" Seulement, cette fois, ce n'йtait plus а une espиce de cadavre
inerte, sans aucun sentiment, que l'infвme avait affaire. Je vous l'ai dit :
sans pouvoir parvenir а retrouver l'exercice complet de mes facultйs, il me
restait le sentiment de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et
sans doute j'opposai, tout affaiblie que j'йtais, une longue rйsistance, car
je l'entendis s'йcrier :
" -- Ces misйrables puritaines ! je savais bien qu'elles lassaient
leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs sйducteurs. "
" Hйlas ! cette rйsistance dйsespйrйe ne pouvait durer longtemps, je
sentis mes forces qui s'йpuisaient, et cette fois ce ne fut pas de mon
sommeil que le lвche profita, ce fut de mon йvanouissement. "
Felton йcoutait sans faire entendre autre chose qu'une espиce de
rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait sur son front de marbre,
et sa main cachйe sous son habit dйchirait sa poitrine.
" Mon premier mouvement, en revenant а moi, fut de chercher sous mon
oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre ; s'il n'avait point servi а
la dйfense, il pouvait au moins servir а l'expiation.
" Mais en prenant ce couteau, Felton, une idйe terrible me vint. J'ai
jurй de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous ai promis la vйritй,
je la dirai, dыt-elle me perdre.
-- L'idйe vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce pas ? s'йcria
Felton.
-- Eh bien, oui ! dit Milady : cette idйe n'йtait pas d'une chrйtienne,
je le sais ; sans doute cet йternel ennemi de notre вme, ce lion rugissant
sans cesse autour de nous la soufflait а mon esprit. Enfin, que vous
dirai-je, Felton ? continua Milady du ton d'une femme qui s'accuse d'un
crime, cette idйe me vint et ne me quitta plus sans doute. C'est de cette
pensйe homicide que je porte aujourd'hui la punition.
-- Continuez, continuez, dit Felton, j'ai hвte de vous voir arriver а
la vengeance.
-- Oh ! je rйsolus qu'elle aurait lieu le plus tфt possible, je ne
doutais pas qu'il ne revоnt la nuit suivante. Dans le jour je n'avais rien а
craindre.
" Aussi, quand vint l'heure du dйjeuner, je n'hйsitai pas а manger et а
boire : j'йtais rйsolue а faire semblant de souper, mais а ne rien prendre :
je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeыne du soir.
" Seulement je cachai un verre d'eau soustraite а mon dйjeuner, la soif
ayant йtй ce qui m'avait le plus fait souffrir quand j'йtais demeurйe
quarante-huit heures sans boire ni manger.
" La journйe s'йcoula sans avoir d'autre influence sur moi que de
m'affermir dans la rйsolution prise : seulement j'eus soin que mon visage ne
trahоt en rien la pensйe de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse
observйe ; plusieurs fois mкme je sentis un sourire sur mes lиvres. Felton,
je n'ose pas vous dire а quelle idйe je souriais, vous me prendriez en
horreur...
-- Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j'йcoute et
que j'ai hвte d'arriver.
-- Le soir vint, les йvйnements ordinaires s'accomplirent ; pendant
l'obscuritй, comme d'habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s'alluma,
et je me mis а table.
" Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de me verser
de l'eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j'avais conservйe dans
mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que
mes espions, si j'en avais, ne conзussent aucun soupзon.
" Aprиs le souper, je donnai les mкmes marques d'engourdissement que la
veille ; mais cette fois, comme si je succombais а la fatigue ou comme si je
me familiarisais avec le danger, je me traоnai vers mon lit, et je fis
semblant de m'endormir.
" Cette fois, j'avais retrouvй mon couteau sous l'oreiller, et tout en
feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignйe.
" Deux heures s'йcoulиrent sans qu'il se passвt rien de nouveau : cette
fois, ф mon Dieu ! qui m'eыt dit cela la veille ? je commenзais а craindre
qu'il ne vоnt pas.
" Enfin, je vis la lampe s'йlever doucement et disparaоtre dans les
profondeurs du plafond ; ma chambre s'emplit de tйnиbres, mais je fis un
effort pour percer du regard l'obscuritй.
" Dix minutes а peu prиs se passиrent. Je n'entendais d'autre bruit que
celui du battement de mon coeur.
" J'implorais le Ciel pour qu'il vоnt.
" Enfin j'entendis le bruit si connu de la porte qui s'ouvrait et se
refermait ; j'entendis, malgrй l'йpaisseur du tapis, un pas qui faisait
crier le parquet ; je vis, malgrй l'obscuritй, une ombre qui approchait de
mon lit.
-- Hвtez-vous, hвtez-vous ! dit Felton, ne voyez-vous pas que chacune
de vos paroles me brыle comme du plomb fondu !
-- Alors, continua Milady, alors je rйunis toutes mes forces, je me
rappelai que le moment de la vengeance ou plutфt de la justice avait sonnй ;
je me regardai comme une autre Judith ; je me ramassai sur moi-mкme, mon
couteau а la main, et quand je le vis prиs de moi, йtendant les bras pour
chercher sa victime, alors, avec le dernier cri de la douleur et du
dйsespoir, je le frappai au milieu de la poitrine.
" Le misйrable ! il avait tout prйvu : sa poitrine йtait couverte d'une
cotte de mailles ; le couteau s'йmoussa.
