fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, а
choisir. L'Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents
pistoles а eux deux ; il topa.
D'Artagnan jeta les dйs en tremblant et amena le nombre trois ; sa
pвleur effraya Athos, qui se contenta de dire :
" Voilа un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux tout
harnachйs, Monsieur. "
L'Anglais, triomphant, ne se donna mкme la peine de rouler les dйs, il
les jeta sur la table sans regarder, tant il йtait sыr de la victoire ;
d'Artagnan s'йtait dйtournй pour cacher sa mauvaise humeur.
" Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de
dйs est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans ma vie : deux
as ! "
L'Anglais regarda et fut saisi d'йtonnement, d'Artagnan regarda et fut
saisi de plaisir.
" Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de
Crйquy ; une autre fois chez moi, а la campagne, dans mon chвteau de...
quand j'avais un chвteau ; une troisiиme fois chez M. de Trйville, oщ il
nous surprit tous ; enfin une quatriиme fois au cabaret, oщ il йchut а moi
et oщ je perdis sur lui cent louis et un souper.
-- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais.
-- Certes, dit d'Artagnan.
-- Alors il n'y a pas de revanche ?
-- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?
-- C'est vrai ; le cheval va кtre rendu а votre valet, Monsieur.
-- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande а
dire un mot а mon ami.
-- Dites. "
Athos tira d'Artagnan а part.
" Eh bien, lui dit d'Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu
veux que je joue, n'est-ce pas ?
-- Non, je veux que vous rйflйchissiez.
-- A quoi ?
-- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ?
-- Sans doute.
-- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous
avez jouй les harnais contre le cheval ou cent pistoles, а votre choix.
-- Oui.
-- Je prendrais les cent pistoles.
-- Eh bien, moi, je prends le cheval.
-- Et vous avez tort, je vous le rйpиte ; que ferons-nous d'un cheval
pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l'air des deux
fils Aymon qui ont perdu leurs frиres ; vous ne pouvez pas m'humilier en
chevauchant prиs de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi,
sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons
besoin d'argent pour revenir а Paris.
-- Je tiens а ce cheval, Athos.
-- Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un йcart, un cheval
bute et se couronne, un cheval mange dans un rвtelier oщ a mangй un cheval
morveux : voilа un cheval ou plutфt cent pistoles perdues ; il faut que le
maоtre nourrisse son cheval, tandis qu'au contraire cent pistoles
nourrissent leur maоtre.
-- Mais comment reviendrons-nous ?
-- Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours bien а
l'air de nos figures que nous sommes gens de condition.
-- La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu'Aramis et
Porthos caracoleront sur leurs chevaux !
-- Aramis ! Porthos ! s'йcria Athos, et il se mit а rire.
-- Quoi ? demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien а l'hilaritй de
son ami.
-- Bien, bien, continuons, dit Athos.
-- Ainsi, votre avis... ?
-- Est de prendre les cent pistoles, d'Artagnan ; avec les cent
pistoles nous allons festiner jusqu'а la fin du mois ; nous avons essuyй des
fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.
-- Me reposer ! oh ! non, Athos, aussitфt а Paris je me mets а la
recherche de cette pauvre femme.
-- Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour
cela que de bons louis d'or ? Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez les
cent pistoles. "
D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-lа lui
parut excellente. D'ailleurs, en rйsistant plus longtemps, il craignait de
paraоtre йgoпste aux yeux d'Athos ; il acquiesзa donc et choisit les cent
pistoles, que l'Anglais lui compta sur-le-champ.
Puis l'on ne songea plus qu'а partir. La paix signйe avec l'aubergiste,
outre le vieux cheval d'Athos, coыta six pistoles ; d'Artagnan et Athos
prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en
route а pied, portant les selles sur leurs tкtes.
Si mal montйs que fussent les deux amis, ils prirent bientфt les
devants sur leurs valets et arrivиrent а Crиve coeur. De loin ils aperзurent
Aramis mйlancoliquement appuyй sur sa fenкtre et regardant, comme ma soeur
Anne , poudroyer l'horizon.
" Holа, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc lа ? criиrent les
deux amis.
-- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ;
je songeais avec quelle rapiditй s'en vont les biens de ce monde, et mon
cheval anglais, qui s'йloignait et qui vient de disparaоtre au milieu d'un
tourbillon de poussiиre, m'йtait une vivante image de la fragilitй des
choses de la terre. La vie elle-mкme peut se rйsoudre en trois mots : Erat,
est, fuit .
-- Cela veut dire au fond ? demanda d'Artagnan, qui commenзait а se
douter de la vйritй.
-- Cela veut dire que je viens de faire un marchй de dupe : soixante
louis, un cheval qui, а la maniиre dont il file, peut faire au trot cinq
lieues а l'heure. "
D'Artagnan et Athos йclatиrent de rire.
