nourriture. "
" Cet ordre ne me concerne pas, rйpondit froidement Milady, puisqu'un
autre nom que le mien y est portй.
-- Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?
-- J'ai celui de votre frиre.
-- Vous vous trompez, mon frиre n'est que votre second mari, et le
premier vit encore. Dites-moi son nom et je le mettrai en place du nom de
Charlotte Backson. Non ? ... Vous ne voulez pas ?... Vous gardez le silence
? C'est bien ! Vous serez йcrouйe sous le nom de Charlotte Backson. "
Milady demeura silencieuse ; seulement, cette fois ce n'йtait plus par
affectation, mais par terreur : elle crut l'ordre prкt а кtre exйcutй ; elle
pensa que Lord de Winter avait avancй son dйpart ; elle crut qu'elle йtait
condamnйe а partir le soir mкme. Tout dans son esprit fut donc perdu pendant
un instant, quand tout а coup elle s'aperзut que l'ordre n'йtait revкtu
d'aucune signature.
La joie qu'elle ressentit de cette dйcouverte fut si grande, qu'elle ne
put la cacher.
" Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s'aperзut de ce qui se passait en
elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous dites : tout n'est pas
perdu, puisque cet acte n'est pas signй ; on me le montre pour m'effrayer,
voilа tout. Vous vous trompez : demain cet ordre sera envoyй а Lord
Buckingham ; aprиs-demain il reviendra signй de sa main et revкtu de son
sceau, et vingt-quatre heures aprиs, c'est moi qui vous en rйponds, il
recevra son commencement d'exйcution. Adieu, Madame, voilа tout ce que
j'avais а vous dire.
-- Et moi je vous rйpondrai, Monsieur, que cet abus de pouvoir, que cet
exil sous un nom supposй sont une infamie.
-- Aimez-vous mieux кtre pendue sous votre vrai nom, Milady ? Vous le
savez, les lois anglaises sont inexorables sur l'abus que l'on fait du
mariage ; expliquez-vous franchement : quoique mon nom ou plutфt le nom de
mon frиre se trouve mкlй dans tout cela, je risquerai le scandale d'un
procиs public pour кtre sыr que du coup je serai dйbarrassй de vous. "
Milady ne rйpondit pas, mais devint pвle comme un cadavre.
" Oh ! je vois que vous aimez mieux la pйrйgrination. A merveille,
Madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que les voyages forment la
jeunesse. Ma foi ! vous n'avez pas tort, aprиs tout, et la vie est bonne.
C'est pour cela que je ne me soucie pas que vous me l'фtiez. Reste donc а
rйgler l'affaire des cinq shillings ; je me montre un peu parcimonieux,
n'est-ce pas ? cela tient а ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez
vos gardiens. D'ailleurs il vous restera toujours vos charmes pour les
sйduire. Usez-en si votre йchec avec Felton ne vous a pas dйgoыtйe des
tentatives de ce genre. "
" Felton n'a point parlй, se dit Milady а elle-mкme, rien n'est perdu
alors. "
" Et maintenant, Madame, а vous revoir. Demain je viendrai vous
annoncer le dйpart de mon messager. "
Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.
Milady respira : elle avait encore quatre jours devant elle ; quatre
jours lui suffiraient pour achever de sйduire Felton.
Une idйe terrible lui vint alors, c'est que Lord de Winter enverrait
peut- кtre Felton lui-mкme pour faire signer l'ordre а Buckingham ; de cette
faзon Felton lui йchappait, et pour que la prisonniиre rйussоt il fallait la
magie d'une sйduction continue.
Cependant, comme nous l'avons dit, une chose la rassurait : Felton
n'avait pas parlй.
Elle ne voulut point paraоtre йmue par les menaces de Lord de Winter,
elle se mit а table et mangea.
Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit а genoux, et rйpйta
tout haut ses priиres. Comme la veille, le soldat cessa de marcher et
s'arrкta pour l'йcouter.
Bientфt elle entendit des pas plus lйgers que ceux de la sentinelle qui
venaient du fond du corridor et qui s'arrкtaient devant sa porte.
" C'est lui " , dit-elle.
Et elle commenзa le mкme chant religieux qui la veille avait si
violemment exaltй Felton.
Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eыt vibrй plus
harmonieuse et plus dйchirante que jamais, la porte resta close. Il parut
bien а Milady, dans un des regards furtifs qu'elle lanзait sur le petit
guichet, apercevoir а travers le grillage serrй les yeux ardents du jeune
homme ; mais, que ce fыt une rйalitй ou une vision, cette fois il eut sur
lui-mкme la puissance de ne pas entrer.
Seulement, quelques instants aprиs qu'elle eut fini son chant
religieux, Milady crut entendre un profond soupir ; puis les mкmes pas
qu'elle avait entendus s'approcher s'йloignиrent lentement et comme а
regret.


    CHAPITRE LV. QUATRIEME JOURNEE DE CAPTIVITE



Le lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il la trouva debout,
montйe sur un fauteuil, tenant entre ses mains une corde tissйe а l'aide de
quelques mouchoirs de batiste dйchirйs en laniиres tressйes les unes avec
les autres et attachйes bout а bout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la
porte, Milady sauta lйgиrement а bas de son fauteuil, et essaya de cacher
derriиre elle cette corde improvisйe, qu'elle tenait а la main.
