ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez, Messieurs,
emmenez cet homme ! "
Et d'Artagnan poussa le mercier tout йtourdi aux mains des gardes, en
lui disant :
" Vous кtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l'argent, а
moi ! а un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le
en prison, et gardez-le sous clef le plus longtemps possible, cela me
donnera du temps pour payer. "
Les sbires se confondirent en remerciements et emmenиrent leur proie.
Au moment oщ ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'йpaule du chef :
" Ne boirai-je pas а votre santй et vous а la mienne ? dit-il, en
remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la libйralitй de
M. Bonacieux.
-- Ce sera bien de l'honneur pour moi, dit le chef des sbires, et
j'accepte avec reconnaissance.
-- Donc, а la vфtre, Monsieur... comment vous nommez-vous ?
-- Boisrenard.
-- Monsieur Boisrenard !
-- A la vфtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-vous, а votre
tour, s'il vous plaоt ?
-- D'Artagnan.
-- A la vфtre, Monsieur d'Artagnan !
-- Et par-dessus toutes celles-lа, s'йcria d'Artagnan comme emportй par
son enthousiasme, а celle du roi et du cardinal. "
Le chef des sbires eыt peut-кtre doutй de la sincйritй de d'Artagnan,
si le vin eыt йtй mauvais ; mais le vin йtait bon, il fut convaincu.
" Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite lа ? dit Porthos
lorsque l'alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et que les quatre
amis se retrouvиrent seuls. Fi donc ! quatre mousquetaires laisser arrкter
au milieu d'eux un malheureux qui crie а l'aide ! Un gentilhomme trinquer
avec un recors !
-- Porthos, dit Aramis, Athos t'a dйjа prйvenu que tu йtais un niais,
et je me range de son avis. D'Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu
seras а la place de M. de Trйville, je te demande ta protection pour me
faire avoir une abbaye.
-- Ah за, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que d'Artagnan
vient de faire ?
-- Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j'approuve ce
qu'il vient de faire, mais encore je l'en fйlicite.
-- Et maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan sans se donner la peine
d'expliquer sa conduite а Porthos, tous pour un, un pour tous, c'est notre
devise, n'est-ce pas ?
-- Cependant... dit Porthos.
-- Etends la main et jure ! " s'йcriиrent а la fois Athos et Aramis.
Vaincu par l'exemple, maugrйant tout bas, Porthos йtendit la main, et
les quatre amis rйpйtиrent d'une seule voix la formule dictйe par d'Artagnan
:
" Tous pour un, un pour tous. "
" C'est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan
comme s'il n'avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et
attention, car а partir de ce moment, nous voilа aux prises avec le
cardinal. "



    CHAPITRE X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE





L'invention de la souriciиre ne date pas de nos jours ; dиs que les
sociйtйs, en se formant, eurent inventй une police quelconque, cette police,
а son tour, inventa les souriciиres.
Comme peut-кtre nos lecteurs ne sont pas familiarisйs encore avec
l'argot de la rue de Jйrusalem, et que c'est, depuis que nous йcrivons -- et
il y a quelque quinze ans de cela --, la premiиre fois que nous employons ce
mot appliquй а cette chose, expliquons-leur ce que c'est qu'une souriciиre.
Quand, dans une maison quelle qu'elle soit, on a arrкtй un individu
soupзonnй d'un crime quelconque, on tient secrиte l'arrestation ; on place
quatre ou cinq hommes en embuscade dans la premiиre piиce, on ouvre la porte
а tous ceux qui frappent, on la referme sur eux et on les arrкte ; de cette
faзon, au bout de deux ou trois jours, on tient а peu prиs tous les
familiers de l'йtablissement.
Voilа ce que c'est qu'une souriciиre.
On fit donc une souriciиre de l'appartement de maоtre Bonacieux, et
quiconque y apparut fut pris et interrogй par les gens de M. le cardinal. Il
va sans dire que, comme une allйe particuliиre conduisait au premier йtage
qu'habitait d'Artagnan, ceux qui venaient chez lui йtaient exemptйs de
toutes visites.
D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'йtaient mis
en quкte chacun de son cфtй, et n'avaient rien trouvй, rien dйcouvert. Athos
avait йtй mкme jusqu'а questionner M. de Trйville, chose qui, vu le mutisme
habituel du digne mousquetaire, avait fort йtonnй son capitaine. Mais M. de
Trйville ne savait rien, sinon que, la derniиre fois qu'il avait vu le
cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort soucieux, que le
roi йtait inquiet, et que les yeux rouges de la reine indiquaient qu'elle
avait veillй ou pleurй. Mais cette derniиre circonstance l'avait peu frappй,
la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.
M. de Trйville recommanda en tout cas а Athos le service du roi et
surtout celui de la reine, le priant de faire la mкme recommandation а ses
camarades.