" Mon cher d'Artagnan, dit Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous
prie : nйcessitй n'a pas de loi ; d'ailleurs je suis le premier puni,
puisque cet infвme maquignon m'a volй cinquante louis au moins. Ah ! vous
кtes bons mйnagers, vous autres ! vous venez sur les chevaux de vos laquais
et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et а petites
journйes. "
Au mкme instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait sur
la route d'Amiens, s'arrкta, et l'on vit sortir Grimaud et Planchet leurs
selles sur la tкte. Le fourgon retournait а vide vers Paris, et les deux
laquais s'йtaient engagйs, moyennant leur transport, а dйsaltйrer le
voiturier tout le long de la route.
" Qu'est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ; rien
que les selles ?
-- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.
-- Mes amis, c'est exactement comme moi. J'ai conservй le harnais, par
instinct. Holа, Bazin ! portez mon harnais neuf auprиs de celui de ces
Messieurs.
-- Et qu'avez-vous fait de vos curйs ? demanda d'Artagnan.
-- Mon cher, je les ai invitйs а dоner le lendemain, dit Aramis : il y
a ici du vin exquis, cela soit dit en passant ; je les ai grisйs de mon
mieux ; alors le curй m'a dйfendu de quitter la casaque, et le jйsuite m'a
priй de le faire recevoir mousquetaire.
-- Sans thиse ! cria d'Artagnan, sans thиse ! je demande la suppression
de la thиse, moi !
-- Depuis lors, continua Aramis, je vis agrйablement. J'ai commencй un
poиme en vers d'une syllabe ; c'est assez difficile, mais le mйrite en
toutes choses est dans la difficultй. La matiиre est galante, je vous lirai
le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute.
-- Ma foi, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, qui dйtestait presque
autant les vers que le latin, ajoutez au mйrite de la difficultй celui de la
briиvetй, et vous кtes sыr au moins que votre poиme aura deux mйrites.
-- Puis, continua Aramis, il respire des passions honnкtes, vous
verrez. Ah за !, mes amis, nous retournons donc а Paris ? Bravo, je suis
prкt ; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez
pas qu'il me manquait, ce grand niais-lа ? Ce n'est pas lui qui aurait vendu
son cheval, fыt-ce contre un royaume. Je voudrais dйjа le voir sur sa bкte
et sur sa selle. Il aura, j'en suis sыr, l'air du Grand Mogol. "
On fit une halte d'une heure pour faire souffler les chevaux ; Aramis
solda son compte, plaзa Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l'on se
mit en route pour aller retrouver Porthos.
On le trouva debout, moins pвle que ne l'avait vu d'Artagnan а sa
premiиre visite, et assis а une table oщ, quoiqu'il fыt seul, figurait un
dоner de quatre personnes ; ce dоner se composait de viandes galamment
troussйes, de vins choisis et de fruits superbes.
" Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous arrivez а merveille,
Messieurs, j'en йtais justement au potage, et vous allez dоner avec moi.
-- Oh ! oh ! fit d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton qui a pris au
lasso de pareilles bouteilles, puis voilа un fricandeau piquй et un filet de
boeuf...
-- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit comme ces
diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ?
-- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre йchauffourйe de la
rue Fйrou je reзus un coup d'йpйe qui, au bout de quinze ou dix-huit jours,
m'avait produit exactement le mкme effet.
-- Mais ce dоner n'йtait pas pour vous seul, mon cher Porthos ? dit
Aramis.
-- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes du voisinage
qui viennent de me faire dire qu'ils ne viendraient pas ; vous les
remplacerez, et je ne perdrai pas au change. Holа ! Mousqueton, des siиges,
et que l'on double les bouteilles !
-- Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout de dix
minutes.
-- Pardieu ! rйpondit d'Artagnan, moi je mange du veau piquй aux
cardons et а la moelle.
-- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos.
-- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
-- Vous vous trompez tous, Messieurs, rйpondit Athos, vous mangez du
cheval.
-- Allons donc ! dit d'Artagnan.
-- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de dйgoыt.
Porthos seul ne rйpondit pas.
" Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ?
Peut-кtre mкme les caparaзons avec !
-- Non, Messieurs, j'ai gardй le harnais, dit Porthos.
-- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que nous nous
sommes donnй le mot.
-- Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte а mes
visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier !
-- Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n'est-ce pas ? reprit
d'Artagnan.
-- Toujours, rйpondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la
province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui а dоner, m'a paru
le dйsirer si fort que je le lui ai donnй.
-- Donnй ! s'йcria d'Artagnan.
-- Oh ! mon Dieu ! oui, donnй ! c'est le mot, dit Porthos ; car il
valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu me le payer
que quatre-vingts.
-- Sans la selle ? dit Aramis.
-- Oui, sans la selle.
-- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui
a fait le meilleur marchй de nous tous. "
Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ;
mais on lui expliqua bientфt la raison de cette hilaritй, qu'il partagea
bruyamment selon sa coutume.
" De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan.
-- Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j'ai trouvй le vin d'Espagne
d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans
le fourgon des laquais : ce qui m'a fort dйsargentй.
-- Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j'avais donnй jusqu'а mon
dernier sou а l'йglise de Montdidier et aux jйsuites d'Amiens ; que j'avais
pris en outre des engagements qu'il m'a fallu tenir, des messes commandйes
pour moi et pour vous, Messieurs, que l'on dira, Messieurs, et dont je ne
doute pas que nous ne nous trouvions а merveille.
-- Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu'elle ne m'a rien
coыtй ? sans compter la blessure de Mousqueton, pour laquelle j'ai йtй
obligй de faire venir le chirurgien deux fois par jour, lequel m'a fait
payer ses visites double, sous prйtexte que cet imbйcile de Mousqueton avait
йtй se faire donner une balle dans un endroit qu'on ne montre ordinairement
qu'aux apothicaires ; aussi je lui ai bien recommandй de ne plus se faire
blesser lа.
-- Allons, allons, dit Athos, en йchangeant un sourire avec d'Artagnan
et Aramis, je vois que vous vous кtes conduit grandement а l'йgard du pauvre
garзon : c'est d'un bon maоtre.
-- Bref, continua Porthos, ma dйpense payйe, il me restera bien une
trentaine d'йcus.
-- Et а moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
-- Allons, allons, dit Athos, il paraоt que nous sommes les Crйsus de
la sociйtй. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ?
-- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donnй cinquante.
-- Vous croyez ?
-- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle.
-- Puis, j'en ai payй six а l'hфte.
-- Quel animal que cet hфte ! pourquoi lui avez-vous donnй six pistoles
?
-- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner.
-- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ?
-- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan.
-- Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche,
moi...
-- Vous, rien.
-- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter а
la masse.
-- Maintenant, calculons combien nous possйdons en tout : Porthos ?
-- Trente йcus.
-- Aramis ?
-- Dix pistoles.
-- Et vous, d'Artagnan ?
-- Vingt-cinq.
-- Cela fait en tout ? dit Athos.
-- Quatre cent soixante-quinze livres ! dit d'Artagnan, qui comptait
comme Archimиde.
-- Arrivйs а Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, dit
Porthos, plus les harnais.
-- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis.
-- Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de
maоtre que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents livres, on en fera
un demi pour un des dйmontйs, puis nous donnerons les grattures de nos
poches а d'Artagnan, qui a la main bonne, et qui ira les jouer dans le
premier tripot venu, voilа.
-- Dоnons donc, dit Porthos, cela refroidit. "
Les quatre amis, plus tranquilles dйsormais sur leur avenir, firent
honneur au repas, dont les restes furent abandonnйs а MM. Mousqueton, Bazin,
Planchet et Grimaud.
En arrivant а Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de Trйville qui
le prйvenait que, sur sa demande, le roi venait de lui accorder la faveur
d'entrer dans les mousquetaires.
Comme c'йtait tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, а part bien
entendu le dйsir de retrouver Mme Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses
camarades, qu'il venait de quitter il y avait une demi- heure, et qu'il
trouva fort tristes et fort prйoccupйs. Ils йtaient rйunis en conseil chez
Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravitй.
M. de Trйville venait de les faire prйvenir que l'intention bien
arrкtйe de Sa Majestй йtant d'ouvrir la campagne le 1er mai, ils eussent а
prйparer incontinent leurs йquipages.
Les quatre philosophes se regardиrent tout йbahis : M. de Trйville ne
plaisantait pas sous le rapport de la discipline.
" Et а combien estimez-vous ces йquipages ? dit d'Artagnan.
-- Oh ! il n'y a pas а dire, reprit Aramis, nous venons de faire nos
comptes avec une lйsinerie de Spartiates, et il nous faut а chacun quinze
cents livres.
-- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.
-- Moi, dit d'Artagnan, il me semble qu'avec mille livres chacun, il
est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... "
Ce mot de procureur rйveilla Porthos.
" Tiens, j'ai une idйe ! dit-il.
-- C'est dйjа quelque chose : moi, je n'en ai pas mкme l'ombre, fit
froidement Athos, mais quant а d'Artagnan, Messieurs, le bonheur d'кtre
dйsormais des nфtres l'a rendu fou ; mille livres ! je dйclare que pour moi
seul il m'en faut deux mille.
-- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille
livres qu'il nous faut pour nos йquipages, sur lesquels йquipages, il est
vrai, nous avons dйjа les selles.
-- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M.
de Trйville eыt fermй la porte, plus ce beau diamant qui brille au doigt de
notre ami. Que diable ! d'Artagnan est trop bon camarade pour laisser des
frиres dans l'embarras, quand il porte а son mйdius la ranзon d'un roi. "



    CHAPITRE XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT





Le plus prйoccupй des quatre amis йtait bien certainement d'Artagnan,
quoique d'Artagnan, en sa qualitй de garde, fыt bien plus facile а йquiper
que Messieurs les mousquetaires, qui йtaient des seigneurs ; mais notre
cadet de Gascogne йtait, comme on a pu le voir, d'un caractиre prйvoyant et
presque avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque а
rendre des points а Porthos. A cette prйoccupation de sa vanitй, d'Artagnan
joignait en ce moment une inquiйtude moins йgoпste. Quelques informations
qu'il eыt pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en йtait venu aucune
nouvelle. M. de Trйville en avait parlй а la reine ; la reine ignorait oщ
йtait la jeune merciиre et avait promis de la faire chercher.