Le jeune homme йtait plus pвle encore que d'habitude, et ses yeux
rougis par l'insomnie indiquaient qu'il avait passй une nuit fiйvreuse.
Cependant son front йtait armй d'une sйrйnitй plus austиre que jamais.
Il s'avanзa lentement vers Milady, qui s'йtait assise, et prenant un
bout de la tresse meurtriиre que par mйgarde ou а dessein peut-кtre elle
avait laissйe passer :
" Qu'est-ce que cela, Madame ? demanda-t-il froidement.
-- Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression douloureuse
qu'elle savait si bien donner а son sourire, l'ennui est l'ennemi mortel des
prisonniers, je m'ennuyais et je me suis amusйe а tresser cette corde. "
Felton porta les yeux vers le point du mur de l'appartement devant
lequel il avait trouvй Milady debout sur le fauteuil oщ elle йtait assise
maintenant, et au-dessus de sa tкte il aperзut un crampon dorй, scellй dans
le mur, et qui servait а accrocher soit des hardes, soit des armes.
Il tressaillit, et la prisonniиre vit ce tressaillement ; car,
quoiqu'elle eыt les yeux baissйs, rien ne lui йchappait.
" Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ? demanda-t-il.
-- Que vous importe ? rйpondit Milady.
-- Mais, reprit Felton, je dйsire le savoir.
-- Ne m'interrogez pas, dit la prisonniиre, vous savez bien qu'а nous
autres, vйritables chrйtiens, il nous est dйfendu de mentir.
-- Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez, ou
plutфt ce que vous alliez faire ; vous alliez achever l'oeuvre fatale que
vous nourrissez dans votre esprit : songez-y, Madame, si notre Dieu dйfend
le mensonge, il dйfend bien plus sйvиrement encore le suicide.
-- Quand Dieu voit une de ses crйatures persйcutйe injustement, placйe
entre le suicide et le dйshonneur, croyez-moi, Monsieur, rйpondit Milady
d'un ton de profonde conviction, Dieu lui pardonne le suicide : car, alors,
le suicide c'est le martyre.
-- Vous en dites trop ou trop peu ; parlez, Madame, au nom du Ciel,
expliquez-vous.
-- Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les traitiez de
fables ; que je vous dise mes projets, pour que vous alliez les dйnoncer а
mon persйcuteur : non, Monsieur ; d'ailleurs, que vous importe la vie ou la
mort d'une malheureuse condamnйe ? vous ne rйpondez que de mon corps,
n'est-ce pas ? et pourvu que vous reprйsentiez un cadavre, qu'il soit
reconnu pour le mien, on ne vous en demandera pas davantage, et peut-кtre,
mкme, aurez-vous double rйcompense.
-- Moi, Madame, moi ! s'йcria Felton, supposer que j'accepterais jamais
le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce que vous dites.
-- Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit Milady en
s'exaltant, tout soldat doit кtre ambitieux, n'est-ce pas ? Vous кtes
lieutenant, Eh bien, vous suivrez mon convoi avec le grade de capitaine.
-- Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton йbranlй, pour que vous me
chargiez d'une pareille responsabilitй devant les hommes et devant Dieu ?
Dans quelques jours vous allez кtre loin d'ici, Madame, votre vie ne sera
plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce
que vous voudrez.
-- Ainsi, s'йcria Milady comme si elle ne pouvait rйsister а une sainte
indignation, vous, un homme pieux, vous que l'on appelle un juste, vous ne
demandez qu'une chose : c'est de n'кtre point inculpй, inquiйtй pour ma mort
!
-- Je dois veiller sur votre vie, Madame, et j'y veillerai.
-- Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez ? cruelle dйjа si
j'йtais coupable, quel nom lui donnerez-vous, quel nom le Seigneur lui
donnera-t-il, si je suis innocente ?
-- Je suis soldat, Madame, et j'accomplis les ordres que j'ai reзus.
-- Croyez-vous qu'au jour du jugement dernier Dieu sйparera les
bourreaux aveugles des juges iniques ? Vous ne voulez pas que je tue mon
corps, et vous vous faites l'agent de celui qui veut tuer mon вme !
-- Mais, je vous le rйpиte, reprit Felton йbranlй, aucun danger ne vous
menace, et je rйponds de Lord de Winter comme de moi-mкme.
-- Insensй ! s'йcria Milady, pauvre insensй, qui ose rйpondre d'un
autre homme quand les plus sages, quand les plus grands selon Dieu hйsitent
а rйpondre d'eux-mкmes, et qui se range du parti le plus fort et le plus
heureux, pour accabler la plus faible et la plus malheureuse !
-- Impossible, Madame, impossible, murmura Felton, qui sentait au fond
du coeur la justesse de cet argument : prisonniиre, vous ne recouvrerez pas
par moi la libertй, vivante, vous ne perdrez pas par moi la vie.
-- Oui, s'йcria Milady, mais je perdrai ce qui m'est bien plus cher que
la vie, je perdrai l'honneur, Felton ; et c'est vous, vous que je ferai
responsable devant Dieu et devant les hommes de ma honte et de mon infamie.
"
Cette fois Felton, tout impassible qu'il йtait ou qu'il faisait
semblant d'кtre, ne put rйsister а l'influence secrиte qui s'йtait dйjа
emparйe de lui : voir cette femme si belle, blanche comme la plus candide
vision, la voir tour а tour йplorйe et menaзante, subir а la fois
l'ascendant de la douleur et de la beautй, c'йtait trop pour un visionnaire,
c'йtait trop pour un cerveau minй par les rкves ardents de la foi extatique,
c'йtait trop pour un coeur corrodй а la fois par l'amour du Ciel qui brыle,
par la haine des hommes qui dйvore.