Quant а d'Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait converti
sa chambre en observatoire. Des fenкtres il voyait arriver ceux qui venaient
se faire prendre ; puis, comme il avait фtй les carreaux du plancher, qu'il
avait creusй le parquet et qu'un simple plafond le sйparait de la chambre
au-dessous, oщ se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se
passait entre les inquisiteurs et les accusйs.
Les interrogatoires, prйcйdйs d'une perquisition minutieuse opйrйe sur
la personne arrкtйe, йtaient presque toujours ainsi conзus :
" Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour
quelque autre personne ?
-- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou pour
quelque autre personne ?
-- L'un et l'autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix ?
"
" S'ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas ainsi, se
dit а lui-mкme d'Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils а savoir ? Si le
duc de Buckingham ne se trouve point а Paris et s'il n'a pas eu ou s'il ne
doit point avoir quelque entrevue avec la reine. "
D'Artagnan s'arrкta а cette idйe, qui, d'aprиs tout ce qu'il avait
entendu, ne manquait pas de probabilitй.
En attendant, la souriciиre йtait en permanence, et la vigilance de
d'Artagnan aussi.
Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme Athos
venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de Trйville, comme neuf
heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n'avait pas encore fait le
lit, commenзait sa besogne, on entendit frapper а la porte de la rue ;
aussitфt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un venait de se prendre
а la souriciиre.
D'Artagnan s'йlanзa vers l'endroit dйcarrelй, se coucha ventre а terre
et йcouta.
Des cris retentirent bientфt, puis des gйmissements qu'on cherchait а
йtouffer. D'interrogatoire, il n'en йtait pas question.
" Diable ! se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la
fouille, elle rйsiste, -- on la violente, -- les misйrables ! "
Et d'Artagnan, malgrй sa prudence, se tenait а quatre pour ne pas se
mкler а la scиne qui se passait au-dessous de lui.
" Mais je vous dis que je suis la maоtresse de la maison, Messieurs ;
je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que j'appartiens а la
reine ! " s'йcriait la malheureuse femme.
" Mme Bonacieux ! murmura d'Artagnan ; serais-je assez heureux pour
avoir trouvй ce que tout le monde cherche ? "
" C'est justement vous que nous attendions " , reprirent les
interrogateurs.
La voix devint de plus en plus йtouffйe : un mouvement tumultueux fit
retentir les boiseries. La victime rйsistait autant qu'une femme peut
rйsister а quatre hommes.
" Pardon, Messieurs, par... " , murmura la voix, qui ne fit plus
entendre que des sons inarticulйs.
" Ils la bвillonnent, ils vont l'entraоner, s'йcria d'Artagnan en se
redressant comme par un ressort. Mon йpйe ; bon, elle est а mon cфtй.
Planchet !
-- Monsieur ?
-- Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L'un des trois sera
sыrement chez lui, peut-кtre tous les trois seront-ils rentrйs. Qu'ils
prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah ! je me souviens,
Athos est chez M. de Trйville.
-- Mais oщ allez-vous, Monsieur, oщ allez-vous ?
-- Je descends par la fenкtre, s'йcria d'Artagnan, afin d'кtre plus tфt
arrivй ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et
cours oщ je te dis.
-- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'йcria Planchet.
-- Tais-toi, imbйcile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main au
rebord de sa fenкtre, il se laissa tomber du premier йtage, qui heureusement
n'йtait pas йlevй, sans se faire une йcorchure.
Puis il alla aussitфt frapper а la porte en murmurant :
" Je vais me faire prendre а mon tour dans la souriciиre, et malheur
aux chats qui se frotteront а pareille souris. "
A peine le marteau eut-il rйsonnй sous la main du jeune homme, que le
tumulte cessa, que des pas s'approchиrent, que la porte s'ouvrit, et que
d'Artagnan, l'йpйe nue, s'йlanзa dans l'appartement de maоtre Bonacieux,
dont la porte, sans doute mue par un ressort, se referma d'elle-mкme sur
lui.
Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et
les voisins les plus proches entendirent de grands cris, des trйpignements,
un cliquetis d'йpйes et un bruit prolongй de meubles. Puis, un moment aprиs,
ceux qui, surpris par ce bruit, s'йtaient mis aux fenкtres pour en connaоtre
la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vкtus de noir non
pas en sortir, mais s'envoler comme des corbeaux effarouchйs, laissant par
terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes, c'est-а-dire des
loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux.
D'Artagnan йtait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car
un seul des alguazils йtait armй, encore se dйfendit-il pour la forme. Il
est vrai que les trois autres avaient essayй d'assommer le jeune homme avec
les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois йgratignures
faites par la flamberge du Gascon les avaient йpouvantйs. Dix minutes
avaient suffi а leur dйfaite et d'Artagnan йtait restй maоtre du champ de
bataille.
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenкtres avec le sang-froid
particulier aux habitants de Paris dans ces temps d'йmeutes et de rixes
perpйtuelles, les refermиrent dиs qu'ils eurent vu s'enfuir les quatre
hommes noirs : leur instinct leur disait que, pour le moment, tout йtait
fini.