Mais cette promesse йtait bien vague et ne rassurait guиre d'Artagnan.
Athos ne sortait pas de sa chambre ; il йtait rйsolu а ne pas risquer
une enjambйe pour s'йquiper.
" Il nous reste quinze jours, disait-il а ses amis ; eh bien, si au
bout de ces quinze jours je n'ai rien trouvй, ou plutфt si rien n'est venu
me trouver, comme je suis trop bon catholique pour me casser la tкte d'un
coup de pistolet, je chercherai une bonne querelle а quatre gardes de Son
Eminence ou а huit Anglais, et je me battrai jusqu'а ce qu'il y en ait un
qui me tue, ce qui, sur la quantitй, ne peut manquer de m'arriver. On dira
alors que je suis mort pour le roi, de sorte que j'aurai fait mon service
sans avoir eu besoin de m'йquiper. "
Porthos continuait а se promener, les mains derriиre le dos, en hochant
la tкte de haut en bas et disant :
" Je poursuivrai mon idйe. "
Aramis, soucieux et mal frisй, ne disait rien.
On peut voir par ces dйtails dйsastreux que la dйsolation rйgnait dans
la communautй.
Les laquais, de leur cфtй, comme les coursiers d'Hippolyte,
partageaient la triste peine de leurs maоtres. Mousqueton faisait des
provisions de croыtes ; Bazin, qui avait toujours donnй dans la dйvotion, ne
quittait plus les йglises ; Planchet regardait voler les mouches ; et
Grimaud, que la dйtresse gйnйrale ne pouvait dйterminer а rompre le silence
imposй par son maоtre, poussait des soupirs а attendrir des pierres.
Les trois amis -- car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait jurй de
ne pas faire un pas pour s'йquiper -- les trois amis sortaient donc de grand
matin et rentraient fort tard. Ils erraient par les rues, regardant sur
chaque pavй pour savoir si les personnes qui y йtaient passйes avant eux n'y
avaient pas laissй quelque bourse. On eыt dit qu'ils suivaient des pistes,
tant ils йtaient attentifs partout oщ ils allaient. Quand ils se
rencontraient, ils avaient des regards dйsolйs qui voulaient dire : As-tu
trouvй quelque chose ?
Cependant, comme Porthos avait trouvй le premier son idйe, et comme il
l'avait poursuivie avec persistance, il fut le premier а agir. C'йtait un
homme d'exйcution que ce digne Porthos. D'Artagnan l'aperзut un jour qu'il
s'acheminait vers l'йglise Saint-Leu, et le suivit instinctivement : il
entra au lieu saint aprиs avoir relevй sa moustache et allongй sa royale, ce
qui annonзait toujours de sa part les intentions les plus conquйrantes.
Comme d'Artagnan prenait quelques prйcautions pour se dissimuler, Porthos
crut n'avoir pas йtй vu. D'Artagnan entra derriиre lui. Porthos alla
s'adosser au cфtй d'un pilier ; d'Artagnan, toujours inaperзu, s'appuya de
l'autre.
Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l'йglise йtait fort
peuplйe. Porthos profita de la circonstance pour lorgner les femmes : grвce
aux bons soins de Mousqueton, l'extйrieur йtait loin d'annoncer la dйtresse
de l'intйrieur ; son feutre йtait bien un peu rвpй, sa plume йtait bien un
peu dйteinte, ses broderies йtaient bien un peu ternies, ses dentelles
йtaient bien йraillйes ; mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles
disparaissaient, et Porthos йtait toujours le beau Porthos.
D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapprochй du pilier oщ Porthos
et lui йtaient adossйs, une espиce de beautй mыre, un peu jaune, un peu
sиche, mais raide et hautaine sous ses coiffes noires. Les yeux de Porthos
s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis papillonnaient au loin dans
la nef.
De son cфtй, la dame, qui de temps en temps rougissait, lanзait avec la
rapiditй de l'йclair un coup d'oeil sur le volage Porthos, et aussitфt les
yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il йtait clair que c'йtait un
manиge qui piquait au vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait
les lиvres jusqu'au sang, se grattait le bout du nez, et se dйmenait
dйsespйrйment sur son siиge.
Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une
seconde fois sa royale, et se mit а faire des signaux а une belle dame qui
йtait prиs du choeur, et qui non seulement йtait une belle dame, mais encore
une grande dame sans doute, car elle avait derriиre elle un nйgrillon qui
avait apportй le coussin sur lequel elle йtait agenouillйe, et une suivante
qui tenait le sac armoriй dans lequel on renfermait le livre oщ elle lisait
sa messe.
La dame aux coiffes noires suivit а travers tous ses dйtours le regard
de Porthos, et reconnut qu'il s'arrкtait sur la dame au coussin de velours,
au nйgrillon et а la suivante.
Pendant ce temps, Porthos jouait serrй : c'йtaient des clignements
d'yeux, des doigts posйs sur les lиvres, de petits sourires assassins qui
rйellement assassinaient la belle dйdaignйe.