"-- Ah ! ah ! s'йcria-t-il en me saisissant le bras et en m'arrachant
l'arme qui m'avait si mal servie, vous en voulez а ma vie, ma belle
puritaine ! mais c'est plus que de la haine, cela, c'est de l'ingratitude !
Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant ! j'avais cru que vous vous
йtiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force
: vous ne m'aimez pas, j'en doutais avec ma fatuitй ordinaire ; maintenant
j'en suis convaincu. Demain, vous serez libre. "
" Je n'avais qu'un dйsir, c'йtait qu'il me tuвt.
" -- Prenez garde ! lui dis-je, car ma libertй c'est votre dйshonneur.
Oui, car, а peine sortie d'ici, je dirai tout, je dirai la violence dont
vous avez usй envers moi, je dirai ma captivitй. Je dйnoncerai ce palais
d'infamie ; vous кtes bien haut placй, Milord, mais tremblez ! Au-dessus de
vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu. "
" Si maоtre qu'il parыt de lui, mon persйcuteur laissa йchapper un
mouvement de colиre. Je ne pouvais voir l'expression de son visage, mais
j'avais senti frйmir son bras sur lequel йtait posйe ma main.
" -- Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il.
" -- Bien, bien ! m'йcriai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi
celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantфme qui
accuse n'est pas plus terrible encore qu'un vivant qui menace !
" -- On ne vous laissera aucune arme.
" -- Il y en a une que le dйsespoir a mise а la portйe de toute
crйature qui a le courage de s'en servir. Je me laisserai mourir de faim.
" -- Voyons, dit le misйrable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu'une
pareille guerre ? Je vous rends la libertй а l'instant mкme, je vous
proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrиce de l'Angleterre .
" -- Et moi je dis que vous en кtes le Sextus , moi je vous dйnonce aux
hommes comme je vous ai dйjа dйnoncй а Dieu ; et s'il faut que, comme
Lucrиce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai.
" -- Ah ! ah ! dit mon ennemi d'un ton railleur, alors c'est autre
chose. Ma foi, au bout du compte, vous кtes bien ici, rien ne vous manquera,
et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera de votre faute. "
" A ces mots, il se retira, j'entendis s'ouvrir et se refermer la
porte, et je restai abоmйe, moins encore, je l'avoue, dans ma douleur, que
dans la honte de ne m'кtre pas vengйe.
" Il me tint parole. Toute la journйe, toute la nuit du lendemain
s'йcoulиrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et
je ne mangeai ni ne bus ; j'йtais, comme je le lui avais dit, rйsolue а me
laisser mourir de faim.
" Je passai le jour et la nuit en priиre, car j'espйrais que Dieu me
pardonnerait mon suicide.
" La seconde nuit la porte s'ouvrit ; j'йtais couchйe а terre sur le
parquet, les forces commenзaient а m'abandonner.
" Au bruit je me relevai sur une main.
" Eh bien, me dit une voix qui vibrait d'une faзon trop terrible а mon
oreille pour que je ne la reconnusse pas ; eh bien, sommes-nous un peu
adoucie, et paierons nous notre libertй d'une seule promesse de silence ?
" Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n'aime
pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu'aux puritaines, quand
elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je ne
vous en demande pas davantage.
" -- Sur la croix ! m'йcriai-je en me relevant, car а cette voix
abhorrйe j'avais retrouvй toutes mes forces ; sur la croix ! je jure que
nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la
croix ! je jure de vous dйnoncer partout comme un meurtrier, comme un larron
d'honneur, comme un lвche ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens а
sortir d'ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier.
" -- Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n'avais
pas encore entendu, j'ai un moyen suprкme, que je n'emploierai qu'а la
derniиre extrйmitй, de vous fermer la bouche ou du moins d'empкcher qu'on ne
croie а un seul mot de ce que vous direz. "
" Je rassemblai toutes mes forces pour rйpondre par un йclat de rire.
" Il vit que c'йtait entre nous dйsormais une guerre йternelle, une
guerre а mort.
" -- Ecoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la
journйe de demain ; rйflйchissez : promettez de vous taire, la richesse, la
considйration, les honneurs mкmes vous entoureront ; menacez de parler, et
je vous condamne а l'infamie.
" -- Vous ! m'йcriai-je, vous !
" -- A l'infamie йternelle, ineffaзable !
" -- Vous ! rйpйtai-je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le croyais
insensй !
" -- Oui, moi ! reprit-il.
" -- Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas qu'а
vos yeux je me brise la tкte contre la muraille !
" -- C'est bien, reprit-il, vous le voulez, а demain soir ! " -- A
demain soir " , rйpondis-je en me laissant tomber et en mordant le tapis de
rage... "
Felton s'appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de
dйmon que la force lui manquerait peut-кtre avant la fin du rйcit.


    CHAPITRE LVII. UN MOYEN DE TRAGEDIE CLASSIQUE



Aprиs un moment de silence employй par Milady а observer le jeune homme
qui l'йcoutait, elle continua son rйcit :
" Il y avait prиs de trois jours que je n'avais ni bu ni mangй, je
souffrais des tortures atroces : parfois il me passait comme des nuages qui
me serraient le front, qui me voilaient les yeux : c'йtait le dйlire.
" Le soir vint ; j'йtais si faible, qu'а chaque instant je
m'йvanouissais et а chaque fois que je m'йvanouissais je remerciais Dieu,
car je croyais que j'allais mourir.