D'ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd'hui on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
D'Artagnan, restй seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle : la
pauvre femme йtait renversйe sur un fauteuil et а demi йvanouie. D'Artagnan
l'examina d'un coup d'oeil rapide.
C'йtait une charmante femme de vingt-cinq а vingt-six ans, brune avec
des yeux bleus, ayant un nez lйgиrement retroussй, des dents admirables, un
teint marbrй de rose et d'opale. Lа cependant s'arrкtaient les signes qui
pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains йtaient
blanches, mais sans finesse : les pieds n'annonзaient pas la femme de
qualitй. Heureusement, d'Artagnan n'en йtait pas encore а se prйoccuper de
ces dйtails.
Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en йtait aux pieds,
comme nous l'avons dit, il vit а terre un fin mouchoir de batiste, qu'il
ramassa selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le mкme chiffre
qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec
Aramis.
Depuis ce temps, d'Artagnan se mйfiait des mouchoirs armoriйs ; il
remit donc sans rien dire celui qu'il avait ramassй dans la poche de Mme
Bonacieux. En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les
yeux, regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement йtait vide,
et qu'elle йtait seule avec son libйrateur. Elle lui tendit aussitфt les
mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.
" Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est vous qui m'avez sauvйe ; permettez-
moi que je vous remercie.
-- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme eыt
fait а ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement.
-- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espиre vous prouver que vous n'avez
pas rendu service а une ingrate. Mais que me voulaient donc ces hommes, que
j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n'est- il point
ici ?
-- Madame, ces hommes йtaient bien autrement dangereux que ne
pourraient кtre des voleurs, car ce sont des agents de M. le cardinal, et
quant а votre mari, M. Bonacieux, il n'est point ici parce qu'hier on est
venu le prendre pour le conduire а la Bastille.
-- Mon mari а la Bastille ! s'йcria Mme Bonacieux, oh ! mon Dieu !
qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l'innocence mкme ! "
Et quelque chose comme un sourire perзait sur la figure encore tout
effrayйe de la jeune femme.
" Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime
est d'avoir а la fois le bonheur et le malheur d'кtre votre mari.
-- Mais, Monsieur, vous savez donc...
-- Je sais que vous avez йtй enlevйe, Madame.
-- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.
-- Par un homme de quarante а quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au
teint basanй, avec une cicatrice а la tempe gauche.
-- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ?
-- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore.
-- Et mon mari savait-il que j'avais йtй enlevйe ?
-- Il en avait йtй prйvenu par une lettre que lui avait йcrite le
ravisseur lui-mкme.
-- Et soupзonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras, la cause de
cet йvйnement ?
-- Il l'attribuait, je crois, а une cause politique.
-- J'en ai doutй d'abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi
donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupзonnйe un seul instant... ?
-- Ah ! loin de lа, Madame, il йtait trop fier de votre sagesse et
surtout de votre amour. "
Un second sourire presque imperceptible effleura les lиvres rosйes de
la belle jeune femme.
" Mais, continua d'Artagnan, comment vous кtes-vous enfuie ?
-- J'ai profitй d'un moment oщ l'on m'a laissйe seule, et comme je
savais depuis ce matin а quoi m'en tenir sur mon enlиvement, а l'aide de mes
draps je suis descendue par la fenкtre ; alors, comme je croyais mon mari
ici, je suis accourue.
-- Pour vous mettre sous sa protection ?
-- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il йtait incapable de
me dйfendre ; mais comme il pouvait nous servir а autre chose, je voulais le
prйvenir.
-- De quoi ?
-- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire.
-- D'ailleurs, dit d'Artagnan (pardon, Madame, si, tout garde que je
suis, je vous rappelle а la prudence), d'ailleurs je crois que nous ne
sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences. Les hommes que
j'ai mis en fuite vont revenir avec main-forte ; s'ils nous retrouvent ici,
nous sommes perdus. J'ai bien fait prйvenir trois de mes amis, mais qui sait
si on les aura trouvйs chez eux !
-- Oui, oui, vous avez raison, s'йcria Mme Bonacieux effrayйe ; fuyons,
sauvons-nous. "
A ces mots, elle passa son bras sous celui de d'Artagnan et l'entraоna
vivement.
" Mais oщ fuir ? dit d'Artagnan, oщ nous sauver ?
-- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis aprиs nous verrons. "
Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de
refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs,
s'engagиrent dans la rue des Fossйs-Monsieur-le-Prince et ne s'arrкtиrent
qu'а la place Saint-Sulpice.
" Et maintenant, qu'allons-nous faire, demanda d'Artagnan, et oщ
voulez-vous que je vous conduise ?
-- Je suis fort embarrassйe de vous rйpondre, je vous l'avoue, dit Mme
Bonacieux ; mon intention йtait de faire prйvenir M. de La Porte par mon
mari, afin que M. de La Porte pыt nous dire prйcisйment ce qui s'йtait passй
au Louvre depuis trois jours, et s'il n'y avait pas danger pour moi de m'y
prйsenter.
-- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prйvenir M. de La Porte.
-- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur : c'est qu'on connaоt
M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait passer, lui, tandis qu'on ne
vous connaоt pas, vous, et que l'on vous fermera la porte.
-- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien а quelque guichet du Louvre
un concierge qui vous est dйvouй, et qui grвce а un mot d'ordre... "
Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
" Et si je vous donnais ce mot d'ordre, dit-elle, l'oublieriez-vous
aussitфt que vous vous en seriez servi ?
-- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent
а la vйritй duquel il n'y avait pas а se tromper.
-- Tenez, je vous crois ; vous avez l'air d'un brave jeune homme,
d'ailleurs votre fortune est peut-кtre au bout de votre dйvouement.
-- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour
servir le roi et кtre agrйable а la reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de
moi comme d'un ami.
-- Mais moi, oщ me mettrez-vous pendant ce temps-lа ?
-- N'avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte puisse
revenir vous prendre ?
-- Non, je ne veux me fier а personne.
-- Attendez, dit d'Artagnan ; nous sommes а la porte d'Athos. Oui,
c'est cela.
-- Qu'est-ce qu'Athos ?
-- Un de mes amis.
-- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ?
-- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef aprиs vous avoir fait entrer
dans son appartement.
-- Mais s'il revient ?
-- Il ne reviendra pas ; d'ailleurs on lui dirait que j'ai amenй une
femme, et que cette femme est chez lui.
-- Mais cela me compromettra trиs fort, savez-vous !
-- Que vous importe ! on ne vous connaоt pas ; d'ailleurs nous sommes
dans une situation а passer par-dessus quelques convenances !
-- Allons donc chez votre ami. Oщ demeure-t-il ?
-- Rue Fйrou, а deux pas d'ici.
-- Allons. "
Et tous deux reprirent leur course. Comme l'avait prйvu d'Artagnan,
Athos n'йtait pas chez lui : il prit la clef, qu'on avait l'habitude de lui
donner comme а un ami de la maison, monta l'escalier et introduisit Mme
Bonacieux dans le petit appartement dont nous avons dйjа fait la
description.
" Vous кtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en dedans et
n'ouvrez а personne, а moins que vous n'entendiez frapper trois coups ainsi
: tenez ; et il frappa trois fois : deux coups rapprochйs l'un de l'autre et
assez forts, un coup plus distant et plus lйger.
-- C'est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, а mon tour de vous
donner mes instructions.
-- J'йcoute.
-- Prйsentez-vous au guichet du Louvre, du cфtй de la rue de l'Echelle,
et demandez Germain.
-- C'est bien. Aprиs ?
-- Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui rйpondrez
par ces deux mots : Tours et Bruxelles. Aussitфt il se mettra а vos ordres.
-- Et que lui ordonnerai-je ?
-- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
-- Et quand il l'aura йtй chercher et que M. de La Porte sera venu ?
-- Vous me l'enverrez.
-- C'est bien, mais oщ et comment vous reverrai-je ?
-- Y tenez-vous beaucoup а me revoir ?
-- Certainement.
-- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
-- Je compte sur votre parole.
-- Comptez-y. "
D'Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lanзant le coup d'oeil le plus
amoureux qu'il lui fыt possible de concentrer sur sa charmante petite
personne, et tandis qu'il descendait l'escalier, il entendit la porte se
fermer derriиre lui а double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il
entrait au guichet de l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les йvйnements
que nous venons de raconter s'йtaient succйdй en une demi-heure.
Tout s'exйcuta comme l'avait annoncй Mme Bonacieux. Au mot d'ordre
convenu, Germain s'inclina ; dix minutes aprиs, La Porte йtait dans la loge
; en deux mots, d'Artagnan le mit au fait et lui indiqua oщ йtait Mme
Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois de l'exactitude de l'adresse, et
partit en courant. Cependant, а peine eut-il fait dix pas, qu'il revint.
" Jeune homme, dit-il а d'Artagnan, un conseil.
-- Lequel ?
-- Vous pourriez кtre inquiйtй pour ce qui vient de se passer.
-- Vous croyez ?
-- Oui.
-- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?
-- Eh bien ?
-- Allez le voir pour qu'il puisse tйmoigner que vous йtiez chez lui а
neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi. "
D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes а son cou, il
arriva chez M. de Trйville ; mais, au lieu de passer au salon avec tout le
monde, il demanda а entrer dans son cabinet. Comme d'Artagnan йtait un des
habituйs de l'hфtel, on ne fit aucune difficultй d'accйder а sa demande ; et
l'on alla prйvenir M. de Trйville que son jeune compatriote, ayant quelque
chose d'important а lui dire, sollicitait une audience particuliиre. Cinq
minutes aprиs, M. de Trйville demandait а d'Artagnan ce qu'il pouvait faire
pour son service et ce qui lui valait sa visite а une heure si avancйe.
