujours de ses йtreintes, et, la lui prйsentant tantфt aux yeux,
tantфt а la poitrine, il se laissa glisser а bas du lit, cherchant pour
faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty.
Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports,
rugissant d'une faзon formidable.
Cependant cela ressemblait а un duel, aussi d'Artagnan se remettait
petit а petit.
" Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-vous,
ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre йpaule.
-- Infвme ! infвme ! " hurlait Milady.
Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la
dйfensive.
Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller а
lui, lui s'abritant derriиre les meubles pour se garantir d'elle, Ketty
ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans cesse manoeuvrй pour se
rapprocher de cette porte, n'en йtait plus qu'а trois pas. D'un seul йlan il
s'йlanзa de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme
l'йclair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.
Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait dans sa
chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une femme ; puis,
lorsqu'elle sentit que c'йtait chose impossible, elle cribla la porte de
coups de poignard, dont quelques-uns traversиrent l'йpaisseur du bois.
Chaque coup йtait accompagnй d'une imprйcation terrible.
" Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan а demi-voix lorsque les verrous
furent mis, fais-moi sortir de l'hфtel, ou si nous lui laissons le temps de
se retourner, elle me fera tuer par les laquais.
-- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous кtes tout nu.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperзut alors seulement du costume
dans lequel il se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais
hвtons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! "
Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l'affubla d'une
robe а fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet ; elle lui donna des
pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entraоna par
les degrйs. Il йtait temps, Milady avait dйjа sonnй et rйveillй tout
l'hфtel. Le portier tira le cordon а la voix de Ketty au moment mкme oщ
Milady, а demi nue de son cфtй, criait par la fenкtre :
" N'ouvrez pas ! "
Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le menaзait encore d'un geste
impuissant. Au moment oщ elle le perdit de vue, Milady tomba йvanouie dans
sa chambre.
D'Artagnan йtait tellement bouleversй, que, sans s'inquiйter de ce que
deviendrait Ketty, il traversa la moitiй de Paris tout en courant, et ne
s'arrкta que devant la porte d'Athos. L'йgarement de son esprit, la terreur
qui l'йperonnait, les cris de quelques patrouilles qui se mirent а sa
poursuite, et les huйes de quelques passants qui, malgrй l'heure peu
avancйe, se rendaient а leurs affaires, ne firent que prйcipiter sa course.
Il traversa la cour, monta les deux йtages d'Athos et frappa а la porte
а tout rompre.
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan s'йlanзa
avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant.
Malgrй le mutisme habituel du pauvre garзon, cette fois la parole lui
revint.
" Hй, lа, lа ! s'йcria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-
vous, drфlesse ? "
D'Artagnan releva ses coiffes et dйgagea ses mains de dessous son
mantelet ; а la vue de ses moustaches et de son йpйe nue, le pauvre diable
s'aperзut qu'il avait affaire а un homme.
Il crut alors que c'йtait quelque assassin.
" Au secours ! а l'aide ! au secours ! s'йcria-t-il.
-- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me
reconnais-tu pas ? Oщ est ton maоtre ?
-- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'йcria Grimaud йpouvantй. Impossible.
-- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je
crois que vous vous permettez de parler.
-- Ah ! Monsieur ! c'est que...
-- Silence. "
Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan а son maоtre.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il йtait, il
partit d'un йclat de rire que motivait bien la mascarade йtrange qu'il avait
sous les yeux : coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers ;
manches retroussйes et moustaches raides d'йmotion.
" Ne riez pas, mon ami, s'йcria d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez
pas, car, sur mon вme, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. "
Et il prononзa ces mots d'un air si solennel et avec une йpouvante si
vraie qu'Athos lui prit aussitфt les mains en s'йcriant :
" Seriez-vous blessй, mon ami ? vous кtes bien pвle !
-- Non, mais il vient de m'arriver un terrible йvйnement. Etes-vous
seul, Athos ?
-- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi а cette heure ?
-- Bien, bien. "
Et d'Artagnan se prйcipita dans la chambre d'Athos.
" Hй, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les
verrous pour n'кtre pas dйrangйs. Le roi est-il mort ? Avez-vous tuй M. le
cardinal ? Vous кtes tout renversй ; voyons, voyons, dites, car je meurs
vйritablement d'inquiйtude.
-- Athos, dit d'Artagnan se dйbarrassant de ses vкtements de femme et
apparaissant en chemise, prйparez-vous а entendre une histoire incroyable,
inouпe.
-- Prenez d'abord cette robe de chambre " , dit le mousquetaire а son
ami.
D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre
tant il йtait encore йmu.
" Eh bien ? dit Athos.
-- Eh bien, rйpondit d'Artagnan en se courbant vers l'oreille d'Athos
et en baissant la voix, Milady est marquйe d'une fleur de lys а l'йpaule.
-- Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eыt reзu une balle dans le
coeur.
-- Voyons, dit d'Artagnan, кtes-vous sыr que l'autre soit bien morte ?
-- L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde, qu'а peine si d'Artagnan
l'entendit.
-- Oui, celle dont vous m'avez parlй un jour а Amiens. "
Athos poussa un gйmissement et laissa tomber sa tкte dans ses mains.
" Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six а vingt-
huit ans.
-- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ?
-- Oui.
-- Des yeux bleu clair, d'une clartй йtrange, avec des cils et sourcils
noirs ?
-- Oui.