" Au milieu de l'un de ces йvanouissements, j'entendis la porte
s'ouvrir ; la terreur me rappela а moi.
" Mon persйcuteur entra suivi d'un homme masquй, il йtait masquй
lui-mкme ; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air imposant que
l'enfer a donnй а sa personne pour le malheur de l'humanitй.
" Eh bien, me dit-il, кtes-vous dйcidйe а me faire le serment que je
vous ai demandй ?
" -- Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole : la mienne,
vous l'avez entendue, c'est de vous poursuivre sur la terre au tribunal des
hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !
" -- Ainsi, vous persistez ?
" -- Je le jure devant ce Dieu qui m'entend : je prendrai le monde
entier а tйmoin de votre crime, et cela jusqu'а ce que j'aie trouvй un
vengeur.
" -- Vous кtes une prostituйe, dit-il d'une voix tonnante, et vous
subirez le supplice des prostituйes ! Flйtrie aux yeux du monde que vous
invoquerez, tвchez de prouver а ce monde que vous n'кtes ni coupable ni
folle ! "
" Puis s'adressant а l'homme qui l'accompagnait :
" -- Bourreau, dit-il, fais ton devoir. "
-- Oh ! son nom, son nom ! s'йcria Felton ; son nom, dites-le-moi !
-- Alors, malgrй mes cris, malgrй ma rйsistance, car je commenзais а
comprendre qu'il s'agissait pour moi de quelque chose de pire que la mort,
le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me meurtrit de ses
йtreintes, et suffoquйe par les sanglots, presque sans connaissance,
invoquant Dieu, qui ne m'йcoutait pas, je poussai tout а coup un effroyable
cri de douleur et de honte ; un fer brыlant, un fer rouge, le fer du
bourreau, s'йtait imprimй sur mon йpaule. "
Felton poussa un rugissement.
" Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majestй de reine, --
tenez, Felton, voyez comment on a inventй un nouveau martyre pour la jeune
fille pure et cependant victime de la brutalitй d'un scйlйrat. Apprenez а
connaоtre le coeur des hommes, et dйsormais faites-vous moins facilement
l'instrument de leurs injustes vengeances. "
Milady d'un geste rapide ouvrit sa robe, dйchira la batiste qui
couvrait son sein, et, rouge d'une feinte colиre et d'une honte jouйe,
montra au jeune homme l'empreinte ineffaзable qui dйshonorait cette йpaule
si belle.
" Mais, s'йcria Felton, c'est une fleur de lys que je vois lа !
-- Et voilа justement oщ est l'infamie, rйpondit Milady. La flйtrissure
d'Angleterre !... il fallait prouver quel tribunal me l'avait imposйe, et
j'aurais fait un appel public а tous les tribunaux du royaume ; mais la
flйtrissure de France... oh ! par elle, j'йtais bien rйellement flйtrie. "
C'en йtait trop pour Felton.
Pвle, immobile, йcrasй par cette rйvйlation effroyable, йbloui par la
beautй surhumaine de cette femme qui se dйvoilait а lui avec une impudeur
qu'il trouva sublime, il finit par tomber а genoux devant elle comme
faisaient les premiers chrйtiens devant ces pures et saintes martyres que la
persйcution des empereurs livrait dans le cirque а la sanguinaire lubricitй
des populaces. La flйtrissure disparut, la beautй seule resta.
" Pardon, pardon ! s'йcria Felton, oh ! pardon ! "
Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.
" Pardon de quoi ? demanda-t-elle.
-- Pardon de m'кtre joint а vos persйcuteurs. "
Milady lui tendit la main.
" Si belle, si jeune ! " s'йcria Felton en couvrant cette main de
baisers.
Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un esclave font un
roi.
Felton йtait puritain : il quitta la main de cette femme pour baiser
ses pieds.
Il ne l'aimait dйjа plus, il l'adorait.
Quand cette crise fut passйe, quand Milady parut avoir recouvrй son
sang-froid, qu'elle n'avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se refermer
sous le voile de la chastetй ces trйsors d'amour qu'on ne lui cachait si
bien que pour les lui faire dйsirer plus ardemment :
" Ah ! maintenant, dit-il, je n'ai plus qu'une chose а vous demander,
c'est le nom de votre vйritable bourreau ; car pour moi il n'y en a qu'un ;
l'autre йtait l'instrument, voilа tout.
-- Eh quoi, frиre ! s'йcria Milady, il faut encore que je te le nomme,
et tu ne l'as pas devinй ?
-- Quoi ! reprit Felton, lui !... encore lui !... toujours lui !...
Quoi ! le vrai coupable...
-- Le vrai coupable, dit Milady, c'est le ravageur de l'Angleterre, le
persйcuteur des vrais croyants, le lвche ravisseur de l'honneur de tant de
femmes, celui qui pour un caprice de son coeur corrompu va faire verser tant
de sang а deux royaumes, qui protиge les protestants aujourd'hui et qui les
trahira demain...
-- Buckingham ! c'est donc Buckingham ! " s'йcria Felton exaspйrй.
Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n'eыt pu
supporter la honte que lui rappelait ce nom.
" Buckingham, le bourreau de cette angйlique crйature ! s'йcria Felton.