" Pardon, Monsieur ! dit d'Artagnan, qui avait profitй du moment oщ il
йtait restй seul pour retarder l'horloge de trois quarts d'heure ; j'ai
pensй que, comme il n'йtait que neuf heures vingt-cinq minutes, il йtait
encore temps de me prйsenter chez vous.
-- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'йcria M. de Trйville en regardant
sa pendule ; mais c'est impossible !
-- Voyez plutфt, Monsieur, dit d'Artagnan, voilа qui fait foi.
-- C'est juste, dit M. de Trйville, j'aurais cru qu'il йtait plus tard.
Mais voyons, que me voulez-vous ? "
Alors d'Artagnan fit а M. de Trйville une longue histoire sur la reine.
Il lui exposa les craintes qu'il avait conзues а l'йgard de Sa Majestй ; il
lui raconta ce qu'il avait entendu dire des projets du cardinal а l'endroit
de Buckingham, et tout cela avec une tranquillitй et un aplomb dont M. de
Trйville fut d'autant mieux la dupe, que lui-mкme, comme nous l'avons dit,
avait remarquй quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la
reine.
A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de Trйville, qui le remercia
de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours а coeur le service du
roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l'escalier,
d'Artagnan se souvint qu'il avait oubliй sa canne : en consйquence, il
remonta prйcipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour de doigt remit la
pendule а son heure, pour qu'on ne pыt pas s'apercevoir, le lendemain,
qu'elle avait йtй dйrangйe, et sыr dйsormais qu'il y avait un tйmoin pour
prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientфt dans la rue.



    CHAPITRE XI. L'INTRIGUE SE NOUE





Sa visite faite а M. de Trйville, d'Artagnan prit, tout pensif, le plus
long pour rentrer chez lui.
A quoi pensait d'Artagnan, qu'il s'йcartait ainsi de sa route,
regardant les йtoiles du ciel, et tantфt soupirant, tantфt souriant ?
Il pensait а Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la jeune
femme йtait presque une idйalitй amoureuse. Jolie, mystйrieuse, initiйe а
presque tous les secrets de cour, qui reflйtaient tant de charmante gravitй
sur ses traits gracieux, elle йtait soupзonnйe de n'кtre pas insensible, ce
qui est un attrait irrйsistible pour les amants novices ; de plus,
d'Artagnan l'avait dйlivrйe des mains de ces dйmons qui voulaient la
fouiller et la maltraiter, et cet important service avait йtabli entre elle
et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un
plus tendre caractиre.
D'Artagnan se voyait dйjа, tant les rкves marchent vite sur les ailes
de l'imagination, accostй par un messager de la jeune femme qui lui
remettait quelque billet de rendez-vous, une chaоne d'or ou un diamant. Nous
avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi ;
ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus de vergogne
а l'endroit de leurs maоtresses, et que celles-ci leur laissaient presque
toujours de prйcieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayй de
conquйrir la fragilitй de leurs sentiments par la soliditй de leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles qui
n'йtaient que belles donnaient leur beautй, et de lа vient sans doute le
proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a.
Celles qui йtaient riches donnaient en outre une partie de leur argent, et
l'on pourrait citer bon nombre de hйros de cette galante йpoque qui
n'eussent gagnй ni leurs йperons d'abord, ni leurs batailles ensuite, sans
la bourse plus ou moins garnie que leur maоtresse attachait а l'arзon de
leur selle.
D'Artagnan ne possйdait rien ; l'hйsitation du provincial, vernis
lйger, fleur йphйmиre, duvet de la pкche, s'йtait йvaporйe au vent des
conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient а leur ami.
D'Artagnan, suivant l'йtrange coutume du temps, se regardait а Paris comme
en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres : l'Espagnol
lа-bas, la femme ici. C'йtait partout un ennemi а combattre, des
contributions а frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan йtait mы d'un sentiment plus
noble et plus dйsintйressй. Le mercier lui avait dit qu'il йtait riche ; le
jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'йtait M. Bonacieux, ce
devait кtre la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n'avait
influй en rien sur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et
l'intйrкt йtait restй а peu prиs йtranger а ce commencement d'amour qui en
avait йtй la suite. Nous disons : а peu prиs, car l'idйe qu'une jeune femme,
belle, gracieuse, spirituelle, est riche en mкme temps, n'фte rien а ce
commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore.
Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques
qui vont bien а la beautй. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe
de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban sur la tкte, ne font
point jolie une femme laide, mais font belle une femme jolie, sans compter
les mains qui gagnent а tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont
besoin de rester oisives pour rester belles.
Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas
cachй l'йtat de sa fortune, d'Artagnan n'йtait pas un millionnaire ; il
espйrait bien le devenir un jour, mais le temps qu'il se fixait lui-mкme
pour cet heureux changement йtait assez йloignй. En attendant, quel
dйsespoir que de voir une femme qu'on aime dйsirer ces mille riens dont les
femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens !
Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne l'est pas, ce qu'il ne
peut lui offrir elle se l'offre elle-mкme ; et quoique ce soit ordinairement
avec l'argent du mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce
soit а lui qu'en revienne la reconnaissance.
Puis d'Artagnan, disposй а кtre l'amant le plus tendre, йtait en
attendant un ami trиs dйvouй. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme
du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme Bonacieux йtait femme
а promener dans la plaine Saint-Denis ou dans la foire Saint- Germain en
compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier
de montrer une telle conquкte. Puis, quand on a marchй longtemps, la faim
arrive ; d'Artagnan depuis quelque temps avait remarquй cela. On ferait de
ces petits dоners charmants oщ l'on touche d'un cфtй la main d'un ami, et de
l'autre le pied d'une maоtresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les
positions extrкmes, d'Artagnan serait le sauveur de ses amis.
Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait poussй dans les mains des sbires
en le reniant bien haut et а qui il avait promis tout bas de le sauver ?
Nous devons avouer а nos lecteurs que d'Artagnan n'y songeait en aucune
faзon, ou que, s'il y songeait, c'йtait pour se dire qu'il йtait bien oщ il
йtait, quelque part qu'il fыt. L'amour est la plus йgoпste de toutes les
passions.
Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si d'Artagnan oublie son
hфte ou fait semblant de l'oublier, sous prйtexte qu'il ne sait pas oщ on
l'a conduit, nous ne l'oublions pas, nous, et nous savons oщ il est. Mais
pour le moment, faisons comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier,
nous reviendrons а lui plus tard.
D'Artagnan, tout en rйflйchissant а ses futures amours, tout en parlant
а la nuit, tout en souriant aux йtoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou
Chasse-Midi, ainsi qu'on l'appelait alors. Comme il se trouvait dans le
quartier d'Aramis, l'idйe lui йtait venue d'aller faire une visite а son
ami, pour lui donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient
fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre immйdiatement а la
souriciиre. Or, si Aramis s'йtait trouvй chez lui lorsque Planchet y йtait
venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y trouvant
personne que ses deux autres compagnons peut-кtre, ils n'avaient dы savoir,
ni les uns ni les autres, ce que cela voulait dire. Ce dйrangement mйritait
donc une explication, voilа ce que disait tout haut d'Artagnan.
Puis, tout bas, il pensait que c'йtait pour lui une occasion de parler
de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, йtait
dйjа tout plein. Ce n'est pas а propos d'un premier amour qu'il faut
demander de la discrйtion. Ce premier amour est accompagnй d'une si grande
joie, qu'il faut que cette joie dйborde, sans cela elle vous йtoufferait.
Paris depuis deux heures йtait sombre et commenзait а se faire dйsert.
Onze heures sonnaient а toutes les horloges du faubourg Saint- Germain, il
faisait un temps doux. D'Artagnan suivait une ruelle situйe sur
l'emplacement oщ passe aujourd'hui la rue d'Assas, respirant les йmanations
embaumйes qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu'envoyaient
les jardins rafraоchis par la rosйe du soir et par la brise de la nuit. Au
loin rйsonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des
buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. Arrivй au bout de la
ruelle, d'Artagnan tourna а gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait
situйe entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
D'Artagnan venait de dйpasser la rue Cassette et reconnaissait dйjа la
porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de
clйmatites qui formaient un vaste bourrelet au-dessus d'elle lorsqu'il
aperзut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce
quelque chose йtait enveloppй d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que
c'йtait un homme ; mais, а la petitesse de la taille, а l'incertitude de la
dйmarche, а l'embarras du pas, il reconnut bientфt une femme. De plus, cette
femme, comme si elle n'eыt pas йtй bien sыre de la maison qu'elle cherchait,
levait les yeux pour se reconnaоtre, s'arrкtait, retournait en arriиre, puis
revenait encore. D'Artagnan fut intriguй.
" Si j'allais lui offrir mes services ! pensa-t-il. A son allure, on
voit qu'elle est jeune ; peut-кtre jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court
les rues а cette heure ne sort guиre que pour aller rejoindre son amant.
Peste ! si j'allais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte
pour entrer en relations. "
Cependant, la jeune femme s'avanзait toujours, comptant les maisons et
les fenкtres. Ce n'йtait, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il n'y
avait que trois hфtels dans cette partie de la rue, et deux fenкtres ayant
vue sur cette rue ; l'une йtait celle d'un pavillon parallиle а celui
qu'occupait Aramis, l'autre йtait celle d'Aramis lui-mкme.
" Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la niиce du thйologien revenait а
l'esprit ; pardieu ! il serait drфle que cette colombe attardйe cherchвt la
maison de notre ami. Mais, sur mon вme, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher
Aramis, pour cette fois, j'en veux avoir le coeur net. "
Et d'Artagnan, se faisant le plus mince qu'il put, s'abrita dans le
cфtй le plus obscur de la rue, prиs d'un banc de pierre situй au fond d'une
niche.