Milady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme des
passions opposйes qui brыlaient avec le sang dans les veines du jeune
fanatique ; et, pareille а un gйnйral habile qui, voyant l'ennemi prкt а
reculer, marche sur lui en poussant un cri de victoire, elle se leva, belle
comme une prкtresse antique, inspirйe comme une vierge chrйtienne, et, le
bras йtendu, le col dйcouvert, les cheveux йpars, retenant d'une main sa
robe pudiquement ramenйe sur sa poitrine, le regard illuminй de ce feu qui
avait dйjа portй le dйsordre dans les sens du jeune puritain, elle marcha
vers lui, s'йcriant sur un air vйhйment, de sa voix si douce, а laquelle,
dans l'occasion, elle donnait un accent terrible :
Livre а Baal sa victime,
Jette aux lions le martyr :
Dieu te fera repentir !...
Je crie а lui de l'abоme. .
Felton s'arrкta sous cette йtrange apostrophe, et comme pйtrifiй.
" Qui кtes-vous, qui кtes-vous ? s'йcria-t-il en joignant les mains ;
кtes- vous une envoyйe de Dieu, кtes-vous un ministre des enfers, кtes-vous
ange ou dйmon, vous appelez-vous Eloa ou Astartй ?
-- Ne m'as-tu pas reconnue, Felton ? Je ne suis ni un ange, ni un
dйmon, je suis une fille de la terre, je suis une soeur de ta croyance,
voilа tout.
-- Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je crois.
-- Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de Bйlial
qu'on appelle Lord de Winter ! Tu crois, et cependant tu me laisses aux
mains de mes ennemis, de l'ennemi de l'Angleterre, de l'ennemi de Dieu ? Tu
crois, et cependant tu me livres а celui qui remplit et souille le monde de
ses hйrйsies et de ses dйbauches, а cet infвme Sardanapale que les aveugles
nomment le duc de Buckingham et que les croyants appellent l'Antйchrist.
-- Moi, vous livrer а Buckingham moi! que dites-vous lа ?
-- Ils ont des yeux, s'йcria Milady, et ils ne verront pas ; ils ont
des oreilles, et ils n'entendront point.
-- Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front couvert de
sueur, comme pour en arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la voix
qui me parle dans mes rкves ; oui, je reconnais les traits de l'ange qui
m'apparaоt chaque nuit, criant а mon вme qui ne peut dormir : " Frappe,
sauve l'Angleterre, Sauve-toi, car tu mourras sans avoir dйsarmй Dieu ! "
Parlez, parlez ! s'йcria Felton, je puis vous comprendre а prйsent. "
Un йclair de joie terrible, mais rapide comme la pensйe, jaillit des
yeux de Milady.
Si fugitive qu'eыt йtй cette lueur homicide, Felton la vit et
tressaillit comme si cette lueur eыt йclairй les abоmes du coeur de cette
femme.
Felton se rappela tout а coup les avertissements de Lord de Winter, les
sйductions de Milady, ses premiиres tentatives lors de son arrivйe ; il
recula d'un pas et baissa la tкte, mais sans cesser de la regarder : comme
si, fascinй par cette йtrange crйature, ses yeux ne pouvaient se dйtacher de
ses yeux.
Milady n'йtait point femme а se mйprendre au sens de cette hйsitation.
Sous ses йmotions apparentes, son sang-froid glacй ne l'abandonnait point.
Avant que Felton lui eыt rйpondu et qu'elle fыt forcйe de reprendre cette
conversation si difficile а soutenir sur le mкme accent d'exaltation, elle
laissa retomber ses mains, et, comme si la faiblesse de la femme reprenait
le dessus sur l'enthousiasme de l'inspirйe :
" Mais, non, dit-elle, ce n'est pas а moi d'кtre la Judith qui
dйlivrera Bйthulie de cet Holopherne. Le glaive de l'Eternel est trop lourd
pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le dйshonneur par la mort, laissez- moi
me rйfugier dans le martyre. Je ne vous demande ni la libertй, comme ferait
une coupable, ni la vengeance, comme ferait une paпenne. Laissez-moi mourir,
voilа tout. Je vous supplie, je vous implore а genoux ; laissez-moi mourir,
et mon dernier soupir sera une bйnйdiction pour mon sauveur. "
A cette voix douce et suppliante, а ce regard timide et abattu, Felton
se rapprocha. Peu а peu l'enchanteresse avait revкtu cette parure magique
qu'elle reprenait et quittait а volontй, c'est-а-dire la beautй, la douceur,
les larmes et surtout l'irrйsistible attrait de la voluptй mystique, la plus
dйvorante des voluptйs.
" Hйlas ! dit Felton, je ne puis qu'une chose, vous plaindre si vous me
prouvez que vous кtes une victime ! Mais Lord de Winter a de cruels griefs
contre vous. Vous кtes chrйtienne, vous кtes ma soeur en religion ; je me
sens entraоnй vers vous, moi qui n'ai aimй que mon bienfaiteur, moi qui n'ai
trouvй dans la vie que des traоtres et des impies. Mais vous, Madame, vous
кtes si belle en rйalitй, vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter
vous poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquitйs ?