Et tu ne l'as pas foudroyй, mon Dieu ! et tu l'as laissй noble, honorй,
puissant pour notre perte а tous !
-- Dieu abandonne qui s'abandonne lui-mкme, dit Milady.
-- Mais il veut donc attirer sur sa tкte le chвtiment rйservй aux
maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que
la vengeance humaine prйvienne la justice cйleste !
-- Les hommes le craignent et l'йpargnent.
-- Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l'йpargnerai pas
!... "
Milady sentit son вme baignйe d'une joie infernale.
" Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon pиre, demanda
Felton, se trouve-t-il mкlй а tout cela ?
-- Ecoutez, Felton, reprit Milady, car а cфtй des hommes lвches et
mйprisables, il est encore des natures grandes et gйnйreuses. J'avais un
fiancй, un homme que j'aimais et qui m'aimait ; un coeur comme le vфtre,
Felton, un homme comme vous. Je vins а lui et je lui racontai tout ;, il me
connaissait, celui-lа, et ne douta point un instant. C'йtait un grand
seigneur, c'йtait un homme en tout point l'йgal de Buckingham. Il ne dit
rien, il ceignit seulement son йpйe, s'enveloppa de son manteau et se rendit
а Buckingham Palace.
-- Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes
ce ne soit pas l'йpйe qu'il faille employer, mais le poignard.
-- Buckingham йtait parti depuis la veille, envoyй comme ambassadeur en
Espagne, oщ il allait demander la main de l'infante pour le roi Charles Ier,
qui n'йtait alors que prince de Galles. Mon fiancй revint.
" -- Ecoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par
consйquent, il йchappe а ma vengeance ; mais en attendant soyons unis, comme
nous devions l'кtre, puis rapportez-vous-en а Lord de Winter pour soutenir
son honneur et celui de sa femme. "
-- Lord de Winter ! s'йcria Felton.
-- Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout
comprendre, n'est-ce pas ? Buckingham resta plus d'un an absent. Huit jours
avant son arrivйe, Lord de Winter mourut subitement, me laissant sa seule
hйritiиre. D'oщ venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute,
moi je n'accuse personne...
-- Oh ! quel abоme, quel abоme ! s'йcria Felton.
-- Lord de Winter йtait mort sans rien dire а son frиre. Le secret
terrible devait кtre cachй а tous, jusqu'а ce qu'il йclatвt comme la foudre
sur la tкte du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de
son frиre aоnй avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne
pouvais attendre d'un homme trompй dans ses espйrances d'hйritage aucun
appui. Je passai en France rйsolue а y demeurer pendant tout le reste de ma
vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les communications fermйes
par la guerre, tout me manqua : force fut alors d'y revenir ; il y a six
jours j'abordais а Portsmouth.
-- Eh bien ? dit Felton.
-- Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla а Lord
de Winter, dйjа prйvenu contre moi, et lui dit que sa belle-soeur йtait une
prostituйe, une femme flйtrie. La voix pure et noble de mon mari n'йtait
plus lа pour me dйfendre. Lord de Winter crut tout ce qu'on lui dit, avec
d'autant plus de facilitй qu'il avait intйrкt а le croire. Il me fit
arrкter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste :
aprиs-demain il me bannit, il me dйporte ; aprиs-demain il me relиgue parmi
les infвmes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot est habile et
mon honneur n'y survivra pas. Vous voyez bien qu'il faut que je meure,
Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau ! "
Et а ces mots, comme si toutes ses forces йtaient йpuisйes, Milady se
laissa aller dйbile et languissante entre les bras du jeune officier, qui,
ivre d'amour, de colиre et de voluptйs inconnues, la reзut avec transport,
la serra contre son coeur, tout frissonnant а l'haleine de cette bouche si
belle, tout йperdu au contact de ce sein si palpitant.
" Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorйe et pure, tu vivras pour
triompher de tes ennemis. "
Milady le repoussa lentement de la main en l'attirant du regard ; mais
Felton, а son tour, s'empara d'elle, l'implorant comme une divinitй.
" Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses paupiиres,
oh ! la mort plutфt que la honte ; Felton, mon frиre, mon ami, je t'en
conjure !
-- Non, s'йcria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengйe !
-- Felton, je porte malheur а tout ce qui m'entoure ! Felton,
abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !
-- Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! " s'йcria-t-il en appuyant
ses lиvres sur celles de la prisonniиre.
Plusieurs coups retentirent а la porte ; cette fois, Milady le repoussa
rйellement.
" Ecoute, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c'en est fait, nous
sommes perdus !
-- Non, dit Felton, c'est la sentinelle qui me prйvient seulement
qu'une ronde arrive.
-- Alors, courez а la porte et ouvrez vous-mкme. "
Felton obйit ; cette femme йtait dйjа toute sa pensйe, toute son вme.
Il se trouva en face d'un sergent commandant une patrouille de
surveillance.
" Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.
-- Vous m'aviez dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier au secours,
dit le soldat, mais vous aviez oubliй de me laisser la clef ; je vous ai
entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j'ai voulu ouvrir la
porte, elle йtait fermйe en dedans, alors j'ai appelй le sergent.
-- Et me voilа " , dit le sergent.
Felton, йgarй, presque fou, demeurait sans voix.
Milady comprit que c'йtait а elle de s'emparer de la situation, elle
courut а la table et prit le couteau qu'y avait dйposй Felton :
" Et de quel droit voulez-vous m'empкcher de mourir ? dit-elle.