La jeune femme continua de s'avancer, car outre la lйgиretй de son
allure, qui l'avait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux
qui dйnonзait une voix des plus fraоches. D'Artagnan pensa que cette toux
йtait un signal.
Cependant, soit qu'on eыt rйpondu а cette toux par un signe йquivalent
qui avait fixй les irrйsolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans
secours йtranger elle eыt reconnu qu'elle йtait arrivйe au bout de sa
course, elle s'approcha rйsolument du volet d'Aramis et frappa а trois
intervalles йgaux avec son doigt recourbй.
" C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite
! je vous y prends а faire de la thйologie ! "
Les trois coups йtaient а peine frappйs, que la croisйe intйrieure
s'ouvrit et qu'une lumiиre parut а travers les vitres du volet.
" Ah ! ah ! fit l'йcouteur non pas aux portes, mais aux fenкtres, ah !
la visite йtait attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la dame entrera
par escalade. Trиs bien ! "
Mais, au grand йtonnement de d'Artagnan, le volet resta fermй. De plus,
la lumiиre qui avait flamboyй un instant, disparut, et tout rentra dans
l'obscuritй.
D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de
regarder de tous ses yeux et d'йcouter de toutes ses oreilles.
Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs
retentirent dans l'intйrieur.
La jeune femme de la rue rйpondit par un seul coup, et le volet
s'entrouvrit.
On juge si d'Artagnan regardait et йcoutait avec aviditй.
Malheureusement, la lumiиre avait йtй transportйe dans un autre
appartement. Mais les yeux du jeune homme s'йtaient habituйs а la nuit.
D'ailleurs les yeux des Gascons ont, а ce qu'on assure, comme ceux des
chats, la propriйtй de voir pendant la nuit.
D'Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet
blanc qu'elle dйploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir. Cet objet
dйployй, elle en fit remarquer le coin а son interlocuteur.
Cela rappela а d'Artagnan ce mouchoir qu'il avait trouvй aux pieds de
Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelй celui qu'il avait trouvй aux pieds
d'Aramis.
" Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? "
Placй oщ il йtait, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis, nous
disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fыt
son ami qui dialoguвt de l'intйrieur avec la dame de l'extйrieur ; la
curiositй l'emporta donc sur la prudence, et, profitant de la prйoccupation
dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que
nous avons mis en scиne, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'йclair,
mais йtouffant le bruit de ses pas, il alla se coller а un angle de la
muraille, d'oщ son oeil pouvait parfaitement plonger dans l'intйrieur de
l'appartement d'Aramis.
Arrivй lа, d'Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce n'йtait pas
Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'йtait une femme. Seulement,
d'Artagnan y voyait assez pour reconnaоtre la forme de ses vкtements, mais
pas assez pour distinguer ses traits.
Au mкme instant, la femme de l'appartement tira un second mouchoir de
sa poche, et l'йchangea avec celui qu'on venait de lui montrer. Puis,
quelques mots furent prononcйs entre les deux femmes. Enfin le volet se
referma ; la femme qui se trouvait а l'extйrieur de la fenкtre se retourna,
et vint passer а quatre pas de d'Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante
; mais la prйcaution avait йtй prise trop tard, d'Artagnan avait dйjа
reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux ! Le soupзon que c'йtait elle lui avait dйjа traversй
l'esprit quand elle avait tirй le mouchoir de sa poche ; mais quelle
probabilitй que Mme Bonacieux, qui avait envoyй chercher M. de La Porte pour
se faire reconduire par lui au Louvre, courыt les rues de Paris seule а onze
heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
Il fallait donc que ce fыt pour une affaire bien importante ; et quelle
est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ? L'amour.
Mais йtait-ce pour son compte ou pour le compte d'une autre personne
qu'elle s'exposait а de semblables hasards ? Voilа ce que se demandait а
lui-mкme le jeune homme, que le dйmon de la jalousie mordait au coeur ni
plus ni moins qu'un amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s'assurer oщ allait Mme
Bonacieux : c'йtait de la suivre. Ce moyen йtait si simple, que d'Artagnan
l'employa tout naturellement et d'instinct.
Mais, а la vue du jeune homme qui se dйtachait de la muraille comme une
statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derriиre
elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit.
D'Artagnan courut aprиs elle. Ce n'йtait pas une chose difficile pour
lui que de rejoindre une femme embarrassйe dans son manteau. Il la rejoignit
donc au tiers de la rue dans laquelle elle s'йtait engagйe. La malheureuse
йtait йpuisйe, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui
posa la main sur l'йpaule, elle tomba sur un genou en criant d'une voix
йtranglйe :
" Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. "
D'Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais
comme il sentait а son poids qu'elle йtait sur le point de se trouver mal,
il s'empressa de la rassurer par des protestations de dйvouement. Ces
protestations n'йtaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles
protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ;
mais la voix йtait tout. La jeune femme crut reconnaоtre le son de cette
voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait
si grand-peur, et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie.
" Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
-- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu a envoyй pour veiller
sur vous.
-- Etait-ce dans cette intention que vous me suiviez ? " demanda avec
un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractиre un peu
railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu
du moment oщ elle avait reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un
ennemi.
" Non, dit d'Artagnan, non, je l'avoue ; c'est le hasard qui m'a mis
sur votre route ; j'ai vu une femme frapper а la fenкtre d'un de mes amis...
-- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
-- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
-- Aramis ! qu'est-ce que cela ?
-- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
-- C'est la premiиre fois que j'entends prononcer ce nom.
-- C'est donc la premiиre fois que vous venez а cette maison ?
-- Sans doute.
-- Et vous ne saviez pas qu'elle fыt habitйe par un jeune homme ?
-- Non.
-- Par un mousquetaire ?
-- Nullement.
-- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ?
-- Pas le moins du monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne
а qui j'ai parlй est une femme.
-- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis.
-- Je n'en sais rien.
-- Puisqu'elle loge chez lui.
-- Cela ne me regarde pas.
-- Mais qui est-elle ?
-- Oh ! cela n'est point mon secret.
-- Chиre Madame Bonacieux, vous кtes charmante ; mais en mкme temps
vous кtes la femme la plus mystйrieuse...
-- Est-ce que je perds а cela ?
-- Non ; vous кtes, au contraire, adorable.
-- Alors, donnez-moi le bras.
-- Bien volontiers. Et maintenant ?
-- Maintenant, conduisez-moi.
-- Oщ cela ?
-- Oщ je vais.
-- Mais oщ allez-vous ?
-- Vous le verrez, puisque vous me laisserez а la porte.
-- Faudra-t-il vous attendre ?
-- Ce sera inutile.
-- Vous reviendrez donc seule ?
-- Peut-кtre oui, peut-кtre non.
-- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme,
sera-t-elle une femme ?
-- Je n'en sais rien encore.
-- Je le saurai bien, moi !
-- Comment cela ?
-- Je vous attendrai pour vous voir sortir.
-- En ce cas, adieu !
-- Comment cela ?
-- Je n'ai pas besoin de vous.
-- Mais vous aviez rйclamй...
-- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion.
-- Le mot est un peu dur !
-- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgrй eux ?
-- Des indiscrets.
-- Le mot est trop doux.
-- Allons, Madame, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous
voulez.
-- Pourquoi vous кtre privй du mйrite de le faire tout de suite ?
-- N'y en a-t-il donc aucun а se repentir ?
-- Et vous repentez-vous rйellement ?
-- Je n'en sais rien moi-mкme. Mais ce que je sais, c'est que je vous
promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous
accompagner jusqu'oщ vous allez.
-- Et vous me quitterez aprиs ?
-- Oui.
-- Sans m'йpier а ma sortie ?
-- Non.
-- Parole d'honneur ?
-- Foi de gentilhomme !
-- Prenez mon bras et marchons alors. "
D'Artagnan offrit son bras а Mme Bonacieux, qui s'y suspendit, moitiй
rieuse, moitiй tremblante, et tous deux gagnиrent le haut de la rue de La
Harpe. Arrivйe lа, la jeune femme parut hйsiter, comme elle avait dйjа fait
dans la rue de Vaugirard. Cependant, а de certains signes, elle sembla
reconnaоtre une porte ; et s'approchant de cette porte :
" Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille
fois merci de votre honorable compagnie, qui m'a sauvйe de tous les dangers
auxquels, seule, j'eusse йtй exposйe. Mais le moment est venu de tenir votre
parole : je suis arrivйe а ma destination.
-- Et vous n'aurez plus rien а craindre en revenant ?
-- Je n'aurai а craindre que les voleurs.
-- N'est-ce donc rien ?
-- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi.
-- Vous oubliez ce beau mouchoir brodй, armoriй.
-- Lequel ?
-- Celui que j'ai trouvй а vos pieds et que j'ai remis dans votre
poche.
-- Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s'йcria la jeune femme,
voulez-vous me perdre ?
-- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul
mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous
seriez perdue. Ah ! tenez, Madame, s'йcria d'Artagnan en lui saisissant la
main et la couvrant d'un ardent regard, tenez ! soyez plus gйnйreuse,
confiez-vous а moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu'il n'y a que
dйvouement et sympathie dans mon coeur ?
-- Si fait, rйpondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et
je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre chose.
-- C'est bien, dit d'Artagnan, je les dйcouvrirai ; puisque ces secrets
peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets
deviennent les miens.
-- Gardez-vous-en bien, s'йcria la jeune femme avec un sйrieux qui fit
frissonner d'Artagnan malgrй lui. Oh ! ne vous mкlez en rien de ce qui me
regarde, ne cherchez point а m'aider dans ce que j'accomplis ; et cela, je
vous le demande au nom de l'intйrкt que je vous inspire, au nom du service
que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutфt а
ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous,
que ce soit comme si vous ne m'aviez jamais vue.