-- Ils ont des yeux, rйpйta Milady avec un accent d'indicible douleur,
et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils n'entendront point.
-- Mais, alors, s'йcria le jeune officier, parlez, parlez donc !
-- Vous confier ma honte ! s'йcria Milady avec le rouge de la pudeur au
visage, car souvent le crime de l'un est la honte de l'autre ; vous confier
ma honte, а vous homme, moi femme ! Oh ! continua-t-elle en ramenant
pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai !
-- A moi, а un frиre ! " s'йcria Felton.
Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier
prit pour du doute, et qui cependant n'йtait que de l'observation et surtout
la volontй de fasciner.
Felton, а son tour suppliant, joignit les mains.
" Eh bien, dit Milady, je me fie а mon frиre, j'oserai ! "
En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais, cette fois,
le terrible beau-frиre de Milady ne se contenta point, comme il avait fait
la veille, de passer devant la porte et de s'йloigner, il s'arrкta, йchangea
deux mots avec la sentinelle, puis la porte s'ouvrit et il parut.
Pendant ces deux mots йchangйs, Felton s'йtait reculй vivement, et
lorsque Lord de Winter entra, il йtait а quelques pas de la prisonniиre.
Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la
prisonniиre au jeune officier :
" Voilа bien longtemps, John, dit-il, que vous кtes ici ; cette femme
vous a-t-elle racontй ses crimes ? alors je comprends la durйe de
l'entretien. "
Felton tressaillit, et Milady sentit qu'elle йtait perdue si elle ne
venait au secours du puritain dйcontenancй.
" Ah ! vous craignez que votre prisonniиre ne vous йchappe ! dit-elle,
Eh bien, demandez а votre digne geфlier quelle grвce, а l'instant mкme, je
sollicitais de lui.
-- Vous demandiez une grвce ? dit le baron soupзonneux.
-- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.
-- Et quelle grвce, voyons ? demanda Lord de Winter.
-- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet, une minute aprиs
l'avoir reзu, rйpondit Felton.
-- Il y a donc quelqu'un de cachй ici que cette gracieuse personne
veuille йgorger ? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et mйprisante.
-- Il y a moi, rйpondit Milady.
-- Je vous ai donnй le choix entre l'Amйrique et Tyburn, reprit Lord de
Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est, croyez-moi, encore plus
sыre que le couteau. "
Felton pвlit et fit un pas en avant, en songeant qu'au moment oщ il
йtait entrй, Milady tenait une corde.
" Vous avez raison, dit celle-ci, et j'y avais dйjа pensй ; puis elle
ajouta d'une voix sourde : j'y penserai encore. "
Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os ;
probablement Lord de Winter aperзut ce mouvement.
" Mйfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposй sur toi,
prends garde ! Je t'ai prйvenu ! D'ailleurs, aie bon courage, mon enfant,
dans trois jours nous serons dйlivrйs de cette crйature, et oщ je l'envoie,
elle ne nuira plus а personne.
-- Vous l'entendez ! " s'йcria Milady avec йclat, de faзon que le baron
crыt qu'elle s'adressait au Ciel et que Felton comprоt que c'йtait а lui.
Felton baissa la tкte et rкva.
Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tкte sur son
йpaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu'а ce qu'il fыt sorti.
" Allons, allons, dit la prisonniиre lorsque la porte se fut refermйe,
je ne suis pas encore si avancйe que je le croyais. Winter a changй sa
sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c'est que le dйsir de la
vengeance, et comme ce dйsir forme l'homme ! Quant а Felton, il hйsite. Ah !
ce n'est pas un homme comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que
les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les
femmes, et il les aime en joignant les bras. "
Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que
la journйe ne se passerait pas sans qu'elle revit Felton. Enfin, une heure
aprиs la scиne que nous venons de raconter, elle entendit que l'on parlait
bas а la porte, puis bientфt la porte s'ouvrit, et elle reconnut Felton.
Le jeune homme s'avanзa rapidement dans la chambre en laissant la porte
ouverte derriиre lui et en faisant signe а Milady de se taire ; il avait le
visage bouleversй.
" Que me voulez-vous ? dit-elle.
-- Ecoutez, rйpondit Felton а voix basse, je viens d'йloigner la
sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu'on sache que je suis venu, pour
vous parler sans qu'on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de
me raconter une histoire effroyable. "
Milady prit son sourire de victime rйsignйe, et secoua la tкte.
" Ou vous кtes un dйmon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur,
mon pиre, est un monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je l'aime
depuis dix ans, lui ; je puis donc hйsiter entre vous deux : ne vous
effrayez pas de ce que je vous dis, j'ai besoin d'кtre convaincu. Cette
nuit, aprиs minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez.
-- Non, Felton, non mon frиre, dit-elle, le sacrifice est trop grand,
et je sens qu'il vous coыte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas avec
moi. Ma mort sera bien plus йloquente que ma vie, et le silence du cadavre
vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonniиre.
-- Taisez-vous, Madame, s'йcria Felton, et ne me parlez pas ainsi ; je
suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour que vous me juriez
sur ce que vous avez de plus sacrй, que vous n'attenterez pas а votre vie.
-- Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n'a
le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir.
-- Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu'au moment oщ vous
m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous persistez encore, Eh bien,
alors, vous serez libre, et moi-mкme je vous donnerai l'arme que vous m'avez
demandйe.
-- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai.
-- Jurez-le.
-- Je le jure par notre Dieu. Etes-vous content ?
-- Bien, dit Felton, а cette nuit ! "
Et il s'йlanзa hors de l'appartement, referma la porte, et attendit en
dehors, la demi-pique du soldat а la main, comme s'il eыt montй la garde а
sa place.
Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
Alors, а travers le guichet dont elle s'йtait rapprochйe, Milady vit le
jeune homme se signer avec une ferveur dйlirante et s'en aller par le
corridor avec un transport de joie.
Quant а elle, elle revint а sa place, un sourire de sauvage mйpris sur
les lиvres, et elle rйpйta en blasphйmant ce nom terrible de Dieu, par
lequel elle avait jurй sans jamais avoir appris а le connaоtre.
" Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensй ! mon Dieu ! c'est moi, moi et
celui qui m'aidera а me venger. "


    CHAPITRE LVI. CINQUIEME JOURNEE DE CAPTIVITE



Cependant Milady en йtait arrivйe а un demi-triomphe, et le succиs
obtenu doublait ses forces.
Il n'йtait pas difficile de vaincre, ainsi qu'elle l'avait fait
jusque-lа, des hommes prompts а se laisser sйduire, et que l'йducation
galante de la cour entraоnait vite dans le piиge ; Milady йtait assez belle
pour ne pas trouver de rйsistance de la part de la chair, et elle йtait
assez adroite pour l'emporter sur tous les obstacles de l'esprit.
Mais, cette fois, elle avait а lutter contre une nature sauvage,
concentrйe, insensible а force d'austйritй ; la religion et la pйnitence
avaient fait de Felton un homme inaccessible aux sйductions ordinaires. Il
roulait dans cette tкte exaltйe des plans tellement vastes, des projets
tellement tumultueux, qu'il n'y restait plus de place pour aucun amour, de
caprice ou de matiиre, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par
la corruption. Milady avait donc fait brиche, avec sa fausse vertu, dans
l'opinion d'un homme prйvenu horriblement contre elle, et par sa beautй,
dans le coeur et les sens d'un homme chaste et pur. Enfin, elle s'йtait
donnй la mesure de ses moyens, inconnus d'elle- mкme jusqu'alors, par cette
expйrience faite sur le sujet le plus rebelle que la nature et la religion
pussent soumettre а son йtude.
Bien des fois nйanmoins pendant la soirйe elle avait dйsespйrй du sort
et d'elle-mкme ; elle n'invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait
foi dans le gйnie du mal, cette immense souverainetй qui rиgne dans tous les
dйtails de la vie humaine, et а laquelle, comme dans la fable arabe, un
grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu.
Milady, bien prйparйe а recevoir Felton, put dresser ses batteries pour
le lendemain. Elle savait qu'il ne lui restait plus que deux jours, qu'une
fois l'ordre signй par Buckingham (et Buckingham le signerait d'autant plus
facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu'il ne pourrait
reconnaоtre la femme dont il йtait question), une fois cet ordre signй,
disons-nous, le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait
aussi que les femmes condamnйes а la dйportation usent d'armes bien moins
puissantes dans leurs sйductions que les prйtendues femmes vertueuses dont
le soleil du monde йclaire la beautй, dont la voix de la mode vante l'esprit
et qu'un reflet d'aristocratie dore de ses lueurs enchantйes. Etre une femme
condamnйe а une peine misйrable et infamante n'est pas un empкchement а кtre
belle, mais c'est un obstacle а jamais redevenir puissante. Comme tous les
gens d'un mйrite rйel, Milady connaissait le milieu qui convenait а sa
nature, а ses moyens. La pauvretй lui rйpugnait, l'abjection la diminuait
des deux tiers de sa grandeur. Milady n'йtait reine que parmi les reines, il
fallait а sa domination le plaisir de l'orgueil satisfait. Commander aux
кtres infйrieurs йtait plutфt une humiliation qu'un plaisir pour elle.
Certes, elle fыt revenue de son exil, elle n'en doutait pas un seul
instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une nature
agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les jours qu'on n'occupe
point а monter sont des jours nйfastes ; qu'on trouve donc le mot dont on
doive nommer les jours qu'on emploie а descendre ! Perdre un an, deux ans,
trois ans, c'est-а-dire une йternitй ; revenir quand d'Artagnan, heureux et
triomphant, aurait, lui et ses amis, reзu de la reine la rйcompense qui leur
йtait bien acquise pour les services qu'ils lui avaient rendus, c'йtaient lа
de ces idйes dйvorantes qu'une femme comme Milady ne pouvait supporter. Au
reste, l'orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eыt fait
йclater les murs de sa prison, si son corps eыt pu prendre un seul instant
les proportions de son esprit.
Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'йtait le
souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son silence le
cardinal dйfiant, inquiet, soupзonneux, le cardinal, non seulement son seul
appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le prйsent, mais encore le
principal instrument de sa fortune et de sa vengeance а venir ? Elle le
connaissait, elle savait qu'а son retour, aprиs un voyage inutile, elle
aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances
subies, le cardinal rйpondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant
а la fois par la force et par le gйnie : " Il ne fallait pas vous laisser
prendre ! "
Alors Milady rйunissait toute son йnergie, murmurant au fond de sa
pensйe le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pйnйtrвt jusqu'а elle au
fond de l'enfer oщ elle йtait tombйe ; et comme un serpent qui roule et
dйroule ses anneaux pour se rendre compte а lui-mкme de sa force, elle
enveloppait d'avance Felton dans les mille replis de son inventive
imagination.