-- Grande, bien faite ? Il lui manque une dent prиs de l'oeillиre
gauche.
-- Oui.
-- La fleur de lys est petite, rousse de couleur et comme effacйe par
les couches de pвte qu'on y applique.
-- Oui.
-- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !
-- On l'appelle Milady, mais elle peut кtre Franзaise. Malgrй cela,
Lord de Winter n'est que son beau-frиre.
-- Je veux la voir, d'Artagnan.
-- Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la tuer, elle
est femme а vous rendre la pareille et а ne pas vous manquer.
-- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dйnoncer elle-mкme.
-- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ?
-- Non, dit Athos.
-- Une tigresse, une panthиre ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai bien peur
d'avoir attirй sur nous deux une vengeance terrible ! "
D'Artagnan raconta tout alors : la colиre insensйe de Milady et ses
menaces de mort.
" Vous avez raison, et, sur mon вme, je donnerais ma vie pour un
cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est aprиs-demain que nous quittons Paris
; nous allons, selon toute probabilitй, а La Rochelle, et une fois partis...
-- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous
reconnaоt ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
-- Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens а la vie ?
-- Il y a quelque horrible mystиre sous tout cela. , Athos ! cette
femme est l'espion du cardinal, j'en suis sыr !
-- En ce cas, prenez garde а vous. Si le cardinal ne vous a pas dans
une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en grande haine ;
mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher
ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse, surtout quand c'est
une haine de cardinal, prenez garde а vous ! Si vous sortez, ne sortez pas
seul ; si vous mangez, prenez vos prйcautions : mйfiez-vous de tout enfin,
mкme de votre ombre.
-- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'а
aprиs-demain soir sans encombre, car une fois а l'armйe nous n'aurons plus,
je l'espиre, que des hommes а craindre.
-- En attendant, dit Athos, je renonce а mes projets de rйclusion, et
je vais partout avec vous : il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs,
je vous accompagne.
-- Mais si prиs que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne puis y
retourner comme cela.
-- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des
habits.
Grimaud rйpondit par un autre signe qu'il comprenait parfaitement et
partit.
" Ah за ! mais voilа qui ne nous avance pas pour l'йquipement, cher
ami, dit Athos ; car, si je ne m'abuse, vous avez laissй toute votre
dйfroque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention de vous la
retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
-- Le saphir est а vous, mon cher Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que
c'йtait une bague de famille ?
-- Oui, mon pиre l'acheta deux mille йcus, а ce qu'il me dit autrefois
; il faisait partie des cadeaux de noce qu'il fit а ma mиre ; et il est
magnifique. Ma mиre me le donna, et moi, fou que j'йtais, plutфt que de
garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai а mon tour а cette
misйrable.
-- Alors, mon cher, reprenez cette bague, а laquelle je comprends que
vous devez tenir.
-- Moi, reprendre cette bague, aprиs qu'elle a passй par les mains de
l'infвme ! jamais : cette bague est souillйe, d'Artagnan.
-- Vendez-la donc.
-- Vendre un diamant qui vient de ma mиre ! je vous avoue que je
regarderais cela comme une profanation.
-- Alors engagez-la, on vous prкtera bien dessus un millier d'йcus.
Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier
argent qui vous rentrera, vous la dйgagerez, et vous la reprendrez lavйe de
ses anciennes taches, car elle aura passй par les mains des usuriers. "
Athos sourit.
" Vous кtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d'Artagnan ; vous
relevez par votre йternelle gaietй les pauvres esprits dans l'affliction. Eh
bien, oui, engageons cette bague, mais а une condition !
-- Laquelle ?
-- C'est qu'il y aura cinq cents йcus pour vous et cinq cents йcus pour
moi.
-- Y songez-vous, Athos ? Je n'ai pas besoin du quart de cette somme,
moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la procurerai.
Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet, voilа tout. Puis vous oubliez que
j'ai une bague aussi.
-- A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens,
moi, а la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
-- Oui, car dans une circonstance extrкme elle peut nous tirer non
seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger ;
c'est non seulement un diamant prйcieux, mais c'est encore un talisman
enchantй.
-- Je ne vous comprends pas, mais je crois а ce que vous me dites.
Revenons donc а ma bague, ou plutфt а la vфtre ; vous toucherez la moitiй de
la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je
doute que, comme а Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour
nous la rapporter.
-- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan.
En ce moment Grimaud rentra accompagnй de Planchet ; celui-ci, inquiet
de son maоtre et curieux de savoir ce qui lui йtait arrivй, avait profitй de
la circonstance et apportait les habits lui-mкme.
D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent
prкts а sortir, ce dernier fit а Grimaud le signe d'un homme qui met en joue
; celui-ci dйcrocha aussitфt son mousqueton et s'apprкta а accompagner son
maоtre.
Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arrivиrent sans incident а
la rue des Fossoyeurs. Bonacieux йtait sur la porte, il regarda d'Artagnan
d'un air goguenard.
" Eh, mon cher locataire ! dit-il, hвtez-vous donc, vous avez une belle
jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez,
n'aiment pas qu'on les fasse attendre !
-- C'est Ketty ! " s'йcria d'Artagnan.
Et il s'йlanзa dans l'allйe.
Effectivement, sur le carrй conduisant а sa chambre, et tapie contre sa
porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. Dиs qu'elle l'aperзut :
" Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me sauver