-- Grand Dieu ! " s'йcria Felton en voyant le couteau luire а sa main.
En ce moment, un йclat de rire ironique retentit dans le corridor.
Le baron, attirй par le bruit, en robe de chambre, son йpйe sous le
bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.
" Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragйdie ; vous le
voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j'avais indiquйes ;
mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas. "
Milady comprit qu'elle йtait perdue si elle ne donnait pas а Felton une
preuve immйdiate et terrible de son courage.
" Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce sang
retomber sur ceux qui le font couler ! "
Felton jeta un cri et se prйcipita vers elle ; il йtait trop tard :
Milady s'йtait frappйe. Mais le couteau avait rencontrй, heureusement, nous
devrions dire adroitement, le busc de fer qui, а cette йpoque, dйfendait
comme une cuirasse la poitrine des femmes ; il avait glissй en dйchirant la
robe, et avait pйnйtrй de biais entre la chair et les cфtes.
La robe de Milady n'en fut pas moins tachйe de sang en une seconde.
Milady йtait tombйe а la renverse et semblait йvanouie.
Felton arracha le couteau.
" Voyez, Milord, dit-il d'un air sombre, voici une femme qui йtait sous
ma garde et qui s'est tuйe !
-- Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n'est pas morte,
les dйmons ne meurent pas si facilement, soyez tranquille et allez
m'attendre chez moi.
-- Mais, Milord...
-- Allez, je vous l'ordonne. "
A cette injonction de son supйrieur, Felton obйit ; mais, en sortant,
il mit le couteau dans sa poitrine.
Quant а Lord de Winter, il se contenta d'appeler la femme qui servait
Milady et, lorsqu'elle fut venue, lui recommandant la prisonniиre toujours
йvanouie, il la laissa seule avec elle.
Cependant, comme а tout prendre, malgrй ses soupзons, la blessure
pouvait кtre grave, il envoya, а l'instant mкme, un homme а cheval chercher
un mйdecin.


    CHAPITRE LVIII. EVASION



Comme l'avait pensй Lord de Winter, la blessure de Milady n'йtait pas
dangereuse ; aussi dиs qu'elle se trouva seule avec la femme que le baron
avait fait appeler et qui se hвtait de la dйshabiller, rouvrit-elle les
yeux.
Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce n'йtaient
pas choses difficiles pour une comйdienne comme Milady ; aussi la pauvre
femme fut-elle si complиtement dupe de sa prisonniиre, que, malgrй ses
instances, elle s'obstina а la veiller toute la nuit.
Mais la prйsence de cette femme n'empкchait pas Milady de songer.
Il n'y avait plus de doute, Felton йtait convaincu, Felton йtait а elle
: un ange apparыt-il au jeune homme pour accuser Milady, il le prendrait
certainement, dans la disposition d'esprit oщ il se trouvait, pour un envoyй
du dйmon.
Milady souriait а cette pensйe, car Felton, c'йtait dйsormais sa seule
espйrance, son seul moyen de salut.
Mais Lord de Winter pouvait l'avoir soupзonnй, mais Felton maintenant
pouvait кtre surveillй lui-mкme.
Vers les quatre heures du matin, le mйdecin arriva ; mais depuis le
temps oщ Milady s'йtait frappйe, la blessure s'йtait dйjа refermйe : le
mйdecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur ; il
reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n'йtait point grave.
Le matin, Milady, sous prйtexte qu'elle n'avait pas dormi de la nuit et
qu'elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait prиs d'elle.
Elle avait une espйrance, c'est que Felton arriverait а l'heure du
dйjeuner, mais Felton ne vint pas.
Ses craintes s'йtaient-elles rйalisйes ? Felton, soupзonnй par le
baron, allait-il lui manquer au moment dйcisif ? Elle n'avait plus qu'un
jour : Lord de Winter lui avait annoncй son embarquement pour le 23 et l'on
йtait arrivй au matin du 22.
Nйanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu'а l'heure du
dоner.
Quoiqu'elle n'eыt pas mangй le matin, le dоner fut apportй а l'heure
habituelle ; Milady s'aperзut alors avec effroi que l'uniforme des soldats
qui la gardaient йtait changй.
Alors elle se hasarda а demander ce qu'йtait devenu Felton. On lui
rйpondit que Felton йtait montй а cheval il y avait une heure, et йtait
parti.
Elle s'informa si le baron йtait toujours au chвteau ; le soldat
rйpondit que oui, et qu'il avait ordre de le prйvenir si la prisonniиre
dйsirait lui parler.
Milady rйpondit qu'elle йtait trop faible pour le moment, et que son
seul dйsir йtait de demeurer seule.
Le soldat sortit, laissant le dоner servi.
Felton йtait йcartй, les soldats de marine йtaient changйs, on se
dйfiait donc de Felton.
C'йtait le dernier coup portй а la prisonniиre.
Restйe seule, elle se leva ; ce lit oщ elle se tenait par prudence et
pour qu'on la crыt gravement blessйe, la brыlait comme un brasier ardent.
Elle jeta un coup d'oeil sur la porte : le baron avait fait clouer une
planche sur le guichet ; il craignait sans doute que, par cette ouverture,
elle ne parvоnt encore, par quelque moyen diabolique, а sйduire les gardes.
Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer а ses transports
sans кtre observйe : elle parcourait la chambre avec l'exaltation d'une
folle furieuse ou d'une tigresse enfermйe dans une cage de fer. Certes, si
le couteau lui fыt restй, elle eыt songй, non plus а se tuer elle-mкme,
mais, cette fois, а tuer le baron.
A six heures, Lord de Winter entra ; il йtait armй jusqu'aux dents. Cet
homme, dans lequel, jusque-lа, Milady n'avait vu qu'un gentleman assez
niais, йtait devenu un admirable geфlier : il semblait tout prйvoir, tout
deviner, tout prйvenir.
Un seul regard jetй sur Milady lui apprit ce qui se passait dans son
вme.
" Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd'hui ; vous
n'avez plus d'armes, et d'ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez
commencй а pervertir mon pauvre Felton : il subissait dйjа votre infernale
influence, mais je veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini.
Rassemblez vos hardes, demain vous partirez. J'avais fixй l'embarquement au
24, mais j'ai pensй que plus la chose serait rapprochйe, plus elle serait
sыre. Demain а midi j'aurai l'ordre de votre exil, signй Buckingham. Si vous
dites un seul mot а qui que ce soit avant d'кtre sur le navire, mon sergent
vous fera sauter la cervelle, et il en a l'ordre ; si, sur le navire, vous
dites un mot а qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le
capitaine vous fait jeter а la mer, c'est convenu. Au revoir, voilа ce que
pour aujourd'hui j'avais а vous dire. Demain je vous reverrai pour vous
faire mes adieux ! "
Et sur ces paroles le baron sortit.
Milady avait йcoutй toute cette menaзante tirade le sourire du dйdain
sur les lиvres, mais la rage dans le coeur.
On servit le souper ; Milady sentit qu'elle avait besoin de forces,
elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui
s'approchait menaзante, car de gros nuages roulaient au ciel, et des йclairs
lointains annonзaient un orage.
L'orage йclata vers les dix heures du soir : Milady sentait une
consolation а voir la nature partager le dйsordre de son coeur ; la foudre
grondait dans l'air comme la colиre dans sa pensйe ; il lui semblait que la
rafale, en passant, йchevelait son front comme les arbres dont elle courbait
les branches et enlevait les feuilles ; elle hurlait comme l'ouragan, et sa
voix se perdait dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait
gйmir et se dйsespйrer.
Tout а coup elle entendit frapper а une vitre, et, а la lueur d'un
йclair, elle vit le visage d'un homme apparaоtre derriиre les barreaux.
Elle courut а la fenкtre et l'ouvrit.
" Felton ! s'йcria-t-elle, je suis sauvйe !
-- Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps de
scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu'ils ne vous voient par le
guichet.
-- Oh ! c'est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit
Milady, ils ont fermй le guichet avec une planche.
-- C'est bien, Dieu les a rendus insensйs ! dit Felton.
-- Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady.
-- Rien, rien ; refermez la fenкtre seulement. Couchez-vous, ou, du
moins, mettez-vous dans votre lit tout habillйe ; quand j'aurai fini, je
frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre ?
-- Oh ! oui.
-- Votre blessure ?
-- Me fait souffrir, mais ne m'empкche pas de marcher.
-- Tenez-vous donc prкte au premier signal. "
Milady referma la fenкtre, йteignit la lampe, et alla, comme le lui
avait recommandй Felton, se blottir dans son lit. Au milieu des plaintes de
l'orage, elle entendait le grincement de la lime contre les barreaux, et, а
la lueur de chaque йclair, elle apercevait l'ombre de Felton derriиre les
vitres.
Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le front,
et le coeur serrй par une йpouvantable angoisse а chaque mouvement qu'elle
entendait dans le corridor.
Il y a des heures qui durent une annйe.
Au bout d'une heure, Felton frappa de nouveau.
Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de moins
formaient une ouverture а passer un homme.
" Etes-vous prкte ? demanda Felton.
-- Oui. Faut-il que j'emporte quelque chose ?
-- De l'or, si vous en avez.
-- Oui, heureusement on m'a laissй ce que j'en avais.
-- Tant mieux, car j'ai usй tout le mien pour frйter une barque.
-- Prenez " , dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac plein
d'or.
Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.
" Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?
-- Me voici. "
Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps par la
fenкtre : elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de l'abоme par une
йchelle de corde.
Pour la premiиre fois, un mouvement de terreur lui rappela qu'elle
йtait femme.
Le vide l'йpouvantait.
" Je m'en йtais doutй, dit Felton.
-- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Milady, je descendrai les yeux
fermйs.
-- Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.
-- Vous le demandez ?
-- Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c'est bien. "
Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le
mouchoir, avec une corde.
" Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise.
-- Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.
-- Mais je vous ferai perdre l'йquilibre, et nous nous briserons tous
les deux.
-- Soyez tranquille, je suis marin. "
Il n'y avait pas une seconde а perdre ; Milady passa ses deux bras
autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenкtre.
Felton se mit а descendre les йchelons lentement et un а un. Malgrй la
pesanteur des deux corps, le souffle de l'ouragan les balanзait dans l'air.
Tout а coup Felton s'arrкta.
" Qu'y a-t-il ? demanda Milady.
-- Silence, dit Felton, j'entends des pas.
-- Nous sommes dйcouverts ! "
Il se fit un silence de quelques instants.