Cependant le temps s'йcoulait, les heures les unes aprиs les autres
semblaient rйveiller la cloche en passant, et chaque coup du battant
d'airain retentissait sur le coeur de la prisonniиre. A neuf heures, Lord de
Winter fit sa visite accoutumйe, regarda la fenкtre et les barreaux, sonda
le parquet et les murs, visita la cheminйe et les portes, sans que, pendant
cette longue et minutieuse visite, ni lui ni Milady prononзassent une seule
parole.
Sans doute que tous deux comprenaient que la situation йtait devenue
trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en colиre sans effet.
" Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez
pas encore cette nuit ! "
A dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son
pas. Elle le devinait maintenant comme une maоtresse devine celui de l'amant
de son coeur, et cependant Milady dйtestait et mйprisait а la fois ce faible
fanatique.
Ce n'йtait point l'heure convenue, Felton n'entra point.
Deux heures aprиs et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevйe.
Cette fois c'йtait l'heure : aussi, а partir de ce moment, Milady
attendit- elle avec impatience.
La nouvelle sentinelle commenзa а se promener dans le corridor.
Au bout de dix minutes Felton vint.
Milady prкta l'oreille.
" Ecoute, dit le jeune homme а la sentinelle, sous aucun prйtexte ne
t'йloigne de cette porte, car tu sais que la nuit derniиre un soldat a йtй
puni par Milord pour avoir quittй son poste un instant, et cependant c'est
moi qui, pendant sa courte absence, avais veillй а sa place.
-- Oui, je le sais, dit le soldat.
-- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il,
je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui
a, j'en ai peur, de sinistres projets sur elle-mкme et que j'ai reзu l'ordre
de surveiller. "
" Bon, murmura Milady, voilа l'austиre puritain qui ment ! "
Quant au soldat, il se contenta de sourire.
" Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n'кtes pas malheureux d'кtre
chargй de commissions pareilles, surtout si Milord vous a autorisй а
regarder jusque dans son lit. "
Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eыt rйprimandй le
soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; mais sa conscience
murmurait trop haut pour que sa bouche osвt parler.
" Si j'appelle, dit-il, viens ; de mкme que si l'on vient, appelle-moi.
-- Oui, mon lieutenant " , dit le soldat.
Felton entra chez Milady. Milady se leva.
" Vous voilа ? dit-elle.
-- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.
-- Vous m'avez promis autre chose encore.
-- Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgrй son empire sur
lui-mкme, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front.
-- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser aprиs
notre entretien.
-- Ne parlez pas de cela, Madame, dit Felton, il n'y a pas de
situation, si terrible qu'elle soit, qui autorise une crйature de Dieu а se
donner la mort. J'ai rйflйchi que jamais je ne devais me rendre coupable
d'un pareil pйchй.
-- Ah ! vous avez rйflйchi ! dit la prisonniиre en s'asseyant sur son
fauteuil avec un sourire de dйdain ; et moi aussi j'ai rйflйchi.
-- A quoi ?
-- Que je n'avais rien а dire а un homme qui ne tenait pas sa parole.
-- O mon Dieu ! murmura Felton.
-- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.
-- Voilа le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l'arme que, selon
sa promesse, il avait apportйe, mais qu'il hйsitait а remettre а sa
prisonniиre.
-- Voyons-le, dit Milady.
-- Pour quoi faire ?
-- Sur l'honneur, je vous le rends а l'instant mкme ; vous le poserez
sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi. "
Felton tendit l'arme а Milady, qui en examina attentivement la trempe,
et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.
" Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est
en bel et bon acier ; vous кtes un fidиle ami, Felton. "
Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait d'кtre
convenu avec sa prisonniиre.
Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.
" Maintenant, dit-elle, йcoutez-moi. "
La recommandation йtait inutile : le jeune officier se tenait debout
devant elle, attendant ses paroles pour les dйvorer.
" Felton, dit Milady avec une solennitй pleine de mйlancolie, Felton,
si votre soeur, la fille de votre pиre, vous disait : " Jeune encore, assez
belle par malheur, on m'a fait tomber dans un piиge, j'ai rйsistй ; on a
multipliй autour de moi les embыches, les violences, j'ai rйsistй ; on a
blasphйmй la religion que je sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais
а mon secours ce Dieu et cette religion, j'ai rйsistй ; alors on m'a
prodiguй les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon вme, on a voulu а
tout jamais flйtrir mon corps ; enfin... "
Milady s'arrкta, et un sourire amer passa sur ses lиvres.
" Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait ?
-- Enfin, un soir, on rйsolut de paralyser cette rйsistance qu'on ne
pouvait vaincre : un soir, on mкla а mon eau un narcotique puissant ; а
peine eus-je achevй mon repas, que je me sentis tomber peu а peu dans une
torpeur inconnue. Quoique je fusse sans dйfiance, une crainte vague me
saisit et j'essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus
courir а la fenкtre, appeler au secours, mais mes jambes refusиrent de me
porter ; il me semblait que le plafond s'abaissait sur ma tкte et m'йcrasait
de son poids ; je tendis les bras, j'essayai de parler, je ne pus que
pousser des sons inarticulйs ; un engourdissement irrйsistible s'emparait de
moi, je me retins а un fauteuil, sentant que j'allais tomber, mais bientфt
cet appui fut insuffisant pour mes bras dйbiles, je tombai sur un genou,
puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue йtait glacйe ; Dieu ne me vit
ni ne m'entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie а un
sommeil qui ressemblait а la mort.