Aussi poussa-t-elle, en forme de mea-culpa et en se frappant la
poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le monde, mкme la dame au
coussin rouge, se retourna de son cфtй ; Porthos tint bon : pourtant il
avait bien compris, mais il fit le sourd.
La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle йtait fort belle,
sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale vйritablement а
craindre ; un grand effet sur Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame
aux coiffes noires ; un grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de
Meung, de Calais et de Douvres, que son persйcuteur, l'homme а la cicatrice,
avait saluйe du nom de Milady.
D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de
suivre le manиge de Porthos, qui l'amusait fort ; il crut deviner que la
dame aux coiffes noires йtait la procureuse de la rue aux Ours, d'autant
mieux que l'йglise Saint-Leu n'йtait pas trиs йloignйe de ladite rue.
Il devina alors par induction que Porthos cherchait а prendre sa
revanche de sa dйfaite de Chantilly, alors que la procureuse s'йtait montrйe
si rйcalcitrante а l'endroit de la bourse.
Mais, au milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi que pas une
figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce n'йtaient que
chimиres et illusions ; mais pour un amour rйel, pour une jalousie
vйritable, y a-t-il d'autre rйalitй que les illusions et les chimиres ?
Le sermon finit : la procureuse s'avanзa vers le bйnitier ; Porthos l'y
devanзa, et, au lieu d'un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit,
croyant que c'йtait pour elle que Porthos se mettait en frais : mais elle
fut promptement et cruellement dйtrompйe : lorsqu'elle ne fut plus qu'а
trois pas de lui, il dйtourna la tкte, fixant invariablement les yeux sur la
dame au coussin rouge, qui s'йtait levйe et qui s'approchait suivie de son
nйgrillon et de sa fille de chambre.
Lorsque la dame au coussin rouge fut prиs de Porthos, Porthos tira sa
main toute ruisselante du bйnitier ; la belle dйvote toucha de sa main
effilйe la grosse main de Porthos, fit en souriant le signe de la croix et
sortit de l'йglise.
C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et
Porthos fussent en galanterie. Si elle eыt йtй une grande dame, elle se
serait йvanouie ; mais comme elle n'йtait qu'une procureuse, elle se
contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrйe :
" Eh ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas а moi, d'eau bйnite ?
"
Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme
qui se rйveillerait aprиs un somme de cent ans.
" Ma... Madame ! s'йcria-t-il, est-ce bien vous ? Comment se porte
votre mari, ce cher Monsieur Coquenard ? Est-il toujours aussi ladre qu'il
йtait ? Oщ avais-je donc les yeux, que je ne vous ai pas mкme aperзue
pendant les deux heures qu'a durй ce sermon ?
-- J'йtais а deux pas de vous, Monsieur, rйpondit la procureuse ; mais
vous ne m'avez pas aperзue parce que vous n'aviez d'yeux que pour la belle
dame а qui vous venez de donner de l'eau bйnite. "
Porthos feignit d'кtre embarrassй.
" Ah ! dit-il, vous avez remarquй...
-- Il eыt fallu кtre aveugle pour ne pas le voir.
-- Oui, dit nйgligemment Porthos, c'est une duchesse de mes amies avec
laquelle j'ai grand-peine а me rencontrer а cause de la jalousie de son
mari, et qui m'avait fait prйvenir qu'elle viendrait aujourd'hui, rien que
pour me voir, dans cette chйtive йglise, au fond de ce quartier perdu.
-- Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bontй de
m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec vous !
-- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil а lui-
mкme comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire.
Dans ce moment, d'Artagnan passait poursuivant Milady ; il jeta un
regard de cфtй sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant.
" Eh ! eh ! se dit-il а lui-mкme en raisonnant dans le sens de la
morale йtrangement facile de cette йpoque galante, en voici un qui pourrait
bien кtre йquipй pour le terme voulu. "
Porthos, cйdant а la pression du bras de sa procure use comme une
barque cиde au gouvernail, arriva au cloоtre Saint-Magloire, passage peu
frйquentй, enfermй d'un tourniquet а ses deux bouts. On n'y voyait, le jour,
que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient.
" Ah ! Monsieur Porthos ! s'йcria la procureuse, quand elle se fut
assurйe qu'aucune personne йtrangиre а la population habituelle de la
localitй ne pouvait les voir ni les entendre ; ah ! Monsieur Porthos ! vous
кtes un grand vainqueur, а ce qu'il paraоt !
-- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ?
-- Et les signes de tantфt, et l'eau bйnite ? Mais c'est une princesse
pour le moins, que cette dame avec son nйgrillon et sa fille de chambre !
-- Vous vous trompez ; mon Dieu ! non, rйpondit Porthos, c'est tout
bonnement une duchesse.
-- Et ce coureur qui attendait а la porte, et ce carrosse avec un
cocher а grande livrйe qui attendait sur son siиge ? "
Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de son regard
de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.
Porthos regretta de n'avoir pas, du premier coup, fait la dame au
coussin rouge princesse.