" Non, dit Felton, ce n'est rien.
-- Mais enfin quel est ce bruit ?
-- Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.
-- Oщ est le chemin de ronde ?
-- Juste au-dessous de nous.
-- Elle va nous dйcouvrir.
-- Non, s'il ne fait pas d'йclairs.
-- Elle heurtera le bas de l'йchelle.
-- Heureusement elle est trop courte de six pieds.
-- Les voilа, mon Dieu !
-- Silence ! "
Tous deux restиrent suspendus, immobiles et sans souffle, а vingt pieds
du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous riant et causant.
Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.
La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui s'йloignait, et
le murmure des voix qui allait s'affaiblissant.
" Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvйs. "
Milady poussa un soupir et s'йvanouit.
Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l'йchelle, et lorsqu'il
ne sentit plus d'appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ;
enfin, arrivй au dernier йchelon, il se laissa pendre а la force des
poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d'or et le prit
entre ses dents.
Puis il souleva Milady dans ses bras, et s'йloigna vivement du cфtй
opposй а celui qu'avait pris la patrouille. Bientфt il quitta le chemin de
ronde, descendit а travers les rochers, et, arrivй au bord de la mer, fit
entendre un coup de sifflet.
Un signal pareil lui rйpondit, et, cinq minutes aprиs, il vit
apparaоtre une barque montйe par quatre hommes.
La barque s'approcha aussi prиs qu'elle put du rivage, mais il n'y
avait pas assez de fond pour qu'elle pыt toucher le bord ; Felton se mit а
l'eau jusqu'а la ceinture, ne voulant confier а personne son prйcieux
fardeau.
Heureusement la tempкte commenзait а se calmer, et cependant la mer
йtait encore violente ; la petite barque bondissait sur les vagues comme une
coquille de noix.
" Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. "
Les quatre hommes se mirent а la rame ; mais la mer йtait trop grosse
pour que les avirons eussent grande prise dessus.
Toutefois on s'йloignait du chвteau ; c'йtait le principal. La nuit
йtait profondйment tйnйbreuse, et il йtait dйjа presque impossible de
distinguer le rivage de la barque, а plus forte raison n'eыt-on pas pu
distinguer la barque du rivage.
Un point noir se balanзait sur la mer.
C'йtait le sloop.
Pendant que la barque s'avanзait de son cфtй de toute la force de ses
quatre rameurs, Felton dйliait la corde, puis le mouchoir qui liait les
mains de Milady.
Puis, lorsque ses mains furent dйliйes, il prit de l'eau de la mer et
la lui jeta au visage.
Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.
" Oщ suis-je ? dit-elle.
-- Sauvйe, rйpondit le jeune officier.
-- Oh ! sauvйe ! sauvйe ! s'йcria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici la
mer ! Cet air que je respire, c'est celui de la libertй. Ah !... merci,
Felton, merci ! "
Le jeune homme la pressa contre son coeur.
" Mais qu'ai-je donc aux mains ? demanda Milady ; il me semble qu'on
m'a brisй les poignets dans un йtau. "
En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets meurtris.
" Hйlas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en secouant
doucement la tкte.
-- Oh ! ce n'est rien, ce n'est rien ! s'йcria Milady : maintenant je
me rappelle ! "
Milady chercha des yeux autour d'elle.
" Il est lа " , dit Felton en poussant du pied le sac d'or.
On s'approchait du sloop. Le marin de quart hйla la barque, la barque
rйpondit.
" Quel est ce bвtiment ? demanda Milady.
-- Celui que j'ai frйtй pour vous.
-- Oщ va-t-il me conduire ?
-- Oщ vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez а Portsmouth.
-- Qu'allez-vous faire а Portsmouth ? demanda Milady.
-- Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec un sombre
sourire.
-- Quels ordres ? demanda Milady.
-- Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton.
-- Non ; expliquez-vous, je vous en prie.
-- Comme il se dйfiait de moi, il a voulu vous garder lui-mкme, et m'a
envoyй а sa place faire signer а Buckingham l'ordre de votre dйportation.
-- Mais s'il se dйfiait de vous, comment vous a-t-il confiй cet ordre ?
-- Etais-je censй savoir ce que je portais ?
-- C'est juste. Et vous allez а Portsmouth ?
-- Je n'ai pas de temps а perdre : c'est demain le 23, et Buckingham
part demain avec la flotte.
-- Il part demain, pour oщ part-il ?
-- Pour La Rochelle.
-- Il ne faut pas qu'il parte ! s'йcria Milady, oubliant sa prйsence
d'esprit accoutumйe.
-- Soyez tranquille, rйpondit Felton, il ne partira pas. "
Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profond du
coeur du jeune homme : la mort de Buckingham y йtait йcrite en toutes
lettres.
" Felton... , dit-elle, vous кtes grand comme Judas Macchabйe ! Si vous
mourez, je meurs avec vous : voilа tout ce que je puis vous dire.
-- Silence ! dit Felton, nous sommes arrivйs. "
En effet, on touchait au sloop.
Felton monta le premier а l'йchelle et donna la main а Milady, tandis
que les matelots la soutenaient, car la mer йtait encore fort agitйe.
Un instant aprиs ils йtaient sur le pont.
" Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai parlй, et
qu'il faut conduire saine et sauve en France.
-- Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
-- Je vous en ai donnй cinq cents.