" De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s'йcoula
pendant sa durйe, je n'eus aucun souvenir ; la seule chose que je me
rappelle, c'est que je me rйveillai couchйe dans une chambre ronde, dont
l'ameublement йtait somptueux, et dans laquelle le jour ne pйnйtrait que par
une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrйe
: on eыt dit une magnifique prison.
" Je fus longtemps а pouvoir me rendre compte du lieu oщ je me trouvais
et de tous les dйtails que je rapporte, mon esprit semblait lutter
inutilement pour secouer les pesantes tйnиbres de ce sommeil auquel je ne
pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru, du
roulement d'une voiture, d'un rкve horrible dans lequel mes forces se
seraient йpuisйes ; mais tout cela йtait si sombre et si indistinct dans ma
pensйe, que ces йvйnements semblaient appartenir а une autre vie que la
mienne et cependant mкlйe а la mienne par une fantastique dualitй.
" Quelque temps, l'йtat dans lequel je me trouvais me sembla si
йtrange, que je crus que je faisais un rкve. Je me levai chancelante, mes
habits йtaient prиs de moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m'кtre
dйvкtue, ni m'кtre couchйe. Alors peu а peu la rйalitй se prйsenta а moi
pleine de pudiques terreurs : je n'йtais plus dans la maison que j'habitais
; autant que j'en pouvais juger par la lumiиre du soleil, le jour йtait dйjа
aux deux tiers йcoulй ! c'йtait la veille au soir que je m'йtais endormie ;
mon sommeil avait donc dйjа durй prиs de vingt-quatre heures. Que s'йtait-il
passй pendant ce long sommeil ?
" Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible. Tous mes
mouvements lents et engourdis attestaient que l'influence du narcotique
n'йtait point encore entiиrement dissipйe. Au reste, cette chambre йtait
meublйe pour recevoir une femme ; et la coquette la plus achevйe n'eыt pas
eu un souhait а former, qu'en promenant son regard autour de l'appartement
elle n'eыt vu son souhait accompli.
" Certes, je n'йtais pas la premiиre captive qui s'йtait vue enfermйe
dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, Felton, plus la
prison йtait belle, plus je m'йpouvantais.
" Oui, c'йtait une prison, car j'essayai vainement d'en sortir. Je
sondai tous les murs afin de dйcouvrir une porte, partout les murs rendirent
un son plein et mat.
" Je fis peut-кtre vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une
issue quelconque ; il n'y en avait pas : je tombai йcrasйe de fatigue et de
terreur sur un fauteuil.
" Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes
terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester oщ j'йtais assise ;
il me semblait que j'йtais entourйe de dangers inconnus, dans lesquels
j'allais tomber а chaque pas. Quoique je n'eusse rien mangй depuis la
veille, mes craintes m'empкchaient de ressentir la faim.
" Aucun bruit du dehors, qui me permоt de mesurer le temps, ne venait
jusqu'а moi ; je prйsumai seulement qu'il pouvait кtre sept ou huit heures
du soir ; car nous йtions au mois d'octobre, et il faisait nuit entiиre.
" Tout а coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds me fit
tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l'ouverture vitrйe du
plafond, jetant une vive lumiиre dans ma chambre, et je m'aperзus avec
terreur qu'un homme йtait debout а quelques pas de moi.
" Une table а deux couverts, supportant un souper tout prйparй, s'йtait
dressйe comme par magie au milieu de l'appartement.
" Cet homme йtait celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait jurй
mon dйshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit
comprendre qu'il l'avait accompli la nuit prйcйdente.
-- L'infвme ! murmura Felton.
-- Oh ! oui, l'infвme ! s'йcria Milady, voyant l'intйrкt que le jeune
officier, dont l'вme semblait suspendue а ses lиvres, prenait а cet йtrange
rйcit ; oh ! oui, l'infвme ! il avait cru qu'il lui suffisait d'avoir
triomphй de moi dans mon sommeil, pour que tout fыt dit ; il venait,
espйrant que j'accepterais ma honte, puisque ma honte йtait consommйe ; il
venait m'offrir sa fortune en йchange de mon amour. "
Tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de superbe mйpris et de
paroles dйdaigneuses, je le versai sur cet homme ; sans doute, il йtait
habituй а de pareils reproches ; car il m'йcouta calme, souriant, et les
bras croisйs sur la poitrine ; puis, lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il
s'avanзa vers moi ; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je
l'appuyai sur ma poitrine.
" -- Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon dйshonneur, vous
aurez encore ma mort а vous reprocher. "
" Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma
personne, cette vйritй de geste, de pose et d'accent, qui porte la
conviction dans les вmes les plus perverses, car il s'arrкta.
" -- Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous кtes une trop charmante
maоtresse pour que je consente а vous perdre ainsi, aprиs avoir eu le
bonheur de vous possйder une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle !
j'attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de
meilleures dispositions. "
" A ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flamme qui
йclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai dans l'obscuritй.