" Ah ! vous кtes l'enfant chйri des belles, Monsieur Porthos ! reprit
en soupirant la procureuse.
-- Mais, rйpondit Porthos, vous comprenez qu'avec un physique comme
celui dont la nature m'a douй, je ne manque pas de bonnes fortunes.
-- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'йcria la procureuse en
levant les yeux au ciel.
-- Moins vite encore que les femmes, ce me semble, rйpondit Porthos ;
car enfin, moi, Madame, je puis dire que j'ai йtй votre victime, lorsque
blessй, mourant, je me suis vu abandonnй des chirurgiens ; moi, le rejeton
d'une famille illustre, qui m'йtais fiй а votre amitiй, j'ai manquй mourir
de mes blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de
Chantilly, et cela sans que vous ayez daignй rйpondre une seule fois aux
lettres brыlantes que je vous ai йcrites.
-- Mais, Monsieur Porthos... , murmura la procureuse, qui sentait qu'а
en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps-lа, elle йtait
dans son tort.
-- Moi qui avais sacrifiй pour vous la comtesse de Penaflor...
-- Je le sais bien.
-- La baronne de...
-- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas.
-- La duchesse de...
-- Monsieur Porthos, soyez gйnйreux !
-- Vous avez raison, Madame, et je n'achиverai pas.
-- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prкter.
-- Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la premiиre lettre que
vous m'avez йcrite et que je conserve gravйe dans ma mйmoire. "
La procureuse poussa un gйmissement.
" Mais c'est qu'aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez а
emprunter йtait un peu bien forte.
-- Madame Coquenard, je vous donnais la prйfйrence. Je n'ai eu qu'а
йcrire а la duchesse de... Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais pas
ce que c'est que de compromettre une femme ; mais ce que je sais, c'est que
je n'ai eu qu'а lui йcrire pour qu'elle m'en envoyвt quinze cents. "
La procureuse versa une larme.
" Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m'avez grandement
punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille passe, vous
n'auriez qu'а vous adresser а moi.
-- Fi donc, Madame ! dit Porthos comme rйvoltй, ne parlons pas argent,
s'il vous plaоt, c'est humiliant.
-- Ainsi, vous ne m'aimez plus ! " dit lentement et tristement la
procureuse.
Porthos garda un majestueux silence.
" C'est ainsi que vous me rйpondez ? Hйlas ! je comprends.
-- Songez а l'offense que vous m'avez faite, Madame : elle est restйe
lа, dit Porthos, en posant la main а son coeur et en l'y appuyant avec
force.
-- Je la rйparerai ; voyons, mon cher Porthos !
-- D'ailleurs, que vous demandais-je, moi ? reprit Porthos avec un
mouvement d'йpaules plein de bonhomie ; un prкt, pas autre chose. Aprиs
tout, je ne suis pas un homme dйraisonnable. Je sais que vous n'кtes pas
riche, Madame Coquenard, et que votre mari est obligй de sangsurer les
pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres йcus. Oh ! si vous йtiez
comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose, et vous seriez
impardonnable. "
La procureuse fut piquйe.
" Apprenez, Monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout
coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-кtre mieux garni que celui de
toutes vos mijaurйes ruinйes.
-- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en dйgageant
le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si vous кtes riche, Madame
Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse.
-- Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu'elle s'йtait
laissй entraоner trop loin, il ne faut pas prendre le mot au pied de la
lettre. Je ne suis pas prйcisйment riche, je suis а mon aise.
-- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en
prie. Vous m'avez mйconnu ; toute sympathie est йteinte entre nous.
-- Ingrat que vous кtes !
-- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos.
-- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus.
-- Eh ! elle n'est dйjа point si dйcharnйe, que je crois !
-- Voyons, Monsieur Porthos, encore une fois, c'est la derniиre :
m'aimez-vous encore ?
-- Hйlas Madame, dit Porthos du ton le plus mйlancolique qu'il put
prendre, quand nous allons entrer en campagne, dans une campagne oщ mes
pressentiments me disent que je serai tuй...
-- Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s'йcria la procureuse en
йclatant en sanglots.
-- Quelque chose me le dit, continua Porthos en mйlancolisant de plus
en plus.
-- Dites plutфt que vous avez un nouvel amour.
-- Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me touche, et
mкme je sens lа, au fond de mon coeur, quelque chose qui parle pour vous.
Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas,
cette fatale campagne s'ouvre ; je vais кtre affreusement prйoccupй de mon
йquipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, au fond de la
Bretagne, pour rйaliser la somme nйcessaire а mon dйpart. "
Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice.
" Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voir а
l'йglise a ses terres prиs des miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les
voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins longs quand on les fait а
deux.
-- Vous n'avez donc point d'amis а Paris, Monsieur Porthos ? dit la
procureuse.
-- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mйlancolique, mais
j'ai bien vu que je me trompais.
-- Vous en avez, Monsieur Porthos, vous en avez, reprit la procureuse
dans un transport qui la surprit elle-mкme ; revenez demain а la maison.