-- C'est juste, dit le capitaine.
-- Et voilа les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la main au
sac d'or.
-- Non, dit le capitaine, je n'ai qu'une parole, et je l'ai donnйe а ce
jeune homme ; les cinq cents autres pistoles ne me sont dues qu'en arrivant
а Boulogne.
-- Et nous y arriverons ?
-- Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m'appelle Jack
Buttler.
-- Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n'est pas cinq
cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.
-- Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et puisse
Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme Votre Seigneurie !
-- En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baie de
Chichester, en avant de Portsmouth ; vous savez qu'il est convenu que vous
nous conduirez lа. "
Le capitaine rйpondit en commandant la manoeuvre nйcessaire, et vers
les sept heures du matin le petit bвtiment jetait l'ancre dans la baie
dйsignйe.
Pendant cette traversйe, Felton avait tout racontй а Milady : comment,
au lieu d'aller а Londres, il avait frйtй le petit bвtiment, comment il
йtait revenu, comment il avait escaladй la muraille en plaзant dans les
interstices des pierres, а mesure qu'il montait, des crampons, pour assurer
ses pieds, et comment enfin, arrivй aux barreaux, il avait attachй
l'йchelle, Milady savait le reste.
De son cфtй, Milady essaya d'encourager Felton dans son projet ; mais
aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, elle vit bien que le jeune
fanatique avait plutфt besoin d'кtre modйrй que d'кtre affermi.
Il fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu'а dix heures ; si а
dix heures il n'йtait pas de retour, elle partirait.
Alors, en supposant qu'il fыt libre, il la rejoindrait en France, au
couvent des Carmйlites de Bйthune.


    CHAPITRE LIX. CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628



Felton prit congй de Milady comme un frиre qui va faire une simple
promenade prend congй de sa soeur en lui baisant la main.
Toute sa personne paraissait dans son йtat de calme ordinaire :
seulement une lueur inaccoutumйe brillait dans ses yeux, pareille а un
reflet de fiиvre ; son front йtait plus pвle encore que de coutume ; ses
dents йtaient serrйes, et sa parole avait un accent bref et saccadй qui
indiquait que quelque chose de sombre s'agitait en lui.
Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait а terre, il demeura le
visage tournй du cфtй de Milady, qui, debout sur le pont, le suivait des
yeux. Tous deux йtaient assez rassurйs sur la crainte d'кtre poursuivis : on
n'entrait jamais dans la chambre de Milady avant neuf heures ; et il fallait
trois heures pour venir du chвteau а Londres.
Felton mit pied а terre, gravit la petite crкte qui conduisait au haut
de la falaise, salua Milady une derniиre fois, et prit sa course vers la
ville.
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne
pouvait plus voir que le mвt du sloop.
Il courut aussitфt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait en
face de lui, а un demi-mille а peu prиs, se dessiner dans la brume du matin
les tours et les maisons.
Au-delа de Portsmouth, la mer йtait couverte de vaisseaux dont on
voyait les mвts, pareils а une forкt de peupliers dйpouillйs par l'hiver, se
balancer sous le souffle du vent.
Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que dix annйes de
mйditations ascйtiques et un long sйjour au milieu des puritains lui avaient
fourni d'accusations vraies ou fausses contre le favori de Jacques VI et de
Charles Ier.
Lorsqu'il comparait les crimes publics de ce ministre, crimes
йclatants, crimes europйens, si on pouvait le dire, avec les crimes privйs
et inconnus dont l'avait chargй Milady, Felton trouvait que le plus coupable
des deux hommes que renfermait Buckingham йtait celui dont le public ne
connaissait pas la vie. C'est que son amour si йtrange, si nouveau, si
ardent, lui faisait voir les accusations infвmes et imaginaires de Lady de
Winter, comme on voit au travers d'un verre grossissant, а l'йtat de
monstres effroyables, des atomes imperceptibles en rйalitй auprиs d'une
fourmi.
La rapiditй de sa course allumait encore son sang ; l'idйe qu'il
laissait derriиre lui, exposйe а une vengeance effroyable, la femme qu'il
aimait ou plutфt qu'il adorait comme une sainte, l'йmotion passйe, sa
fatigue prйsente, tout exaltait encore son вme au-dessus des sentiments
humains.
Il entra а Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute la
population йtait sur pied ; le tambour battait dans les rues et sur le port
; les troupes d'embarquement descendaient vers la mer.
Felton arriva au palais de l'Amirautй, couvert de poussiиre et
ruisselant de sueur ; son visage, ordinairement si pвle, йtait pourpre de
chaleur et de colиre. La sentinelle voulut le repousser ; mais Felton appela
le chef du poste, et tirant de sa poche la lettre dont il йtait porteur :
" Message pressй de la part de Lord de Winter " , dit-il.
Au nom de Lord de Winter, qu'on savait l'un des plus intimes de Sa
Grвce, le chef de poste donna l'ordre de laisser passer Felton, qui, du
reste, portait lui-mкme l'uniforme d'officier de marine.
Felton s'йlanзa dans le palais.
Au moment oщ il entrait dans le vestibule un homme entrait aussi,
poudreux, hors d'haleine, laissant а la porte un cheval de poste qui en
arrivant tomba sur les deux genoux.
Felton et lui s'adressиrent en mкme temps а Patrick, le valet de
chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de Winter, l'inconnu ne