Le mкme bruit d'une porte qui s'ouvre et se referme se reproduisit un
instant aprиs, le globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai
seule.
" Ce moment fut affreux ; si j'avais encore quelques doutes sur mon
malheur, ces doutes s'йtaient йvanouis dans une dйsespйrante rйalitй :
j'йtais au pouvoir d'un homme que non seulement je dйtestais, mais que je
mйprisais ; d'un homme capable de tout, et qui m'avait dйjа donnй une preuve
fatale de ce qu'il pouvait oser.
-- Mais quel йtait donc cet homme ? demanda Felton.
-- Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit ;
car, а minuit а peu prиs, la lampe s'йtait йteinte, et je m'йtais retrouvйe
dans l'obscuritй. Mais la nuit se passa sans nouvelle tentative de mon
persйcuteur ; le jour vint : la table avait disparu ; seulement, j'avais
encore le couteau а la main.
" Ce couteau c'йtait tout mon espoir.
" J'йtais йcrasйe de fatigue ; l'insomnie brыlait mes yeux ; je n'avais
pas osй dormir un seul instant : le jour me rassura, j'allai me jeter sur
mon lit sans quitter le couteau libйrateur que je cachai sous mon oreiller.
" Quand je me rйveillai, une nouvelle table йtait servie.
" Cette fois, malgrй mes terreurs, en dйpit de mes angoisses, une faim
dйvorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huit heures que je n'avais
pris aucune nourriture : je mangeai du pain et quelques fruits ; puis, me
rappelant le narcotique mкlй а l'eau que j'avais bue, je ne touchai point а
celle qui йtait sur la table, et j'allai remplir mon verre а une fontaine de
marbre scellйe dans le mur, au-dessus de ma toilette.
" Cependant, malgrй cette prйcaution, je ne demeurai pas moins quelque
temps encore dans une affreuse angoisse ; mais mes craintes, cette fois,
n'йtaient pas fondйes : je passai la journйe sans rien йprouver qui
ressemblвt а ce que je redoutais.
" J'avais eu la prйcaution de vider а demi la carafe, pour qu'on ne
s'aperзыt point de ma dйfiance.
" Le soir vint, et avec lui l'obscuritй ; cependant, si profonde
qu'elle fыt, mes yeux commenзaient а s'y habituer ; je vis, au milieu des
tйnиbres, la table s'enfoncer dans le plancher ; un quart d'heure aprиs,
elle reparut portant mon souper ; un instant aprиs, grвce а la mкme lampe,
ma chambre s'йclaira de nouveau.
" J'йtais rйsolue а ne manger que des objets auxquels il йtait
impossible de mкler aucun somnifиre : deux oeufs et quelques fruits
composиrent mon repas ; puis, j'allai puiser un verre d'eau а ma fontaine
protectrice, et je le bus.
" Aux premiиres gorgйes, il me sembla qu'elle n'avait plus le mкme goыt
que le matin : un soupзon rapide me prit, je m'arrкtai ; mais j'en avais
dйjа avalй un demi-verre.
" Je jetai le reste avec horreur, et j'attendis, la sueur de
l'йpouvante au front.
" Sans doute quelque invisible tйmoin m'avait vue prendre de l'eau а
cette fontaine, et avait profitй de ma confiance mкme pour mieux assurer ma
perte si froidement rйsolue, si cruellement poursuivie.
" Une demi-heure ne s'йtait pas йcoulйe, que les mкmes symptфmes se
produisirent ; seulement, comme cette fois je n'avais bu qu'un demi- verre
d'eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de m'endormir tout а fait, je
tombai dans un йtat de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se
passait autour de moi, tout en m'фtant la force ou de me dйfendre ou de
fuir.
" Je me traоnai vers mon lit, pour y chercher la seule dйfense qui me
restвt, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu'au chevet : je
tombai а genoux, les mains cramponnйes а l'une des colonnes du pied ; alors,
je compris que j'йtais perdue. "
Felton pвlit affreusement, et un frisson convulsif courut par tout son
corps.
" Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix altйrйe
comme si elle eыt encore йprouvй la mкme angoisse qu'en ce moment terrible,
c'est que, cette fois, j'avais la conscience du danger qui me menaзait ;
c'est que mon вme, je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ; c'est
que je voyais, c'est que j'entendais : il est vrai que tout cela йtait comme
dans un rкve ; mais ce n'en йtait que plus effrayant.
" Je vis la lampe qui remontait et qui peu а peu me laissait dans
l'obscuritй ; puis j'entendis le cri si bien connu de cette porte, quoique
cette porte ne se fыt ouverte que deux fois.
" Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi : on dit que le
malheureux perdu dans les dйserts de l'Amйrique sent ainsi l'approche du
serpent.
" Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une incroyable
йnergie de volontй je me relevai mкme, mais pour retomber aussitфt... et
retomber dans les bras de mon persйcuteur.
-- Dites-moi donc quel йtait cet homme ? " s'йcria le jeune officier.
Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle inspirait de souffrance а
Felton, en pesant sur chaque dйtail de son rйcit ; mais elle ne voulait lui
faire grвce d'aucune torture. Plus profondйment elle lui briserait le coeur,
plus sыrement il la vengerait. Elle continua donc comme si elle n'eыt point
entendu son exclamation, ou comme si elle eыt pensй que le moment n'йtait
pas encore venu d'y rйpondre.