Vous кtes le fils de ma tante, mon cousin par consйquent ; vous venez de
Noyon en Picardie, vous avez plusieurs procиs а Paris, et pas de procureur.
Retiendrez-vous bien tout cela ?
-- Parfaitement, Madame.
-- Venez а l'heure du dоner.
-- Fort bien.
-- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgrй ses soixante-
seize ans.
-- Soixante-seize ans ! peste ! le bel вge ! reprit Porthos.
-- Le grand вge, vous voulez dire, Monsieur Porthos. Aussi le pauvre
cher homme peut me laisser veuve d'un moment а l'autre, continua la
procureuse en jetant un regard significatif а Porthos. Heureusement que, par
contrat de mariage, nous nous sommes tout passй au dernier vivant.
-- Tout ? dit Porthos.
-- Tout.
-- Vous кtes femme de prйcaution, je le vois, ma chиre Madame
Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse.
-- Nous sommes donc rйconciliйs, cher Monsieur Porthos ? dit-elle en
minaudant.
-- Pour la vie, rйpliqua Porthos sur le mкme air.
-- Au revoir donc, mon traоtre.
-- Au revoir, mon oublieuse.
-- A demain, mon ange !
-- A demain, flamme de ma vie ! "



    CHAPITRE XXX. MILADY





D'Artagnan avait suivi Milady sans кtre aperзu par elle : il la vit
monter dans son carrosse, et il l'entendit donner а son cocher l'ordre
d'aller а Saint-Germain.
Il йtait inutile d'essayer de suivre а pied une voiture emportйe au
trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue Fйrou.
Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui йtait arrкtй devant la
boutique d'un pвtissier, et qui semblait en extase devant une brioche de la
forme la plus appйtissante.
Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les йcuries de M.
de Trйville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour lui Planchet, et de venir
le joindre chez Athos, -- M. de Trйville, une fois pour toutes, ayant mis
ses йcuries au service de d'Artagnan.
Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue
Fйrou. Athos йtait chez lui, vidant tristement une des bouteilles de ce
fameux vin d'Espagne qu'il avait rapportй de son voyage en Picardie. Il fit
signe а Grimaud d'apporter un verre pour d'Artagnan, et Grimaud obйit comme
d'habitude.
D'Artagnan raconta alors а Athos tout ce qui s'йtait passй а l'йglise
entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade йtait probablement,
а cette heure, en voie de s'йquiper.
" Quant а moi, rйpondit Athos а tout ce rйcit, je suis bien tranquille,
ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais.
-- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'кtes, mon cher
Athos, il n'y aurait ni princesses, ni reines а l'abri de vos traits
amoureux.
-- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les йpaules.
Et il fit signe а Grimaud d'apporter une seconde bouteille.
En ce moment, Planchet passa modestement la tкte par la porte
entrebвillйe, et annonзa а son maоtre que les deux chevaux йtaient lа.
" Quels chevaux ? demanda Athos.
-- Deux que M. de Trйville me prкte pour la promenade, et avec lesquels
je vais aller faire un tour а Saint-Germain.
-- Et qu'allez-vous faire а Saint-Germain ? " demanda encore Athos.
Alors d'Artagnan lui raconta la rencontre qu'il avait faite dans
l'йglise, et comment il avait retrouvй cette femme qui, avec le seigneur au
manteau noir et а la cicatrice prиs de la tempe, йtait sa prйoccupation
йternelle.
" C'est-а-dire que vous кtes amoureux de celle-lа, comme vous l'йtiez
de Mme Bonacieux, dit Athos en haussant dйdaigneusement les йpaules, comme
s'il eыt pris en pitiй la faiblesse humaine.
-- Moi, point du tout ! s'йcria d'Artagnan. Je suis seulement curieux
d'йclaircir le mystиre auquel elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me
figure que cette femme, tout inconnue qu'elle m'est et tout inconnu que je
lui suis, a une action sur ma vie.
-- Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une femme
qui vaille la peine qu'on la cherche quand elle est perdue. Mme Bonacieux
est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve !
-- Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d'Artagnan ; j'aime ma
pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu oщ elle est, fыt-
elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis ;
mais je l'ignore, toutes mes recherches ont йtй inutiles. Que voulez-vous,
il faut bien se distraire.
-- Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d'Artagnan ; je le
souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser.
-- Ecoutez, Athos, dit d'Artagnan, au lieu de vous tenir enfermй ici
comme si vous йtiez aux arrкts, montez а cheval et venez vous promener avec
moi а Saint-Germain.
-- Mon cher, rйpliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai, sinon
je vais а pied.
-- Eh bien, moi, rйpondit d'Artagnan en souriant de la misanthropie
d'Athos, qui dans un autre l'eыt certainement blessй, moi, je suis moins
fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos.
-- Au revoir " , dit le mousquetaire en faisant signe а Grimaud de
dйboucher la bouteille qu'il venait d'apporter.
D'Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de
Saint- Germain.
Tout le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme de Mme
Bonacieux lui revenait а l'esprit. Quoique d'Artagnan ne fыt pas d'un
caractиre fort sentimental, la jolie merciиre avait fait une impression
rйelle sur son coeur : comme il le disait, il йtait prкt а aller au bout du
monde pour la chercher. Mais le monde a bien des bouts, par cela mкme qu'il
est rond ; de sorte qu'il ne savait de quel cфtй se tourner.
En attendant, il allait tвcher de savoir ce que c'йtait que Milady.
Milady avait parlй а l'homme au manteau noir, donc elle le connaissait. Or,
dans l'esprit de d'Artagnan, c'йtait l'homme au manteau noir qui avait
enlevй Mme Bonacieux une seconde fois, comme il l'avait enlevйe une
premiиre. D'Artagnan ne mentait donc qu'а moitiй, ce qui est bien peu
mentir, quand il disait qu'en se mettant а la recherche de Milady, il se
mettait en mкme temps а la recherche de Constance.
Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d'йperon
а son cheval, d'Artagnan avait fait la route et йtait arrivй а
Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon oщ, dix ans plus tard, devait
naоtre Louis XIV. Il traversait une rue fort dйserte, regardant а droite et
а gauche s'il ne reconnaоtrait pas quelque vestige de sa belle Anglaise,
lorsque au rez-de-chaussйe d'une jolie maison qui, selon l'usage du temps,
n'avait aucune fenкtre sur la rue, il vit apparaоtre une figure de
connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie de
fleurs. Planchet la reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant
а d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles ?
-- Non, dit d'Artagnan ; et cependant je suis certain que ce n'est
point la premiиre fois que je le vois, ce visage.
-- Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin, le
laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien accommodй il y a un
mois, а Calais, sur la route de la maison de campagne du gouverneur.
-- Ah ! oui bien, dit d'Artagnan, et je le reconnais а cette heure.
Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ?
-- Ma foi, Monsieur, il йtait si fort troublй que je doute qu'il ait
gardй de moi une mйmoire bien nette.
-- Eh bien, va donc causer avec ce garзon, dit d'Artagnan, et informe-
toi dans la conversation si son maоtre est mort. "
Planchet descendit de cheval, marcha droit а Lubin, qui en effet ne le
reconnut pas, et les deux laquais se mirent а causer dans la meilleure
intelligence du monde, tandis que d'Artagnan poussait les deux chevaux dans
une ruelle et, faisant le tour d'une maison, s'en revenait assister а la
confйrence derriиre une haie de coudriers.
Au bout d'un instant d'observation derriиre la haie, il entendit le
bruit d'une voiture, et il vit s'arrкter en face de lui le carrosse de
Milady. Il n'y avait pas а s'y tromper. Milady йtait dedans. D'Artagnan se
coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans кtre vu.
Milady sortit sa charmante tкte blonde par la portiиre, et donna des
ordres а sa femme de chambre.
Cette derniиre, jolie fille de vingt а vingt-deux ans, alerte et vive,
vйritable soubrette de grande dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel
elle йtait assise selon l'usage du temps, et se dirigea vers la terrasse oщ
d'Artagnan avait aperзu Lubin.
D'Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la
terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l'intйrieur avait appelй Lubin, de
sorte que Planchet йtait restй seul, regardant de tous cфtйs par quel chemin
avait disparu d'Artagnan.
La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et
lui tendant un petit billet :
" Pour votre maоtre, dit-elle.
-- Pour mon maоtre ? reprit Planchet йtonnй.
-- Oui, et trиs pressй. Prenez donc vite. "
Lа-dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retournй а l'avance du cфtй
par lequel il йtait venu ; elle s'йlanзa sur le marchepied, et le carrosse
repartit.
Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutumй а l'obйissance
passive, il sauta а bas de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au
bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui.
" Pour vous, Monsieur, dit Planchet, prйsentant le billet au jeune
homme.
-- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sыr ?
-- Pardieu ! si j'en suis sыr ; la soubrette a dit : " Pour ton maоtre.
" Je n'ai d'autre maоtre que vous ; ainsi... Un joli brin de fille, ma foi,
que cette soubrette ! "
D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :
" Une personne qui s'intйresse а vous plus qu'elle ne peut le dire
voudrait savoir quel jour vous serez en йtat de vous promener dans la forкt.
Demain, а l'hфtel du Champ du Drap d'Or , un laquais noir et rouge attendra
votre rйponse. "
" Oh ! oh ! se dit d'Artagnan, voilа qui est un peu vif. Il paraоt que
Milady et moi nous sommes en peine de la santй de la mкme personne. Eh bien,
Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ?
-- Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller avec quatre coups
d'йpйe dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche, allongй quatre, а
ce cher gentilhomme, et il est encore bien faible, ayant perdu presque tout
son sang. Comme je l'avais dit а Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et m'a
racontй d'un bout а l'autre notre aventure.
-- Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant, remonte
а cheval et rattrapons le carrosse. "
Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aperзut le carrosse
arrкtй sur le revers de la route, un cavalier richement vкtu se tenait а la
portiиre.
La conversation entre Milady et le cavalier йtait tellement animйe, que